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INTRODUCTION

L’éducation au numérique fait l’objet de nombreuses politiques scolaires et de cadres de référence nationaux et internationaux qui précisent les dimensions de la compétence numérique et fournissent des ressources (financières, matérielles, humaines) pour assurer sa mise en oeuvre par l’école. C’est également le cas au Québec, où la compétence numérique a fait l’objet d’un Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur (désormais « Plan d’action »; ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2018), suivi d’un Cadre de référence de la compétence numérique (désormais « Cadre de référence »; ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019). À ces deux occasions, l’éducation à la citoyenneté et l’éducation au numérique, qui étaient jusque-là distinctes dans le curriculum québécois, ont été articulées autour de l’éducation à la citoyenneté numérique[1], ce qui pose la question des contenus curriculaires qu’elle couvre. Sur ce constat, l’objectif de cet article est de contribuer à la clarification de l’éducation à la citoyenneté numérique dans le curriculum québécois en l’abordant sous l’angle de ses finalités. Dans un premier temps, nous commençons par poser le contexte ayant mené à l’émergence de l’éducation à la citoyenneté numérique dans le curriculum québécois. Par la suite, nous caractérisons la finalité prédominante qui la sous-tend ainsi que les pistes d’intervention pédagogique qu’elle implique. À la suite d’une lecture critique, nous proposons une deuxième finalité de l’éducation à la citoyenneté, plus latente que la première dans le curriculum québécois, mais qui nous semble néanmoins complémentaire. Nous avançons des pistes d’intervention pédagogique qui lui sont propres avant de conclure que l’éducation à la citoyenneté numérique ne peut être à la hauteur des ambitions qu’elle se donne sans inclure dans le curriculum québécois cette deuxième finalité.

CITOYENNETÉ ET NUMÉRIQUE : UN RAPPROCHEMENT RÉCENT DANS LE CURRICULUM QUÉBÉCOIS

Le rapprochement curriculaire de l’éducation à la citoyenneté et de l’éducation au numérique est récent et s’explique par des initiatives politiques dont il convient de retracer les grandes lignes en guise de contexte à notre réflexion sur les finalités de cette dernière.

Éducation à la citoyenneté

Jusqu’à tout récemment, le curriculum québécois associait avant tout la citoyenneté au vivre-ensemble dans une société plurielle et interculturelle, comme en témoigne le domaine général de formation « Vivre-ensemble et citoyenneté » du Programme de formation (ministère de l’Éducation, 2006, p. 50). L’intention éducative consiste alors à « permettre à l’élève de participer à la vie démocratique de l’école ou de la classe et de développer des attitudes d’ouverture sur le monde et de respect de la diversité » (p. 50) de façon qu’il apprenne « à respecter l’autre dans sa différence, à accueillir la pluralité, à maintenir des rapports égalitaires et à rejeter toute forme d’exclusion » (p. 50). Cette initiation à la vie démocratique à travers l’école fait écho à plusieurs courants pédagogiques, notamment ceux de Freinet (1927) et de Freire (1970). L’éducation à la citoyenneté revêt donc une forte dimension politique qui implique non seulement que l’élève respecte la vie sociale et démocratique dans toute sa diversité, mais qu’il contribue aussi à la préserver et à l’orienter dans cette voie, par exemple en participant à « l’élaboration de règles de vie basées sur le principe de l’égalité des droits » (p. 50), ou encore en cultivant la négociation et le compromis acceptables pour tous.

L’éducation à la citoyenneté est aussi mentionnée dans le domaine de l’univers social, qui regroupe l’histoire et la géographie, en des termes semblables à ceux du domaine général de formation « Vivre-ensemble et citoyenneté ». Toutefois, elle y est abordée dans les contenus curriculaires d’histoire et de géographie, plutôt que comme un objet d’enseignement et d’apprentissage en tant que tel. Dans cette perspective, aucune des trois compétences et des composantes du domaine de l’univers social ne se consacre à l’éducation à la citoyenneté, bien que des liens explicites soient régulièrement faits. Contrairement au domaine général de formation « Vivre-ensemble et citoyenneté », le domaine de l’univers social ne propose donc pas de contenus curriculaires spécifiques à l’éducation à la citoyenneté.

Éducation au numérique

Indépendamment de l’éducation à la citoyenneté, l’éducation au numérique constitue une compétence transversale intitulée « Exploiter les technologies de l’information et de la communication » dans le Programme de formation (p. 28). Elle se divise en trois composantes qui visent à mettre le numérique au service des apprentissages disciplinaires : « S’approprier les technologies de l’information et de la communication », « Utiliser les technologies de l’information et de la communication pour effectuer une tâche » et « Évaluer l’efficacité de l’utilisation de la technologie » (p. 29). L’éducation au numérique est donc abordée dans une visée utilitaire.

Le domaine général de formation « Médias » (p. 48-49) est un autre aspect du Programme de formation qui concourt à l’éducation au numérique. Contrairement à la compétence transversale, il mentionne la citoyenneté, mais davantage à titre de contexte que d’objet d’enseignement et d’apprentissage, l’idée étant que l’école québécoise ne peut faire l’économie d’une éducation des élèves aux médias étant donné l’incidence croissante de ces derniers sur l’exercice de la citoyenneté. La citoyenneté est donc convoquée pour argumenter la pertinence de l’éducation aux médias, mais n’est pas associée à ses contenus curriculaires.

Rapprochement formel de l’éducation à la citoyenneté et de l’éducation au numérique

Ainsi, il apparaît que l’éducation à la citoyenneté et l’éducation au numérique sont abordées de manière cloisonnée dans le Programme de formation mis en oeuvre à partir de 2001 et toujours en vigueur (ministère de l’Éducation, 2006). Toutefois, l’élaboration d’une politique sur le numérique en éducation a récemment changé la donne. En effet, le Plan d’action lancé par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur en 2018 pose un premier rapprochement formel entre citoyenneté et numérique en précisant, dans son introduction, que « [l’]usage du numérique, dès l’école primaire, doit d’abord être orienté par des préoccupations pédagogiques et sociales de développement de la citoyenneté » (p. 13).

Le Plan d’action prévoit également le développement d’un Cadre de référence, lequel voit le jour l’année suivante. Ce dernier consolide le rapprochement formel entre citoyenneté et numérique en faisant de la dimension « Agir en citoyen éthique à l’ère du numérique » l’une des deux « dimensions centrales autour desquelles s’articulent les autres dimensions » (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019, p. 9) qui composent la compétence numérique. Il décline la citoyenneté numérique en quatre composantes qui permettent d’envisager ses contenus curriculaires : les interactions en ligne éthiques, c’est-à-dire sensibles à la diversité des personnes et des contextes; les répercussions du numérique sur le bien-être physique et psychologique; la marchandisation et la manipulation sur Internet; et les lois et règlements qui encadrent le numérique.

ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ NUMÉRIQUE : POUR QUELLE FINALITÉ?

Il est intéressant de noter que la dimension « Agir en citoyen éthique à l’ère du numérique » ne fait aucune référence à l’éducation à la citoyenneté telle qu’elle est décrite dans le domaine général de formation « Vivre-ensemble et citoyenneté » depuis 2001, et que leurs contenus curriculaires ne se recoupent pas. L’éducation à la citoyenneté numérique décrite dans le Cadre de référence semble donc avoir été élaborée sans prendre appui sur les acquis curriculaires de l’éducation à la citoyenneté. Ce faisant, elle est susceptible de provoquer des ruptures avec les contenus curriculaires de l’éducation à la citoyenneté qui sont déjà établis et d’en brouiller le sens originel. En l’absence d’un ancrage curriculaire dans l’éducation à la citoyenneté se pose la question de savoir sur quoi repose l’éducation à la citoyenneté numérique dans le Cadre de référence.

Dans cette perspective, il n’est pas superflu de creuser davantage le sens que peut revêtir l’éducation à la citoyenneté numérique dans le curriculum québécois. Pour ce faire, nous proposons de l’aborder sous l’angle de ses finalités. En effet, chaque conception de l’éducation poursuit une finalité singulière qui privilégie une certaine problématisation de l’éducation, certaines conceptions du rôle du personnel enseignant et de l’élève, certains contenus curriculaires et modalités d’intervention pédagogique, ainsi que certaines retombées sociales attendues. Par exemple, Bertrand (2014) recense quatre principales « philosophies sociales de l’acte éducatif » : la philosophie du « connaître », dont la finalité met l’accent sur la maîtrise des contenus; la philosophie de l’« apprendre », dont la finalité privilégie la qualité des processus d’apprentissage; la philosophie du « devenir », dont la finalité priorise le développement de la personne; et la philosophie de l’« agir pour le bien commun », dont la finalité met de l’avant la capacité à agir sur le plan social et politique. Chacune de ces finalités est porteuse d’une configuration des tenants et des aboutissants de l’acte éducatif qui lui est propre et qui concourt à sa réalisation. À l’instar des finalités de l’éducation au sens large, nous proposons de susciter un questionnement quant aux finalités spécifiques à l’éducation à la citoyenneté numérique de manière à cerner des visées possibles qui, en retour, sont susceptibles de clarifier les interventions pédagogiques les plus susceptibles de faire advenir ces visées. Susciter un questionnement relativement à l’éducation à la citoyenneté numérique par ses finalités peut donc être compris comme une première étape de « débroussaillage curriculaire » d’ordre essentiellement théorique et réflexif, dont la pertinence repose sur un paradoxe apparent : le rapprochement récent de l’éducation à la citoyenneté et de l’éducation au numérique, sans pour autant que l’éducation à la citoyenneté numérique qui résulte de ce rapprochement ne soit affiliée à l’éducation à la citoyenneté.

ÉLÉMENTS D’ANALYSE

Pour guider notre réflexion, nous avons d’abord tenté de caractériser la finalité prédominante de l’éducation à la citoyenneté numérique, telle que cette dernière est décrite dans le Cadre de référence. Nous avons ensuite fait une lecture critique de cette finalité en mobilisant les approches critiques du numérique en éducation (p. ex. Bromley et Apple, 1998; Brotcorne et al., 2019; Collin et Brotcorne, 2019; Cuban, 2001; Denouël, 2019; Noble, 2002; Selwyn, 2010; Sloan, 1984) et l’éducation aux médias dans ses versions critiques (Kellner et Share, 2007; Landry et Basque, 2015; Piette, 1995). Plus précisément, nous avons suivi le raisonnement critique suggéré par Livingstone (2012) en nous demandant : « Que se passe-t-il, comment cela peut-il être expliqué et comment les choses pourraient-elles être autrement qu’elles le sont? » (traduction libre[2], p. 19). Ce faisant, nous avons cerné une seconde finalité de l’éducation à la citoyenneté, plus latente que la première dans le Cadre de référence, qui nous semble néanmoins complémentaire.

Ces éléments d’analyse nous ont permis d’aboutir à la recension de deux principales finalités de l’éducation à la citoyenneté numérique : une finalité adaptative et une finalité émancipatrice, que nous présentons dans les lignes qui suivent, ainsi que les pistes d’intervention pédagogique qu’elles appellent.

L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ NUMÉRIQUE SELON UNE FINALITÉ ADAPTATIVE

Pour préciser le sens qu’ils donnent à la citoyenneté numérique, le Plan d’action et le Cadre de référence contiennent un glossaire commun dans lequel est reprise la définition de la citoyenneté numérique proposée par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (2011) dans le cadre de son Référentiel de compétences pour le personnel enseignant. La citoyenneté numérique y est définie comme le « fait de posséder des équipements et des compétences TIC qui permettent de participer à une société numérique, par exemple d’accéder à des informations gouvernementales en ligne, d’utiliser des sites de réseaux sociaux et de faire usage d’un téléphone mobile » (p. 102). À première vue, la citoyenneté numérique est essentiellement individualiste : chacun participe à titre individuel dans le sens où aucune dimension collective ne cadre et ne contraint son exercice de la citoyenneté numérique (p. ex. l’appartenance à un ou à des groupes).

Les composantes de la dimension « Agir en citoyen éthique à l’ère du numérique » du Cadre de référence vont également dans le sens d’une lecture individualiste de la citoyenneté numérique. La première est celle qui s’approche le plus d’une dimension collective. Elle préconise d’« [a]gir de manière éthique en considérant la diversité sociale, culturelle et philosophique des parties prenantes de la société numérique » (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019, p. 13). Toutefois, il s’agit là aussi d’une entrée par l’échelle individuelle, qui relève davantage de la prise en compte du collectif par l’individu que de la négociation ou du compromis acceptables entre cet individu et une entité collective. Le citoyen et la citoyenne à l’ère du numérique seraient donc hors de l’interdépendance des relations et des rapports sociaux. Les trois autres composantes de la dimension « Agir en citoyen éthique à l’ère du numérique » (« être conscient de l’impact de son utilisation du numérique sur son bien-être physique et psychologique »; « comprendre les enjeux liés à la marchandisation des renseignements personnels, à l’influence de la publicité numérique et à la perception de la crédibilité des sites Web »; « mener une réflexion éthique sur les lois et les règlements en vigueur qui portent sur le numérique, y compris ceux qui concernent le droit d’auteur », p. 13) proposent également une entrée individualiste. Cette lecture contraste avec celle de l’éducation à la citoyenneté, telle que décrite dans le domaine général de formation « Vivre-ensemble et citoyenneté » (voir la section Éducation à la citoyenneté). À titre de rappel, ce dernier appréhende avant tout le citoyen et la citoyenne comme faisant partie intégrante d’une collectivité.

La citoyenneté numérique est aussi mentionnée dans la définition de la compétence numérique du glossaire commun du Plan d’action et du Cadre de référence : « Les compétences numériques sont liées à des obligations citoyennes juridiquement encadrées par différentes lois sur la protection de la vie privée et des renseignements personnels de même que sur les droits d’auteur et la propriété intellectuelle, mais aussi par le Code criminel » (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2018, p. 78, 2019, p. 28). Cette appréhension de la citoyenneté numérique sous l’angle légal se retrouve aussi dans la quatrième composante d’« Agir en citoyen éthique à l’ère du numérique », à savoir, « mener une réflexion éthique sur les lois et les règlements en vigueur qui portent sur le numérique, y compris ceux qui concernent le droit d’auteur » (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2019, p. 13). Dans ce sens, être un citoyen et une citoyenne à l’ère du numérique implique de respecter un cadre légal, lequel peut donner lieu à des sanctions s’il est enfreint. On peut y voir une version appauvrie de l’éducation à la citoyenneté décrite dans le domaine général de formation « Vivre-ensemble et citoyenneté » du Programme de formation (voir section Éducation à la citoyenneté). Dans ce dernier, l’accent n’est pas mis sur le respect des lois, mais sur la « valorisation des règles de vie en société et des institutions démocratiques » (ministère de l’Éducation, 2006, p. 50) par la compréhension de leur processus d’élaboration, des acteurs qui y concourent et de la propre contribution de ces derniers. En ce sens, l’éducation à la citoyenneté numérique paraît essentiellement coercitive, alors que celle de citoyenneté semble plus capacitante.

Finalement, une dernière remarque s’impose sur l’éducation à la citoyenneté numérique telle qu’elle est décrite dans le Cadre de référence : l’absence de dimension politique. En effet, la dimension « Agir en citoyen éthique à l’ère du numérique » et les autres mentions de la citoyenneté numérique n’utilisent pas les termes « démocratie », « démocratique » ou « politique », ce qui peut paraître surprenant dans la mesure où la notion de citoyenneté, qu’elle soit numérique ou non, est pieds et poings liés au régime politique (démocratique, dans le cas du Canada) qui lui donne forme. Cette absence de dimension politique marque de nouveau un contraste avec l’éducation à la citoyenneté dans le domaine général de formation « Vivre-ensemble et citoyenneté » (voir la section Éducation à la citoyenneté), dans lequel la citoyenneté est indissociable des principes et des valeurs démocratiques qui la fondent. Elle contraste aussi avec certaines définitions scientifiques de la citoyenneté numérique.

En résumé, le rapprochement formel de la citoyenneté et du numérique que nous avons relevé plus haut ne semble pas s’être concrétisé sur le plan des contenus curriculaires. Plus précisément, l’éducation à la citoyenneté numérique dans le Cadre de référence présente des contenus curriculaires relativement contrastés par rapport à ceux de l’éducation à la citoyenneté dans le domaine général de formation « Vivre ensemble et citoyenneté ». En ce sens, les contenus curriculaires de l’éducation à la citoyenneté numérique paraissent relativement distants de la notion même de citoyenneté en sous-tendant une conception plutôt individualiste, coercitive et dépolitisée, que nous associons à une finalité adaptative en nous inspirant de Laïnae et Alep (2020).

Dans cette perspective, l’éducation à la citoyenneté numérique a pour finalité de former l’élève à participer positivement et activement à la société, ce qui est louable. En revanche, il n’est pas prévu que l’élève participe à l’orientation et à la gestion des affaires de la cité (au sens fort des termes « citoyen » et « citoyenne »), ces dernières étant donc a priori gérées par d’autres (p. ex. l’État, le marché). Dans cette perspective, le citoyen et la citoyenne à l’ère du numérique seraient avant tout conformes à la société qui se serait fortement numérisée et qui exigerait qu’il et elle le soient à leur tour. Cette finalité nous semble à la fois nécessaire, mais non suffisante. Elle est nécessaire dans la mesure où la notion même de citoyenneté implique des devoirs et des contraintes qui assurent les libertés et les droits dont elle se porte garante. En ce sens, vivre dans une société démocratique requiert d’adhérer au moins aux principes et aux valeurs qui la fondent. Cette finalité adaptative est toutefois insuffisante dans la mesure où les droits et les devoirs qu’elle implique ne sont pas négociés de manière démocratique. Il est donc attendu que le citoyen et la citoyenne à l’ère du numérique s’y conforment ou, au pire, qu’il et elle y résistent. À titre d’exemple, la marchandisation actuelle des données numériques ne résulte pas d’une délibération démocratique sur le « pourquoi » et le « comment » des traces collectées et de leur exploitation. Elle est imposée par les grandes compagnies informatiques (p. ex. Google, Apple, Facebook, Amazon,) aux citoyennes et aux citoyens, ces derniers étant mis par défaut en situation de réaction.

La finalité adaptative est donc insuffisante en ceci qu’elle amalgame participation à la société, aussi active soit-elle, et pouvoir d’agir sur cette société. Or, ces deux éléments sont distincts. Preuve en est qu’on peut participer grandement à une société, non pas parce qu’on dispose d’un pouvoir d’action sur elle, mais parce qu’on y est contraint, ce dont témoigne le cas extrême de l’esclavage.

Pistes d’intervention pédagogique

Sur le plan pédagogique, la finalité adaptative se concrétise en amenant les élèves à s’exercer au numérique dans l’idée que c’est en le faisant que les élèves se familiariseront le mieux avec la société numérique (voir Pereira, 2017, à propos de l’éducation aux médias dans sa version constructiviste). L’éducation à la programmation et à la robotique constitue un exemple emblématique récent. Au Québec, « Accroître l’usage pédagogique de la programmation informatique » (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2018, p. 27) constitue la deuxième mesure énoncée dans le Plan d’action, ce qui explique pourquoi 39 % des écoles québécoises disposent actuellement d’un laboratoire de robotique (Académie de la transformation numérique, 2021). La mise en oeuvre pédagogique de la programmation a principalement consisté à amener les élèves à faire de la programmation soit au moyen de logiciels spécialisés (p. ex. Scratch), soit au moyen de robots (p. ex. NAO). Bien qu’il soit bénéfique sur plusieurs plans (p. ex. le développement de la pensée informatique), il est possible de penser que ce type d’intervention pédagogique s’inscrit dans une finalité adaptative en matière d’éducation à la citoyenneté numérique : les élèves se familiarisent avec les logiques de fonctionnement de la programmation sans être invités à les remettre en question. Autrement dit, savoir programmer constitue une fin en soi, et non pas un moyen d’adopter un regard critique sur la programmation, comme le soutiennent Iversen et al. (2018) : « Autant la pensée informatique est pertinente pour comprendre la programmation et la modélisation informatique, autant il lui manque une posture critique et réflexive envers la société numérisée; il lui manque également un mandat d’émancipation des enfants afin que ces derniers comprennent et fassent des choix avisés au sujet des technologies et qu’ils participent aux développements technologiques » (traduction libre[3], p. 2).

L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ NUMÉRIQUE SELON UNE FINALITÉ ÉMANCIPATRICE

À la finalité adaptative de l’éducation à la citoyenneté numérique, nous proposons une finalité complémentaire que nous nommons « finalité émancipatrice ». Cette deuxième finalité transparaît peu dans le Cadre de référence. Elle nous semble pourtant nécessaire à faire valoir dans le curriculum québécois afin de répondre aux limites de la finalité adaptative. Cette finalité émancipatrice s’inscrit davantage en filiation avec l’éducation à la citoyenneté décrite dans le domaine général de formation « Vivre-ensemble et citoyenneté », notamment parce qu’elle appréhende le numérique dans une dimension collective, politique et délibérative, ce que plusieurs travaux issus des études interdisciplinaires de la technique ont abordé au cours du temps (p. ex. Callon et al., 2001; Mumford, 1934; Roqueplo, 1983; Salomon, 1992; Winner, 1980). En repolitisant la citoyenneté numérique, cette finalité fait écho à Greffet et Wojcik (2014), qui la définissent comme la « relation à l’ordre politique au sens large, relation médiatisée par les technologies numériques, et dont les formes, les lieux et les enjeux varient dans le temps et dans l’espace » (p. 152). Plus précisément, pour Feenberg (1999/2004), assumer la dimension politique du numérique implique de reconnaître : 1) qu’il est porteur de valeurs sociales (à l’inverse d’être neutre) qui sont inscrites dans ses propriétés techniques mêmes et dans les discours qui l’accompagnent, de sorte que chaque usage du numérique active de manière plus ou moins fidèle les valeurs qu’elles portent. En somme, le numérique correspond à une matérialisation de certains projets politiques (plutôt que d’autres) et contribue à véhiculer ces derniers (Badouard, 2014); 2) qu’il est contrôlable (à l’inverse d’être autonome), c’est-à-dire qu’il est toujours suspendu entre diverses finalités et que son orientation vers une finalité plutôt qu’une autre relève d’un choix social plus ou moins délibéré.

Dans cette perspective, la finalité émancipatrice part du principe que pour être effective, l’éducation à la citoyenneté numérique n’a pas seulement pour finalité d’adapter les élèves au numérique; elle doit leur permettre de s’en émanciper, c’est-à-dire de contribuer collectivement à orienter les développements numériques sur la base de choix éclairés concernant leurs implications sur la vie en société.

Pistes d’intervention pédagogique

Sur le plan pédagogique, cette finalité fait une distinction entre l’utilisation du numérique et la compréhension de ses implications, avec l’idée que la première ne mène pas automatiquement à la seconde. Plus précisément, utiliser le numérique peut mener à comprendre son fonctionnement, mais pas nécessairement ses implications sociales et politiques. Miller et al. (2018) expriment bien cette différence pour le cas d’Internet : « Il y a une grande différence entre avoir des habiletés – savoir comment utiliser Internet – et en avoir une compréhension – connaître les implications de l’utilisation d’Internet. La connaissance numérique ne consiste pas à savoir comment effectuer le codage, elle consiste à adapter, à remettre en question et à façonner la manière dont les technologies changent le monde » (traduction libre[4], p. 5). Ainsi, faire s’exercer les élèves à la programmation dans une visée de citoyenneté numérique ne prend son sens que comme point de départ éventuel à partir duquel il faut bâtir d’autres interventions pédagogiques qui leur permettront de gagner une distance critique sur ses implications sociales et politiques.

Dans cette perspective, il est possible de dégager au moins deux pistes d’intervention pédagogique, que nous passons rapidement en revue.

Former les élèves aux implications du numérique sur la vie en société

Former les élèves à comprendre les implications du numérique sur la vie en société demande d’abord de les conscientiser à l’idée que le numérique n’est pas neutre (au sens de la première dimension de la nature politique du numérique définie plus haut). Pour ce faire, une première entrée possible est d’amener les élèves à travailler sur les rapports de force entre acteurs, actrices et groupes sociaux tels qu’ils se traduisent dans l’usage du numérique (p. ex. les inégalités numériques, le sexisme en ligne, la marchandisation des données, le contrôle et la surveillance numérique, etc.). Pour ce faire, il est signifiant de partir du « vécu numérique » quotidien des élèves et de mettre en exergue les controverses qu’il recèle (Callon, 1981) malgré une apparence dépolitisée. À titre d’exemple, des questions aussi anodines que « N’est-il pas paradoxal que des applications comme Tiktok, Facebook, YouTube ou encore Twitter et Instagram soient gratuites pour nous, alors qu’elles font de gros chiffres d’affaires? » peuvent être le début d’une activité sur la marchandisation des données. Les ressources pédagogiques proposées sur HabiloMédias[5], Citoyenneté à l’ère du numérique[6] ou encore Vers une identité positive à l’ère du numérique[7] nous semblent particulièrement pertinentes pour alimenter cette piste pédagogique.

Créer des espaces dialogiques de délibération

Comprendre les implications du numérique sur la vie en société est essentiel dans une finalité émancipatrice de l’éducation à la citoyenneté numérique dans la mesure où cela permet de former des citoyennes et des citoyens critiques. Toutefois, cette première piste d’intervention pédagogique est caduque si elle ne s’incarne pas dans des espaces dialogiques permettant de délibérer en connaissance de cause. Ainsi, une deuxième piste d’intervention pédagogique vise à amener les élèves à prendre conscience que le numérique est contrôlable (au sens de la deuxième dimension de la nature politique du numérique définie plus haut), donc qu’il gagne à faire l’objet d’un contrôle démocratique afin de l’orienter sur la base de ses implications plus ou moins souhaitables sur la vie en société. Cette piste est plus complexe que la précédente pour plusieurs raisons. D’une part, les élèves, en raison de leur statut de mineurs, sont des citoyens et des citoyennes en devenir dont les compétences et la maturité nécessaires à l’exercice de la citoyenneté sont, par nature, en cours de développement. En ce sens, les élèves ne sont pas à même de délibérer sur tous les sujets. D’autre part, l’école, dans sa forme actuelle, est une institution disposant d’un mandat et d’un fonctionnement qui lui sont propres, et qui expliquent en partie son caractère prescriptif. Elle ne constitue donc pas un espace démocratique en tant que tel. Pour ces raisons, l’espace dialogique dont il est question ici ne peut réalistement pas prétendre être démocratique au sens plein du terme. Sur le modèle des forums hybrides proposés par Callon et al. (2001), ces espaces dialogiques ont pour objectif d’amener les élèves, en plus des autres acteurs éducatifs, à délibérer sur l’orientation à donner au numérique dans leur quotidien scolaire. À titre d’exemple, si un budget est disponible pour l’achat d’équipement informatique au sein d’une école, quels types d’équipement seraient les plus utiles par rapport à quels autres, et sur la base de quelles valeurs? Pour quels types d’usage, à quelles conditions et avec quelles retombées (positives et négatives) sur l’enseignement et l’apprentissage? Un questionnement similaire pourrait s’appliquer à l’intégration d’un parc d’ordinateurs portables au sein d’une classe, à l’installation de caméras de surveillance à l’entrée d’une école, à l’implantation d’un système informatique de gestion des comportements, aux données générées par un système de gestion de l’apprentissage (learning management system), etc. Ces espaces dialogiques, plus ou moins élaborés et ambitieux, portant sur des développements numériques plus ou moins conséquents et complexes, sont susceptibles d’amener les élèves à repolitiser le numérique, c’est-à-dire à reformuler sous divers angles les enjeux qu’il suscite, à cibler les acteurs et les identités qu’il concerne, et à évaluer sa pertinence sur la base de diverses valeurs. Étant donné la présence de plus en plus grande du numérique à l’école, il est raisonnable de penser que les milieux scolaires auront de plus en plus d’occasions de créer des espaces dialogiques délibératifs si tant est qu’ils le souhaitent.

CONCLUSION

S’il y a une chose à retenir des développements technologiques depuis la révolution industrielle, c’est que les technologies, hors contrôle démocratique, sont capables du meilleur, mais aussi du pire (p. ex. les technologies polluantes et destructrices). C’est sur la base de ce constat que plusieurs chercheuses et chercheurs ont insisté sur la nécessité d’introduire une intervention démocratique dans les développements technologiques (p. ex. Callon et al., 2001; Feenberg, 1999/2004; Mumford, 1934; Roqueplo, 1983; Salomon, 1992; Winner, 1980), ce qui nous semble plus que jamais d’actualité étant donné la multiplication des scandales numériques (p. ex. Cambridge Analytica et son influence sur les élections américaines de 2016, les réseaux sociaux et leur manipulation de l’information, etc.). D’ailleurs, quelques initiatives politiques récentes (p. ex. la mise en oeuvre de la General Data Protection Regulation en Europe depuis 2018[8]) constituent les premiers pas dans cette direction.

De ce point de vue, l’éducation à la citoyenneté numérique est susceptible de jouer un rôle de premier plan, à condition qu’elle soit à la hauteur des enjeux sociaux soulevés par le numérique. C’est la réflexion de fond qui a guidé cet article, dont l’objectif était de contribuer à clarifier l’éducation à la citoyenneté numérique en l’abordant sous l’angle de ses finalités. Les deux finalités que nous avons décelées sont plus complémentaires que mutuellement exclusives dans la mesure où la notion même de citoyenneté implique conjointement adaptation et émancipation. Toutefois, dans la mesure où la finalité émancipatrice est moins présente dans l’éducation à la citoyenneté numérique et où elle est plus complexe à mettre en oeuvre sur le plan pédagogique, social et politique, il nous semble qu’elle mérite une attention particulière dans le curriculum québécois. Prenant au sérieux la nature éminemment politique du numérique, elle offre différentes pistes d’intervention pédagogique permettant aux élèves de prendre une part plus active à l’orientation du numérique sur la base de leurs implications sociales et politiques. Ce faisant, elle est susceptible de contribuer à démocratiser la gestion des « affaires numériques », ce qui nous semble un des enjeux principaux de l’époque contemporaine.