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On peut vénérer les mignons animaux, les fleurs sauvages et les gens, mais ils ne seraient quasi rien sans la vaste infrastructure des microbes.

James Lovelock. (Les âges de Gaïa, p. 16)

Il a beaucoup été question ces derniers temps du système de santé. Du jour au lendemain, les populations de la plupart des États-nations de la planète ont eu à composer politiquement avec les répercussions d’une pandémie qui affectait toutes les sphères de la société. En même temps que le virus SARS-CoV-2 se propageait, nous réalisions par l’entremise des médias qui suivaient l’événement en simultané combien le monde est petit et combien nous sommes des organismes fragiles microscopiquement interconnectés au reste du vivant. Tandis que la contagion semblait faire fi de toutes les barrières, une des premières réactions des gouvernements a consisté à renforcer les frontières existantes tout en en créant de nouvelles à l’intérieur de leur territoire dans le but de séparer les groupes, les institutions et les régions. S’il est apparu rapidement que la menace virale frappait inégalement les personnes selon leurs conditions d’existence, ce n’est toutefois que beaucoup plus tard que les inégalités sociales et économiques sont devenues un enjeu de la sortie de crise pandémique. Bien que la stratégie politique variât d’un État à l’autre, un peu partout le modèle privilégié s’apparentait à une guerre sans merci à mener contre un ennemi invisible que l’on chercha d’abord à isoler et contre lequel on était prêt à déployer toutes les armes disponibles. Dans une société comme le Québec où l’efficacité des soins de santé est largement tributaire des nouvelles technologies biomédicales et de la capacité d’accueil de son système hospitalier, cela se traduisit par la centralisation des « efforts de guerre » autour de l’ennemi public COVID-19. Étrangement, l’esprit guerrier que le gouvernement cherchait à insuffler à l’ensemble de la société laissait peu de place à la santé. Tout au long de la crise sanitaire, on a beaucoup parlé de virus, de variants, de confinement, de vaccin, d’épuisement du personnel de soins, du nombre de décès, etc., mais de santé très peu. En fait, ce n’est que lorsque l’on commença à aborder la question des dommages collatéraux reliés aux mesures gouvernementales que la question de la santé globale des personnes et des familles s’est timidement invitée dans les débats publics. La COVID-19 agissait tel un angle mort cachant la réalité complexe, multiforme et difficile à décrire qu’est la santé et qui était traitée par les autorités principalement sous l’angle d’un « système » à protéger. À vrai dire, parler de la santé en sortant du spectre unique de la maladie et des cas de COVID-19 éveillait à coup sûr des tensions qui divisaient la société en camps inconciliables. Politiquement, la santé est un thème de propagande aux contours moralisateurs qui devient presque tabou lorsqu’il advient de la définir.

La préparation du présent numéro thématique a débuté avant l’émergence de l’événement COVID-19 qui se poursuit toujours au moment d’écrire ces lignes. Même s’il en porte les traces (voir par exemple le texte de Laplante et Restrepo Hernandez) et qu’il a ouvert une piste de réflexion inusitée sur le « génocide amérindien » (voir le texte de Simenel), son propos ne tourne pas autour d’une maladie ou de « problèmes » de santé en particulier. Sa conception s’inscrit en continuité avec les deux précédents numéros thématiques que j’ai pilotés pour Drogues, santé et société (DSS) et qui visaient à dégager à travers une approche dialogique quelques-unes des relations unissant les notions de drogue et de société. Nous poursuivons la réflexion en introduisant cette fois une autre notion tout aussi polysémique, soit la santé, que nous aborderons sous de multiples facettes et sous des angles variés. Ici, la santé est avant tout un prétexte pour nous forcer à ouvrir notre regard sur les usages et les représentations des drogues ; elle n’est surtout pas une notion que nous tenons pour acquise et qui serait universellement mesurable. Au contraire, approcher la santé sous l’angle de la drogue implique que l’on puisse considérer l’une et l’autre notion en tenant compte des tensions irréductibles qui les séparent, mais aussi des va-et-vient entre les différents systèmes de sens et de pratiques à travers desquels elles se transforment. La perspective varie non seulement selon les rapports avec le système, mais elle change aussi la conception que l’on a dudit « système ». De la tradition à l’illégalité, de la commercialisation au trafic criminel, des institutions officielles aux marges de la rue : les valeurs associées à la santé et aux drogues fluctuent – parfois radicalement – selon l’engagement et les intérêts des personnes et des groupes concernés.

J’ai cru bon de rappeler la période durant laquelle ce numéro thématique a été créé parce que le traitement autant médiatique que politique de l’événement COVID-19 est révélateur de l’importance que la médecine moderne hyperspécialisée accorde aux approches microspécifiques et aux modélisations mathématiques dans lesquelles l’existant humain ne compte que comme un cas ou un nombre interchangeable. Accaparé par l’urgence pandémique, le « système de santé » a dû repenser son ordre de priorité en laissant moins d’espace aux autres aspects de la santé, que ce soit la santé mentale, le suivi des traitements, l’accompagnement des mourants ou encore la santé financière pour ne citer que quelques dimensions de la conception morcelée de la santé de notre société moderne technocratique.

Dans la plupart des sociétés prémodernes, soit la majorité des sociétés humaines qui ont existé jusqu’à aujourd’hui, il est généralement impossible de séparer une dimension de la vie qu’on pourrait appeler la santé ou le bien-être des autres dimensions de l’existence. Lorsqu’un « mal » est repéré et identifié, il ne peut être résolu ou traité sans être situé parmi la multidimensionnalité de la réalité commune. La guérison, si l’on me permet ce raccourci, exige alors de retrouver l’équilibre entre les multiples aspects et éléments qui sont affectés par l’expression du « mal » ou de la maladie qui n’est souvent que le symptôme en surface de déséquilibres plus profonds. On verra également dans ce numéro que lorsque des psychotropes sont intégrés dans le processus de guérison ils se doivent de composer avec ces jeux d’équilibre et de déséquilibre qui sont, en contexte de contacts, souvent exacerbés par les tensions entre des systèmes de soins et de représentations qui s’opposent (voir par exemple l’article de Baud).

Aussi indéfinissable soit-elle, la santé s’impose dans les sociétés de consommation et de performance individuelle telle une ligne normative subjective entre un état acceptable de bien-être et de fonctionnement et un état de mal-être et de dysfonctionnement. Elle devient un bien et un service monnayable que l’on peut se procurer autant sous la forme de crème miracle qu’en adhérant à un programme de soins et de bien-être quelconque – un bien de luxe faut-il préciser – que l’on souhaite conserver le plus longtemps possible. Elle devient un problème avec son objectivation à travers des grilles d’évaluation variables selon les médecines, mais aussi selon le vécu et la perception des personnes (pour un aperçu éloquent de la variabilité des significations selon les conditions de vie, voir dans ce numéro le texte de Poliquin). La ligne normative de la santé séparant le pôle du « bien » de celui du « mal » est très remarquable lorsqu’il advient de catégoriser les drogues. Une même substance peut être un remède dans un contexte et un poison toxique dans un autre. Or la ligne séparatrice entre les contextes s’appuie elle-même sur des jugements normatifs discutables selon les échelles de comparaison servant à statuer des bénéfices ou de la dangerosité d’un psychotrope et de ses usages. L’histoire moderne des drogues est remplie d’exemples où le point de bascule de l’acceptation sociale d’un produit repose sur des déterminants de santé (Nourrisson, 2017). Le cas de l’alcool est bien connu. Longtemps, l’eau-de-vie « est restée un médicament, proposé par les médecins et les apothicaires, et utilisé contre la peste, la goutte ou l’extinction de voix. Elle ne devient boisson festive qu’au XVIe siècle » (Le Goff, 2014, p. 146). Plus près de nous, le Fentanyl, un puissant antalgique utilisé en médecine, fait des ravages avec sa distribution sous forme frelatée dans les milieux précaires et le monde de la rue. Le précieux médicament deviendrait, selon les grilles évaluatives de la santé publique, un dangereux poison, lorsque consommé sans prescription légale et sans contrôle de qualité[1]. Mais est-ce ainsi que ses usagers le perçoivent ? Ledit poison ne serait-il pas toujours un remède contre les affres de l’existence ?

L’engouement des « Modernes » pour le néo-chamanisme et l’ayahuasca (Baud, 2017) est une autre illustration de la ligne de partage séparant la légitimité des usages selon les contextes. Doté de propriétés de guérison dans les milieux autochtones où il est utilisé, ce breuvage médiumnique est considéré dans plusieurs pays occidentaux comme un stupéfiant illégal. À l’encontre de cette conception négative, un tourisme spécialisé s’organise dans ces mêmes pays afin de faire vivre l’expérience de l’ayahuasca et du chamanisme à une clientèle en quête de spiritualité et d’une forme holistique de bien-être (pour un aperçu du phénomène voir dans ce numéro l’article de Caicedo).

L’histoire de la légalisation du cannabis est également marquée par la fracture normative de la « santé ». Au Canada, par exemple, la tolérance progressive face à l’usage de la marijuana est d’abord passée par la reconnaissance de certaines de ses propriétés médicales. Ce n’est qu’à force de maints débats et d’études se contredisant les unes les autres que l’usage récréatif fut finalement intégré au cadre de la loi qui a conduit à sa légalisation (voir dans ce numéro le texte de Beauchesne). Parmi les prétextes invoqués par les législateurs canadiens, outre la lutte au crime organisé, figure le contrôle de la qualité et de la distribution de la drogue dans une perspective de réduction des méfaits sur la santé des personnes.

Autre exemple récent, Santé Canada a autorisé aux médecins, au début de l’année 2022 l’accès à des drogues psychédéliques pour le traitement de la santé mentale[2]. Le programme, qui fonctionnera d’abord au cas par cas et sous la vigilance des instances gouvernementales, montre bien une autre fois combien le pôle de la santé est déterminant dans la reconnaissance et l’acceptation de l’usage des psychotropes, quel qu’il soit. La difficulté demeure toujours la même : quels sont les paramètres définissant la conception de la santé et pourquoi priorise-t-on certaines mesures plutôt que d’autres ? Dans le cas de l’usage des drogues, la solution est généralement assez simple puisque la santé y est surtout approchée par sa contrepartie qu’est la maladie (ou la criminalité). Cela est d’autant plus éloquent lorsque l’on examine l’intérêt premier de la recherche scientifique envers les milieux d’usagers. Dans la majorité des cas, pour ne pas dire la totalité, ce sont des commandes émanant de la santé publique qui amènent des chercheurs sur le terrain de la drogue. Par exemple, la recherche ethnographique que j’ai menée au début des années 1990 dans les milieux des piqueries et du travail du sexe d’un quartier de Montréal avait pour but premier de mieux comprendre les modes de contagion et de prévention du VIH parmi une population vulnérable. Nous étions au tout début de la recherche sur le sida en dehors des milieux gais et plusieurs personnes n’ont pas manqué de me faire remarquer que l’intérêt soudain de la santé publique pour leurs réalités était motivé par la crainte qu’elles contaminent avec leurs pratiques le reste de la société (Bibeau et Perreault, 1995). Enfin, on ne peut cacher que la multiplication récente des études auprès des personnes utilisatrices des opioïdes est directement liée au nombre croissant des décès et des overdoses dans les milieux à risque. La santé demeure toujours la principale porte d’entrée de la recherche sur le terrain des drogues.

Inutile de multiplier les exemples ; l’ambivalence du pharmakon qui caractérise la notion moderne de drogue – tantôt remède, tantôt poison – varie non seulement selon l’acceptation médicale et sociale des substances, mais aussi selon la reconnaissance normative des usages. Les critères de santé et de bien-être qui interviennent dans les jugements changent en fonction de la perspective privilégiée qui, la plupart du temps, est celle des institutions dominantes et non celle des personnes concernées. La situation se complique davantage lorsque l’offre de soins se multiplie et que se confrontent dans un même espace social des systèmes de valeurs et de pratiques préconisant des conceptions différentes de la « santé ». Or une telle situation devient de plus en plus monnaie courante dans les sociétés pluralistes contemporaines, tandis que le monde se transforme en un village global où les marchés de la santé et du bien-être compétitionnent entre eux dans la recherche constante de nouveaux clients.

À propos de la thématique « drogue et santé revisitées »

Comme je l’ai mentionné plus haut : la conception de ce numéro s’inscrit dans un esprit de continuité avec les deux précédents portant sur les rapports conceptuels entre la drogue et la société (Perreault, 2017 et 2018). Le plan original consistait à s’interroger sur les trois notions autour desquelles s’est organisée la fondation de la revue Drogues, santé et société. Que l’on parle de drogue, de société ou de santé, rarement s’interroge-t-on sur le sens de ces mots que nous tenons trop facilement pour acquis. Dans les faits, ce sont des termes très polysémiques aux significations variables selon l’emploi que l’on en fait. Est-ce toujours nécessaire de se questionner sur le sens qu’on leur accorde ? Probablement pas. Sauf qu’il est évident que notre compréhension intuitive ou implicite de l’une et l’autre notion influence autant nos approches que notre vision de la réalité. Une société dans laquelle les animaux et les esprits tutélaires jouent un rôle dominant dans l’ordre du « monde » n’a pas tout à fait le même profil qu’une société qui privilégie la rationalisation technologique comme mode principal de fonctionnement de son économie. Voilà un exemple parmi d’autres que certains n’hésiteront pas à ranger dans la catégorie des bizarreries anthropologiques. On verra toutefois dans ce numéro que l’enjeu est un peu plus compliqué, surtout dans un monde où les idéologies écologistes prennent une place grandissante.

À l’égal des précédents numéros, l’objectif n’est pas de définir la notion de santé qui nous sert de fil directeur ni de prétendre que des conceptions valent mieux que d’autres. L’approche préconisée oblige plutôt à ouvrir notre regard et à ne négliger aucune dimension intervenant entre les notions de drogue et de santé.

Inspiré par cet esprit d’ouverture, l’appel aux auteurs lancé par DSS en septembre 2019 en préparation de ce numéro thématique s’amorçait par ces mots :

Dire que la santé est une préoccupation dans les sociétés postindustrielles est un pléonasme. « La vie dans le silence des organes[3] » (Leriche) qui a longtemps dominé les représentations modernes de la santé est désormais troublée par les multiples « bruits » qui affectent le corps et l’esprit dans un monde global où les frontières du sens et de la vie s’embrouillent, où la réalité et la virtualité se confondent et où tout est à la fois interconnecté et en apparence séparable, de la poussière d’étoiles aux microbes. Dans ce monde sans repère fixe où les identités sont de plus en plus morcelées, les enjeux de santé se traduisent sur le plan social dans des questions éthiques et légales qui opposent, sur une toile de fond économique, des pratiques et des marchés concurrentiels se disputant le monopole de la raison

Les deux années de pandémie qui ont passé depuis me font réaliser qu’il manque à ce préambule introductif, pour qu’il soit complet, la dimension politique qui ne cesse d’étendre ses bras tentaculaires dans toutes les sphères régulatrices de la santé. La société comme la gestion de la santé ont été durant cette période littéralement happées par la gouvernance biopolitique des nombres (Foucault, 1997 ; Supiot, 2020). Si le politique n’est pas un des fils directeurs qui a guidé la création du numéro, il n’est pas pour autant absent des réalités qu’il aborde et qu’il présente. En fait, il n’est pas faux de prétendre que le politique traverse toutes les tensions qui relient et séparent, différemment selon les contextes et les personnes, les systèmes de sens et de pratiques qui composent la matière du présent numéro thématique. En revisitant les notions de drogue et de santé, nous suivons des pistes sur lesquelles se croisent – dans des dynamiques inégales d’échange et d’appropriation – des agents avec des réalités, des valeurs et des buts différents qui participent, tous à leur façon, à la réinvention des modèles et des usages.

Avec l’enthousiasme d’un explorateur s’aventurant à la découverte de nouvelles contrées du savoir, mon objectif initial était de multiplier les voies à parcourir afin d’avoir la vision la plus panoramique du paysage intellectuel que je comptais approcher. Se répercutant dans les milieux de la recherche, la réalité pandémique qui paralysait la société m’a toutefois obligé par la force des choses à dévier quelque peu du chemin préétabli pour passer par des détours inusités offrant chacun un point de regard singulier sur la thématique du numéro. Les bifurcations de l’itinéraire initial nous font découvrir non seulement la vastitude du territoire conceptuel reliant la drogue à la santé, mais se révèlent un prétexte à enrichir nos approches en avançant plus loin sur les sentiers entrouverts.

Il importe de rappeler que la carte qui compose le présent numéro n’est pas le territoire, alors que chaque nouvel explorateur peut y trouver des raccordements conduisant à de nouvelles découvertes.

Fils directeurs : une lecture croisée

Notre parcours commence au Pérou dans la région du Haut Marañón où l’ethnologue Sébastien Baud nous invite à poser un regard contrasté sur l’agir chamanique et les pratiques ayahuasqueras passées et contemporaines, telles qu’il les a observées au fil des années dans la société awajun (de la famille linguistique jivaro). D’emblée, l’auteur insiste sur la nécessité de rompre avec l’invariant conceptuel ayahuasca dont la préparation, les usages et les significations varient considérablement selon les modèles priorisés et les tensions qui les opposent. Plus particulièrement, nous voyons comment le modèle occidental de la maladie participe au processus de marginalisation et au glissement de sens du chamane devenant « guérisseur-sorcier ». Le rapport symbolique de l’usager avec l’existant non humain qu’est le psychotrope se transforme entre autres avec la brisure du lien intime reliant l’esprit-pouvoir du végétal à l’infinité des interrelations avec le monde. S’amorçant par une réflexion critique de la célèbre comparaison lévi-straussienne entre la cure chamanique et la cure psychanalytique qu’il déconstruit en tenant compte des réalités actuelles, l’article de Baud constitue une contribution déterminante à l’anthropologie de l’ayahuasca qui, effet de mode, s’empêtre depuis quelques années à ressasser les mêmes ritournelles psychédéliques sur « les portes de la perception ». En multipliant les perspectives sur l’intoxication psychotrope, l’épistémologie chamanique et les revers de la cure, l’auteur nous fait découvrir un univers de sens et de pratiques en transformation et en continuel mouvement.

Restant sur le vaste territoire des Autochtones d’Amérique, l’article suivant nous plonge dans l’histoire de la conquête des peuples premiers en partant à la recherche des explications à la décroissance fulgurante de leur population que d’aucuns n’hésitent pas à décrire comme un génocide. Dans un esprit de révision critique, l’ethnologue Romain Simenel « propose de présenter quelques pistes de recherche concernant une possible archéologie de la représentation de la maladie comme raison historique de la disparition des Amérindiens ». J’insiste sur le mot « piste » car si l’originalité de son approche ouvre vers une autre perspective de compréhension des réalités complexes d’une part très sombre de l’histoire de l’humanité, elle n’en demeure pas moins dérangeante en bousculant les assises explicatives – toujours bien ancrées dans les discours dominants – du « choc viral » et de la vulnérabilité des Autochtones aux pathogènes venus d’Europe et d’Afrique. Si l’auteur reconnaît l’importance de la maladie comme vecteur de la disparition et s’arrête à en décrire ses répercussions, il ne s’avance pas moins de l’autre côté de la façade génocidaire à la recherche d’explications nouvelles. Une large part de son propos se concentre à décrire les effets néfastes pour les populations autochtones de la destruction de leur système de santé, destruction renforcée par les attaques biologiques de l’envahisseur. Si les systèmes traditionnels de santé se sont effondrés, les savoirs médicinaux eux ne sont jamais disparus et ont créé à travers leurs multiples ramifications de sens et de pratiques une forme persistante de résistance culturelle. L’auteur conclut son texte par un énoncé qui ne manquera pas de faire réagir : « La vulnérabilité des populations indigènes aux “maladies des blancs” est donc une représentation derrière laquelle se cache la privation des populations de leur propre système de santé au profit du primat de la médecine occidentale. »

Du choc viral de la conquête des Amériques et sa part trouble de secrets, nous sommes entraînés dans l’article suivant au début presque surréaliste de la crise sanitaire de la COVID-19. Les anthropologues Julie Laplante et Daniel Alberto Restrepo Hernández nous proposent de surfer sur la vague virale en « co-inspiration » avec les plantes. Au moment où la planète médicale part à la recherche du médicament miracle et que les nations débutent en riposte à la pandémie leur valse politique de confinement-déconfinement, les deux auteurs nous invitent à nous « joindre à la vague et au végétal afin de repenser les relations virales en coprésence intime en termes de puissance d’agir potentiellement bénéfique ». Nous les suivons à travers les enlacements de leur écologie affective du Québec jusqu’à la forêt camerounaise, puis dans la jungle colombienne à la découverte de différentes approches et façons d’être en relation avec les virus et la maladie, autant d’approches qui accordent des significations variées au souffle vital, à la circulation de la vie et à la contagion virale. Nous sommes introduits dans des modèles traditionnels de soins où il importe de canaliser des vitalités végétales vers le patient et de « laisser respirer ». Au niveau relationnel humain-virus, nous apprenons avec l’exemple de la pandémie de syphilis que des « chamanes colombiens se contaminaient volontairement aux présences microbiennes » afin de les comprendre par un ressenti accru. « Ces modes de coprésence chamanique avec les formes de vie microbienne » deviennent pour les auteurs autant de pistes d’inspiration permettant de concevoir autrement les dynamiques biosociales ainsi que les approches des maladies. Aussi, expliquent les auteurs en conclusion : il faut se joindre à la vague virale moins pour tenter de la contrôler « que pour apprendre à la naviguer, d’où l’importance de nombreuses pratiques médicinales souples qui émergent grâce à ou malgré les réticences de la santé publique ».

Peut-on traiter des problèmes de dépendance aux drogues en recourant à d’autres types de drogue ? La question mérite d’être posée avec le renouveau psychédélique qui gagne en popularité en se répandant dans les milieux thérapeutiques post-traditionnels un peu partout dans le monde. La question est d’autant plus délicate qu’elle est à la source de multiples débats sur la nature des drogues. Ainsi y aurait-il des psychotropes et des formes d’usage qu’il faut combattre et des psychotropes qui ne sont pas des « drogues » par leur caractère sacré ? Cette question, qui nous rappelle l’incontournable ambivalence du pharmakon et des représentations sur le statut des drogues, laissons-la sans réponse.

Nous retournons dans le prochain article au Pérou à la rencontre des traditions de guérison par les plantes psychotropes. Après une présentation sommaire de la diversité des pratiques et des drogues selon les zones géographiques, la psychologue Ilana Berlowitz aborde quelques aspects de leur usage à des fins thérapeutiques dans un contexte de clinique transculturelle contemporaine. Sa présentation se concentre sur deux exemples de recherche transculturelle : soit, pour la première, une étude collaborative effectuée avec un guérisseur traditionnel amazonien qui se spécialise dans l’utilisation de la plante de tabac et pour la seconde, une recherche évaluative d’un programme intégratif de traitement contre les dépendances combinant les remèdes amérindiens à une psychothérapie. Les résultats de ces recherches menées dans le cadre plus vaste du renouveau psychédélique avec les outils de la psychologie clinique interpelleront autant les chercheurs que les praticiens concernés par les points de passage et de rupture entre les modèles thérapeutiques. Quelles sont les concessions thérapeutiques acceptables au nom de l’appropriation culturelle ? Si la question traverse implicitement tout l’article, elle demeure irrésolue et reste un point de bascule crucial pour toute recherche future souhaitant progresser dans le champ des thérapies alternatives sur les drogues et les dépendances.

Les rencontres transformatrices entre les modèles de soin dits traditionnels et les pratiques thérapeutiques et spirituelles dites alternatives sont de nos jours multipliées et accélérées par les effets de la mondialisation. La force attractive qu’exerce l’imaginaire de l’ayahuasca auprès d’un groupe d’adeptes de plus en plus étendu et international est représentative de ce mouvement de transformation des usages affectant inégalement les groupes et les agents impliqués. En nous introduisant dans le prochain article à ce qu’elle appelle « la communauté internationale de l’ayahuasca », l’anthropologue colombienne Alhena Caicedo s’affaire à dégager quelques-unes des dimensions constitutives de cette « communauté imaginée » fortement marquée par le clivage Nord-Sud. Une des qualités de son texte est de nous faire découvrir un univers fabuleux de pratiques néo-culturelles et commerciales depuis le point de vue médian d’une chercheuse originaire du Sud. Replacer les ramifications de la communauté de l’ayahuasca au sein de ses ancrages géopolitiques nous aide à mieux cerner les impacts inégaux et parfois néfastes que les nouvelles pratiques d’inspiration néo-chamaniques engendrent sur l’écologie des communautés locales. Paradoxalement, les leaders de ladite communauté internationale insistent sur l’importance « de façonner un monde plus écologique ancré dans la justice sociale » car « la guérison par l’ayahuasca ne peut pas se limiter à la santé de l’individu ». Sont discutés tout au long du texte ces jeux paradoxaux de récupération-appropriation culturelle qui repoussent l’altérité autochtone toujours plus à la marge et qui profitent à des intérêts de marché autant locaux, internationaux, qu’autochtones. On ne peut comprendre l’internationalisation de « la plante de pouvoir » ayahuasca sans tenir compte des apories normatives qui participent à la géométrie variable de son institution dans ses différents contextes d’usage.

Notre avancée sur le terrain de l’ambivalente appropriation culturelle et identitaire se poursuit dans le prochain article alors que nous montons au Nord de l’Amérique pour une incursion dans une zone grise de l’autochtonie formée autour des réseaux de cérémonies de guérison hérités de William Commanda (1913-2011), chef anishinàbe de la réserve de Kitigan Zibi qui, dans une perspective de paix, a pris l’initiative de diffuser à tous les savoirs de son peuple. Commanda croyait qu’il fallait aller au-delà de la seule guérison des Autochtones et qu’il importait « de guérir aussi la relation entre les Autochtones, les non-Autochtones et la “Terre-Mère” », une posture d’ouverture qui n’a jamais fait l’unanimité auprès des siens et qui demeure toujours controversée. Survivant miraculeux d’un cancer en 1961, Commanda reçut la vision du Cercle de toutes les Nations, un rassemblement intertribal, dont le premier eut lieu en 1969 et qu’il organisa par la suite chaque été jusqu’à sa mort. C’est ainsi qu’animé par la volonté de diffuser les savoirs au plus grand nombre, il posa « symboliquement et physiquement la rencontre avec les non-Autochtones dans un espace fondamentalement autochtone qu’est le “Cercle” ». Nous découvrons cet univers tout en tension s’inscrivant dans la mouvance panindianisme à travers les yeux de l’anthropologue Marie-Noëlle Petropavlovsky qui a su progressivement s’y intégrer en développant des liens d’amitié et en participant aux activités de guérison. Pour comprendre ces Cercles où les Autochtones ne sont pas majoritaires et où les « néo-Métis » d’un peu partout dans le monde viennent s’y inventer une identité, l’auteure examine en les contrastant les figures paradoxales de l’appropriation culturelle. Il importe, explique-t-elle, de « déboulonner le mythe de l’Indien ». Alors qu’un bon nombre de curieux fascinés par la spiritualité autochtone joignent ces milieux de pratiques, pour les Autochtones, c’est d’abord leur souffrance (alcoolisme, toxicomanie, abus sexuels, délinquance, etc.) qui les amène à participer aux cérémonies de guérison. Le partage de sa souffrance et la capacité « à se reconnaître dans celle de l’autre est à la fois un vecteur de guérison et aussi d’intégration dans les réseaux de guérison panindien, où finalement ce n’est pas tant les origines ethniques qui vont compter, mais plutôt le profil des souffrances partagées ».

Dans l’article suivant, nous quittons le monde autochtone et ses multiples extensions pour nous plonger dans les débats et les recommandations qui ont marqué les voies de la légalisation du cannabis au Canada. Line Beauchesne, spécialiste dans les politiques des drogues, examine de long et en large le rôle joué par la perception des consommateurs de cannabis dans l’édification des différentes législations et mesures de contrôles relatives à cette drogue, autant au niveau fédéral, provincial que municipal. Elle se penche plus particulièrement sur la division factice entre deux catégories de consommateurs que seraient d’un côté les usagers de cannabis à des fins médicales et de l’autre les usagers récréatifs ou non médicaux. Elle explique que cette distinction a non seulement rendu aveugle les intervenants des débats aux effets de l’industrie du cannabis sur le marché qui allait se développer, mais elle a aussi « fait en sorte que l’objectif et les stratégies des politiques sur le tabac furent privilégiés à l’égard de ces consommateurs ». Par conséquent, par-delà la légalisation, l’image de nocivité qui demeure accolée à l’usage récréatif s’est transformée en une multiplication des réglementations et des interdits de consommer le cannabis pour des fins autres que médicales. Or, souligne l’auteure, il est très difficile pour ne pas dire arbitraire de distinguer entre un usage à des fins thérapeutiques et un usage strictement récréatif. D’une part, à l’exception de certains produits de synthèse, le cannabis n’est jamais prescrit par un médecin, mais seulement autorisé à la suite d’une attestation médicale d’un problème. D’autre part, les consommateurs de cannabis « récréatifs » expliquent très souvent leur usage sur la base d’une automédication (réduire son anxiété, diminuer certaines douleurs, retrouver l’appétit, le sommeil, etc.). Dans l’un ou l’autre cas, se soigner ne signifie pas seulement corriger un dysfonctionnement biologique ou psychologique, mais participe « au recouvrement d’un plaisir à vivre ».

Que signifie la santé pour des personnes hautement précarisées s’injectant des drogues ? Voilà une question rarement abordée sur laquelle la chercheuse Hélène Poliquin s’est penchée dans le cadre d’une étude qualitative exploratoire menée auprès d’une cohorte de 30 participants très marginalisés socialement, certains étant très hypothéqués physiquement (VIH, VIC, etc.) ou souffrant de trouble mental, et dont près du tiers vivait en situation d’itinérance. Malgré les limites de la méthode et de l’échantillon, les résultats que l’auteure présente et discute dans son article montrent très bien la dimension à la fois normative et subjective des conceptions de la santé chez ces personnes. Presque synonyme de la vie elle-même et associée au sentiment d’avoir survécu, la santé « est décrite surtout en des termes d’état global de bien-être, de ressources et de capacités ». Elle « est perçue comme étant “quelque chose” même évanescente, plutôt qu’absence de maladie ». Dans les contextes de grande vulnérabilité, l’individualisme, l’indifférence, les regards de mépris ainsi que la faible assistance envers les personnes dans le besoin sont ressentis et vécus comme étant nuisibles pour la santé, laquelle est perçue avant tout comme « la capacité de fonctionner » socialement et non pas juste individuellement. Aussi plusieurs personnes conçoivent-elles la santé « comme étant une responsabilité partagée entre les individus et l’État ».

Contribution importante par son angle innovateur, souhaitons que l’article de Poliquin puisse frayer son chemin en aidant à aiguiller les programmes et les interventions en santé publique et communautaire destinés aux personnes qui s’injectent des substances psychoactives.

Notre parcours dans le paysage conceptuel sur la drogue et la santé se termine par un passage dans les sites d’injections supervisées ayant un bas seuil d’exigence. À partir d’un cas type fictif et des enjeux éthiques qu’il soulève, les auteurs Jacques Quintin et Joëlle Boivin nous proposent de nous joindre à « une expérience de pensée » où « il s’agit de décrire la difficulté et les tensions entre différentes perspectives dans le champ de l’intervention sociale ». Leur démarche est phénoménologique et herméneutique avec une visée pragmatique. Ils emploient tour à tour plusieurs outils intellectuels empruntés au champ de l’éthique (phronesis, care, vie bonne, etc.) pour essayer de répondre à la question « quelle devrait être la position des intervenants d’une ressource de réductions de méfaits […] devant des usagers présentant des comportements dérangeants, voire menaçants, dans la mesure où ils placent les autres usagers dans une situation inconfortable, ce qui n’est pas sans conséquence dans le champ de la santé publique ? » Le but n’est pas d’opter pour une position éthique plutôt qu’une autre, mais de parvenir à une meilleure articulation entre différentes pratiques selon les situations. Insistant sur l’importance d’inclure les usagers dans la réflexion, la délibération et la prise de décision, Quintin et Boivin expliquent que les sites d’injections supervisées sont plus qu’un lieu de réduction des méfaits, mais sont aussi un lieu d’écoute, voire un lieu de réflexion à l’intérieur d’une communauté de recherche. Les intervenants concernés par les obstacles et les aspects éthiques de leurs interventions auprès des personnes vulnérables trouveront dans cet article une matière à réflexion permettant d’ouvrir leur questionnement vers différentes pistes de réponse. En résumé, « la santé et la sécurité ne sont pas garantes d’une vie réussie ».

Ici s’achève le court voyage intellectuel que constitue le présent numéro thématique. Nul besoin de dire qu’il reste encore beaucoup de voies à explorer et à découvrir. Mon objectif aura néanmoins été atteint si, à l’égal des autres numéros que j’ai dirigés pour DSS, ses lecteurs en retiennent que les drogues ne sont pas un problème à résoudre et encore moins à combattre, mais plutôt une expression énigmatique de l’ambivalence des pouvoirs de vie et de mort, ambivalence du pharmakon dont nous gagnons – en tant que personne et société concernées par le mieux vivre commun – à démystifier les secrets.