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Les mutations contemporaines du travail

Dans les pays occidentaux, le secteur public du début du XXe siècle doit faire avec deux mutations conséquentes. La première est celle de la gestion publique, qui lui est propre ; la seconde est celle de la numérisation de la société contemporaine. La première se déploie dans le monde depuis plus de 40 ans, la seconde date d’une vingtaine d’années en suivant une courbe exponentielle d’innovation. De fait, ce sont des changements profonds et conséquents pour les bibliothèques et toutes les organisations et collectifs de travail.

À la fin des 30 glorieuses, et dans un contexte de changement des modèles productifs, la nouvelle gestion publique s’est amorcée dans les années 1970, avec pour but d’améliorer la performance des services publics en les faisant passer d’un fonctionnement bureaucratique à un fonctionnement gestionnaire, avec les modes de management, les outils et les organisations correspondants. Cette transformation a pu mettre à mal les pactes éthique, social et psychologique des agents avec l’employeur public, et provoquer au mieux de la résistance au changement, au pire des souffrances au travail. La question éthique peut être abordée par la notion de l’éthos, concept de sociologie classique qu’Isabelle Fortier mobilise et définit comme une sagesse pratique qui structure et donne sens à l’action quotidienne (Fortier 2013) s’exprimant notamment dans les relations de travail. Par ses aspects les plus éloignés de la culture du secteur public, la nouvelle gestion publique malmène l’éthos des équipes et de l’encadrement. Ce dernier en particulier est confronté au choix entre deux loyautés : loyauté à l’employeur (tenir les objectifs) ou loyauté aux équipes de travail (« protéger » son équipe, « amortir » les demandes).

La mutation numérique — dont nous n’avons pas la prétention de résumer l’impact — touche à la fois chacun dans sa vie quotidienne et professionnelle, avec de nouveaux outils, de nouveaux usages et une évolution de la sociabilité. Elle touche également le professionnel de l’information, que Milad Doueihi qualifie de « numéricien fortuit » au sens d’être « informé des toutes dernières technologies sans être créateur de technologies » (Doueihi 2011, 18). Il est courant que ce professionnel soit parfois confronté à des compétences plus étendues que les siennes, mais il est censé savoir manipuler des objets techniques différents, pour constituer des collections qui ont du sens pour les publics.

Dans ce contexte, le rapport au travail des agents de l’État ne peut qu’évoluer. Daniel Mercure a élaboré un modèle des relations que nous entretenons avec notre travail selon que nous en privilégions la finalité économique (« travailler pour gagner sa vie ») ou la finalité expérientielle (« travailler pour se réaliser ») (Mercure 2011). Il invoque l’éthos du travail, qu’il définit comme l’ensemble des valeurs, attitudes et croyances mobilisées au quotidien par les travailleurs. Il observe globalement un mouvement d’individuation du rapport au travail, une distance au collectif de travail, et une quête revendiquée entre la vie professionnelle et la vie privée, dans le sens où les plus jeunes générations adoptent dans le travail une posture d’implication limitée par leurs aspirations et leurs propres priorités.

Les risques psychosociaux et leur grille d’analyse : les facteurs psychosociaux de risques (collège Gollac)

Les risques psychosociaux font partie des risques professionnels les plus récemment identifiés, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) les a évoqués à partir de 1998 (Chakor 2015) Cette entité conceptuelle a succédé à des objets d’attention publique successifs distincts : le stress, le harcèlement, l’épuisement professionnel (ou burn out). Les risques psychosociaux (RPS) ont fini par cristalliser ces phénomènes particuliers. Soulignons au passage le flottement terminologique qui conduit à désigner par « risques » psychosociaux leur manifestation qui gagnerait à être qualifiée de « troubles » psychosociaux. À l’interface entre le psychologique et le social, ces RPS ont pour caractéristiques la pluricausalité de ces phénomènes, l’imbrication des sphères professionnelle et personnelle, un mouvement d’itération (dans les situations dégradées, les troubles psychosociaux premiers sont causes d’autres troubles, et ainsi de suite…), ainsi dans certains cas, qu’un rapport au temps qui peut se manifester par l’aggravation des troubles, du fait de la durée d’exposition à ce risque, ou, à l’image de certains risques physiques (amiante) avoir un effet différé dans le temps. Pour toutes ces raisons, les troubles psychosociaux sont à regarder avec attention, comme une réalité de dysfonctionnements du travail.

Sans entrer dans la généalogie des risques psychosociaux au travail (Chakor 2015), on s’appuiera sur la définition qui s’est progressivement imposée en France depuis le début de la décennie 2010. Elle a été élaborée par le collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux au travail, présidé par Michel Gollac, qui a travaillé à un appareillage statistique pour appréhender ces phénomènes à la demande du ministre du Travail de l’époque : « [C]e qui fait qu’un risque pour la santé au travail est psychosocial, ce n’est pas sa manifestation, mais son origine : les risques psychosociaux seront définis comme les risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental. La notion de fonctionnement mental est relative aussi bien à des phénomènes cognitifs qu’à des phénomènes psychiques d’une autre nature, si tant est que la séparation ait un sens. » (Gollac & Bodier 2011, 31) Cette définition met clairement l’accent sur l’origine des phénomènes observés, qui est donc à rechercher dans le travail lui-même, son organisation, ses conditions matérielles, les relations de travail en cause, et le management.

Le collège pluridisciplinaire Gollac (une trentaine de spécialistes de tous horizons : médecins du travail, psychiatres, psychologues, sociologues, ergonomes, économistes du travail, juristes, etc.) a identifié six dimensions d’analyse qui permettent de saisir toute situation de travail en tout contexte. Les agences publiques françaises que sont l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) et l’INRS (Institut national pour la recherche en sécurité) ont adopté cette grille qui est déclinée dans les supports méthodologiques fournis aux employeurs, privés et publics[1].

La grille d’analyse des facteurs psychosociaux de risques (collège Gollac)

La pluridisciplinarité de la composition du collège Gollac se reflète dans la grille d’analyse des RPS en situation de travail autour de six dimensions, qui correspondent à ces regards croisés sur le travail (Gollac & Bodier 2011). L’intérêt est que cette appréhension pourra être utilisée dans un second temps pour les pistes d’action.

Les dimensions sont les suivantes :

  • Les exigences professionnelles, le temps du travail

  • Les exigences émotionnelles

  • L’autonomie et les marges de manoeuvre

  • Les rapports sociaux

  • Les conflits de valeurs

  • L’insécurité socio-économique

Certains acteurs, comme l’INRS, ont choisi, dans la première dimension, de dissocier la question du temps/des temps du travail, comme composante important des contraintes pour les travailleurs.

  • Les exigences professionnelles sont associées à l’exécution du travail en termes quantitatifs (contraintes de temps, quantité de travail excessive…) et qualitatifs (complexité des tâches, concentration, conciliation des demandes, interruptions dans le temps). En bibliothèque, on pourrait citer le contact avec le public, les horaires étendus d’ouverture…

  • Les exigences émotionnelles, en référence au « travail émotionnel » (Russel Hochschild 2017), renvoient à la maîtrise et au façonnement des émotions du travailleur pour maîtriser et façonner les émotions du bénéficiaire du travail (exemple de l’hôtesse de l’air qui doit avoir l’air sereine pour rassurer les passagers). La maîtrise émotionnelle permet également de faire face à la difficulté émotionnelle des situations (exemple des infirmières en service de soins palliatifs). De manière générale, il s’agit de toutes les situations où il faut « prendre sur soi », pour faire correctement son travail. En bibliothèque, faire face à un usager mécontent, ou devoir gérer un lecteur indélicat et sa tentative de vol, etc.

  • L’autonomie et les marges de manoeuvre sont à comprendre au sens d’être en posture active (et non passive) vis-à-vis de son travail, de sa participation à la conception des processus et la conduite de sa vie professionnelle. L’autonomie passe également par les compétences, en lien avec la formation.

  • Les rapports sociaux sont ceux qui relient le travailleur et son collectif de travail : il s’agit des rapports sociaux dans les trois dimensions (pairs, responsables hiérarchiques et subordonnés, le cas échéant) ainsi qu’avec les bénéficiaires du travail : usagers, clients, patients… On y trouve la qualité des relations interpersonnelles et le style managérial qui favorisent ou non le soutien social en situation de pression de l’activité.

  • Les conflits de valeurs incluent tous les conflits auxquels peuvent être confrontés les travailleurs : conflits éthiques, qualité empêchée, sentiment d’inutilité du travail, atteinte de l’image et des règles du métier. La « qualité empêchée » comprend ce qui empêche de faire correctement son travail, ou de faire du « bon travail ». Par exemple, des objectifs de productivité qui obligeraient à travailler trop vite, au détriment de la qualité ; ou encore des tâches dont l’organisation va à l’encontre de règles de métier… En bibliothèque on pourrait citer les manipulations d’ouvrages anciens à numériser qui « casseraient » les reliures.

  • L’insécurité socio-économique correspond à deux dimensions : une dimension individuelle (risques pesant sur la pérennité de l’emploi, le maintien du niveau de salaire, ou le déroulé de carrière) et une dimension collective avec le risque de changement non maîtrisé de la tâche et des conditions de travail, la soutenabilité du travail et les changements en tant que tels (succession des changements, effets sur les trajectoires, restructurations).

Les sciences humaines au chevet du travail

Au-delà de la compréhension de ces phénomènes complexes auxquels réfèrent les risques psychosociaux, la question des mesures à prendre se pose, dans tous les milieux de travail, tous les secteurs, tous les métiers. Les travaux du collège Gollac ont montré concrètement l’apport des différentes disciplines, notamment des sciences humaines, pour l’appréhension de ces phénomènes. Au-delà de cet apport compréhensif, ces dernières permettent également de trouver des solutions pour sinon résoudre, du moins agir sur les difficultés au travail, et notamment 3 d’entre elles : l’ergonomie, la psychologie clinique et la sociologie des organisations.

L’ergonomie permet de regarder concrètement et scientifiquement les situations de travail, avec une analyse du poste de travail et de l’organisation. Les méthodes ergonomiques permettent d’appréhender le travail réel au-delà du travail prescrit par les descriptifs d’emploi et des fiches de poste, qui objectivent le travail en précisant les missions, les activités, les tâches. Le travail réel, ou le réel de l’activité « c’est ce qu’on a voulu faire et qu’on n’a pas pu faire, ce qu’on a fait un temps et qui continue d’habiter les situations présentes, ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire, ce qu’on ne fait pas... » (Litim & Kostulski 2006, 45-54). Or les organisations et les modes de management contemporains éloignent de plus en plus la hiérarchie de cette vision de la réalité, et l’ergonomie, en complément de la parole des agents, peut formaliser cette connaissance concrète du travail.

En psychologie, et en particulier avec la « clinique de l’activité[2] », des interventions inspirées de l’ergonomie peuvent être proposées. C’est une approche qui relève de l’analyse des pratiques professionnelles à partir d’observations de situations de travail. Une intervention en clinique de l’activité, menée à la Bibliothèque nationale de France en 2008 (Bailleux, Bonhomme & Garel 2008), montre combien une telle approche permet de saisir de manière très fine une activité complexe comme le « service public » (en l’occurrence le renseignement bibliographique) et contribuer à l’explicitation des savoirs issus de l’action, puis au partage et à la transmission des connaissances.

Enfin, la sociologie des organisations devrait être plus largement utilisée pour comprendre les systèmes d’actions, les mécanismes à l’oeuvre dans la construction du social professionnel, les jeux d’acteurs, les relations de travail. Les cabinets de consultants font le constat quotidien d’échec de démarches managériales pourtant réfléchies, mais qui n’ont pas le socle de compréhension et d’acculturation nécessaire pour réussir. Des encadrants et leurs équipes en font tous les jours les frais, faute de formation suffisante en management et en santé au travail.

Le nécessaire changement de posture de l’encadrement

Acteur-clé du management de ces changements, l’encadrement est donc confronté aux phénomènes psychosociaux et à leurs troubles avérés, sans toujours avoir les moyens d’agir. Sans minimiser le fait qu’il est lui-même pris dans des contraintes spécifiques à sa fonction, il semble raisonnable d’envisager un changement de posture managériale.

  • Par un passage du curatif au préventif : le constat est général d’un défaut d’acculturation aux questions de santé sécurité au travail, et notamment dans le secteur public, comme si « cela ne faisait pas partie du travail ». Bien sûr il faut réparer, soigner (le travail et les agents) et l’encadrement est en principe outillé pour cela, mais il faut pouvoir passer réellement à la prévention. Dans le domaine des RPS comme dans celui des risques psychosociaux, la clé est l’évaluation des risques, rendue obligatoire par le Code du travail français, à la suite de la directive européenne du 12 juin 1989 (directive sociale n° 89/391/CEE du conseil des communautés européennes).

  • Par la nécessité de repenser le travail d’organisation de l’encadrement, partie relativement « invisible » du travail de management : l’organisation du travail des collaborateurs. Or le constat est fait dans les organisations contemporaines d’une délégation en cascade trop importante du travail d’organisation qui peut laisser les agents de première ligne — sur lesquels tombent les contraintes de tous les niveaux — très démunis, car ils ne disposent pas des moyens d’agir tout en se confrontant à l’usager/client et ses exigences (Dujarier 2012) et produisant pour les intéressés du « travail empêché ». Plus concrètement, il peut s’agir d’être dans l’impossibilité de réaliser son travail « dans les règles de l’art », car on doit simultanément répondre à des injonctions gestionnaires (par exemple, « faire de la qualité rapidement »).

  • Par une conception et une utilisation différentes des réunions pour prendre en compte le besoin vital pour les individus et les collectifs de travail d’échanges sur le travail, sur le travail concret, le travail réel, celui qui échappe aux prescriptions (voir infra). Cela passe par un aménagement des temps d’échanges sur le travail, désigné comme espaces de discussion sur le travail (Detchessahar 2013).

  • Par le développement des pratiques réflexives pour l’encadrement, afin de développer le regard sur sa pratique managériale, en le partageant, et en apprenant de sa propre expérience, que ce soit en coaching individuel, ou restreint (comme dans les démarches UX) ou les partages de pratiques.

Finalement, ces transformations profondes du travail conduisent l’encadrement à puiser aussi en lui-même pour y faire face. Mais pour éviter de le placer lui-même en difficulté psychosociale[3], ou l’en retirer s’il y est déjà, l’apport des sciences humaines peut permettre de faire face. Ce qui suppose d’introduire ces disciplines dans les formations initiales et de les promouvoir dans les formations continues, non pas en « supplément d’âme », mais comme appui concret à une pratique difficile et exigeante. Ce faisant, cela permet de sortir d’un déni de ces difficultés. Il faut sans doute une bonne dose de courage managérial pour affronter la conflictualité du travail, mais la perspective d’améliorations collectives conséquentes est une motivation puissante. Il s’agit finalement que le travail de management s’empare du management du travail (ANACT 2017). L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail rappelle que c’est une approche qui recentre l’activité du manager sur le travail des collaborateurs et le soutien à la réalisation de l’activité et la régulation managériale. Cette centralité du travail « dans le travail », loin d’être paradoxale, semble bien être la clé de l’amélioration de la santé en situation professionnelle.