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Avec Sur le diapason, l’artiste Nicolas Bernier présente un objet singulier. L’ouvrage est dédié à « un cycle de création, entre son, science et lumière » que l’auteur a consacré au diapason, instrument iconique de l’histoire des sciences et de la musique dont il s’est employé à explorer la « portée poétique » (p. 7) à travers une dizaine d’installations portant le titre de Frequencies. Le statut de ce livre a de quoi interroger : il ne s’agit ni d’un catalogue d’exposition, ni d’une création artistique à proprement parler, ni encore d’un ouvrage académique. « Le présent livre est né d’un désir de partager les idées qui m’ont mené à ce travail autour du diapason », explique Bernier dans son chapitre introductif, précisant qu’« il s’agit […] d’un partage de réflexions qui font état du travail artistique » (p. 9). Ou, selon les termes de la commissaire Marie-Hélène Leblanc, qui signe une brève contribution dans ce volume, « ce livre […] enrichit une pratique sonore, performative et visuelle en un objet inerte où le récit cohabite avec la description, où la théorie s’aventure dans une histoire à la première personne » (p. 13-14).

Le désir de Bernier de « partager les idées qui [l’]ont mené à ce travail » résume en tout cas bien l’objet de ce livre, entendu à la fois comme son matériau de départ et sa finalité. Le travail de Bernier sur le diapason est tout entier traversé par une tension fondatrice entre, d’un côté, l’extrême simplicité de cet outil et, de l’autre, la richesse inépuisable de ses usages historiques, qui a inspiré à l’artiste la série des Frequencies. Cet écart fécond a tout d’abord conduit Bernier, après la première utilisation qu’il en fit dans une installation en 2008, à collectionner des dizaines d’avatars historiques de l’instrument. À travers ce geste inaugural, on décèle l’attention de l’artiste à des variations de matériaux, de forme, et de dispositifs, variations d’autant plus perceptibles et frappantes que le diapason est d’une « pureté » exemplaire. Cette tension entre la simplicité de l’outil et la richesse de son histoire est ce qui a ensuite amené Bernier à documenter les usages très divers de ce qui fut la clé de voûte des sciences du son au xixe siècle et dans les premières décennies du xxe siècle, avant son remplacement par des technologies électroniques.

Ce livre est la trace palpable du surplus documentaire auquel le travail de Bernier a donné naissance. L’artiste présente au lecteur un surcroît de matière et de réflexions à travers neuf brefs chapitres augmentés de citations textuelles et d’une riche iconographie. Bernier nous emmène dans le dédale des références, objets et rencontres auxquels le diapason l’a conduit. Outre plusieurs régimes de parole de l’artiste, de la présentation de ses installations à leur commentaire, Sur le diapason fait alterner le point de vue de Bernier et celui de plusieurs de ses collaborateurs : les commissaires Marie-Hélène Leblanc et Damien Simon, et l’historien des sciences Dominique Bernard. La multiplicité de ces points de vue reflète et renforce l’impression kaléidoscopique que l’artiste a éprouvée et cherché à recréer par ses installations, et à laquelle ce livre rajoute encore une couche de mots, d’interprétations, d’usages et, finalement, de poésie.

Comme Bernier l’explique, et ainsi que le livre en témoigne, l’auteur s’est tout d’abord laissé conduire « à son insu sur le chemin de la science » (p. 8) ou plutôt des sciences – physique, physiologie, psychologie. Bernier retrace ici sa lente familiarisation avec les ouvrages d’acousticiens, physiciens et physiologistes allemands, français et anglais (Ernest Chladni, Jules Lissajous, Rudolf Koenig, Hermann von Helmholtz et John Tyndall), et les catalogues de fabricants de diapasons (comme Max Kohl) qui l’ont initié à l’« importance du diapason dans notre compréhension des phénomènes audibles » (ibid.), des résonances par sympathie, aux battements et autres décompositions des sons complexes en fréquences fondamentales. Le diapason jette aussi des ponts entre ces pratiques scientifiques et les débats qui ont entouré la question de son unification tout au long du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle. Le titre de l’ouvrage est du reste emprunté à une communication de Jacques-Louis Soret à la Société de physique et d’histoire naturelle de Genève, en 1885, dans le contexte de ces échanges internationaux lestés de considérations à la fois esthétiques, scientifiques, industrielles, et politiques.

Ce qui intéressera le plus le lecteur déjà familier de ces connexions, notamment mises en lumière par les travaux des historiens des sciences Myles Jackson[1] et David Pantalony[2], ce sont surtout les considérations de Bernier sur les traces matérielles qu’il a observées. L’artiste a en effet approfondi sa connaissance des usages multiples attachés au diapason au contact de la collection d’instruments scientifiques de l’Université Rennes i. C’est à l’invitation du collectif Elektroni[k] et sur les conseils de Damien Simon qu’il s’y est rendu, en 2013, afin de travailler à un projet de carte postale sonore consacrée à la ville de Rennes[3]. Lors de son séjour, Bernier a bénéficié du savoir historique de Dominique Bernard, « physicien du passé » (selon ses propres termes) qui a reconstitué et veille aujourd’hui sur cette collection[4]. À travers les descriptions de Bernier et de Bernard, le lecteur accède à la dimension sensible du face-à-face avec ces objets. L’ouvrage résonne en particulier de la présence-absence imposante du grand diapason de Koenig de 1889, dont les fréquences inférieures à 20 Herz sont inaudibles à la plupart des auditeurs. Une autre idée intrigante de ce livre est celle du « lien entre le passé acoustique et le présent électronique » (p. 31), que Bernier a matérialisée par la rencontre entre diapasons et oscillateurs dans ses installations. C’est là un geste fort, qui montre notamment la vertu heuristique d’un contact direct avec les collections et leurs objets pour qui veut explorer l’histoire des technologies sonores. Cette fonction de pont entre des époques est également au coeur du texte que Simon signe dans ce livre, consacré aux liens entre histoire des sciences et musiques électroniques.

Dans quelle mesure le lecteur qui n’a pas eu accès aux installations de Nicolas Bernier pourra-t-il donner du sens aux matériaux présentés ici ? Pour qui s’intéresse à l’histoire des rapports entre musique, science et technologie, le style poétique de l’ouvrage offrira en tout cas un prolongement inspirant aux travaux existants sur le diapason, à travers l’exploration d’un contexte encore méconnu de cette communauté – les collections universitaires non parisiennes, là où le travail de Pantalony sur la France s’est concentré sur les collections de la capitale. À ce même lecteur, l’ouvrage offre une démonstration frappante de la vertu du reenactment comme méthode pour comprendre les phénomènes historiques, ainsi que comme expérience poétique – on songe aussi, à cet égard, à l’impressionnant travail de reconstitution mené par l’historien des sciences Paolo Brenni sur des collections acoustiques italiennes[5]. Gageons que les compositeurs et artistes sonores trouveront quant à eux dans cette lecture la matière d’une révélation sur « le poids du passé » et l’inscription de leurs pratiques dans l'histoire des recherches autour du son.

Il y a beaucoup d’humilité dans le projet éditorial qui a conduit à la publication de cet ouvrage. Sur le diapason peut se lire comme un hommage à la richesse des usages historiques de l’instrument et des travaux des acousticiens qui ont précédé Bernier dans ses expérimentations, richesse que les installations de ce dernier ne sauraient à elles seules épuiser. En contextualisant son travail, Bernier inscrit en outre son propre cycle de création dans une histoire qui fait la part belle à ses pairs, compositeurs et artistes sonores contemporains. Il évoque notamment Bernard Parmegiani et son oeuvre de musique concrète De Natura Sonorum, dont il confesse l’influence sur son travail ; Ryoji Ikeda et son projet A, autour du la 440 ; ainsi que Richard Chartier, dont l’oeuvre Transparency (Performance) (2011) est fondée sur un travail sur le grand tonomètre de Koenig conservé à la Smithsonian Institution. La seule limite à cette approche inclusive à tous points de vue – disciplinaire, chronologique, esthétique – vient de l’auteur lui-même qui entend mettre un point final à ce travail. À plusieurs reprises, Bernier évoque son obsession pour le diapason, et il déclare finalement : « [j]’ai développé une relation si naturelle avec le diapason que je me sens le devoir éthique de l’interrompre pour m’obliger à pousser ma recherche dans des zones moins confortables », annonçant qu’« au moment d’écrire ces lignes, [il] coule [s]es diapasons dans le béton » (p. 82). On veut finalement voir dans le fait que le dernier mot ne revient pas à Bernier, mais à Simon, que l’auteur reprendra un jour sa quête du sonore avec ces instruments dont le livre parvient si justement à évoquer la puissance poétique.