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L’année 1977 marque une sorte de tournant au Portugal : le pays dépose pour la première fois une demande d’adhésion à la Communauté européenne, indiquant clairement un positionnement politique et culturel défini par le cadre législatif européen. Au même moment, les cinéastes vivent la fin de différentes expériences cinématographiques et télévisuelles, dont les jalons avaient été posés dès l’avènement du Nouveau cinéma portugais des années 1960-1970, qui avaient atteint un point d’orgue radical dans la période 1974-1975 et qui continuaient de jaillir par à-coups poétiques. Au sein de la production cinématographique, la période entérina le retour de la place centrale du producteur et la fin des coopératives. Dans la distribution et l’exploitation, bien des questions posées n’avaient pas reçu de réponses satisfaisantes, et en ce sens, le cinéma portugais se tournait, comme le pays en général, vers l’Europe, visant une forme d’internationalisation et de nouveaux débouchés éventuels.

Ce contexte était ainsi propice à l’émergence, difficile à plusieurs égards, de films qui enclenchaient un retour réflexif sur la phase révolutionnaire. Difficile, parce que beaucoup de cinéastes vivaient la fin de la Révolution comme un échec, et que le nouveau contexte de production et les nouvelles orientations générales dans le champ du cinéma n’allaient pas toujours dans le sens des options les plus militantes ; l’ère du cinéma engagé étant apparemment passée, dans quels espaces de tels films pouvaient-ils exister ? Cette interrogation faisait dire à Rui Simões, à propos de Bon peuple portugais : « Cela ne semblait pas avoir de sens, la Révolution était finie, à quoi cela rimait-il de sortir ce film dans les années 1980[1] ? »

Il s’agit ici de revenir sur deux films qui ont connu un processus de « mise au monde » douloureux, lent, retardé, puis une vie brève, voire abrégée, quasiment censurée. Deux films de long métrage ont en effet été initiés avant la fin des années 1970 par deux coopératives : Grupo Zero et Virver. Il s’agit respectivement de Gestes et fragments. Essai sur les militaires et le pouvoir (Gestos e Fragmentos: Ensaio Sobre os Militares e o Poder, 1982) d’Alberto Seixas Santos et Bon peuple portugais (Bom Povo Português, 1981). En plus de proposer une réflexion sur la Révolution portugaise de 1974-1975, les deux projets creusaient des sillons esthétiques différents, offrant deux films-essais capables d’interroger la mémoire encore vive de l’événement et d’intervenir dans l’écriture possible de cette histoire – de « clore Avril[2] », pour reprendre la formule de l’historien du cinéma Paulo Cunha. Par ailleurs, une personnalité est au coeur des deux films : Otelo Saraiva de Carvalho[3]. Icône problématique, Saraiva de Carvalho semble devenir le motif ambivalent de cette dernière révolution romantique d’Europe.

Le temps de la réflexivité

Réalisés tous deux au sein de coopératives, Bon peuple portugais et Gestes et fragments partagent un certain nombre de caractéristiques. Du fait de l’ampleur des projets, les deux ont été produits sur plusieurs années en ayant recours à des financements multiples – Institut portugais du cinéma et Fondation Calouste Gulbenkian pour Gestes et fragments notamment, aide matérielle du Centre portugais du cinéma pour Bon peuple portugais –, épuisant ainsi leurs équipes de tournage et la vie même des coopératives au sein desquelles ils étaient produits[4]. Cette dernière caractéristique explique sans doute en partie le fait que ces deux films, bien que réalisés en collectifs, soient attribués explicitement à leurs réalisateurs respectifs, Alberto Seixas Santos et Rui Simões.

En outre, les deux films n’ont connu qu’une exploitation traditionnelle limitée : Gestes et fragments n’a jamais eu de sortie commerciale (Cunha 2014, 201) et n’a été montré en séance publique qu’en avril 1984 à la Cinémathèque portugaise[5], et Bon peuple portugais a connu une sortie compliquée en 1981, en France d’abord puis au Portugal où il n’est resté que peu de temps à l’affiche des cinémas Estúdio et Quarteto. Ces films ont néanmoins circulé dans de nombreux festivals internationaux et dans des séances organisées par des institutions, des associations ou des ciné-clubs.

L’importance de ces deux films réflexifs sur la Révolution tient au contexte de leur réalisation, comme l’explique l’historien Luís Trindade en parlant de Gestes et fragments :

Il vaut la peine de rappeler que quand il fut tourné, au tout début des années 1980, la mémoire sociale du PREC était déjà couverte par deux idées (ou scénarios) dominantes : la révolution avait été un processus dirigé principalement par des politiciens et des militaires, et la confusion entre les deux institutions (la politique et l’armée, c’est-à-dire, la politisation des forces armées) avait été la principale cause du chaos de la période […].

Trindade 2014, 58, notre traduction

Nonobstant ce contexte de cristallisation de la mémoire du processus révolutionnaire, il convient de souligner que les deux films émanaient de projets très précoces, leur origine remontant à 1975. Ce sont simplement leur production chaotique et leur exploitation tronquée qui les firent aboutir au début des années 1980. En effet, Gestes et fragments a été présenté sous forme de projet à l’IPC dès 1975 (Cunha 2014, 467), mais sa production ne semble débuter qu’à la toute fin des années 1970, et certaines séquences de Bon peuple portugais ont été tournées dès 1975-1976 – c’est le montage qui prit plusieurs années à l’équipe de Virver. Ainsi, ils apparaissent comme des films a priori en décalage avec le cours même des événements révolutionnaires, tout en opérant par là même un possible et nécessaire retour réflexif sur ce que le Portugal venait de vivre – et de filmer. Bon peuple portugais est en effet le « film de la Révolution » au sens où il englobe tout le processus, semblant le raconter comme une histoire avec les images enregistrées à même les événements, tout en signifiant les failles, les défauts, les aspérités et les contradictions de ce processus par le recours critique au montage d’archives et à un travail singulier sur le son et la parole, puisant dans les héritages du documentaire politique, militant ou engagé – Emile de Antonio, Joris Ivens, Fernando Solanas, Jean-Luc Godard, etc. Autrement dit :

Cette distance critique (au sens d’une « mise en crise ») s’explique par le nouveau contexte dans lequel est produit le film. Après cette révolution qui a atteint son summum (l’été 1975 – « l’été chaud »), les lendemains ne chantent plus et les oeillets sont fanés. Il y a une déception, mais aussi un détachement notoire et logique tant l’événement en lui-même peut refléter de douloureux souvenirs. Un tel travail (quatre ans de production) sur un tel événement engendre des questions fondamentales sur l’image que l’on est prêt à voir et sur celle que l’on veut bannir. C’est ici que prend forme une conception du cinéma politique, celle du cinéma militant lucide, critique et problématique : certes le film est un combat, la caméra une arme, et l’image un moyen de transmission, certes le politique en est la motivation principale – mais pas la finalité.

Robert-Gonçalves 2013, 224

Du fait de leur écart par rapport à la production militante des années 1974-1975, constituée de nombreux programmes de cinéma d’intervention et de documentaires en prise directe avec les événements relatés, ces deux films ont nécessairement acquis un statut particulier : celui de représenter le « deuil » de la révolution.

Du film-révolution à la forme-événement

« Films de synthèse », « films épitaphes », tous les qualificatifs semblent, dès les années 1980, affirmer la clôture d’un cycle cinématographique. Sans doute est-ce vrai, ne serait-ce qu’à l’aune de la carrière compliquée des deux auteurs. Rui Simões ne parvint jamais à faire financer son troisième film et dut attendre les années 1990 pour revenir à la réalisation de longs métrages. Alberto Seixas Santos n’a, quant à lui, réalisé que trois longs métrages après 1982. Le contexte, toujours difficile, de la production cinématographique portugaise y est sans doute pour beaucoup, mais l’ampleur et la radicalité des projets, ainsi que l’engagement des cinéastes durant la révolution, ont sans doute joué en leur défaveur après les années 1980. C’est qu’en plus d’être deux films éminemment politiques, ces derniers présentent de véritables propositions expérimentales.

La forme d’ensemble de Bon peuple portugais est revendiquée comme telle ; dans le dossier de presse de l’époque[6], rédigé par Teresa Sá, auteure du texte du film, on peut lire en introduction : « Bon peuple portugais est un essai dans le domaine de l’expérimental. »

L’expérimentation passe notamment par la rupture avec certaines normes conventionnelles et par une prise de distance à l’égard du cinéma de la révolution (1974-1975). Ainsi, la voix off n’est ni descriptive ni informative : elle est utilisée pour interpréter un texte plein d’introspection et d’interrogations poétiques. Cependant, cette expérimentation s’opère plus profondément dans la structure même du film qui, refusant une narration linéaire, chronologique ou assujettie au discours, suit cette proposition citée dans le dossier de presse : « Le film est simplement un regard intimiste sur : la naissance-croissance-mort d’une idée qui s’écoule entre le 25 avril et le 25 novembre. » Ce programme conceptuel tient l’avancée du film et renvoie évidemment à la lutte révolutionnaire, mais aussi, plus globalement, à la possibilité d’un nouveau départ, d’une nouvelle société pour le Portugal.

La tentative de lier le son et l’image au sein d’un ensemble synesthésique complexe se déploie ici sur plusieurs domaines : l’image d’abord et son origine, multiple selon qu’elle est archive retrouvée ou scène reproduite, puis le son découpé entre le son de l’archive – parfois resynchronisé –, la bande musicale rajoutée et une voix off – celle de José Mário Branco qui se substitue à la figure de l’auteur, Rui Simões. Le préfixe re-, souvent employé dans la phrase précédente, confirme la sensation de retour permanent qu’opère le film, sorte de va-et-vient entre le présent et le passé, entre la mémoire et ce qu’il en reste, entre les images et le son, entre le spectateur et son émotion. Cette idée du « retour » renvoie directement à la définition même du mot « révolution » : l’usage commun retient qu’elle est un changement historique et social brutal, mais il ne faut pourtant pas oublier qu’en astronomie, « opérer une révolution » indique le temps mis par un astre pour revenir à son point de départ. La Révolution comme Retour. Par cette polysémie poétique et par son mouvement propre, Bon peuple portugais s’éloigne du film de montage classique et devient ce que l’on pourrait appeler un « film-révolution ».

Gestes et fragments offre également un mouvement dialectique clair, divisé en trois segments narratifs incarnés par trois personnalités : le philosophe Eduardo Lourenço dans son propre rôle, le cinéaste Robert Kramer dans le rôle d’un journaliste couvrant la Révolution portugaise, et Otelo Saraiva de Carvalho, l’homme qui dirigea les opérations du renversement du 25 avril 1974. Le film arbore donc les atours d’un documentaire rétrospectif : les protagonistes semblent jouer leur propre rôle, le film capte leurs paroles et interroge l’essence même du processus révolutionnaire.

Au contraire de Bon peuple portugais qui rend hommage aux images de la Révolution et les sublime, Gestes et fragments détourne le regard des images d’archives. Il s’agit pour Seixas Santos, qui a lui aussi participé à la « fabrique » d’un stock d’images de la Révolution à travers sa coopérative Grupo Zero (à l’image du film A Lei da Terra en 1977), de questionner, de confronter les regards et les idées, plutôt que de documenter. La dialectique à l’oeuvre dans le film « vient combler l’image quasi absente de la révolution » (Schefer 2015, 689).

Ce que Gestes et fragments entérine, Bon peuple portugais l’effleure par moments ; les deux réalisateurs prennent des libertés avec les genres cinématographiques et s’émancipent du documentaire et de la fiction, naviguant entre les deux, dépassant ces catégories figées et réductrices. Gestes et fragments surtout, à chaque instant, brouille par son dispositif les codes traditionnels du documentaire et de la fiction, et ce, même dans les plans avec Eduardo Lourenço, comme l’a analysé Raquel Schefer :

À travers un cadrage straubien, la parole de Lourenço est théâtralisée, elle est mise en situation. Entre le corps, la voix et le texte, il s’agit de filmer les rapports de pouvoir et de résistance entre l’autorité du texte et la présence fragile de son auteur. Même cette première ligne narrative, la plus documentaire du film, tend, elle aussi, à la fiction, et, donc, à l’indétermination.

Schefer 2015, 687

Cette indétermination sera capitale pour saisir le cinéma portugais postérieur à la Révolution. Des jalons en avaient été posés dès le Nouveau cinéma portugais (avec Belarmino de Fernando Lopes en 1964, par exemple), mais ce tournant postrévolutionnaire incite à prendre en considération l’idée de « forme-événement ». Schefer (2015) utilise l’expression « forme-événement » pour situer des films, comme celui de Seixas Santos, dont on peut observer l’impact de la réflexion historique sur la révolution – d’un point de vue historique – et les apports dans le cinéma même – d’un point de vue esthétique.

En outre, Schefer a montré que le travail de Seixas Santos avec Otelo Saraiva de Carvalho a inclus une préparation, une mise en scène : alors même que Saraiva de Carvalho semble assumer le rôle d’un témoin dont le propos devrait être spontané, le texte a en fait été écrit et construit après plusieurs entretiens entre le réalisateur et le militaire. Ce dernier a dû apprendre le texte, glissant ainsi ostensiblement vers le statut d’un véritable acteur de cinéma.

L’« acteur » Otelo

En effet, il y a dans ces deux films réflexifs une figure commune inévitable : Otelo Sairava de Carvalho. Son rôle se situe aux confins d’une réflexion sur l’héritage de la Révolution et de la mémoire de l’icône qu’il avait pu y incarner.

Dans le dispositif de Seixas Santos pour Gestes et fragments, Otelo Sairava de Carvalho est l’une des trois figures choisies par le cinéaste pour témoigner de son rôle dans le processus révolutionnaire, et se trouve en contact direct, par l’habileté du montage, avec le philosophe Lourenço, auteur en 1975 d’Os Militares e o Poder (« Les militaires et le pouvoir »). Le sous-titre du film reprend cet intitulé comme pour en proposer un prolongement naturel sous forme d’essai : « ensaio sobre os militares e o poder » (« essai sur les militaires et le pouvoir »). Ce que fait apparaître ainsi la figure d’Otelo, au prisme de la mémoire de la Révolution et du temps venu de son bilan, est ainsi explicité par Luís Trindade :

Le problème avec le processus révolutionnaire, et avec le comportement ouvertement politique d’unités militaires telles que le COPCON, était que les soldats étaient effectivement engagés en politique, ce qui, pour Lourenço, était une contradiction de fait. […] Les soldats ne sont pas censés s’engager dans la politique parce qu’ils ne sont pas censés penser. Lorsqu’ils commencent à penser, les conséquences politiques sont inévitablement désastreuses, impliquant l’impasse ultime pour la révolution. À ce moment-là, le montage intervient, et toutes ces idées apparemment raisonnables sur la nature de la vie et de la politique militaire présentées par le philosophe sont juxtaposées à l’interview d’Otelo, dans laquelle ce dernier démontre une remarquable capacité pour penser, en général, et pour proposer une analyse politique sophistiquée du contexte qui a amené les forces armées portugaises à enclencher le processus révolutionnaire. Ainsi, pendant que Lourenço théorise l’incompatibilité entre l’armée et la pensée, Otelo prouve son habilité à penser politiquement.

Trindade 2014, 60, notre traduction

Figure permettant de complexifier ce rapport entre le pouvoir politique et l’institution militaire, Otelo apparaît également très brièvement comme « acteur » dans Bon peuple portugais ; « acteur », car il s’agit bien là aussi d’une séquence mise en scène par Rui Simões.

Vers la fin du film, pour signifier définitivement la fin du processus révolutionnaire enclenché avec ses camarades, Otelo apparaît, assis, dans une petite pièce, contemplant à la télévision le visage de Ramalho Eanes – un autre militaire, stratège du contrecoup d’État du 25 novembre 1975 amorçant l’écartement définitif du parti communiste des sphères du pouvoir politique, et finalement premier Président de la 3e République portugaise en 1976. Au-delà du décor et des symboles identifiables dans la séquence – hymne portugais en fond, décor carcéral rappelant qu’Otelo fut emprisonné après le 25 novembre 1975 –, la symétrie entre le zoom arrière initial et le zoom final centré sur l’écran de télévision clôt une certaine mémoire du processus révolutionnaire, tout en faisant allusion, dans une énième saillie debordienne – Rui Simões rappelle qu’il fut sensible au situationnisme lors de son exil en France et en Belgique –, à l’avenir social et politique portugais, moderne et technologique, c’est-à-dire télévisuel et spectaculaire.

Dans les deux cas, Otelo incarne une référence immédiate aux événements révolutionnaires et un idéal pour certains : au moment de la réalisation de ces films, il est encore tout à la fois personnage historique et acteur du mouvement social et politique de son pays. En même temps, son image est ici complexifiée dans l’un et l’autre film : soit qu’elle fasse jaillir la possible pensée politique d’un militaire, en contrepoint des idées de Lourenço, chez Seixas Santos, soit qu’elle fasse de lui une icône déchue et déjà promise à un avenir sombre chez Simões.

*

Ces deux projets de cinéma au destin chaotique semblent ainsi naître de la nécessité de clore une période de crise. Le temps de l’urgence militante glisserait naturellement vers un temps du regard rétrospectif et de la réflexion critique. Cette apparente clôture d’un cycle peut néanmoins être lue comme une ouverture. La Révolution a continué de hanter le cinéma de Seixas Santos, et la ferveur politique a permis à Simões de poursuivre sa carrière de documentariste engagé. Peut-être qu’au lieu de clore le processus révolutionnaire et sa représentation in vivo, ces films ont plutôt, en creux, contribué à « disséminer Avril » dans un certain cinéma portugais contemporain (Pedro Costa, Miguel Gomes, Susana de Sousa Dias, pour ne citer qu’eux).

Il en va de même avec Otelo Saraiva de Carvalho, qui apparaît comme une figure ambiguë entre « acteur » historique d’un événement fondateur du Portugal contemporain et « acteur » de cinéma, dans une sorte d’élan performatif qu’il retrouvera d’ailleurs en 2001 dans La nuit du coup d’État de Ginette Lavigne, film dans lequel il remet en scène et rejoue les moments qu’il passa dans le poste de commandement de Pontinha, dirigeant les opérations du renversement du 25 avril. Ici, l’acteur, étrangement seul et silencieux, se révèle paradoxalement loin de l’action…