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Introduction

Parler du féminisme autochtone[1] n’est pas simple, particulièrement en Amérique latine. D’abord, parce qu’à l’intérieur même du mouvement autochtone, on remet souvent en question l’existence d’un tel féminisme. Ensuite, parce que plusieurs courants le traversent et, sans s’opposer totalement, divergent du fait de leurs stratégies de lutte. Les féminismes autochtones, souvent niés par les féministes occidentales parce qu’ils ne sont pas le produit des milieux universitaires, le sont aussi par plusieurs femmes autochtones qui considèrent qu’il s’agit d’un concept importé du discours des femmes blanches et ne représente pas la cosmovision des peuples autochtones d’Amérique latine. Pour comprendre les féminismes autochtones latino-américains, il faut prendre en considération qu’ils interpellent moins le patriarcat que l’ensemble des oppressions imposées par la colonisation, lesquelles sont toujours en place bien que de façon différente selon les contextes. Le féminisme autochtone, en tant que mouvement social et politique, émerge dans le contexte d’un projet de résistance, de décolonisation et d’opposition à la domination blanche amorcée en 1492. Rappelons que la conquête cherchait à imposer un système social basé sur la hiérarchie raciale et sexuelle où les autochtones et les femmes étaient au bas de l’échelle et, par la suite, au temps des indépendances, un modernisme eurocentriste qui méprisait leurs cosmovisions. Plus de cinq siècles plus tard, le féminisme autochtone poursuit ses luttes pour se démarquer du « féminisme eurocentrique », problématisant la relation néolibéralisme-colonialisme-identité autochtone et réagissant au racisme et au sexisme introduits par la conquête, de même qu’aux oppressions imposées par la colonisation dont le patriarcat, la « colonialité » (la persistance des structures coloniales après l’avènement des indépendances nationales) et les concepts occidentaux de « genre » et de « sexe ».

Se basant sur une recension de recherches, d’études et d’articles produits par des intellectuelles reconnues dans le domaine du féminisme latino-américain et plus précisément, des féminismes autochtones et des luttes pour les droits des femmes autochtones, notre article vise à présenter une introduction aux féminismes autochtones. De ce fait, nous présentons un portrait des principales caractéristiques et des controverses qui traversent ces féminismes. Les féminismes autochtones cherchant à se démarquer des féminismes occidentaux comme une manière de décoloniser le concept, nous mettons l’emphase sur ces différences telles que soulignées par des chercheures féministes autochtones.

Nous avons divisé notre article en trois parties : dans la première, nous réfléchirons sur les principales différences entre les féminismes autochtones et les féminismes occidentaux en mettant en relief les structures héritées du colonialisme; dans la deuxième partie, nous aborderons quelques féminismes autochtones d’Amérique latine et, dans la troisième, nous conclurons avec une réflexion sur la diversité des féminismes et sur les féministes autochtones d’Amérique latine.

Féminismes autochtones d’Amérique latine : au-delà du patriarcat

En Amérique latine, les oppressions patriarcales peuvent être perçues comme un résultat de la colonisation. Lors de la présentation de son livre « Feminismos desde Abya Yala »[2], Francesca Gargallo (2012) soulignait que le féminisme autochtone interprète les efforts des femmes pour le « mieux-vivre » (el Buen Vivir) en harmonie avec soi-même et en dialogue avec les autres femmes de sa communauté, tout en visant l’amélioration des conditions de vie des femmes et des filles de leurs peuples. L’auteure faisait référence également aux « théories du féminisme autochtone », mettant ainsi en relief l’existence de différentes tendances et nuances (Gargallo 2012 : 7). Les chercheures Forciniti et Palumbo (2012), comme d’autres auteures avant elles (Scott 1993; Braidotti 2000; Butler 2004), soulignent également l’impossibilité de catégoriser « la femme autochtone » comme portrait d’une femme unique, en raison des multiples croisements du sexe et du genre avec d’autres variables comme la race, la classe, l’ethnie et le territoire, entre autres. Forciniti et Palumbo (2012) soulignent les quatre dimensions selon lesquelles les femmes autochtones d’Amérique latine sont décrites : en tant que femmes, en tant que latino-américaines, en tant qu’autochtones et en tant que pauvres. La position « latino-américaine » dénote la subordination du sous-continent aux pays du Nord. Rappeler ces multiples manières d’être subordonnées nous semble important car le « féminisme occidental » ou hégémonique, a souvent été centré sur les luttes d’égalité de genre contre le patriarcat méconnaissant ainsi d’autres oppressions comme le racisme, l’hétérosexisme, le capitalisme, le colonialisme et les luttes pour la terre (Chirix 2007; Gargallo 2012; Gomez 2011; Lugones 2008). De ce fait, ce féminisme aura ignoré la cosmovision autochtone de la dualité et la vision holistique de la relation de l’être humain avec la nature.

Les féminismes autochtones latino-américains partagent certaines caractéristiques importantes qui les distinguent du « féminisme occidental ». Nous en présentons quatre qui nous semblent fondamentales : dualité équilibrée plutôt que binarisme hiérarchique[3] ; fronts de lutte unique pour le territoire et contre les structures coloniales, le patriarcat et le capitalisme; sujet collectif et dual; et finalement, ancrage communautaire et territorial.

Dualité équilibrée plutôt que binarisme hiérarchique

En majeure partie, les féminismes autochtones latino-américains partagent l'idée qui a été bien documentée, par exemple, au sein de la cosmovision andine selon laquelle le binarisme hiérarchique entre le féminin et le masculin n'existe pas. Néanmoins, certaines études montrent les tensions entre genre, sexe et systèmes culturels. C’est le cas des femmes Nahuas (Puebla, Mexique) qui se sont organisées pour exiger le respect de leurs droits, non seulement de la part de l’État mais aussi des hommes de leur communauté, questionnant des hiérarchies de genre qui limitaient leurs possibilités en tant qu’entrepreneures (Mejia 2008). Citons également le cas des femmes Wayuu, en Colombie qui problématisent les enseignements de la culture autochtone où les droits collectifs prennent toute la place, laissant de côté d’importants droits individuels tels les luttes contre la violence domestique (Boscán 2007). Il s’agit de deux exemples mais ces tensions ont été abordées par plusieurs études qui questionnent la dualité non binaire des cosmovisions autochtones (Benhabib 2002; Mohanty 2003; Pequeño 2009; Sieder 2009). Cependant, tel que souligné, pour la majorité des féminismes autochtones, les deux pôles existent mais ils sont, soit complémentaires, soit en dualité équilibrée, avec des nuances (Estermann 1998; Marcos 2010). Le concept de « genre » est lié au fait colonial et non à la cosmovision de ces peuples (Lugones 2008; Gargallo 2012). Quant à l’hétérosexisme et au patriarcat, ils accompagnent le concept de genre.

Par ailleurs, certains peuples reconnaissaient l’homosexualité et des pratiques transsexuelles comme les mushes ou transgenres zapotèques au Mexique (Gargallo 2012). L’existence de l’homosexualité chez les peuples autochtones est de nos jours parfois niée de l’intérieur même des communautés, ce qui force des femmes autochtones lesbiennes à quitter leurs communautés rurales et à adhérer à des féminismes urbains lesquels, en règle générale, sont plus radicaux et moins fermés à leur orientation sexuelle (Gargallo 2011, 2012). En relation à cette différence, il y a lieu aussi d’indiquer que le binarisme hiérarchique introduit par la colonisation est souvent adopté par des hommes autochtones qui profitent de cette hiérarchie pour accéder à des positions de pouvoir politique ou économique (Segato 2011). Cela ne réfute pas le fait qu’il préexistait, d’après certaines auteures, un « patriarcat de basse intensité » dans la cosmovision andine, par exemple (Rivera Cusicansqui 1993; Segato 2011). Pour certaines chercheures dont la féministe aymara Julieta Paredes (2017), les sociétés précolombiennes avaient déjà, avant la conquête, un système de castes et de hiérarchie entre les sexes dont celui mis en place par l’empire Inca.

Certaines études réalisées par des féministes soulignent que la complémentarité de la cosmovision andine fut transformée en une « obligation unidirectionnelle » de service de la femme envers l’homme, le tout masqué par un discours de justification s’appuyant sur certains us et coutumes ancestraux (Gargallo 2011, 2012; Segato 2011; Lugones 2008). Pour Lugones (2008), il s’agit d’une complicité entre l’homme colonisé et le colonisateur afin d’accéder aux structures de pouvoir coloniales. Si le fait de se ranger du côté du colonisateur par rapport à la structure genrée de la nouvelle société favorisait le positionnement des hommes autochtones, on peut aussi imaginer qu’en plus de l’existence d’une certaine complicité, des hommes autochtones mobilisaient une stratégie de survie dans la nouvelle hiérarchie sociétale.

Fronts de lutte unique pour le territoire et contre les structures coloniales, le patriarcat et le capitalisme

Une deuxième grande spécificité des féminismes autochtones latino-américains réside dans la conjonction entre la lutte contre le patriarcat et celle contre les structures coloniales qui perdurent créant ce que certains auteurs désignent comme étant le « colonialisme interne ». Il s’agit de l’oppression exercée par l’État qui maintient ces structures discriminatoires qui institutionnalisent la négation des droits à l’égard des Peuples Originaires comme l’exigence de parler l’espagnol pour accéder à certains postes au gouvernement ou le sous-financement des écoles bilingues (espagnol-langue autochtone) (Patzi 2000; Gonzalez Casanova 1965). C’est ce que d’autres auteurs nomment « colonialité du pouvoir » (Quijano 2000; Mignolo 2001). La lutte contre le patriarcat et la colonisation y est menée de front. La décolonisation ne concerne pas uniquement les communautés autochtones et l’État-nation mais également les relations intra-communautaires. D’une part, cette lutte est vue comme collective, celle des hommes et des femmes qui composent une communauté (Forcini et Palumbo 2012). En ce sens, les féminismes autochtones vont se battre contre un système de pouvoir qui comprend la modernité occidentale, la colonialité du pouvoir et le patriarcat. D’autre part, la lutte porte en priorité sur les droits collectifs, avec une emphase sur les droits territoriaux où s’inscrit leur communauté. Ces droits collectifs priment sur les droits individuels, contrairement à ce qui a cours dans les féminismes occidentaux. Ceci n’implique pas que ces féminismes ne luttent pas pour certains droits individuels tel le droit de choisir le nombre d’enfants ou contre la violence domestique. Cependant, tel qu’indiqué et de l’avis de femmes autochtones elles-mêmes, les luttes concernant les droits collectifs sont prioritaires (Gilas et Murillo 2017; Valladares de la Cruz 2008; Radcliffe 2014).

Sujet collectif et dual

Découlant des différences précédentes, une autre grande différence des féminismes autochtones latino-américains par rapport au féminisme occidental viendrait du fait que le sujet de la lutte est un sujet collectif qui comprend la femme et l’homme. Les féminismes autochtones, en général, ne conçoivent pas une lutte contre les hommes mais une lutte conjointe ayant pour but de rétablir ce qu’on appelle en langue quechua l’« ayllu », la communauté (Arnaud 2013), reposant sur la dualité complémentaire et équitable. Cette lutte s’inscrit dans leur cosmovision autochtone précolombienne où la femme est « femme » et « homme » du fait de son appartenance à une communauté où la complémentarité est essentielle. L’un n’existe pas sans l’autre (Paredes 2008; Estermann 1998; Marcos 2010).

Pour ces féminismes autochtones, l’ayllu est le lieu de vie de tous, hommes et femmes en harmonie avec la nature. Dès lors, la coopération des hommes dans leurs combats est fondamentale car leur exclusion signifierait la fin de la communauté de base, qui est par définition, dualiste. Tous les éléments de la nature, y compris l’être humain, comprennent deux pôles complémentaires et non hiérarchiques, dont le féminin et le masculin. La structure territoriale est basée sur cette conception duale de l’ayllu.

Estermann 1993

Ancrage communautaire et territorial

Les féminismes autochtones latino-américains s’opposent à la vision universaliste du concept d’« équité de genre », notion centrale de presque tout le féminisme occidental, revendiquant des féminismes situés, enracinés dans leur identité culturelle et dans la spécificité de leur cosmovision. La plupart des féminismes autochtones voient dans la catégorie d’analyse de la théorie du genre une théorie de l’égalité des sexes, au caractère universaliste, ne prenant pas en considération des éléments croisés tels la race, l’ethnie, la classe, l’orientation sexuelle ou l’appartenance au territoire. En ce sens, on considère que ce concept fait partie d’un féminisme hégémonique, classiste, blanc-métis et ethnocentriste contre lequel plusieurs féministes autochtones se sont élevées (Gargallo 2010; Paredes 2008; Amoros 2000; Rivera Carretas 1994; Anzalua 1990). On postule la nécessité de créer de nouvelles théories féministes, hors de ce courant mainstream qui obéit surtout à la logique d’homogénéisation du monde. Cette logique est mise de l’avant notamment par les agences des Nations-Unies qui financent des projets de développement axés sur l’égalité de genre mais également de manière dominante dans les milieux intellectuels et universitaires occidentaux. En lieu et place, les féminismes autochtones revendiquent un « féminisme situé » dont l’identité est rattachée au territoire et à l’histoire dont il provient, comme le souligne Márgara Millán, militante féministe mexicaine :

Je vais à la ressource de la "voix propre" non comme une essence pure, épargnée par le temps et les hybridations culturelles. Au contraire, je considère que cette appropriation que font les femmes autochtones en différents contextes de discours féministe […] y compris discours sur leurs propres traditions et différences culturelles, sont leur propre fusion pour « être » dans le monde et construire un lieu qui leur soit propre, rattaché à leur territoire et leur culture. L'agence des femmes autochtones est une agence située et en dialogue avec des discours multiples [Les caractères gras et la traduction sont de nous].

Millán 2006 : 37

La tension entre le « féminisme de l’égalité » prôné par la théorie du genre et le « féminisme situé », le premier perçu comme un féminisme libéral, homogénéisant les luttes de toutes femmes autour du patriarcat et des droits consacrés dans la loi (Gargallo 2012; Paredes 2017; Lugones 2008, par exemple) et le deuxième reconnaissant la différence culturelle et territoriale, des oppressions différentes et donc, le besoin de stratégies de lutte diversifiées, constitue un point de convergence avec les luttes des femmes autochtones d’autres parties du globe. Tel est le cas, par exemple, du Mouvement des femmes autochtones du Canada qui ont lutté contre la Loi sur les Indiens (1876) qui retirait leur statut aux femmes ayant épousé des hommes non-autochtones (Arnaud 2014) ou des Algériennes autochtones musulmanes qui, confrontées à une ontologie politique enfermée dans l’islam, se sont battues pour obtenir des droits politiques (Gadant 1995).

Ces quatre différences permettent de visualiser qu’aux différences non hiérarchisées entre les sexes, la conquête a imposé des rapports raciaux et hiérarchiques entre les sexes mais, également, des différences avec le féminisme occidental (blanc, onusien, universitaire, dépendamment de son lieu d’énonciation). Celui-ci a été longtemps un féminisme à tendance eurocentrique véhiculant l’idée que toutes les femmes font face aux mêmes problématiques et devraient donc, unies dans la « théorie de genre », emprunter le chemin d’une même lutte contre le patriarcat. Celui-ci constitue pour plusieurs courants « l’ennemi principal », discours pour lequel Christine Delphy fait figure de référence (Delphy 1998). Ceci étant dit, il est important de souligner que même le féminisme blanc occidental est parcouru par plusieurs courants, y compris du fait d’influences d’autres féminismes. Le « féminisme intersectionnel », repris par des féministes blanches mais issu du « Black Feminism » par exemple, reconnaît les multiples oppressions dont sont victimes les femmes dépassant la violence patriarcale. En effet, ce dernier a donné naissance au concept d’intersectionnalité qui est au coeur de la période désignée comme la troisième vague du féminisme. Le livre d’Angela Davis, Women, Race and Class (1981) est un des textes fondateurs de ce féminisme, lequel s’éloignant du féminisme institutionnel et hégémonique, met en relief les différentes oppressions vécues par les femmes noires. En cela, les féminismes autochtones se rapprochent de ce féminisme qui s’oppose aussi au « féminisme occidental » vu comme un féminisme de « l’égalité », notamment une égalité de forme qui n’existe pas dans le monde occidental mais qui existait dans les contrées prétendument moins civilisées sous la forme de la complémentarité et/ou de la dualité avant la colonisation. Ainsi, il est possible de reconnaître les contributions de féministes blanches, tout en faisant de la place aux parcours de recherche et aux politiques propres à d’autres contextes et luttes féministes. C’est, par exemple, ce que proposait en 1989 la chercheuse et militante Trinh T. Min-ha dans son livre Women, Native, Other: Writing Postcoloniality and Feminism ou plus récemment, Linda Tuhiwai Smith (2013) dans son ouvrage Decolonizing Methodologies et ce, même si la fin recherchée est souvent la même : le traitement équitable des hommes et des femmes.

Tous les féminismes, paradoxalement, interpellent le même système de domination capitaliste et patriarcal mais en orientant leurs revendications selon un axe spécifique : le féminisme occidental s’attaque au patriarcat et au sexisme; les féminismes autochtones et le « Black Feminism » souhaitent l’éradication du racisme et du colonialisme. De ci et de là, les différents féminismes parlent de domination et d’oppression mais ils interrogent rarement les structures idéologiques héritées du colonialisme tel le racisme, la religion monothéiste ou l’hétérosexisme. Ces structures comportent des caractéristiques particulières quand elles affectent les peuples autochtones car les expériences de discrimination mettent en relation plusieurs variables : ethnie / race, sexe / genre, classes sociales, culture et territoire. Tel que véhiculé par le concept d’intersectionnalité, il ne s’agit pas d’additionner les oppressions car elles se fusionnent et sont interdépendantes. Dans ce sens, loin de cloisonner les différentes oppressions dans une multiplicité d’axes de différenciation sociale, l’intersectionnalité postule une approche intégrée et interactive d’articulation des dispositifs de discrimination (Bilge 2009).

Le féminisme autochtone présente divers visages, notamment communautaire, urbain, lesbien ou ancré dans un territoire précis, selon la diversité des problèmes auxquels font face les femmes autochtones et les luttes qu’elles jugent prioritaires. Dans l’impossibilité de traiter tous ces visages dans le contexte d’un article d’introduction au sujet, nous en avons retenu quelques-uns que nous présentons plus loin. Les revendications relèvent généralement des droits collectifs, des droits territoriaux ou de la reconnaissance des cultures; le respect des cosmovisions est au coeur des multiples luttes créatives des femmes autochtones. Tel qu’indiqué, dans la section suivante, nous allons présenter quatre de ces courants du féminisme autochtone : d’abord le féminisme communautaire et les féminismes urbains et ensuite, deux féminismes territoriaux : le féminisme andin et le féminisme zapatiste. Cette courte sélection ne nie pas l’existence d’autres féminismes autochtones tels les féminismes « territoriaux » mapuche (Chili) ou chicana (Mexique / États-Unis) pour ne nommer que ceux-là mais permet d’illustrer certains aspects de la diversité des féminismes autochtones latino-américains.

Quelques courants du féminisme autochtone d’Amérique latine

Féminisme communautaire et féminismes autochtones urbains

En Amérique latine, les élites « criollas » marginalisent les peuples autochtones et davantage les femmes autochtones et leurs mouvements identitaires, un phénomène baptisé « colonialisme interne », mentionné plus haut. Le rejet des premières nations (peuples originaires) par les « criollos » fait des autochtones des « minorités » ou « ethnies », des « étrangers » sur leur territoire ancestral. Ce colonialisme interne impose de surcroît une division des genres binaires entre masculin et féminin où le premier domine le second.

Le féminisme communautaire s’oppose à ces deux oppressions. D’une part, il affirme son identité par rapport à son territoire et à sa communauté, refusant de faire des peuples autochtones des « autres » sur leurs propres terres. D’autre part, il adhère à la vision de la dualité tel que celle présente dans la cosmogonie andine. Pour Julieta Paredes, une des fondatrices de ce courant et féministe aymara, cette dualité signifie altérité sans hiérarchie, différence dans l’égalité pour vivre en communauté (Paredes 2008). Il s’agit d’un « féminisme communautaire » qui ne s’auto-définit pas comme « féminisme autochtone ». Il est issu de la réflexion des femmes aymaras et xinkas qui identifient leur corps à la terre et qui cherchent à construire un « mieux-vivre » (el Buen Vivir) pour toutes les femmes dans leurs « territoires de vie », ce qui devient selon cette approche, une identité politique. Pour les femmes quechuas de la région andine, la commune est l’« ayllu » ou le jatun ayullu, lieu d’organisation nucléaire andine. Leurs luttes visent le bien-être de la communauté, qui est synonyme de terre, de territoire, de matrice de vie et de culture (Martin 2009). La femme s’identifie à la Pachamama, source de vie, d’identité et de vie harmonieuse.

Parmi des adhérentes au féminisme communautaire, certaines femmes ont adopté la perspective binaire du monde occidental, tandis que d’autres gardent la vision de la dualité sans hiérarchie. D’autres femmes encore se sont converties à la vision catholique traditionnelle de la relation entre les sexes, acceptant de subir la discrimination des hommes qui ne les reconnaissent pas comme des égaux dans les plus hauts lieux politiques, à l’instar de la hiérarchie de l’Église catholique. C’est le cas de certaines zapotèques d’Oaxaca au Mexique, du Chaco paraguayen et bolivien et de la région d’Ayacucho au Pérou (Gargallo 2012). Cette perspective s’éloignant du principe du féminisme communautaire de l’altérité sans hiérarchie, ces femmes sont considérées, par plusieurs, comme dissidentes de ce féminisme. Cependant, pour certaines de ses tenantes, le féminisme communautaire consiste à faire « communauté de femmes » à partir de la collectivité et celle-ci peut revêtir différentes formes. En fait, ce glissement pourrait aider à réinventer des communautés pour améliorer la condition des femmes (Cruz Hernandez 2020).

De plus, il existe un féminisme communautaire qui assume la dualité comme une totalité et non comme une complémentarité (dualité primordiale) (Gargallo 2013). Pour les tenantes de ce courant, la dualité complémentaire conduit à l’infériorisation des femmes à partir de la complémentarité avec les hommes qui est, en fait, une complémentarité hiérarchique homme-femme (chacha-warmi, en langue quechua). Ces divers positionnements nous permettent de parler de différentes tendances du féminisme communautaire, les nuances étant même suffisamment importantes, parfois, pour conduire à des courants presque opposés mais qui se rejoignent sur l’importance de la communauté et du territoire matrice de vie et de culture.

À l’autre bout du spectre, par rapport à ce féminisme communautaire, on trouve les féminismes urbains aussi divisés que le féminisme communautaire. Ces féminismes urbains, en général blancs ou métis, ont été rejoints par quelques femmes autochtones lesquelles, influencées par les théories du genre, adoptent des revendications de droits individuels tandis que d’autres plaident pour de meilleures conditions de vie pour les femmes en se référant aux « droits humains des femmes autochtones » (Paredes 2008; Gargallo 2012). En règle générale, les féministes autochtones vivant dans des milieux urbains et militant pour des droits égaux subissent plusieurs violences, notamment de la part des hommes autochtones, du personnel des forces de l’ordre ou d’employés d’entreprises transnationales. En milieu urbain, des violences sont souvent dirigées vers les autochtones lesbiennes, tant de la part d’autres femmes autochtones que par des hommes, considérant qu’elles trahissent la morale et les valeurs propres aux peuples autochtones. Cependant, quand on sait que l’obligation de l’hétérosexualité fut imposée au temps de la conquête et que, selon plusieurs études, en Mésoamérique et aux Andes précolombiennes, le genre était fluide, on peut se questionner sur le sens de cette critique (Allard 2013; Díaz 2018; Ardren 2008). Néanmoins, le « féminisme autochtone lesbien » existe et représente un des courants du féminisme dit « autonome ». Ce dernier se définit, non pas en lien avec le milieu rural ou urbain mais par sa rupture avec d’autres féminismes rattachés à différentes institutions, notamment le milieu universitaire, l’ONU et les partis politiques (Gargallo 2012). Cependant, il est particulièrement présent dans les villes.

Les femmes autochtones qui ont migré vers les villes sont confrontées à d’importantes discriminations et sont souvent exclues des politiques publiques. Elles ne s’identifient pas toutes au féminisme urbain présent dans les villes, incarné surtout par des femmes blanches ou métisses, bien que quelques-unes l’aient tout de même rejoint.[4] En effet, le vécu des femmes autochtones vivant dans les villes est très différent de celles vivant dans des communautés rurales. En arrivant en ville, elles doivent se refaire une identité, tant individuelle que collective. Le machisme des hommes autochtones est souligné par plusieurs de ces femmes, dont des Lencas du Honduras, des Aymaras du Pérou et des femmes autochtones de Querétaro, au Mexique (Gargallo 2013, 2014). Le plus souvent, les femmes travaillent contre la discrimination que subissent les femmes autochtones sans s’identifier comme féministes : elles se reconnaissent comme des activistes pour les droits des femmes ou comme appartenant au mouvement des femmes autochtones. Souvent, ces femmes naviguent dans les eaux instables du mouvement autochtone et du féminisme autochtone, devant faire des compromis entre les deux. Alors, bien que leurs revendications soient indéniablement féministes, souvent elles préfèrent situer leurs luttes dans le cadre revendicatif de l’identité ethnique. De plus, elles doivent composer avec le peu d’appui du mouvement féministe non autochtone et avec la résistance de certains dirigeants autochtones (Picq et Sofio 2013).

Chaque féminisme autochtone est différent et répond à une historicité propre à sa culture et à son territoire. Dans la vaste majorité des cas étudiés, les femmes autochtones féministes, par le fait de se reconnaitre comme telles, affrontent de manière accrue le racisme et le colonialisme en plus de la misogynie et de la violence sexiste, indépendamment du fait qu’elles défendent conjointement des droits collectifs comme les territoires ou des droits individuels. Le patriarcat latino-américain est comme une trame où se croisent le patriarcat du colonisateur, celui d’avant la colonisation et le « nouveau » patriarcat issu du « colonialisme interne », imposé par les « criollos ». Ainsi, le néolibéralisme perpétue l’oppression du capitalisme en étant, tout comme lui, consubstantiel au sexisme et au racisme érigés comme système lors de la conquête. À cela s’ajoute le classisme, s’appropriant les corps et le travail des femmes autochtones qui travaillent souvent dans des manufactures dans des conditions de grande précarité ou dans le service domestique. La violence inouïe contre les femmes autochtones et le nombre de féminicides au Mexique, en Colombie, au Guatemala ou au Honduras ont été dénoncés par plusieurs études. La violence spécifique faite aux femmes qui travaillent pour les droits de la personne (évitant de se dire féministes pour ne pas froisser leurs communautés) a notamment été soulignée dans une étude de la Comision Interamericana de Derechos Humanos (2017), dont le paragraphe 74 indique :

L'État a un plus grand devoir de protéger les femmes autochtones défenseures des droits humains puisqu'elles sont victimes de multiples formes de discrimination en raison de leur race et de leur origine ethnique; par le fait d'être des femmes et en raison des conditions dangereuses dans lesquelles elles effectuent leur travail de promotion des droits de l'homme [Notre traduction].

CIDH 2017 : § 74

La dénonciation du patriarcat autochtone est d’ailleurs plus évidente dans les féminismes autochtones urbains, le féminisme communautaire ne faisant pas de l’oppression patriarcale un enjeu de lutte séparé.

Féminismes « territoriaux » : le « féminisme andin » et le « féminisme zapatiste »

En Amérique latine, il y a au moins deux féminismes dont l’identité tient au territoire d’émergence : le « féminisme andin » et le « féminisme zapatiste ». Bien qu’ils épousent d’autres tendances du féminisme autochtone, ils ne sont pas présents dans l’ensemble du sous-continent latino-américain. Le féminisme andin se veut un féminisme communautaire enraciné dans la cosmogonie andine. On le retrouve dans toute la région andine d’Amérique du Sud, débordant ainsi des frontières nationales. Le féminisme zapatiste, de son côté, est surtout présent dans la région du Chiapas, au Mexique. Résumons les principales caractéristiques de ces féminismes.

Le féminisme andin est porté surtout par les femmes quechuas des Andes. Il émerge dans le contexte de la cosmovision andine, laquelle s’articule autour du concept de « Abya Yala », expression quechua qui, rappelons-le, signifie « Tierra madura » (terre mûre) (Gargallo 2012; Pacari Vacacela 2002). La cosmovision andine préconise une perspective dialectique et dualiste du monde : la terre et le ciel, la pluie et la sécheresse, l’homme et la femme, ce qui est dur, ce qui est mou, etc. L’être humain est partie prenante de la nature, enfant de la terre, la Pachamama. L’espace géographique des Andes est au coeur de la cosmovision car la nature y est tenue pour sacrée. Les femmes quechuas travaillent pour le « Buen Vivir » (mieux vivre) dans l’unité des femmes et des hommes. Cette unité s’appuie sur la complémentarité et la réciprocité, d’où leur rejet du concept d’« égalité de genre » qui vient, selon leur vision, rompre l’équilibre dans les relations entre les femmes et les hommes en favorisant un antagonisme plutôt qu’une dualité. Plusieurs femmes quechuas voient dans ce principe du féminisme occidental une théorie néocoloniale, bourgeoise, individualiste et porteuse de division (Paredes 2008; Gargallo 2011, 2012). Raquel Rodas (2002), qui est associée au Mouvement des Femmes de l’Équateur, critique les politiques d’équité de genre élaborées par le gouvernement, en soulignant que ces politiques n’ont aucun sens pour les femmes autochtones qui n’ont pas besoin d’être égales à d’autres personnes, qu’il s’agisse des hommes ou des femmes : Égales à qui ? Égales pourquoi ? Les femmes quechuas travaillent pour le Buen Vivir des femmes et des hommes, en équilibre complémentaire et dans leur communauté.

D’après la féministe quechua équatorienne Blanca Chancoso, le féminisme andin est un « féminisme de la différence » : « Nous affirmons qu’il y a une particularité autochtone […] notre vision ainsi que notre façon d’aborder les sujets sont différentes » [Notre traduction][5] (Chancoso 1999 : 19). Bien que cela puisse sembler être une vision « essentialiste » de l’identité, elle ne fait pas référence, comme l’énonce Luce Irigaray (1977), à la différence sexuelle mais à l’articulation du féminisme andin avec la communauté (la llacta ou jatun ayllu), c’est-à-dire à l’appartenance des femmes au territoire. Pour les femmes andines, la lutte pour l’identité ne peut pas se dissocier de la lutte pour la terre et leur propre culture. Elles reconnaissent que leur expérience du monde vient d’un corps sexué, donc différent de celui des hommes mais pas inégal. Dans leur vision, quand les hommes travaillent la terre ou fécondent la femme, ils ont une relation d’« interdépendance » envers la Pachamama ou les femmes mais cette relation n’en est pas une de domination, les deux parties jouant un rôle dans la relation. Pour ces féministes, la relation femme-homme est une relation politique où chacun a un rôle mais non pas une relation de genre hiérarchique (Gargallo 2012).

Enfin, dans ce féminisme, il existe des « espaces pour femmes seulement » où les femmes échangent sur des thèmes relatifs à leur sexualité ou pratiquent l’« affidamento », qui est une forme de médiation entre femmes (Paredes 2008). De ce fait, il s’agit bien d’un féminisme de la différence mais de la différence dans la dualité sans hiérarchie, dans l’appartenance au territoire, ce qui le distingue du féminisme de la différence occidentale qui est un féminisme mettant en relief la différence de la « féminité » des femmes (Gargallo 2012). La vision anthropomorphique de la terre intégrée au féminisme andin place les femmes autochtones dans une perspective épistémologique très différente de celle de la science académique occidentale. Les femmes quechuas, sujet politique du féminisme andin, déploient un féminisme communautaire, luttant d’abord pour les droits collectifs liés au territoire et, en second lieu, pour leurs droits individuels (Cucuri 2007).

Au coeur du féminisme zapatiste, les femmes autochtones du Chiapas ont commencé à faire entendre leurs revendications de manière ouverte, en plus de celles de leurs communautés, en 1994, lors de l’apparition de l’Armée zapatiste de libération nationale, EZLN. Ces revendications sont un phénomène récent, les luttes des femmes mexicaines ayant débuté à l’époque coloniale. Il s’agit d’une histoire peu connue, transmise oralement et qui relève d’une « […] autre histoire, celle du temps long et cyclique des 500 ans de résistance » (Masson 2008). Les femmes du Chiapas ont toujours participé aux soulèvements des peuples autochtones. Au XVIIIe siècle, elles ont appuyé une révolte contre l’impôt colonial et dans les années 1860, elles se sont mobilisées contre les lois libérales concernant la tenure de la terre. Bien qu’elles vivent sous l’oppression des rapports de race, de classe ou de colonialité et que les rapports sociaux de sexe furent ignorés, ces Autochtones ont fait partie des rébellions. Dès la colonisation, les femmes chiapanecas (du Chiapas) ont eu à subir différentes oppressions. D’abord, sous le modèle colonial de « l’encomienda », l’administration religieuse contrôlait leur sexualité et leur imposait l’organisation patrilinéaire. Plus tard, au cours du XVIIIe siècle, pendant le régime d’exploitation agraire des « fincas » ou haciendas, les femmes ont été soumises au « servage » et au « sexage » (Guillaumin 1992), travaillant pour le patron et devant de plus accepter des pratiques comme le « droit de cuissage ». Avec la fin du régime des haciendas, les femmes sont entrées comme employées dans le service domestique. Là, elles étaient assujetties à « des traits du rapport féodal de l’hacienda » (Masson 2008).

En 1974, bien que des femmes aient participé activement au mouvement autochtone, leur contribution se situait surtout au niveau de la logistique, questionnant, aux côtés des hommes, le discours national qui affirmait que le Mexique est une nation métisse et homogène. Ce discours métissophile et assimilationniste, qui niait l’existence des populations autochtones, servait la mission modernisatrice de l’État et convertissait la femme autochtone en « réceptacle de la semence de l’homme blanc ». Il s’agissait d’un « blanchissement » de la race, pour le bien de la nation (Lankin Nascimento 2003, cité dans Masson 2008).

Lors du Congrès autochtone de 1974, les femmes du Chiapas ont participé aux réflexions et aux discussions sur leur culture et sur la question agraire. Au cours de ces années, des changements importants dans l’économie nationale, affectée par l’émigration des hommes partis occuper des emplois créés dans le sillage du boom pétrolier, ont obligé les femmes à travailler dans le secteur informel. Cela a favorisé les échanges entre les femmes ainsi que leur regroupement en coopératives et dans des espaces de formation ouverts par des religieuses du diocèse de San Cristobal, initiatives inspirées de la théologie de la libération. Cependant, la revendication des droits spécifiques des femmes a été renforcée par l’Armée zapatiste de libération nationale, en 1994. Le 1er janvier 1994, le mouvement zapatiste fait connaître aux niveaux national et international la Loi révolutionnaire des femmes, qui décline les revendications des femmes autochtones en dix points, allant des conditions salariales au droit de décider du nombre d’enfants qu’elles veulent et au droit à une vie sans violence (Masson 2008). Cette loi est devenue un symbole d’égalité entre les hommes et les femmes et a ouvert la possibilité de lutter contre des traditions oppressives. En effet, avant l’énonciation de cette loi, les femmes autochtones du Chiapas (Mexique) avaient souffert de discriminations spécifiques en raison du sexe, de la race et de l’ethnie contre lesquelles elles ont lutté, de même qu’à côté des hommes contre les oppressions racistes.

Des efforts de rencontre ont été déployés entre les femmes zapatistes et le mouvement autochtone urbain mais ont été anéantis par une brèche entre les visions des femmes urbaines, le plus souvent métisses, et celles des femmes autochtones du Chiapas ou du Mexique profond, les deux groupes de femmes ayant construit leur identité à travers des luttes différentes. La tendance des femmes urbaines à imposer leurs vues de manière hégémonique a eu comme conséquence, lors du premier congrès national des femmes autochtones en 1997, d’empêcher les femmes autochtones vivant dans des centres urbains de participer autrement qu’à titre d’observatrices (Hernandez Castillo 2002). Le fossé culturel qui les sépare est devenu évident à travers leur opposition à un article interdisant l’infidélité dans la « Seconde loi révolutionnaire des femmes ». Là où les femmes urbaines voient l’influence du discours conservateur de l’Église, les femmes autochtones veulent se protéger contre l’infidélité et la bigamie que les hommes justifient au nom des « traditions ». Le même genre de controverse a entouré la loi contre la violence domestique (référence de la loi). Alors que les femmes urbaines exigeaient des peines d’emprisonnement sévères, les femmes autochtones souhaitaient plutôt des peines plus souples car l’absence de leur mari risque de les priver de soutien économique (Masson 2008).

De fait, comme le souligne Chandra T. Mohanty (1991), la violence des hommes doit être interprétée au sein de contextes spécifiques, afin de trouver des mesures de lutte appropriées. Les identités ethniques, de classe et de genre des femmes chiapanecas sont substantiellement différentes de celles des féministes urbaines. Les premières voient les deuxièmes comme participant d’une idéologie individualiste héritée du féminisme libéral occidental. Ainsi, l’agenda des femmes autochtones du Chiapas ne converge pas toujours avec les luttes du féminisme mexicain urbain. Les femmes autochtones du mouvement zapatiste cherchent à se démarquer des féminismes métis et occidentaux, en s’appuyant sur les cosmovisions des peuples autochtones fondées sur la dualité, la complémentarité et la réciprocité homme-femme (Sanchez 2005, cité dans Masson 2008).

Réflexions sur la diversité des féminismes et sur les « féminismes autochtones » d’Amérique latine — remarques conclusives

Quand on se penche sur la situation des femmes autochtones d’Amérique latine impliquées dans la défense des droits de leur communauté et des droits des femmes, on observe qu’elles entretiennent un rapport conflictuel avec le féminisme occidental, qu’elles considèrent comme une idéologie hégémonique et homogénéisante. Cette opposition est encore plus prononcée à l’endroit du courant féministe qui soutient « l’égalité de genre ». En effet, bien que les féministes autochtones aient adopté quelques concepts véhiculés par les théories du genre tels l’équité, les droits des femmes ou la violence intrafamiliale, elles affirment leur attachement au principe de la dualité et mènent une lutte conjointe contre la colonialité du pouvoir, le racisme, la mainmise sur leurs territoires et le patriarcat. Elles s’opposent à l’universalité de la notion de « femmes » et construisent un féminisme décolonisé et situé dans une conception dynamique d’antagonismes croisés. La diversité est une des caractéristiques des femmes autochtones : certaines se considèrent et se reconnaissent féministes, d’autres déploient une action féministe s’appuyant surtout sur leur identité ethnique. Il y aussi des femmes autochtones qui rejettent le féminisme en bloc et ne se soucient que des droits collectifs de leur communauté. Au-delà de ces différences, ces courants de féminisme autochtone latino-américain ont assez en commun pour tisser des alliances dans la lutte commune contre la mondialisation néolibérale et la dépossession des terres par les sociétés transnationales qui oppriment tant les femmes que les hommes partout au monde.

D’après Francesca Gargallo (2012), on peut identifier quatre tendances parmi les femmes autochtones : 1) des femmes qui travaillent pour le « mieux vivre » (Buen vivir) des femmes de leurs communautés en tenant compte du contexte culturel, en revendiquant la dualité homme-femme et ne s’identifiant pas comme féministes ; 2) des femmes qui travaillent pour les droits des femmes de leur communauté en collaboration avec les féministes blanches et métisses, en se percevant comme leurs « égales » ; 3) des femmes autochtones qui se réclament d’un féminisme autochtone autonome en dialogue mais aussi dans un rapport critique avec les autres féminismes ; 4) des femmes qui rejettent le féminisme parce qu’elles y voient là une pensée occidentale et urbaine. Le féminisme autochtone latino-américain est ainsi fait de plusieurs courants en devenir, traversés par des tendances diverses, dont l’écoféminisme ou le féminisme autochtone lesbien, entre autres.

Dans l’article « Under Western Eyes: Revisited: Feminist Solidarity through Anticapitalist Struggles », Mohanty (2003) plaide pour un « féminisme transnational », apte à lutter contre le capitalisme responsable du racisme et du sexisme et au service de l’accumulation du capital transnational. Cette accumulation, tout comme au moment de la conquête, dépossède les peuples autochtones de leurs territoires, impose une culture et une épistémologie méconnaissant leur cosmovision, fait des femmes autochtones des subalternes parmi les subalternes. De ce point de vue, « décoloniser » ne signifie pas simplement d’adopter une autre manière de penser mais de s’ouvrir à une pluralité de savoirs, de registres et de manières de vivre ne se limitant pas à ceux issus du monde occidental. Comme le montre la diversité des féminismes autochtones, il est possible d’être féministe avec une approche territoriale ou communautaire loin des visions et pratiques individualisantes, luttant également contre des oppressions spécifiques aux femmes dans leurs contextes de vie. Comme nous l’avons vu, certaines féministes autochtones concentrent leurs luttes contre les violences corporelles menant de façon croissante à des féminicides, comme les féministes autochtones de différentes régions du Mexique; d’autres, comme celles des Andes, mènent leurs luttes pour la défense de leurs territoires dont les communautés sont dépossédées au profit des entreprises minières. C’est au nom de ces spécificités qu’elles considèrent prioritaires, qu’elles s’opposent au féminisme occidental, surtout celui qui épouse l’égalité de genre car il concentre ses luttes autour du patriarcat.

Plaider pour l’unité des luttes du mouvement féministe ne suppose aucunement que les femmes soient un groupe homogène. Cette homogénéité n’existe ni dans les féminismes occidentaux ni dans les féminismes autochtones d’Amérique latine. En somme, bien qu’il y ait des oppressions communes et des inégalités qui affectent toutes les femmes, il y a lieu de ne pas minimiser les inégalités ou les disparités de traitement dont jouissent ou que subissent certaines femmes, au nom d’une condition commune, qu’elle soit biologique ou construite. Les femmes autochtones plaident pour leurs propres luttes, revendiquant leurs différences. Toutefois, à l’intérieur de leurs mouvements, il y a aussi des controverses et des différences. Comme nous l’avons vu, les différents courants féministes interpellent non seulement le système de domination capitaliste et patriarcal, qui affecte le mouvement autochtone et les relations entre les sexes, mais également les interrelations sur divers plans, notamment économiques, sociaux et culturels. Les structures patriarcales héritées du colonialisme s’ajoutent aux discriminations sexistes présentes avant la conquête et les renforcent, les doublant d’oppressions ethniques et raciales. Ces différentes formes d’oppression affectent surtout les femmes autochtones.

Les alliances et constructions conjointes entre les femmes travaillant pour les droits des femmes, qu’elles soient occidentales ou autochtones, ne se feront pas sans l’acceptation des différences de contextes et de luttes mais aussi sans la reconnaissance de situations de pouvoir et de domination entre les femmes elles-mêmes. Travail difficile, certes, mais seul chemin possible pour faire face au système d’oppression que subissent les femmes dans leur diversité, d’une part et, d’autre part, pour construire une unité de luttes capable de subvertir la matrice du pouvoir et l’exclusion dont sont victimes les femmes autochtones d’Amérique latine. Pour faire un changement dans ces luttes, il y a lieu de sortir des préjugés entre les différents féminismes et leurs ontologies, qu’elles soient autochtones, blanches, universitaires, urbaines ou autres. Il serait ainsi possible de renouveler la pensée et l’action politique vers l’émancipation de toutes les femmes dans un dialogue situé et sans naturalisation essentialiste ou positionnements épistémiques hiérarchiques.