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Introduction

En 1993, les droits fonciers coutumiers des Aborigènes et insulaires du détroit de Torrès furent reconnus et traduits dans le système légal australien par une loi fédérale : le Native Title Act (NTA). Dans le cadre de cette loi, le titre foncier autochtone est un ensemble de droits et d’intérêts (bundle of rights), et non un titre de propriété. Seuls les droits et intérêts fonciers « traditionnels », c’est-à-dire ceux étant issus des systèmes normatifs coutumiers en vigueur avant l’acquisition de la souveraineté par la Couronne britannique, peuvent être reconnus (voir entre autres Dousset et Glaskin 2009 ; Glaskin 2003 ; Strelein 2009 ; Sutton 2003). La reconnaissance légale des droits fonciers autochtones cesse là où ces droits, tels que définis dans le cadre du NTA, sont considérés comme éteints par d’autres droits et usages fonciers. Les propriétés privées et administratives sont exclues des revendications foncières. Dès 1994, les Aborigènes Noongars cherchèrent à obtenir la reconnaissance légale de leurs droits et intérêts fonciers sur un vaste territoire du Sud-Ouest australien. Leur démarche les a conduits devant les tribunaux, puis les a engagés dans des négociations politiques avec le gouvernement australien, transportant ainsi leurs revendications d’un espace territorial à un espace également économique et politique[44]. Ce processus qui se poursuit depuis plus de 25 ans est révélateur des difficultés rencontrées par les Autochtones dans leurs relations aux institutions étatiques australiennes.

Les revendications foncières autochtones en Australie relèvent légalement du domaine de la tradition. L’État australien construit ses propres définitions antagonistes de la « tradition » et de la « modernité[45] », catégories politiques et légales pensées comme étant mutuellement exclusives (Bernard 2018). Il a le pouvoir et les appareils pour les concevoir comme des réalités, et non comme de simples représentations. Il a également la capacité de les imposer. Dans certains contextes, il est attendu des Autochtones australiens d’être traditionnels ; dans d’autres, au contraire, ils doivent démontrer leur modernité. Ils sont placés dans l’une ou l’autre de ces catégories, jamais dans les deux en même temps. Pour obtenir la reconnaissance de leurs droits et intérêts fonciers coutumiers, les Noongars durent ainsi démontrer qu’ils étaient restés traditionnels. En effet, les aspirants à la reconnaissance de leurs droits et intérêts fonciers autochtones doivent prouver que, au moment de l’acquisition de la souveraineté par la Couronne britannique sur les terres qu’ils revendiquent (1829 pour les Noongars), ils constituaient une société dont le système normatif formulait des lois et coutumes régissant l’occupation et l’utilisation de la terre. Ils doivent également prouver qu’ils forment toujours la même société et que ces lois et coutumes ont, depuis, été observées de manière continue. Inversement, lors des négociations qui suivirent, ils durent recourir à des technologies, pensées par le gouvernement comme étant modernes, pour se faire entendre de l’État d’Australie-Occidentale et peser dans les négociations[46]. L’État se montra prêt à leur faire confiance dès lors que des éléments de gouvernance et des objectifs de développement économique furent arrêtés.

Nous verrons dans cet article comment le concept de « nation noongar », développé dans le contexte du Sud-Ouest australien, est devenu le principal outil politique stratégique du processus de négociation entre les Autochtones et l’État. Selon la définition qu’en donne Patrice Canivez, professeur en philosophie morale et politique, la nation moderne renvoie à « [une] communauté historique caractérisée par une culture propre, une conscience collective et une revendication de souveraineté politique » (2004 : 27). Cette conception de la nation dépasse l’opposition classique entre nation ethnique ou culturelle et nation civique ou politique (Canivez 2004 ; Patez 2006). Pour Fabrice Patez, la nation « ethno-démocratique » incarne l’idéal-type de la nation moderne du fait qu’elle est « imaginée à la fois comme une communauté ethnique – le peuple ethnos – et comme une société moderne et démocratique – le peuple demos » (2006 : 18, en italique dans l’original). Il fait de la question de la souveraineté l’élément déterminant de ce concept. Dans le contexte du Sud-Ouest australien, l’idée de « nation » a permis aux Noongars d’ébranler les définitions antagonistes de la tradition et de la modernité que l’État australien construit et leur impose, et de se façonner une place dans la nation australienne contemporaine en améliorant leur situation sociale, économique et politique (Bernard 2018 ; SWALSC et Host 2009).

Je montrerai comment, dans le cadre de leurs revendications, les Noongars se sont longtemps tenus à l’écart, du moins en apparence, des discours internationaux sur l’autochtonie en tentant de se dissocier de cette catégorie politique internationale dont l’État australien se méfiait. En défendant l’idée d’une nation noongar au sein de la nation australienne, ils énoncent le principe d’une souveraineté politique interne. Toutefois, depuis l’adoption du NTA, la communauté noongar a été marquée par des conflits internes et ces revendications ne sont pas ou ne sont plus unanimes. Depuis 2012, avec l’émergence d’un mouvement plus radical organisé autour d’une tente-ambassade, certains Noongars se sont ralliés aux discours internationaux sur l’autochtonie et réclament la reconnaissance de leur « souveraineté » sur leurs terres ancestrales. L’analyse proposée des divers processus de revendication des Noongars contribue à enrichir les réflexions sur les différentes conceptions de l’autochtonie, de la nationalité et de l’identité.

À partir de cet exemple australien, cet article invite, en effet, à considérer la notion d’« autochtonie » dans toute sa complexité. Il démontre qu’il s’agit d’une catégorie politique et contingente ne pouvant être abordée qu’au prisme des contextes particuliers dans lesquels elle est formulée et dans lesquels de multiples acteurs lui donnent divers contenus spécifiques, pas nécessairement concordants, voire contradictoires. Dans son acception onusienne – sur laquelle je reviendrai –, elle se doit d’être appréhendée comme un instrument malléable permettant aux peuples qui s’en réclament de devenir visibles, d’être entendus et reconnus, et non comme une catégorie naturelle et essentialiste. La construction d’un collectif transnational est une force qui ne doit pas voiler la diversité des expériences autochtones, y compris à des échelles très locales. Au-delà des instances internationales, cette stratégie ne se déploie pas uniformément et avec la même vigueur selon les contextes historiques, sociaux et politiques. Il existe une multitude de manières d’être Autochtone et de comprendre cette identité ; cette diversité ne se traduit toutefois pas par des degrés différents d’authenticité sur une échelle supposée de l’autochtonie. Seule l’étude concrète des réalités sociales contemporaines des peuples autochtones permet de saisir ces processus.

Des tribunaux aux négociations politiques : de droits et intérêts fonciers symboliques à un ensemble de bénéfices concrets

Entre 1994 et 2000, soixante-dix-huit revendications foncières noongars, qui se chevauchaient et s’entrecoupaient, furent portées par différentes familles aborigènes du Sud-Ouest australien (Barcham 2008 ; Bradfield 2006). L’organisation officielle chargée de représenter les revendications foncières des Noongars est le South West Aboriginal Land and Sea Council (SWALSC). Le SWALSC est un Native Title Representative Body (NTRB), un organisme régional reconnu par l’État fédéral assistant les Aborigènes aspirant à la reconnaissance de leur titre foncier autochtone dans tous les aspects de leurs revendications. Il est composé d’un conseil plénier et d’un comité de direction, où seuls des membres du SWALSC peuvent être élus ou nommés, c’est-à-dire des Noongars de plus de dix-huit ans. Le SWALSC s’affaira au regroupement des soixante-dix-huit revendications en une seule et unique revendication foncière. L’organisation procéda par étapes, enregistrant dans un premier temps six revendications intermédiaires[47] auprès de la Cour fédérale d’Australie. Puis, en septembre 2003, le SWALSC déposa le Single Noongar Claim (SNC) au nom de l’ensemble des Noongars. Cette revendication unique entendait couvrir l’ensemble du territoire noongar, une zone de près de 200 000 km2 comprenant une population autochtone d’environ 27 000 personnes réparties en 218 groupes familiaux (Bradfield 2006). Le SNC ne fut cependant jamais officiellement enregistré car la Cour fédérale considéra que le SWALSC n’avait pas obtenu la permission de toute la communauté noongar. Le SNC reste donc constitué des six revendications intermédiaires.

À la demande de l’État d’Australie-Occidentale et de l’État fédéral, qui en étaient les principaux opposants, le Combined Metro Claim (Metro Claim) – la revendication correspondant à la région métropolitaine de Perth – fut jugé devant la Cour fédérale en 2006, séparément du reste du SNC. Perth étant la capitale de l’Australie-Occidentale, les enjeux politiques et économiques étaient majeurs. Les États invoquèrent le temps considérable que prendrait la finalisation de cette revendication et souhaitaient qu’elle soit traitée dans les plus brefs délais. Ce premier jugement (Bennell v Western Australia [2006]) rendu visait à déterminer, d’une part, si, pour la région concernée, il existait une société noongar traditionnelle au moment de l’acquisition de la souveraineté par la Couronne britannique en 1829 et, d’autre part, si la société noongar contemporaine était issue de cette société traditionnelle et faisait preuve d’une continuité culturelle. Ces exigences impliquaient pour les Noongars de former toujours la même société, respectant les mêmes lois et coutumes. La législation australienne relative aux revendications foncières autochtones conçoit une société comme une entité stable et immuable, détachée de tout contexte interculturel, dont les membres sont unis par l’observation d’un même système normatif dont les règles internes peuvent être mises en évidence et analysées de manière objective et sans ambiguïté. Le concept légal de « société » impose ainsi une conception des groupes autochtones figée dans le temps, éloignée de leur réalité sociale et les privant de leur capacité d’adaptation et de leur flexibilité, alors que, pour la plupart des anthropologues, une société est un ensemble de relations sociales ; elle peut avoir différentes formes et se renouvèle au fil du temps (Glaskin et Dousset 2011).

Le 19 septembre 2006, le juge Wilcox rendit un verdict favorable aux Noongars. Il détermina huit droits fonciers coutumiers noongars qui pourraient être légalement reconnus dans la région de Perth, mais également dans l’ensemble du Sud-Ouest australien, et dont les modalités devraient être précisées ultérieurement :

  1. to live on and access the area;

  2. to use and conserve the natural resources of the area for the benefit of the native title holders;

  3. to maintain and protect sites within the area, that are significant to the native title holders and other Aboriginal people;

  4. to carry out economic activities on the area, such as hunting, fishing and food-gathering;

  5. to conserve, use and enjoy the natural resources of the area, for social, cultural, religious, spiritual, customary and traditional purposes;

  6. to control access to, and use of, the area by those Aboriginal people who seek access or use in accordance with traditional law and custom;

  7. to use the area for the purpose of teaching, and passing on knowledge about the area, and the traditional laws and customs pertaining to it;

  8. to use the area for the purpose of learning about it and the traditional laws and customs pertaining to it (Bennell v Western Australia § 841).

Le verdict du juge Wilcox créa la surprise générale en Australie car, au vu des jugements précédents dans le cadre du NTA, la reconnaissance des droits fonciers autochtones dans une région aussi urbanisée et peuplée par des habitants non autochtones était peu probable. En avril 2007, l’État d’Australie-Occidentale et l’État fédéral firent appel de cette décision devant la Cour fédérale plénière (Bodney v Bennell [2008]). Dans leur verdict du 23 avril 2008, si les juges de la Cour fédérale plénière ne remirent pas en question les faits établis par le juge Wilcox concernant l’existence d’une société noongar au moment de la colonisation, ils firent état d’erreurs dans l’interprétation de la législation du NTA et décidèrent que le Metro Claim devait être rejugé devant un autre juge fédéral.

Malgré leur déception, le verdict du juge Wilcox et la décision de la Cour fédérale plénière permirent aux Noongars, représentés par le SWALSC, de s’imposer comme des interlocuteurs influents face à l’État d’Australie-Occidentale et l’État fédéral. Après consultation des demandeurs, le SWALSC décida de ne pas faire appel du verdict de la Cour fédérale plénière, mais d’insister auprès de l’État d’Australie-Occidentale pour résoudre le SNC au moyen d’un processus formel de négociation. Sortir du processus juridique des revendications foncières autochtones fixé par le NTA permettait également aux Noongars d’élargir leurs revendications, passant d’un espace territorial à un espace également économique et politique. En effet, davantage qu’une simple reconnaissance symbolique d’un ensemble de droits et d’intérêts fonciers sur un nombre limité de parcelles – ce qu’accorde le NTA en cas de jugement favorable –, ces négociations avaient le potentiel de leur offrir des avancées foncières concrètes et des opportunités économiques, sociales et politiques.

Les négociations entre le SWALSC et l’État d’Australie-Occidentale se déroulèrent sur la base de l’élaboration de six Indigenous Land Use Agreements (ILUAs), un par région intermédiaire couverte par le SNC. Ces accords n’ont toujours pas été ratifiés. Dans l’éventualité où ils le seront, ils viseront à encadrer les échanges entre les Noongars et leurs interlocuteurs quant à la manière dont le territoire sera utilisé et les ressources, exploitées, dans chaque région concernée. Ensemble, ces six ILUAs constituent l’accord global auquel sont parvenus l’État d’Australie-Occidentale, le SWALSC et les demandeurs noongars. Cet accord inclut la reconnaissance officielle des Noongars comme propriétaires traditionnels du Sud-Ouest australien par une loi du Parlement ; la mise en place d’un système de gouvernance noongar pour assurer la gestion des droits, des intérêts et des biens obtenus ; la création d’un capital financier et d’un domaine foncier noongars ; la cogestion du domaine de conservation ; un accès aux terres de la Couronne pour les Noongars ; la révision du régime de protection du patrimoine noongar et des plans régionaux de développement stratégique (Government of Western Australia 2017a, 2017b). Le capital financier sera constitué d’un fonds bloqué pour une durée de douze ans. Chaque année, pendant cette période, le fonds sera approvisionné de 50 millions AUD versés par l’État et les Noongars recevront 10 millions AUD pour le fonctionnement de leur système de gouvernance, lequel sera constitué de six corporations régionales soutenues par une corporation centrale, formant ainsi un réseau en étoile[48]. La composante financière de l’accord s’élèvera pour finir à 1,3 milliard AUD, en comptabilisant les intérêts générés. À cela s’ajouteront 6,5 millions AUD pour la mise en place du système de gouvernance ainsi que 5,3 millions AUD et un terrain dans la ville de Perth pour la construction d’un centre culturel noongar. Le domaine foncier qui leur sera attribué pourrait quant à lui compter jusqu’à 300 000 hectares de terres classées comme réserves naturelles ou de tenure à bail et jusqu’à 20 000 hectares de terres en pleine propriété. Des propriétés, au nombre de 121, seront également cédées par l’État pour répondre aux problèmes de logement des Noongars. Tous les actifs que l’accord attribuera aux Noongars seront transférés au Noongar Boodja Trust (NBT), un fonds perpétuel en fiducie. Une fois créé, le fonds sera géré pendant douze ans par un fiduciaire professionnel nommé conjointement par des représentants de l’État d’Australie-Occidentale et des représentants noongars. Les Noongars pourront ensuite décider de le prendre en main en créant une société dont l’administration de ce fonds sera la seule activité. Cette transition devra également être approuvée par l’État.

Les ILUAs contiennent des points communs aux six revendications (la création du capital financier, par exemple) et d’autres qui leur sont particuliers. Ils furent signés par le premier ministre Colin Barnett le 8 juin 2015 et soumis au National Native Title Tribunal (NNTT) en vue de leur enregistrement. Cet accord est décrit par le gouvernement comme « the most comprehensive native title agreement proposed in Australian history, comprising the full and final resolution of all native title claims in the South West of Western Australia » (Government of Western Australia 2017a : 2). Le SWALSC et l’État d’Australie-Occidentale ont commencé à s’affairer à sa mise en place, mais il ne pourra être officialisé que lorsque tous les recours juridiques à son encontre auront été réglés.

Construire une nation noongar : l’instrument politique stratégique du SWALSC

Pour consolider la conscience collective ayant émergé avec le rassemblement progressif des Noongars autour du SNC, convaincre l’État d’Australie-Occidentale de négocier et s’imposer face à lui en tant que partenaire de poids, le SWALSC a entrepris de concrétiser l’idée d’une nation noongar. Bien que son emploi remonte sûrement à l’influence que l’activisme des Autochtones d’Amérique du Nord eut sur les Aborigènes d’Australie dans les années 1960 et 1970, Manuhuia Barcham (2008 : 271) note que le terme « Noongar Nation » commença à être utilisé de manière accrue par les leaders noongars dans les années 1990, lorsque s’offrit à eux la possibilité d’obtenir la reconnaissance de leurs droits et intérêts fonciers coutumiers. D’une part, l’élaboration de la nation noongar se base sur l’affirmation des Noongars en tant que communauté historique, dotée d’un territoire et d’une « culture », mais aussi en tant que communauté de sang. Le SWALSC cherche à renforcer l’idée d’une communauté noongar présentée comme étant naturelle (un peuple ethnos), du fait que les Noongars partageraient une « culture » spécifique depuis des temps immémoriaux. D’autre part, la nation noongar est surtout un instrument politique par le biais duquel les Noongars, au-delà de la simple résolution de leurs revendications foncières, pourront résoudre les difficultés sociales, économiques et politiques auxquelles ils sont confrontés. Le SWALSC s’efforce d’en développer et d’en asseoir l’aspect sociétaire (un peuple demos), fonctionnant par accord, pour donner aux Noongars les moyens de prendre le contrôle de leur avenir.

Une communauté noongar historique, « culturelle » et biologique

Au moyen de divers supports – documents (voir par exemple SWALSC 2010a, 2010b, 2010c), site Internet, page Facebook –, le SWALSC formalise et diffuse la définition d’une identité noongar articulée autour de trois piliers : « Culture », « Country » et « People ». Ce qui sous-tend la notion de « culture » mobilisée par le SWALSC ressort d’une stratégie politique : elle est avant tout pensée comme un outil de distinction identitaire. Suivant l’exemple de Manuela Carneiro da Cunha (2010 : 77), j’emploie la notion de « culture » entre guillemets pour signifier qu’il s’agit d’une notion qui « appartient à un métalangage, elle est une notion réflexive qui d’une certaine façon parle à propos d’elle-même ». S’intéresser à la « culture » permet de prendre en compte ce que les Noongars disent de leur culture et donne à voir que la « culture » est un marqueur aux contenus difficiles à percevoir que ces derniers déploient afin d’affirmer leur spécificité. Elle est pour eux synonyme de tradition, elle renvoie à des manières de faire rarement explicitées et à une relation spirituelle à la nature et à la terre pensées comme étant ancestrales. Le SWALSC recourt à la notion de « culture » comme à une ressource symbolique unificatrice présentée comme une liste de caractéristiques ou de manières de faire (les protocoles du Welcome to Country[49], la chasse, la pêche et la cueillette, les danses et les chants, etc.). La seule évocation de la notion de « culture » (noongar) suffit pour souligner une différence, une antécédence et une authenticité légitime.

Mais la définition de l’identité noongar que le SWALSC façonne s’ancre en premier lieu dans l’appartenance à une communauté de sang, un sang partagé qui est la condition du partage culturel, qui lui confère une « authenticité » inaliénable. Par le biais de cette représentation essentialisante et génétique, l’identité noongar devient incontestable et distinctive. Comme le remarque Laurent Dousset à propos des aboriginalités pensées comme étant transmises par le sang, « [ce] qui était jadis un stigmate colonial – la substance corporelle héritée – est désormais traité par les premiers intéressés eux-mêmes comme la substance véritable de leur authenticité […] » (2014 : 146). L’expérience vécue, l’apprentissage et la transmission sociale et culturelle viennent ensuite renforcer et confirmer cette identité biologique fondamentale. Le SWALSC reconnaît les diverses interprétations que les Noongars peuvent avoir de leur identité, mais cherche avant tout à faire valoir et à diffuser une unité culturelle, unité qui se fonde sur l’héritage partagé de la transmission d’une identité de sang.

La frontière identitaire que le SWALSC érige entre les Noongars et la population australienne non aborigène ne doit cependant pas devenir clivante. Pour ne pas figer l’identité noongar, le SWALSC tente de pourvoir la notion de « culture noongar » d’un contenu et d’un vécu palpables. En effet, l’organisation souhaite donner une réelle place aux Noongars dans la nation australienne. Pour ce faire, elle s’efforce de réconcilier les deux régimes d’historicité (Hartog 2003) qui sont imposés aux Noongars : d’une part, un régime d’historicité cyclique marqué par l’importance de la structure et l’absence de changements causés par des événements particuliers ; d’autre part, le régime de l’histoire coloniale, avec le changement, la chronologie des événements et le progrès qui auraient arrachés de manière irréversible les Noongars à leurs traditions et auraient entraîné leur effondrement culturel. Le SWALSC reprend des éléments de la culture aborigène mythique développée par l’État australien dans le cadre du Native Title Act en cultivant des expressions de la culture aborigène qui lui sont familières et acceptables. Tout à la fois, il lui insuffle des considérations économiques et politiques, qualités dont elle avait été dépourvue. Le SWALSC présente ainsi une « culture noongar » structurellement stable, c’est-à-dire qui connaîtrait des changements ne l’affectant pas de manière fondamentale, mais dont l’expression et la mise en pratique sont intelligibles dans le monde contemporain et reconnaissables par l’État. Par l’enracinement biologique, la définition et l’usage de la « culture » comme critère de distinction de l’autochtonie, le SWALSC cherche à contribuer à l’émergence d’une nation noongar vivant au sein de, et en interaction avec, la nation australienne.

Une communauté politique noongar relativement autonome

Au-delà de l’affirmation des Noongars en tant que communauté de sang, partageant une même histoire et dotée d’un territoire et d’une « culture », le SWALSC entend restaurer leur liberté de vivre de la manière dont ils le souhaitent, selon leur culture (Canivez 2004 : 28). Dans le cadre des négociations, le concept de « nation » a permis au SWALSC d’exiger un certain degré d’autonomie pour la communauté noongar. Il s’agissait de défendre l’idée d’une nation noongar bénéficiant d’une relative autonomie au sein de la nation australienne, et non d’une nation noongar totalement souveraine et indépendante. Dans une vidéo publiée sur la page Facebook du SWALSC, Glen Kelly[50], directeur général de l’organisation de 2006 à 2015, déclare :

Self-determination is […] an important reason for this agreement. This means having the ability to have control of our own affairs without having to rely on government. This agreement provides a giant step forwards towards self-determination and it has the potential to empower Noongar people to the point where we become self-reliant for the things that matter most to us

SWALSC 2014b

Pour accorder aux Noongars une place dans la nation australienne tout en leur attribuant la responsabilité des domaines les concernant, le SWALSC orienta le contenu des négociations de sorte à répondre à des attentes bureaucratiques et financières (la mise en place d’un système de gouvernance, la création d’un fonds monétaire), parallèlement à l’exigence d’une reconnaissance officielle des Noongars comme propriétaires traditionnels du Sud-Ouest australien, à la constitution d’un domaine foncier ou encore à la cogestion des parcs nationaux et réserves naturelles.

Pour le SWALSC, la mise en place d’un système de gouvernance permettrait à la communauté noongar de rester unie et de s’organiser politiquement, de devenir une nation prospère. Ce système viserait à limiter les conflits d’intérêts et permettrait la participation noongar la plus large possible. Il garantirait que les actifs des Noongars soient gérés de manière sûre et efficace et que ces derniers en sont bien les bénéficiaires. Ce système apparaît également comme un moyen pour l’organisation de présenter à l’État une structure familière et rassurante qu’il pourrait reconnaître et approuver. Les Noongars prendraient ainsi, d’après le SWALSC, leur futur en main et seraient en mesure de gérer leur fonds financier et leur domaine foncier et d’élaborer des programmes culturels, sociaux et économiques selon leur vision.

La participation des Noongars s’accomplirait à différents degrés. Ils sont d’ores et déjà membres, au regard de leur ascendance, de l’un des six ILUAs. Comme il sera question plus loin, cela concerne tous les Noongars, à l’exception d’une minorité ayant ouvertement refusé de se rallier à l’accord. Les membres des ILUAs pourraient aussi demander à devenir membres des corporations régionales et de la corporation centrale. De nombreux éléments restent à préciser, mais les membres de chaque corporation régionale éliraient quatre directeurs pour les représenter, lesquels nommeraient à leur tour deux directeurs experts. Ces experts, notamment des avocats ou des comptables, seraient sélectionnés en fonction des qualifications et des expertises particulières dont les corporations estimeraient avoir besoin.

Les six corporations régionales seraient épaulées par la corporation centrale sur le plan financier, administratif ou encore légal. Les membres de cette dernière éliraient six des directeurs de son comité de direction, lesquels nommeraient, eux aussi, deux directeurs experts. Afin d’éviter qu’un petit groupe ou qu’une famille ne prenne le contrôle d’une, voire de plusieurs corporations, les directeurs ne pourraient être élus que pour deux mandats consécutifs et ne devenir directeurs que d’une seule corporation à la fois. De plus, une limite à la représentation familiale dans un comité de direction serait fixée : lorsqu’une personne serait élue, ses parents, frères et soeurs, époux ou épouse, et enfants ne pourraient y siéger. Les présidents-directeurs généraux de chaque corporation seraient, quant à eux, sélectionnés par une compagnie de recrutement indépendante, d’après les critères définis par les comités de direction de ces dernières. D’autres comités viendraient compléter cette structure (Government of Western Australia 2017b).

D’après mes observations, cette structure et ses rouages donnent à voir que, malgré son souci de ne pas devenir bureaucratique et d’inclure une majorité de Noongars dans la gouvernance, le système développé par le SWALSC est à la fois fondamentalement bureaucratique et hiérarchique. Cela est dû à la nature même de l’organisation. Son statut de corporation répondant à des exigences de rentabilité, d’efficacité et de transparence entre en contradiction avec la nature de son discours officiel et la vision que de nombreux Noongars se font de leur destin. Toutefois, cette gouvernance bureaucratique est acceptée et validée par mes interlocuteurs noongars[51], car, à leurs yeux, elle permettrait en même temps de prévenir les risques de conflits d’intérêts, de corruption, de clientélisme ou encore de prise de pouvoir par certaines familles. Sa structure formelle répond finalement à des préoccupations qu’ils partagent avec l’État australien.

C’est par l’usage de la notion de « culture » que la dichotomie entre la structure adoptée et le discours diffusé par le SWALSC est atténuée et justifiée. Mick Dodson, activiste politique et universitaire aborigène, et Diane Smith écrivent :

Cultural match is not simply a matter of importing romanticised views of traditional Indigenous structures or authority, and expecting them to handle economic development decisions, financial accounts and daily business management. Creating a cultural match is more about developing strategic and realistic connections between extant cultural values and standards, and those required by the world of business and administration

Dodson et Smith 2003 : 19

Certains éléments considérés comme relevant de la tradition sont sélectionnés et employés par l’organisation pour légitimer ce nouvel ordre bureaucratique inspiré de l’Administration australienne. Ce polissage culturel contribue à le rendre plus représentatif et familier pour les Noongars. Cela lui confère également une spécificité autochtone. Ce système de gouvernance bureaucratique « noongarisé » répond ainsi à la fois aux aspirations des Noongars et aux attentes de l’État. Les Noongars pourraient alors jouer un rôle déterminant dans la nation australienne et, de ce fait, améliorer leur situation sociale, économique et politique. Cet ancrage dans la modernité s’appuie sur la réaffirmation, la valorisation et la diffusion de la « culture » traditionnelle noongar. Par le biais de l’élaboration d’une nation noongar, tradition et modernité deviennent complémentaires, voire indissociables.

Des Noongars divisés

Canivez (2004 : 35-38) met l’accent sur la notion de « conflit » dans la constitution des nations. Selon lui, les conflits externes et internes influent sur l’émergence et la formation de la conscience collective et sur son orientation vers une revendication de reconnaissance ou de souveraineté. D’une part, dans le cadre de conflits externes, les divergences d’opinions au sein d’une nation s’affaiblissent au profit de l’homogénéité culturelle. Il s’agit de défendre la communauté et d’en assurer la survie face à un ennemi commun. D’autre part, lors de conflits internes, le sentiment national se concentre et s’oriente vers la contestation du monopole du pouvoir à l’intérieur de l’État. Il s’agit d’accéder au contrôle du pouvoir.

La communauté noongar est marquée par des conflits internes. Elle est composée d’une multitude d’acteurs aux parcours de vie variés et aux intérêts divergents dont l’unité et le rassemblement ne vont pas de soi. Pour construire une nation noongar unie, le SWALSC cherche à dépasser ces tensions en rassemblant les Noongars face à leur opposant commun : l’État australien. La perception que les membres d’une communauté ont de leur situation commune est le résultat de différents facteurs – historiques, économiques, politiques, géographiques et géopolitiques – et, dans le cas des Noongars, tous ces facteurs sont grandement conditionnés par la situation de conflit qui les a opposés aux colons britanniques, puis à leurs descendants. En tant qu’interprète de la conscience collective noongar, le SWALSC a produit une définition de la nation noongar résultant de cette situation de conflit et tente de la fixer et de la légitimer en « révélant » sa continuité historique. L’organisation présente la nation noongar comme la forme d’association « naturelle » à laquelle tous les Noongars devraient adhérer.

Canivez (2004 : 26) remarque que, « [impliqués] dans une même situation, les membres de la nation ont en commun des problèmes qu’ils ne peuvent résoudre qu’ensemble, même s’ils divergent sur l’interprétation des causes et le choix des solutions ». Les Noongars s’entendent sur les causes de leur dépossession, l’interprétation de l’histoire et leur marginalisation actuelle : ils les attribuent à la colonisation de leurs terres par la Couronne britannique. C’est sur les solutions à adopter pour y remédier, et donc sur la vision du futur, qu’ils s’opposent. La démarche du SWALSC a permis de rallier suffisamment de Noongars à son projet pour que l’accord avec l’État d’Australie-Occidentale soit approuvé par la majorité des Noongars ; tous appartiennent ainsi en théorie à la nation noongar. L’organisation n’est toutefois pas parvenue à mettre un terme à l’ensemble des conflits qui divisent la population locale. Le 8 février 2012, un groupe de Noongars opposé à l’accord érigea la Nyoongar Tent Embassy[52] sur Heirisson Island (Matagarup), une île située sur le fleuve Swan traversant Perth. Ce groupe est composé d’une minorité de Noongars issus de quelques familles ayant refusé d’être incorporées aux revendications les concernant (Bernard 2018). Il serait toutefois trop long et complexe d’en faire l’historique précis dans le cadre de cet article. Ses membres sont unis par leur opposition au SWALSC et aux négociations avec l’État d’Australie-Occidentale. Ils rejettent l’idée de la nation noongar véhiculée par l’organisation dans le cadre de ces négociations tout en appelant eux aussi au rassemblement politique des Noongars[53].

Les protestataires de la Nyoongar Tent Embassy refusent de renoncer à leurs droits et intérêts fonciers coutumiers en échange d’un accord avec l’État d’Australie-Occidentale, et certains d’entre eux demandent un nouveau procès. L’une de leurs accusations principales vise la composante financière des négociations. Ils accusent le SWALSC de vendre les droits et intérêts fonciers coutumiers et la « culture » noongars à l’État d’Australie-Occidentale :

[W]e are the people of this land whose birthright it is to honour our cultural obligations and protect mother earth for future generations... by the lores of the spirits of the dreamtime, it is not ours to give up or sign away, regardless of whatever governmental pressure is forced upon us, whether it’s a land council or simply a government […] IT SHOULD NEVA BE ABOUT MONEY… ITS THE LORE

Nyoongar Tent Embassy 2012

Le SWALSC défend son engagement auprès des Noongars en insistant sur le fait que la préservation et le renforcement de la « culture » noongar et la réappropriation des terres figurent en tête de ses priorités. Pour l’organisation, la création d’un fonds monétaire destiné aux Noongars concourt pleinement à cet objectif. Les discussions avec le gouvernement ne se sont pas limitées à des considérations financières, mais il fallait néanmoins négocier des fonds pour élaborer des programmes culturels, sociaux et économiques, pour entretenir, préserver et développer le domaine foncier et pour mettre en place le système de gouvernance décrit précédemment (Government of Western Australia 2017a, 2017b ; réunion d’information de SWALSC, Quairading, avril 2012 ; SWALSC  2014b). La somme obtenue est l’élément indispensable pour assurer la concrétisation politique, le fonctionnement pratique et le futur de la nation noongar. L’offre financière est, pour le SWALSC, l’instrument qui permettra d’assurer le succès de tous les autres points négociés et de préserver − et même de renforcer − la « culture noongar ». Sans cela, les Noongars resteraient dépendants des différents gouvernements se succédant à la tête de l’État d’Australie-Occidentale.

Le SWALSC cherche à obtenir une certaine autonomie de la nation noongar au sein de l’État d’Australie-Occidentale. Il s’agit d’une forme de souveraineté interne qui, ainsi que le précise Irène Bellier (2009 : 84-85) dans son analyse des mouvements autochtones, se traduit par un degré d’autonomie concédé par les gouvernements en place et respecte l’intégrité territoriale et la souveraineté politique de ces derniers. Le SWALSC ne recherche pas l’indépendance et la sécession de la nation noongar. La démarche de l’organisation s’inscrit au contraire dans la lignée des mouvements autochtones à propos desquels Natacha Gagné et Marie Salaün écrivent pour le Pacifique :

[Ce] que demandent la très grande majorité des mouvements autochtones, c’est la possibilité d’exercer une autonomie à l’interne, en restant citoyens de leurs pays, tout en pouvant profiter de droits supplémentaires par rapport à leurs concitoyens au motif de droits collectifs qui leurs seraient reconnus au nom de leur histoire partagée de dépossession, d’exclusion et de domination, de leurs modes de vie propres et de leurs capacités en tant que sociétés autonomes avant d’être colonisés, ainsi que de leur situation actuelle comme communautés et cultures menacées

Gagné et Salaün 2010 : 21-22

Les protestataires de la Nyoongar Tent Embassy s’opposent à cette vision pour revendiquer une forme plus radicale de souveraineté. Ils soutiennent l’idée d’un traité ou d’une décision de la Cour internationale de justice. Ils contestent le monopole politique qu’exerce le SWALSC et souhaitent faire entendre leur conception de la souveraineté, sans toutefois ne jamais la définir ou préciser ce que cela impliquerait. Je n’avais pas recueilli d’informations à ce sujet lorsque je m’étais rendue à la Nyoongar Tent Embassy en mars 2012, juste après sa création. Tentant d’obtenir davantage de précisions, j’adressai aux protestataires un message auquel il me fut répondu :

We are still the owners of this land. The government illegally occupy land they stole and are breaching international law. […] We have sovereignty. It was never ceded. We have to get the government to do what’s right and build a nation that has respect for our people instead of racism and ignorance

mars 2017

Pour sa part, le SWALSC considère que ce n’est pas en rejetant la souveraineté politique britannique que les Noongars retrouveront la leur. Pour Glen Kelly, le directeur général de l’organisation de 2006 à 2015, les opposants aux négociations ne pensaient qu’à leurs intérêts personnels plutôt que de s’efforcer de trouver une solution dont l’ensemble des Noongars bénéficieraient, ce qui entretenait les dissensions :

That sovereignty argument is about power […]. Going to the United Nations is not going to succeed because the United Nations, in this political sense, is the club of the colonisers […]. What do you think the chances are of them giving the okay to some sort of ruling which invalidate their existence? […] I don’t think the way to achieve power is through that. […] You take power by recognising how the system works, getting in there and being part of it but, at the same time, reinforcing these strong cultural values to make sure that when you become part of it, you don’t forget who you are, you don’t forget what your connection to country is and take all those values where that power resides

entretien, mai 2012

Kelly était convaincu que seul un accord avec l’État rendrait aux Noongars leur capacité à décider par et pour eux-mêmes de leur administration politique, économique et sociale, et, de ce fait, leur capacité à occuper une réelle place dans la nation australienne tout en consolidant leur « culture ».

Influence des discours internationaux sur l’autochtonie

L’émergence de revendications et de factions noongars concurrentes est révélatrice de « l’ambivalence du discours des droits des peuples autochtones lorsque celui-ci est approprié par un appareil d’État qui fonde sa légitimité sur l’élimination, à tout le moins l’invisibilisation, de la présence autochtone » (Préaud 2013 : 125). En effet, l’État australien aspire aux standards internationaux relatifs aux droits des peuples autochtones et limite autant que possible son exposition à la critique internationale tout en maintenant les Aborigènes et les insulaires du détroit de Torrès dans une position subalterne qui entretient leur marginalisation et leur exclusion de la société australienne dominante.

L’« autochtonie » est devenue une catégorie légale reconnue par le droit international avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée le 13 septembre 2007 par l’Assemblée générale de l’ONU (Bellier et González-González 2015 : 133). L’Australie, aux côtés du Canada, de la Nouvelle-Zélande et des États-Unis – groupe de pays dénommé CANZUS –, s’opposa à l’adoption de la Déclaration. Cet antagonisme est dû au fait que, bien qu’étant non contraignante pour les États, la Déclaration reconnaît légalement des « peuples autochtones », et non des « populations autochtones ». Cette distinction confère à ces derniers le statut de personnalités juridiques et leur octroie des droits collectifs qui relèvent des États plutôt que des droits individuels comme dans le cas des minorités (Bellier 2009). « L’arène internationale », ainsi que l’explique Natacha Gagné, « est utilisée afin de créer une pression sur les États en se servant de l’opinion internationale pour influencer les décisions au plan national » (2008 : 378). Ces revendications autochtones, formulées en termes de droits collectifs, sont de ce fait ressenties comme une menace, notamment par les États libéraux qui privilégient les droits des individus.

La catégorie « autochtone » ne fait pas l’objet d’une définition absolue ; elle est délimitée par un ensemble de critères qui lui confèrent une certaine malléabilité (Bellier 2013 ; Gagné 2008). Elle fait référence à des peuples colonisés, marginalisés et opprimés, qui sont liés par une continuité historique avec les sociétés antérieures à leur invasion. Ces peuples, qui se distinguent culturellement de ceux qui les dominent, sont déterminés à maintenir et à transmettre leur spécificité culturelle et leurs membres s’auto-identifient comme des Autochtones. Aucune liste de peuples n’est dressée en vertu du respect de ce critère d’autodéfinition fermement défendu par les représentants autochtones. La catégorie « autochtone » accorde aux peuples qui s’en réclament des droits qui visent à assurer l’amélioration de leur situation sociale, culturelle, économique et politique. Aux yeux des peuples concernés, ces droits incluent le droit à l’autodétermination, la souveraineté sur leur territoire et les ressources naturelles qu’il contient, le droit à réparation pour la perte, l’exploitation ou la dégradation de leur territoire et de leurs ressources, le droit de revivifier, d’utiliser, de développer et de transmettre leur patrimoine culturel (Nations Unies 2008).

L’Australie, réticente à accepter la notion de « peuple », percevait le droit à l’autodétermination comme étant susceptible d’ouvrir la voie à des mouvements indépendantistes, malgré l’assurance du contraire[54]. Posait également problème la formulation jugée trop vaste des droits territoriaux, susceptible de déstabiliser les processus de revendications foncières autochtones déjà en place. L’Australie apporta finalement son soutien à la Déclaration en avril 2009, dans la mesure où cela ne devait pas impacter sa politique déjà en place[55]. Dans ce contexte marqué par la méfiance de l’État australien vis-à-vis de la catégorie politique de « peuples autochtones » et de ses possibles répercussions au niveau national, le SWALSC s’est toujours tenu à l’écart, du moins en apparence, des discours internationaux sur l’autochtonie. Pour le SWALSC, il s’agit de faire en sorte que l’État d’Australie-Occidentale ne se considère plus menacé par les revendications des Noongars et relâche ses mécanismes de contrôle. Par le biais de la création d’une nation noongar, le SWALSC s’est libéré de la définition d’une aboriginalité idéalisée, imprégnée des exigences de tradition ou de modernité. L’organisation s’est ainsi trouvée en position de négocier une identité noongar contemporaine ayant la capacité d’affirmer la place, mais aussi le statut particulier des Noongars au sein de la nation australienne.

Bien que prétendant rejeter les discours de l’ONU, le SWALSC s’appuie en réalité sur la puissance symbolique de l’identité globale autochtone. L’organisation façonne une identité noongar selon les critères généraux qui relèvent de la catégorie de « peuples autochtones » (colonisation, marginalisation et oppression, continuité historique, spécificité et vitalité culturelles, auto-identification) et revendique les mêmes droits collectifs que la Déclaration accorde à cette dernière (autodétermination, souveraineté territoriale, réparation, spécificité et transmission culturelle, etc.). Cette identité globale autochtone officiellement reconnue constitue le fondement de l’édification du collectif local qu’est la nation noongar définie par le SWALSC. Le spectre de la catégorie générique de l’« autochtonie », dont les effets pourraient ne plus être maîtrisés au niveau national, favorise l’approbation par l’État d’Australie-Occidentale de cette nation noongar formalisée et négociée, et par là même acceptable et contenue.

Les Noongars qui s’opposent au SWALSC adhèrent clairement aux discours internationaux sur les « peuples autochtones » dont l’organisation tente de se tenir à l’écart. En particulier, ils réclament la reconnaissance de leur « souveraineté » sur leurs terres ancestrales, souveraineté qu’ils n’ont jamais cédée et à laquelle ils n’ont jamais renoncé[56]. À leurs yeux, une telle reconnaissance permettrait au peuple noongar de se positionner comme un égal politique face à l’État australien et d’obtenir justice. Par ailleurs, ces opposants au SWALSC relient la lutte des Noongars à celle des peuples autochtones du reste du monde en se mobilisant non seulement pour la reconnaissance de la souveraineté politique des Noongars, mais aussi pour celle de tous les peuples autochtones.

Conclusion

Les revendications des Noongars contribuent à démontrer que, loin d’être figée, l’autochtonie est un processus, comme l’ont montré de nombreux auteurs (Bellier et González-González 2015 ; Bosa et Wittersheim 2009 ; de la Cadena et Starn 2007 ; Gagné et Salaün 2009 ; Poirier 2000 ; Préaud 2013). Elle n’a de cesse d’être remaniée du fait de son caractère relationnel, en ce sens qu’elle implique à la fois des Autochtones et des non-Autochtones : la première catégorie n’existe pas sans la seconde et inversement. D’une part, les instances gouvernementales non autochtones attendent une identité autochtone claire et objective ; d’autre part, les Autochtones cherchent à affirmer et faire valoir ce qui fait leur spécificité dans le but d’être reconnus et d’obtenir justice et réparation de la part des États néocoloniaux qui les gouvernent et des groupes majoritaires avec lesquels ils cohabitent. Certains groupes autochtones doivent alors, dans une certaine mesure, se conformer aux dispositifs de reconnaissance qui leur sont imposés et, pour ce faire, ils adoptent et adaptent les éléments de l’autochtonie mis en avant au niveau international. Toutefois, en d’autres circonstances, ils peuvent parfois rejeter les discours internationaux sur l’autochtonie quand ceux-ci ne se prêtent pas aux situations locales et nationales et sont susceptibles de mettre en danger les revendications formulées.

La définition vaguement délimitée et non consensuelle qui est généralement donnée de l’autochtonie peut conduire à des interprétations divergentes, voire contradictoires, et ce, parfois au sein d’un même peuple se reconnaissant comme autochtone. Ces ambivalences et tensions sont particulièrement exacerbées lorsque des intérêts politico-économiques et fonciers entrent en jeu. C’est ce que révèle l’analyse de la situation des Noongars, telle qu’elle a évolué depuis l’adoption du Native Title Act et le regroupement de leurs soixante-dix-huit revendications, démarche qui les a conduits devant les tribunaux puis les a engagés dans des négociations politiques avec le gouvernement australien. Cette analyse permet notamment de réfuter l’idée d’une autochtonie ancrée dans le passé et de montrer que les identités autochtones s’avèrent être résolument contemporaines, constamment négociées et (rendues) compatibles avec l’économie néolibérale dans laquelle elles sont immergées. Elle révèle également les mécanismes par lesquels les identités autochtones peuvent être essentialisées et idéalisées par les Autochtones eux-mêmes lorsqu’ils incorporent les représentations de l’autochtonie que projettent sur eux les États, les populations non autochtones dominantes, les institutions internationales ou encore leurs propres représentants, et ce, à des fins stratégiques.