Article body

Introduction

Hoʻeʻe i ka nalu mai Kahiki

He nalu Wakea, nalu hoʻohua e.

Mount the wave from Kahiki

The wave of Wakea, the swelling wave.

Monte la vague de Kahiki

La vague de Wakea, la vague gonflante[6].

Ces quelques lignes tirées d’un ancien chant hawaiien (oli) racontent l’histoire de Ka Nulu Nui, une immense vague qui roule et gonfle depuis les terres étrangères de Kahiki. Son origine remonte aux horizons temporels et spatiaux lointains de Wakea (« Ciel-Père » ou « Sky-Father »). C’est cette vague et l’océan qui unissent et rassemblent les peuples du Pacifique.

Cette vague (nalu) imposante venue de l’océan (moana, kai) fait partie de la culture des Kānaka Maoli, un peuple de culture polynésienne vivant dans l’archipel hawaiien depuis au moins mille ans (Kane 1997 : 17), mais aussi des cultures des autres peuples insulaires de l’Océanie. Moana, l’océan, nourrit la spiritualité, les récits, les arts, la langue, la parentalité et, bien sûr, la compréhension normative du monde, d’hier à aujourd’hui. Les liens de parentalité qui unissent les animaux de la mer, comme les baleines (koholā), les requins (manō), les tortues (honu), et les Kānaka Maoli montrent bien que concevoir l’océan en tant qu’espace inhabité ne fait pas sens[7] pour ces derniers. Mais encore, les routes historiques empruntées lors des grands voyages ayant mené au peuplement des îles du Pacifique, les histoires et récits similaires, les langues et les normativités apparentées des peuples de Polynésie, Micronésie et Mélanésie illustrent le fait que Moana représente davantage qu’un lieu parsemé de parcelles de terres isolées et indépendantes les unes des autres.

Depuis les années 1970, les relations entre les peuples insulaires de l’Océanie ont été ravivées et renforcées par les grands voyages du canot hawaiien à double coque, Hōkūle’a, et de ses canots-soeurs, à travers l’Océanie. La préparation de ces grands voyages, de même que les voyages eux-mêmes, a exigé des Kānaka Maoli qu’ils renouent avec un savoir en voie de se perdre. C’est ainsi que, grâce au savoir et aux connaissances du maître navigateur Mau Piailug (dit Papa Mau) de Satawal, dans les îles Carolines, les Kānaka Maoli ont renoué avec l’art de la navigation à l’aide des étoiles, de la lune, du vent ainsi que d’autres éléments de l’océan et du ciel. Au moyen des connaissances approfondies transmises par ses ancêtres micronésiens, Papa Mau a guidé et encadré de jeunes Kānaka Maoli, établissant ainsi les fondations de la renaissance des grands voyages polynésiens à travers l’océan. Le savoir partagé lors des grands voyages d’Hōkūle’a a eu un impact profond à travers le Pacifique et entre tous les peuples de l’Océanie, ravivant leurs liens ancestraux et la sagesse de leurs cultures (Allen 2017 ; Kane 1997 : 98-101 ; Low 2013 : 53-60, 328-334).

Ces liens culturels et historiques se sont aussi renforcés en conséquence des liens légaux créés par la construction des espaces coloniaux, notamment celui mis en place par les États-Unis d’Amérique (ci-après « É.-U. »). L’occupation de différentes îles du Pacifique a permis aux É.-U. de tirer profit d’un nombre important d’avantages économiques et stratégiques. Elle a cependant été préjudiciable au bien-être des populations locales et a été la source de leur marginalisation (Préaud 2013 : 118). Si les procédés coloniaux des É.-U. peuvent être distingués de ceux des autres puissances coloniales[8], ils ont néanmoins tous en commun de mobiliser les institutions, les structures sociétales et le droit. Parmi ces procédés, il est indéniable que la common law, et en particulier la règle du stare decisis – selon laquelle les tribunaux inférieurs sont liés, dans les affaires analogues, par les tribunaux supérieurs dans la hiérarchie judiciaire –, a contribué à l’expansion du pouvoir des É.-U. dans la région du Pacifique, comme c’est le cas à Hawaiʻi, à Guam et au Commonwealth des îles Mariannes du Nord (ci-après « CIMN »). Ce constat est mis en lumière par l’étude des effets de la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Rice c Cayetano[9], laquelle continue, encore de nos jours, de porter atteinte à l’exercice du droit à l’autodétermination des peuples autochtones du Pacifique.

Le présent texte poursuit un objectif modeste. Dans la discipline juridique, l’arrêt Rice c Cayetano, rendu il y a vingt ans, a fait l’objet d’un nombre important d’analyses et de critiques. Ce texte propose quant à lui une réflexion sur la portée juridique contemporaine de l’affaire Rice en la mettant en lien avec deux décisions judiciaires rendues ces dernières années et portant sur les processus d’autodétermination à Guam et au CIMN en vue d’illustrer l’une des formes que prennent les interconnexions entre les peuples du Pacifique qui ont été colonisés par les É.-U. De manière incidente, nous espérons que cette mise en relation permettra de mieux comprendre le rôle que jouent les catégorisations juridiques des peuples autochtones du Pacifique au regard de leur capacité à s’autodéterminer.

Rice c Cayetano : les identités et institutions hawaiiennes devant la Cour suprême des États-Unis

Dans l’affaire Rice c Cayetano, feu l’éleveur Harold « Freddy » Rice[10] s’était vu refuser le droit de voter lors de l’élection des administrateurs du Bureau des affaires hawaiiennes (Office of Hawaiian Affairs) (ci-après « OHA »). En effet, seules étaient alors autorisées à voter les personnes qui se qualifiaient comme Hawaiians ou comme Native Hawaiians, tel qu’ils sont identifiés par la loi. La création de l’OHA remonte à la réforme de la Constitution de l’État d’Hawaiʻi, en 1978. Comme nous le verrons, cette institution a été créée pour gérer et administrer les fonds et revenus des terres dont bénéficient les Hawaiians et les Native Hawaiians. Comme Rice n’avait aucun ancêtre hawaiien, il ne se classait dans aucune de ces deux catégories. Ainsi, les faits à l’origine de cette affaire sont, somme toute, assez simples :

In 1996, Hawaiʻi Island rancher Harold “Freddy” Rice, a missionary descendant and a Hawaiʻi citizen without Hawaiian ancestry, attempted to vote in an OHA trustee election. On the application, which included a section to register to vote, Rice had to attest: “I am also Hawaiian and desire to register to vote in OHA elections”. Rice scratched out the words “am also Hawaiian and” and checked “yes” on the form. Rice was later denied eligibility to vote because he was not Hawaiian. As a result, Rice sued Benjamin Cayetano in his official capacity as governor of the State of Hawaiʻi, claiming that the voting exclusion was invalid pursuant to the Fourteenth and Fifteenth Amendments to the U.S. Constitution. The Fourteenth Amendment’s Equal Protection Clause provides, “No state shall … deny to any person within its jurisdiction the equal protection of the laws”. Under the Fifteenth Amendment, the right “to vote shall not be denied or abridge … on account of race, color or previous condition of servitude”. [Notes omises.]

MacKenzie et al. 2015 : 284

Pour bien comprendre les motifs, les conclusions et les effets de la décision rendue par la Cour suprême pour les Kānaka Maoli et pour les autres peuples autochtones du « Pacifique américain », il convient de saisir l’importance, d’une part, du rôle joué par l’OHA dans le processus d’autodétermination des Kānaka Maoli et, d’autre part, des règles se rapportant à la qualité d’électeur des administrateurs de cette institution. Pour ce faire, une synthèse de la chronologie des événements ayant précédé la création de l’OHA nous semble indispensable.

L’affaire Rice en contexte : du renversement de la monarchie à la création du Bureau des affaires hawaiiennes (OHA)

Comme le rappellent MacKenzie et al. (2015), c’est en 1795 que le roi Kamehameha I unissait la plupart des îles formant l’actuel État d’Hawaiʻi[11]. En 1810, « … a unified monarchical government of the Hawaiian Islands was established […] under Kamehameha I, the first King of Hawaii » (Apology Resolution 1993). Ce royaume a eu, jusqu’en 1893, un statut d’État souverain et indépendant au sens du droit international public et était dirigé par le monarque (Ali’i Nui ou Moi ou paramount chief) et l’aristocratie (Aliʻi i ou high chiefs) Kānaka Maoli. Au cours du 19e siècle, poursuivent MacKenzie et al. (ibid. : 6-12), les Kānaka Maoli ressentirent toutefois les pressions des étrangers (haole) qui cherchaient à transformer le régime de tenure foncière, jusque-là coutumier, en un régime foncier fondé sur le principe de la propriété privée[12]. L’influence des missionnaires, des juristes et des planteurs auprès de l’aristocratie hawaiienne a crû tout au long du 19e siècle. Les Aliʻi, navigant entre les nouvelles relations qui se nouaient avec les étrangers et leurs gouvernements, adoptèrent, à des fins stratégiques, la tradition de droit occidental et la fusionnèrent avec des principes de gouvernance traditionnelle hawaiienne, fondés notamment sur l’autorité de la noblesse (Beamer 2014 : 18-62, 104-153)[13]. Cela entraîna des changements importants à la tradition juridique applicable à l’époque. L’abolition du système de kapu (tabou, sacré), c’est-à-dire l’abandon de l’ancienne religion[14] par Kamehameha II, en 1820, ou encore l’adoption d’une constitution formelle et écrite qui reconnaissait une monarchie constitutionnelle et assurait la protection des droits individuels tels les droits de propriété privée, en 1839-1840, en sont deux exemples. À partir de 1848, la division de toutes les terres de l’archipel (māhele) par Kamehameha III entraîna la transformation progressive du régime de tenure foncière coutumière en un régime de tenure foncière basée sur la propriété privée. Le « Grand Māhele » (partage ou division) dura de nombreuses années et ne fut complété qu’après plusieurs étapes. Lors de la première, le roi Kamehameha III retint pour lui un peu plus de soixante pour cent de toutes les terres (équivalent à 2,5 millions d’acres), mais il renonça à tous ses intérêts relatifs aux terres des Aliʻi (lesquelles totalisaient une superficie de 1,6 million d’acres). Par la suite, le roi divisa ses terres en deux parties : les terres du gouvernement et les terres de la Couronne. Les terres du gouvernement (approximativement 1,5 million d’acres) équivalaient à des terres publiques. Elles pouvaient être aliénées et, dès lors, achetées par des tiers ou des parties privées, incluant les étrangers. Les terres de la Couronne (couvrant une superficie de 974 000 acres) étaient, quant à elles, mises de côté au bénéfice du roi et de ses successeurs (Van Dyke 2008)[15]. Cela étant dit, toutes les terres – qu’elles soient détenues par la Couronne, par le gouvernement ou par les nobles (Ali’i) de manière individuelle – étaient distribuées sous réserve des droits du peuple (maka’ainana ou commoners) (« subject always to the rights of tenants »[16]), c’est-à-dire à ceux qui travaillaient la terre. Le Māhele n’ayant pas mené au transfert de terres à ces derniers (Getches et al. 2017 : 995), l’adoption du Kuleana Act de 1850 visait à remédier à la concentration des terres dans les mains des étrangers (haole). C’est pourquoi, dans cette loi, les native tenants se sont vus offrir la possibilité de réclamer des parcelles de terre individuelles. Environ 8000 native tenants (Van Dyke 1998 : 102) reçurent 28 658 acres de terres : « Many of those eligible for kuleana did not get them because they could not afford the survey costs or meet other requirements of the law » (Getches et al. 2017 : 995-996). L’achat de terres gouvernementales leur permit d’acquérir une superficie supplémentaire de 167 000 acres (MacKenzie et al. 2015 : 14-16). Cela peut sembler peu en comparaison de la superficie des terres de la Couronne ou des terres des Aliʻi, mais comme il s’agissait, la plupart du temps, de terres fertiles et riches, cela permit à la population, à tout le moins pendant une génération, de continuer à faire croître le taro (kalo) et d’autres aliments à la base de la culture et de l’économie traditionnelle hawaiienne. Cela étant, comme l’expliquent MacKenzie et al. (2015), pour de nombreuses raisons, à la fois légales, économiques et politiques, la majeure partie des kuleana lands a été perdue par la suite, principalement au profit des étrangers (haole). Lorsque l’OHA sera créé en 1978, cet organisme obtiendra le mandat d’administrer une partie des revenus tirés des terres publiques, savoir les terres du gouvernement et les terres de la Couronne, en vue de soutenir les Kānaka Maoli. L’OHA a cependant développé une expertise sur tous les enjeux territoriaux et politiques concernant les Kānaka Maoli, ce qui inclut notamment la protection des kuleana lands restantes.

Dans la deuxième moitié du 19e siècle, les intérêts commerciaux occidentaux, principalement associés aux planteurs de sucre et aux éleveurs (qui se regroupèrent sous la dénomination de Ligue hawaiienne)[17], continuèrent d’influencer le gouvernement ainsi que les lois touchant à la monarchie hawaiienne. En 1887, à la suite de la démission forcée de son premier ministre, le roi David Kalākua signa, sous la menace et au désespoir de nombreux Kānaka Maoli, une nouvelle constitution (la Bayonet Constitution). Celle-ci limitait ses propres pouvoirs : « [the] constitution […] would reduce the king to a ceremonial figurehead, with all power to reside in the cabinet that was responsible to the legislature » (Getches et al. 2017 : 997). Elle étendait, parallèlement, le droit de vote aux hommes européens et américains résidents du royaume sans toutefois en être des citoyens, ajoutant la condition de percevoir un revenu minimal de 600 $ ou de posséder une propriété valant plus de 3000 $, ce qui a eu pour effet d’exclure une grande partie de la population hawaiienne (MacKenzie et al. 2015 : 20 ; Trask 1999 : 11). Ce faisant, la Ligue hawaiienne s’assurait le contrôle du cabinet et du corps législatif (Hong 2008 : 13). Déjà à cette époque la question des catégorisations juridiques et de leurs effets sur l’exercice du pouvoir politique s’était révélée être un enjeu national majeur pour les Kānaka Maoli. En 1891, lorsque la reine Lili‘uokalani accéda au trône, elle chercha à faire adopter une nouvelle constitution pour rétablir l’autorité de la Couronne et limiter le droit de vote aux natifs et aux étrangers naturalisés du Royaume d’Hawaiʻi. Les planteurs et les hommes d’affaires américains et européens, nombre d’entre eux étant les descendants des missionnaires américains, invoquèrent cette nouvelle constitution comme prétexte au complot qu’ils mirent en place pour renverser la monarchie, notamment en vue d’annexer le Royaume d’Hawaiʻi aux É.-U. Ils obtinrent le soutien du représentant américain à Hawaiʻi, John L. Stevens, qui, le 16 janvier 1893, ordonna aux marines d’aborder à Honolulu sous prétexte de devoir protéger les vies et les biens étatsuniens. Le jour suivant, le 17 janvier 1893, ils abolirent la monarchie hawaiienne et établirent un gouvernement provisoire. Les troupes américaines aux portes du palais, la reine Liliʻuokalani prit la difficile décision de céder son trône « to avoid […] the loss of life » (déclaration de la reine Lili‘uokalani, Honolulu, 17 janvier 1893, citée dans l’Apology Resolution 1993). Comme les É.-U. l’ont reconnu plus tard, la reine ne céda pas volontairement sa place en faveur du gouvernement provisoire, mais se résigna plutôt à céder son autorité aux É.-U. en raison de la « superior force of the United States of America » (ibid.), espérant toutefois que ces derniers, « shall, upon facts being presented to it, undo the action of its representatives » (ibid.).

Les É.-U. ne revinrent pas sur les actions de leurs représentants, mais ils n’annexèrent pas Hawaiʻi comme le souhaitaient les planteurs et les hommes d’affaires. Devant cette situation, les annexionnistes formèrent, en 1894, la République d’Hawaiʻi, laquelle serait quelques années plus tard annexée aux É.-U. En vertu de la Joint Resolution of Annexation de 1898, la souveraineté internationale ainsi que les terres d’Hawaiʻi – les terres de la Couronne et les terres du gouvernement – furent « cédées » aux É.-U (ces terres sont aujourd’hui fréquemment désignées comme les ceded lands). La légalité de cette acquisition du territoire et de la souveraineté d’Hawaiʻi par la voie d’une annexion de nature unilatérale a été mise en doute par les Kānaka Maoli qui observent que, même en vertu de la Constitution américaine, une annexion ne peut se concrétiser légalement qu’à la suite de la conclusion d’un traité valide, c’est-à-dire à la suite d’un accord bilatéral (Chang 2015). En ce sens, la création de l’OHA en 1978 a été perçue comme une première étape des réparations qui devraient être consenties aux Kānaka Maoli pour la perte de leur souveraineté internationale.

De plus, en vertu de la Joint Resolution of Annexation, les terres de la Couronne et du gouvernement ainsi que les autres terres publiques (ceded lands) passèrent sous la compétence nominale du Congrès américain[18], à la condition toutefois que tous les revenus tirés de ces terres – excluant les terres nécessaires à des fins civiles, militaires et maritimes – bénéficient aux habitants des îles hawaiiennes à des fins éducatives et autres objectifs de nature publique. En 1900, en vertu de l’Organic Act (1900), un gouvernement territorial fut établi à Hawaiʻi (MacKenzie et al. 2015 : 27-28). L’article 91 de cette loi prévoyait que les terres publiques, cédées aux É.U. qui en conservaient la propriété, seraient dorénavant gérées et contrôlées par le Territoire d’Hawaiʻi, nouvellement créé. L’article 73 confirmait que les revenus des terres devaient profiter aux habitants des îles hawaiiennes, conformément à ce que prévoyait déjà le Joint Resolution of Annexation (Ibid : 27-28). En somme, au tournant du 20e siècle, la dépossession territoriale et politique des Kānaka Maoli était, pour l’essentiel, accomplie.

En 1921, souhaitant répondre à la fois à la pression des planteurs, principalement de sucre, et aux conditions précaires des Kānaka Maoli, le Congrès américain adopta le Hawaiian Homes Commission Act (ci-après « HHCA »)[19]. Cette loi fit en sorte de mettre de côté environ 203 500 acres des terres du gouvernement et des terres de la Couronne en vue de les louer aux Native Hawaiians pour une période déterminée de quatre-vingt-dix-neuf ans (MacKenzie et al. 2015 : 30-31). C’est dans cette loi qu’apparaît la première définition étatsunienne de l’identité hawaiienne, laquelle était ici fondée sur des quotas de sang. Depuis l’adoption de cette loi fédérale, les Native Hawaiians sont légalement identifiés comme les personnes qui possèdent un minimum de cinquante pour cent de sang hawaiien ; cette identité a une portée restreinte et la définition retenue ne prend pas en considération la manière dont s’identifient les Kānaka Maoli. En plus des limites (temporelles et spatiales) imposées aux terres rendues accessibles aux Kānaka Maoli, le recours à cette catégorisation restrictive de l’identité permettait de sécuriser les titres fonciers des planteurs en réduisant le nombre de Kānaka Maoli susceptibles d’acquérir des droits sur ces terres. Parallèlement à cela et faisant suite à l’action diplomatique hawaiienne, toujours active malgré le coup d’État (Queen Liliʻuokalani 1898), le Congrès américain poursuivait aussi l’objectif d’améliorer les conditions socioéconomiques des Kānaka Maoli en redistribuant des terres à ces derniers, mais seulement à ceux répondant aux critères identitaires établis dans le HHCA. Par conséquent, les personnes exclues de cette catégorisation identitaire n’avaient et n’ont toujours pas droit à ces terres. L’administration et la distribution des terres aux Native Hawaiians ont été et continuent d’être un échec administratif monumental contribuant, encore aujourd’hui, à leur dépossession territoriale (MacKenzie et al. 2015 : 31).

En 1959, à la suite d’un référendum et de l’adoption de l’Admission Act qui s’ensuivit[20], Hawaiʻi obtint le statut d’État fédéré des É.-U. En vertu de l’alinéa 5b) de cette loi, les terres qui avaient été cédées aux É.U. par Hawaiʻi comme condition d’entrée du Territoire dans l’Union lui sont rétrocédées par les É.-U. (cela comprend donc toutes les terres publiques, incluant les terres de la Couronne et du gouvernement – à l’exception des terres dont la propriété est conservée par le Fédéral). L’admission d’Hawaiʻi, comme entité fédérée, dans l’Union se fit toutefois à certaines conditions quant à l’usage des terres publiques dont la propriété venait d’être rétrocédée. L’alinéa 5f) de l’Admission Act (1959) prévoit que ces terres et les revenus qui découlent de leur vente ou de leur administration « doivent » être détenus (« shall be held »)[21] :

[…] as a public trust for the support of the public schools and other public educational institutions, for the betterment of the conditions of native Hawaiians, as defined in the Hawaiians Homes Commission Act, 1920, as amended[22], for the development of farm and home ownership on as widespread a basis as possible […] for the making of public improvements, and for the provision of lands for public use. Such lands, proceeds, and income shall managed and disposed of for one or more of the foregoing purposes in such manner as the constitution and laws of said State may provide, and their use for any other object shall constitute a breach of trust for which suit may be brought by the United States

Admission Act [1959], alinéa 5f

La catégorisation de l’identité hawaiienne dans ce texte ne visait qu’une partie seulement des Kānaka Maoli. Malgré son importance, cette disposition n’a pas été respectée par l’État. Ce n’est qu’à la suite de l’assemblée constituante de 1978, laquelle a permis aux Kānaka Maoli d’influencer de manière significative la réforme de la Constitution de l’État d’Hawaiʻi, que cette disposition reçut une attention particulière[23]. En effet, en vertu d’une disposition nouvellement intégrée dans la Constitution de 1978[24], l’État devenait fiduciaire public des ceded lands au profit des Hawaiians et du public en général. Suivant l’article 12, une partie[25] des revenus des terres publiques devait dorénavant être utilisée au bénéfice des Hawaiians. La création de l’OHA, par ce même article 12, avait pour but premier l’administration de ces revenus pour les Hawaiians. Dirigée par neuf administrateurs élus par les Hawaiians, une catégorie identitaire élargie nouvellement établie, et les Native Hawaiians, l’OHA « would hold title to all real and personal property set aside or conveyed to it as a trust for Native Hawaiians and Hawaiians » (MacKenzie et al. 2015 : 33)[26]. En clair, l’OHA devenait responsable, à la suite de la réforme constitutionnelle de 1978, de la gestion des terres et des revenus mis de côté et qui bénéficient à l’ensemble de la communauté hawaiienne, laquelle regroupe non seulement les Native Hawaiians, mais aussi les Hawaiians, catégorie qui comprend tous les descendants des personnes « who inhabited the Hawaiian Islands prior to 1778[27] » (Constitution 1978, alinéa 12 § 7), indépendamment des quotas de sang. Contrairement à la catégorie de Native Hawaiians, cette nouvelle identité légale laisse une place plus significative à la conception de l’identité propre aux Kānaka Maoli, laquelle prend assise sur les liens de parentalité (ohana)[28]. Somme toute, on peut en conclure que la création de l’OHA a permis à l’ensemble des Kānaka Maoli de poursuivre leurs objectifs en matière d’autonomie gouvernementale :

Securing a portion of the public land trust revenues for Natives Hawaiians was a primary motive for establishing OHA. Of equal importance, however, were the objectives of providing all Hawaiians with the right to choose their leaders through the elective process and providing a vehicle for self-government and self-determination. Eighty-five years after the illegal overthrow of the Hawaiian Kingdom’s government, the 1978 amendments establishing OHA afforded Native Hawaiians an unprecedented measure of self-governance. For twenty years thereafter, Native Hawaiians elected OHA trustees to administer trust proceeds and programs benefiting the Hawaiian community

MacKenzie et al. 2015 : 35

Du coup, lorsqu’elle déclare inconstitutionnelles les dispositions réservant le droit de voter aux personnes qui sont Native Hawaiians et Hawaiians au motif qu’elles sont discriminatoires à l’égard des non-Hawaiians, la Cour suprême des États-Unis porte atteinte au seul outil de gouvernance formellement reconnu aux Kānaka Maoli. En effet, en plus d’élargir à toute la population de l’État la capacité de voter aux élections des administrateurs de l’OHA, l’affaire Rice c Cayetano a été suivie par l’affaire Arakiki c State, dans laquelle la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit a conclu que l’exigence d’être un descendant Hawaiian pour occuper la fonction d’administrateur est aussi contraire au Quinzième amendement de la Constitution américaine (Arakaki c State, 314 F.3d 1091 [9th Cir.] 2002), ce qui signifie que toute personne peut devenir administrateur de l’OHA. Or, en raison des multiples politiques coloniales (arrivée massive de travailleurs pour les plantations, par exemple), les Kānaka Maoli sont progressivement devenus minoritaires dans l’archipel, alors qu’ils représentent aujourd’hui entre dix et trente pour cent de la population totale (soit entre 100 000 et 350 000 personnes, selon les critères utilisés) et qu’ils se caractérisent par une très forte diaspora (plus de 175 000 personnes) (voir par exemple United States Census Bureau 2012). En démocratie majoritaire, cela signifie que, sauf à prévoir des mesures identitaires, le jeu politique ne leur permet pas de contrôler des institutions de nature publique. La mise sur pied d’institutions dont le fonctionnement repose sur l’existence de catégories identitaires autochtones tant pour les électeurs que pour les élus leur permet en revanche de contrôler leurs propres institutions autonomes. La question des catégorisations juridiques est ainsi au coeur de la capacité des Kānaka Maoli d’exercer leur droit à l’autodétermination. Dans la prochaine partie, nous présentons l’affaire Rice, laquelle est venue interdire toute distinction en matière électorale entre les Hawaiians, incluant les Native Hawaiians, et les non-Hawaiians.

Les motifs et les conclusions de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Rice c Cayetano

Les auteurs qui ont commenté l’affaire Ricec Cayetano n’ont pas manqué de critiquer la vision binaire qui s’en dégage, l’interprétation restrictive du droit constitutionnel de voter ainsi que la mésinterprétation de l’histoire d’Hawaiʻi et de ses relations avec l’État central (voir notamment Hong 2008 ; Iijima 2000 ; Yamamoto et Betts 2008). Nous estimons, quant à nous, que cette décision illustre aussi, fort bien, les propos de l’historienne Isabelle Merle :

Le droit, au carrefour de la citoyenneté, de la nationalité et de la race, ordonne les univers sociaux coloniaux et produit un intense travail d’identification et de catégorisation pour tenter de stabiliser de nouvelles frontières entre les groupes et de reclasser les individus aux marges

2013 : 227

La contribution du droit aux processus coloniaux est déjà largement documentée, notamment dans le contexte spécifique d’Hawaiʻi (Merry 2000 ; Merry et Brenneis 2004 ; Osorio 2002 ; Trask 1999 ; Van Dyke 1998). L’implantation des systèmes de droit occidentaux en terre hawaiienne au cours du 19e siècle s’est tout d’abord cristallisée avec le soutien des monarques et des nobles hawaiiens qui y avaient essentiellement recours à des fins stratégiques. En effet, l’« establishment » hawaiien cherchait alors à assurer le respect et la survie du Royaume d’Hawaiʻi, lequel devait, à l’époque, affronter les menaces étrangères (Beamer 2014 ; Merry 2000). Considérant le renversement du gouvernement du royaume en 1893, l’histoire montre toutefois que les stratégies des rois et des nobles, même si elles permirent de préserver l’indépendance du royaume pour un temps, furent ultimement un échec (Queen Liliʻuokalani 1898). Depuis le coup d’État et l’annexion d’Hawaiʻi aux É.-U., de nombreux autres exemples illustrent que le droit américain a, de manière spécifique, contribué à la marginalisation économique, politique et culturelle des Kānaka Maoli ; l’interdiction de parler la langue vernaculaire des Kānaka Maoli dans les écoles publiques – imposée à la fin du 19e siècle –, l’usurpation des terres de la Couronne (MacKenzie et al. 2015) et l’absence de suivi réel donné aux appels à la réconciliation que met de l’avant l’Apology Resolution de 1993 n’en sont que quelques exemples (voir aussi Merry 2000). Comme l’étude des arguments présentés devant la Cour suprême le met en lumière, la décision rendue dans Rice c Cayetano constitue un exemple – parmi d’autres – de la tendance du droit fédéral américain à limiter l’expression politique des Kānaka Maoli, à ignorer leur responsabilité (kuleana) à l’égard de leur terre et de leur peuple et à nier leur conception particulière de l’identité, historiquement fondée sur les liens familiaux ou de parentalité (ohana).

Comme cela a été exposé précédemment, l’affaire Rice fait suite à la demande d’un non-Hawaiian de voter aux élections des administrateurs de l’OHA, seule institution de gouvernance formellement reconnue aux Kānaka Maoli par la Constitution de l’État. Rappelons que la demande de voter de Harold « Freddy » Rice avait été rejetée par l’État du fait qu’il ne se classait ni comme Hawaiian ni comme Native Hawaiian. Rice avait donc poursuivi l’État d’Hawaiʻi en invoquant la violation de son droit de voter en toute égalité et de son droit à l’égalité, tous les deux garantis respectivement par les Quatorzième et Quinzième amendements de la Constitution américaine. En clair, selon Rice, les catégories d’Hawaiians et de Native Hawaiians étaient discriminatoires, car elles créaient des distinctions illégalement fondées sur le motif de la race.

En première instance et en appel, tant la United States District Court for the District of Hawaiʻi que la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit ont rejeté la demande de Rice. Leurs décisions se fondent sur deux arguments principaux : elles reconnaissent, d’une part, la relation de nature fiduciaire qui unit les Hawaiians et Native Hawaiians et l’État d’Hawaiʻi et, d’autre part, le rôle singulier de l’OHA dans ce contexte.

En appel devant la Cour suprême des États-Unis, trois arguments ont été avancés par l’État d’Hawaiʻi pour obtenir la confirmation des décisions des instances inférieures.

En premier lieu, l’État d’Hawaiʻi prétendit que les statuts ou catégories juridiques d’Hawaiians et de Native Hawaiians n’étaient pas fondés sur la race, mais plutôt sur la présence d’un lien avec un ancêtre du peuple autochtone qui occupait les îles hawaiiennes en 1778 et y exerçait sa souveraineté. Dans sa plaidoirie, l’État d’Hawaiʻi proposa une analogie avec la situation des Native Americans. Selon l’État, ces derniers ont un statut particulier en droit fédéral américain, puisqu’ils sont reconnus comme des entités politiques quasi souveraines et qu’ils jouissent d’une relation particulière avec les É.-U. Depuis les années 1970 (Morton c Mancari 1974), ce statut justifie, aux yeux des tribunaux fédéraux américains, l’adoption de critères identitaires et des mesures positives en faveur des Native Americans, ce qui permet de rejeter les plaintes en discrimination raciale (Getches et al. 2017 : 257ss.). C’est pourquoi l’État d’Hawaiʻi plaida, dans l’affaire Rice, que les critères utilisés pour identifier les Hawaiians et les Native Hawaiians n’avaient pas pour effet de différencier des groupes sur le motif de la race, mais qu’ils avaient plutôt pour effet de définir les contours d’un groupe politique jouissant d’une relation particulière avec les É.-U. Cet argument tentait, pour l’essentiel, de rappeler l’autochtonité commune des Hawaiians et des Native Americans et les obligations historiques et constitutionnelles particulières qui en découlent en droit fédéral américain, tant pour les Native Americans que pour les Hawaiians. En effet, ces derniers ont bénéficié historiquement, à l’instar des Native Americans, de programmes de protection spéciale et, dès lors, d’une relation particulière avec les É.-U., comme cela était d’ailleurs reconnu par les juges fédéraux avant Rice (ibid : 1039 ; Van Dyke 1998).

En second lieu, l’État d’Hawaiʻi avança que la Cour avait déjà confirmé la validité de différents modèles démocratiques acceptant ainsi la possibilité de faire exception au principe constitutionnel « une personne, un vote » applicable aux É.-U.

Finalement, l’État d’Hawaiʻi plaida que les limites imposées à l’identité étaient justifiées en raison de la relation fiduciaire particulière qui unit l’OHA et ses bénéficiaires. Cette relation singulière exigeait, selon l’argument avancé par l’État d’Hawaiʻi, une symétrie entre les bénéficiaires des politiques de l’OHA et les électeurs responsables de choisir les administrateurs des politiques de l’OHA et ne portait donc pas atteinte à la Constitution des É.U.

Dans sa décision, dont l’opinion majoritaire est rédigée par le juge Kennedy[29], la Cour rejette les trois arguments présentés par l’État. Après avoir relaté, de manière sélective et critiquable, les faits historiques ayant précédé la création de l’OHA (Iijima 2000 : 99-108)[30], le juge Kennedy conclut que l’OHA est un organisme administratif faisant partie de la branche exécutive de l’État d’Hawaiʻi et que cette institution doit, pour cette raison, être distinguée des institutions politiques des Natives Americans qui, elles, sont, au sens de la common law et de la Constitution américaine, quasi souveraines. Cette distinction entre, d’une part, les « Indian tribes » auxquelles fait référence la Constitution américaine et, d’autre part, les « nontribal natives » dépourvus de reconnaissance formelle (distinction d’ailleurs rejetée par une partie de la doctrine – [voir notamment Van Dyke 1998 : 112]) amène la majorité de la Cour à conclure que les critères utilisés pour identifier les électeurs des administrateurs de l’OHA, considérés comme des officiers publics de l’État plutôt que comme les représentants d’une nation autochtone, ne permettent pas de délimiter un groupe politique, mais qu’ils ont bel et bien pour objectif d’empêcher certaines personnes de voter, seulement en raison de leur race. L’ancestralité, tranche la majorité de la Cour, est utilisée dans cette affaire afin de déguiser une classification raciale : « Ancestry can be a proxy for race. It is that proxy here ». En effet, ajoute la majorité, l’État d’Hawaiʻi « has used ancestry as a racial definition and for a racial purpose » (Rice c Cayetano 2000 : 514). Or, la Constitution américaine prohibe les limites au droit de vote sur la base de la race. Comme l’explique toutefois le professeur Chris K. Iijima :

The primary purpose of prohibitions against racial discrimination contemplated by the Fourteenth and Fifteenth Amendments was to remove racial barriers to full and equal participation in the polity by American racial groups who identify themselves as rooted in the sovereignty of the American nation. This goal is entirely different from governmental programs instituted to rectify harms to a group of people resulting from the forcible loss of their independence and from the colonization foisted upon them by the American nation. Thus, any consideration of Hawaiian claims to recognition and reparations is fundamentally different from the consideration of claims of other American racial and ethnic communities. Such claims should be considered separately. The application of traditional Fourteenth Amendment strict scrutiny analysis to Hawaiian sovereignty issues is both misplaced and destructive, not only to Hawaiian people but also to people of color as a whole. The failure to engage in deeper dialogue about the ways in which race and the political status of indigenous people intersect leads to confusion at best, and often much worse. It also deepens the misunderstanding of both phenomena

2000 : 97

Sans égard au contexte et aux objectifs réparateurs poursuivis par les constituants à l’époque de l’adoption du Quinzième amendement de la Constitution américaine, la majorité conclut que l’exclusion des non-Hawaiians est une atteinte au droit de voter en toute égalité. L’opinion de la majorité dans cette affaire est fondée (1) sur l’ignorance du rôle historique de l’OHA comme forme de réparation pour la perte de la souveraineté d’Hawaiʻi, (2) sur l’ignorance de la place qu’occupe l’OHA pour mettre en oeuvre les droits de la personne à Hawaiʻi, lesquels comprennent le droit à l’autonomie, à l’auto-identification ainsi que les droits territoriaux des peuples autochtones, et (3) sur la compréhension inadéquate du rôle joué par les liens d’ancestralité pour l’identité des Kānaka Maoli et dès lors comme fondement de leur citoyenneté.

Enfin, la majorité de la Cour rejette l’argument de la nécessaire symétrie entre les électeurs et les bénéficiaires des politiques de l’OHA. Le juge Kennedy estime que la preuve présentée à la Cour est insuffisante pour démontrer qu’il y a, dans les faits, une symétrie entre électeurs et bénéficiaires. En effet, conclue-t-il, tous les Hawaiians et les Native Hawaiians ont le droit de voter. En revanche, les terres et les revenus procurent des bénéfices plus substantiels aux Native Hawaiians, tels qu’ils sont définis par le HHCA de 1921. La majorité de la Cour en déduit que les règles établissant la capacité d’électeur sont basées sur un motif racial, ce qui est incompatible avec la lettre du Quinzième amendement de la Constitution américaine.

Soulignons que, dans cette affaire, la Cour ne tranche pas la question de savoir si les mesures contestées sont conformes au Quatorzième amendement, lequel garantit le droit à l’égalité. Si la décision Rice affecte durement et durablement la capacité des Kānaka Maoli de contrôler leurs propres affaires, une décision similaire fondée sur le Quatorzième amendement aurait eu des conséquences encore plus graves. En effet, cela aurait pu signifier que tout traitement différencié – et non seulement en matière électorale – aurait été invalide. La validité de tous les programmes publics cherchant à améliorer les conditions socioéconomiques des Kānaka Maoli de manière spécifique aurait été en jeu. À ce jour, les tribunaux américains ne sont pas allés aussi loin ; ils ont, en effet, jusqu’ici évité de trancher la question de la validité constitutionnelle d’autres mesures ou programmes gouvernementaux, par exemple en matière d’éducation, qui s’adressent de manière spécifique aux Kānaka Maoli (Getches et al. 2017 : 1039-1040).

Il reste que, puisqu’il est inconstitutionnel de faire une distinction entre les électeurs Hawaiians et Native Hawaiians et les électeurs non-Hawaiians, la décision rendue dans l’affaire Rice continue d’empêcher les Kānaka Maoli de se gouverner de manière autonome. Comme cela a déjà été évoqué, leur situation minoritaire fait en sorte que la possibilité qu’ils ont de contrôler leurs affaires politiques est, dans une démocratie majoritaire comme l’est l’État d’Hawaiʻi, de disposer d’institutions autochtones distinctes de celles de la majorité, comme cela était le cas de l’OHA avant l’affaire Rice. Or, le droit fédéral américain n’accepte les distinctions fondées sur l’ethnicité en matière électorale que pour les Native Americans, organisés en tribus (tribes) et reconnus par le Fédéral, qui bénéficient, selon la Cour suprême, d’un statut constitutionnel particulier. C’est d’ailleurs pourquoi certains Hawaiians ont notamment trouvé approprié et ont cherché, après l’affaire Rice, à obtenir un statut constitutionnel similaire à celui des Native Americans en droit fédéral (Dahre 2010 : 105-107 ; Getches et al. 2017 : 1002, 1041ss.). Ces initiatives n’ont, à ce jour, pas abouti. Dans l’intervalle, des procédures judiciaires ont été entamées dans d’autres régions du Pacifique, contestant les distinctions entre les membres des peuples autochtones et les membres de la société majoritaire en ce qui concerne la qualité d’électeur.

Ces contestations judiciaires montrent bien que les enjeux identitaires sont communs aux processus d’autodétermination des peuples autochtones du Pacifique. En effet, la situation minoritaire qui caractérise les Kānaka Maoli prévaut aussi dans les autres territoires américains du Pacifique, par exemple à Guam et au CIMN, et aucun des peuples autochtones du Pacifique ne bénéficie du statut constitutionnel des Native Americans. À l’instar de la perte de contrôle politique des Kānaka Maoli qui a suivi l’affaire Rice, la question des catégorisations juridiques de l’identité sous-tend dès lors aussi celle des processus d’autodétermination des Chamorros et des Caroliniens, comme nous le verrons.

Les conséquences de l’affaire Rice c Cayetano sur le droit à l’autodétermination des peuples autochtones du Pacifique

Nous traiterons ici de deux décisions judiciaires, rendues ces dernières années, illustrant la portée de l’affaire Rice c Cayetano dans les processus d’autodétermination qui ont lieu dans la région du Pacifique. Dans une première section, nous introduirons la décision rendue dans l’affaire Davis c Guam[31]. Dans cette affaire, le cadre régissant le référendum portant sur l’avenir politique de Guam a été jugé contraire au Quinzième amendement de la Constitution étatsunienne. Dans une seconde section, nous étudierons la décision rendue dans l’affaire Davis cCommonwealth Election Commission[32]. Dans cette affaire, ce sont les dispositions de la Constitution du CIMN qui sont déclarées contraires au Quinzième amendement de la Constitution américaine. Cette disposition mettait en place une procédure de modification constitutionnelle particulière qui devait assurer la protection des terres ancestrales des Chamorros et des Caroliniens.

Alors que les histoires, les statuts constitutionnels et la situation démographique de Guam et du CIMN se distinguent de ceux d’Hawaiʻi, les enjeux concernant les statuts des Hawaiians, Chamorros et Caroliniens sont similaires à bien des égards. Or, en vertu des règles de la common law, pour écarter l’application de la décision Rice à leurs cas respectifs[33], les Chamorros et les Caroliniens doivent réussir à distinguer leur situation de celle des Hawaiians. Cela leur permettrait en effet de faire valoir la règle du distinguishing qui autorise un tribunal inférieur à écarter une décision d’un tribunal supérieur, à laquelle il est autrement lié en vertu de la règle du stare decisis de la common law. Parmi les distinctions à faire valoir, mentionnons d’abord les statuts constitutionnels de chacun de ces territoires, lesquels font écho à une longue série d’événements et de facteurs historiques qu’il nous semble pertinent de résumer.

Rappelons que les ancêtres du peuple chamorro habitent les îles Mariannes du Nord depuis plus de 4000 ans. Les îles Mariannes comprennent les quatorze îles composant les îles Mariannes du Nord de même que Guam. Autour de 1815, les Caroliniens, venus des îles Carolines, se réfugièrent dans les îles Mariannes du Nord après qu’un typhon eut frappé leurs îles (Torres 2012 : 159-160). Toutes les îles Mariannes furent colonisées par l’Espagne à partir de 1668. Mais, en raison de la guerre hispano-américaine, les É.-U. prirent le contrôle de Guam, suivant en cela le Traité de Paris de 1898. L’Espagne se retira du Pacifique – transférant les îles Mariannes du Nord à l’Allemagne. L’Allemagne conserva le contrôle des îles jusqu’à la Première Guerre mondiale, lorsqu’elles furent saisies par le Japon qui les contrôla jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement, le Japon s’empara de Guam pour trois années marquées par la violence, et ce jusqu’à ce que les É.-U. reprennent le contrôle de l’île en 1944 (ibid. : 165-166). En 1950, le Congrès américain adopta une loi organique[34] concernant Guam. La loi en faisait officiellement un territoire des É.-U. et avait pour effet de reconnaître la citoyenneté américaine à ses habitants[35].

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les É.-U. jouèrent le rôle de fiduciaire des îles Mariannes du Nord et d’autres îles de Micronésie sous l’égide des Nations Unies[36]. Après de nombreuses années de négociations, les îles Mariannes du Nord et les autorités américaines s’entendirent pour conclure un accord établissant le Commonwealth. Le CIMN formalisa ses relations politiques avec les É.-U. en 1976 dans ce qui est devenu « a defining moment for the people » du CIMN[37]. Le CIMN adopta en 1977 sa première constitution, entendue au sens moderne.

Tant Guam que le CIMN sont classés comme des « territoires non incorporés » par les É.-U. (Van Dyke 1992 : 449-450). Cela étant dit, leurs statuts politique et juridique se distinguent de manière importante. Guam est un territoire « organisé » établi en vertu d’une loi organique adoptée par le Congrès américain. Le CIMN est un Commonwealth dont l’association avec les É.-U. s’est formalisée par entente mutuelle (Torres 2012 ; Van Dyke 1992 : 450-451).

La distinction entre les statuts constitutionnels de Hawaiʻi, de Guam et du CIMN fait en sorte que les droits politiques qui découlent des instruments internationaux, par exemple en ce qui a trait aux règles en matière d’autodétermination externe, ne sont pas les mêmes. Ainsi, alors qu’Hawaiʻi a été retiré de la liste des territoires non autonomes depuis son entrée dans la fédération américaine qui s’est concrétisée à la suite d’un vote portant sur cette question et que le CIMN est devenu un territoire librement associé, Guam est demeurée sur la liste des territoires à décoloniser établie par les Nations Unies. En vertu du droit international public, la population chamorro de Guam jouit par conséquent d’un droit à l’autodétermination mieux protégé que celui auquel peuvent prétendre les Hawaiians et les Chamorros et Caroliniens du CIMN[38]. Les deux prochaines sections permettront de comprendre les deux affaires Davis qui ont interrompu, à l’instar de l’affaire Rice, les processus d’autodétermination des peuples autochtones de Guam et du CIMN.

Le cas de Guam

En novembre 2011, Arnold Davis, un Étatsunien non chamorro, résident de Guam, entame une procédure en justice, arguant que la réglementation encadrant le scrutin référendaire de Guam est discriminatoire et porte atteinte au droit de voter sans égard à la race, à la couleur et à l’origine ethnique (Voting Rights Act 1964, art. 2 ; Quinzième amendement de la Constitution des États-Unis). La législation de Guam prévoit qu’un référendum concernant son statut politique et la nature de ses relations avec les É.-U. sera éventuellement mis en place. Le référendum offrirait trois options au peuple de manière à lui permettre de se prononcer sur son avenir politique : l’indépendance, la libre association avec les É.-U. ou l’intégration aux É.-U. comme État fédéré. Davis a tenté de s’inscrire sur la liste électorale afin de participer, comme électeur, au référendum. L’inscription sur la liste électorale lui a cependant été refusée, parce qu’il ne se qualifiait pas comme un Native inhabitant of Guam, tel que cela est défini par le Decolonization Register of Guam[39].

Comme le montre l’historique législatif, ce statut juridique a été modifié à la suite de la décision Rice. En effet, Guam avait initialement une liste électorale (dite Chamorro registry) comprenant les personnes habitant l’île au moment de son acquisition par les É.-U et leurs descendants[40]. À la suite de la décision rendue dans Rice, le corps législatif de Guam a adopté de nouveaux critères, prévus cette fois par le Decolonization Register of Guam. Cette loi a pour objectif de mettre en oeuvre la Résolution 1514 (XV), adoptée par les États membres de l’Assemblée générale des Nations Unies et qui a posé les fondements des processus de décolonisation pour les territoires non autonomes. Le Decolonization Register of Guam propose une nouvelle manière d’identifier les personnes qui peuvent ou non participer au processus de décolonisation, au sens où l’entend la résolution onusienne. Ce faisant, il poursuit l’objectif de déracialiser la définition précédente afin de protéger le processus de décolonisation contre des contestations judiciaires qui seraient fondées sur des plaintes en discrimination raciale. La définition à laquelle a recours le Decolonization Register of Guam englobe une population plus large que ce que prévoyait le Chamorro registry. Dorénavant, les Native Inhabitant of Guam comprennent toutes les personnes devenues des citoyens américains en vertu du Guam Organic Act (1950), ainsi que leurs descendants (Davis c Guam 2017 : paragraphe 2). Cela étant, les deux listes électorales (ou registres) demeurent effectives et continuent de coexister en raison de leurs objectifs distincts. Le Decolonization Register of Guam prévoit, quant à lui, que « [t]he political status plebiscite shall not be race-based, but based on a clearly defined political class of people resulting from historical acts of political entities in relation to the people of Guam » (Pub. L. No. 25-106 (2000), art. 1).

Une première série de décisions de nature procédurale amène la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit à conclure à la justiciabilité de l’affaire. Le 8 mars 2017, la juge Frances Marie Tydingo-Gatewood, de la United States District Court of Guam, rend son jugement sur le fond de l’affaire. En se basant sur la décision rendue dans Rice, la juge donne raison au plaignant et ordonne aux autorités de ne plus appliquer les critères du Decolonization Register of Guam définissant les Native Inhabitant of Guam. La Cour estime que les critères légaux exigés pour voter au référendum étaient fondés sur la race pour deux raisons. D’une part, la Cour met de l’avant que, dans les faits, les critères excluent presque toutes les personnes qui ne sont pas d’une race en particulier, incluant les enfants adoptés. D’autre part, l’argument suivant lequel la loi n’est pas discriminatoire sur le motif de la race est appuyé par l’idée qu’un certain nombre de non-Chamorros ont le droit de voter du fait qu’ils ont obtenu leur citoyenneté étatsunienne en vertu de l’Organic Act de 1950 (soit le critère de distinction entre les personnes ayant le droit de voter au référendum et celles qui ne l’ont pas). Puisque certaines personnes remplissent les critères pour voter indépendamment de leur origine raciale, il est plaidé que la catégorie juridique n’est pas fondée sur la race. Or, la juge rappelle que cet argument avait été étudié et rejeté par la majorité de la Cour suprême dans Rice, étant donné que les Hawaiians se définissaient aussi selon un lien de descendance avec une personne vivant sur l’île à une certaine date (1778). Le tribunal aurait très bien pu distinguer ici les faits de chaque affaire en vue d’écarter l’application de Rice : (1) les dates retenues de 1950 et de 1778 représentaient par exemple des moments différents dans la vie politique des deux territoires et (2) dans Rice aucun non-Hawaiian n’avait la capacité de voter. En effet, d’une part, 1950 représente un changement au statut constitutionnel de Guam, tandis que 1778 ne représente aucun changement de statut politique pour les Hawaiians, puisque les Kānaka Maoli continuaient d’exercer leur souveraineté. D’autre part, la date de 1778 est tellement éloignée qu’en tenir compte ne permet à aucun descendant d’un non Kanaka Maoli de voter (même si aucun quota de sang n’est formellement imposé). Faisant fi de ces distinctions, la Cour s’appuie néanmoins sur le raisonnement de la majorité dans Rice pour accepter l’argument de la discrimination raciale (Davis c Guam 2017 : 13-14).

Faisant aussi écho à l’argument de la symétrie qui avait été évoqué dans Rice, la Cour ajoute que le référendum – s’il a lieu – aura un effet sur l’ensemble des habitants de Guam et non pas uniquement sur les Chamorros ; en ce sens, toutes les personnes doivent avoir le droit de s’exprimer : « Every Guam resident otherwise qualified to vote can claim a profound interest in the outcome of the Plebiscite » (ibid.: 20). La Cour rejette par ailleurs tous les arguments fondés sur le droit à l’autodétermination des peuples colonisés issus du droit international public du fait que la preuve ne permettait pas de conclure que, dans cette affaire, le droit international aurait prévalu sur le droit constitutionnel étatsunien. Or, ici, le droit international public donnait des arguments suffisants pour permettre l’application de la règle du distinguishing, laquelle aurait permis d’écarter la décision Rice. À propos du droit international à l’autodétermination, la Cour suggère que, pour répondre aux désirs des peuples colonisés, qui ont, en vertu du droit international public, un droit à l’autodétermination externe (droit à la sécession), le gouvernement aurait pu utiliser des moyens moins attentatoires : par exemple, il aurait pu « conduct[ed] a poll with the assistance of the University of Guam » (ibid. : 24) en remplacement d’un référendum qui est aussi de nature consultative.

Manifestement, cette décision judiciaire sape la capacité des Chamorros d’exercer leur droit fondamental à l’autodétermination. Cette affaire a fait l’objet d’un appel devant la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit dont l’audition a eu lieu le 10 octobre 2018 à la University of Hawaiʻi at Mnoa[41]. Mais, comme les faits de l’affaire n’ont pu être distingués de ceux de l’affaire Rice, par exemple en invoquant la différence des statuts constitutionnels ou des dispositions qualifiant les électeurs, ses conclusions ont été confirmées par la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit, en 2019 (appel rejeté en Cour suprême des États-Unis en mai 2020). Il convient de préciser ici que c’est le même tribunal d’appel qui a rendu la décision dans l’affaire Davis c Commonwealth Election Commission, dans laquelle l’affaire Rice avait déjà été appliquée aux Chamorros et Caroliniens du CIMN. En effet, comme ce sera exposé dans la prochaine section, le litige qui émane de CIMN a fait l’objet d’une décision en 2016 par la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit. Or, en vertu de la règle de stare decisis se trouvant au coeur de la common law, les tribunaux siégeant en appel sont liés par les décisions de leur propre cour pour toutes les affaires analogues. C’est pourquoi, en plus de devoir distinguer leur cause de celle des Hawaiians, les Chamorros de Guam devaient aussi, en appel, la distinguer de celles des Chamorros et des Caroliniens du CIMN[42].

Le cas du Commonwealth des îles Mariannes du Nord

La décision dans l’affaire Davis c Commonwealth Election Commission a été rendue en 2016 par la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit. Cette affaire représente un autre cas de figure des interactions entre la capacité des peuples autochtones de décider de leur identité collective et de leur capacité de contrôler leurs propres affaires, notamment leurs terres et ses ressources. Tout comme dans la décision rendue à Guam dans l’affaire Davis, la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit s’est ici aussi appuyée sur les arguments de la majorité dans Rice pour ignorer les conséquences des catégorisations identitaires sur l’avenir collectif des peuples autochtones.

Dans cette affaire, émanant cette fois du CIMN, John Davis (sans lien de parenté avec Arnold Davis) conteste la conformité de l’alinéa XVIII § 5(c) de la Constitution du CIMN à la Constitution américaine. Cette disposition crée une procédure de révision constitutionnelle particulière pour les modifications envisagées à l’article XII de la Constitution du CIMN. Cette dernière assure l’inaliénabilité des terres chamorros et caroliniennes en interdisant leur vente aux étrangers. En présence d’une proposition de modification à l’article XII, la procédure spéciale de révision de la Constitution prévue à l’alinéa XVIII § 5(c) s’applique. La procédure établie réserve, en effet, dans cette situation bien précise, le droit de voter aux Chamorros et aux Caroliniens du CIMN qui remplissent les critères d’identité prévus par le paragraphe XII § 4, c’est-à-dire à ceux qui sont nés dans le CIMN ou qui y résidaient avant 1950 et qui étaient également des citoyens de ce territoire avant la fin de la fiducie américaine, de même qu’à leurs descendants. C’est, dès lors, le jeu des articles XII et XVIII qui assure la protection constitutionnelle des droits fonciers des Chamorros et des Caroliniens. Afin de mettre en oeuvre la procédure spéciale de modification constitutionnelle prévue à l’alinéa XVIII § 5(c), le corps législatif a créé un registre ainsi qu’une carte d’identité.

John Davis, le plaignant dans cette affaire, remplit les critères pour voter aux élections générales du CIMN. Parce qu’il ne répond toutefois pas à ceux prévus par l’alinéa XVIII § 5(c), il ne peut légalement voter aux élections extraordinaires portant sur les modifications proposées à l’article XII.

Dans une première série de litiges, Davis demande aux tribunaux de lui permettre de voter aux élections extraordinaires de novembre 2014. Ces élections concernent la possibilité de modifier la définition légale des Chamorros et des Caroliniens (« Northern Marianas descent » [NMD]), prévue à l’article XII. Au cours des procédures, la United States District Court permet aux non-Chamorros et aux non-Caroliniens de voter aux élections extraordinaires de novembre 2014. La majorité de la population vote en faveur de la modification de l’article XII, ce qui mène à l’adoption de nouveaux critères pour identifier les Chamorros et les Caroliniens. À la suite de cette réforme, l’article XII reconnaît le droit d’acheter des terres sur les îles à toutes les personnes ayant au moins un ancêtre chamorros et carolinien (plutôt que l’exigence d’avoir un quart d’ascendance chamorros ou carolinienne, comme le prévoyait la version antérieure). En ce qui concerne les personnes ayant moins d’un quart d’ascendance chamorro ou carolinienne, leur statut légal doit cependant être établi par les tribunaux.

Dans l’affaire Davis c Commonwealth Election Commission, la validité constitutionnelle de cette définition « élargie » est, à son tour, contestée. À l’instar de la United States District Court dans l’affaire Davis c Guam examinée dans la section précédente, la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit conclut qu’elle est liée, au sens de la règle de stare decisis de la common law, par la décision Rice. La Cour tranche conséquemment que l’alinéa XVIII § 5(c) est contraire à la Constitution des États-Unis (Davis c Commonwealth Election Commission, 2016 : 1091). La Cour écrit :

Just as the definitions of Hawaiian and native Hawaiian in the Rice statute referred to specific ethnic or aboriginal groups, the definition of NMD in Article XII, section 4, ties voter eligibility to descent from an ethnic group. […] (“It was the Drafters of the Commonwealth Constitution who chose to tie NMD status to a blood relationship to the two ethnicities.”). Similarly, the Hawaii Constitution referenced blood quantum to determine descent, while Article XII, section 4 of the CNMI Constitution refers to “some degree of Northern Marianas Chamorro or Northern Marianas Carolinian blood” to prove NMD status. The Commonwealth’s definition of NMD does not use the word race, but Public Law 17-40, the implementing statute, does. P. L. 17-40 § 2(c) (5) (requiring public records identifying a voter applicant’s “nationality and race” to determine NMD status). Substituting “people” for “race” did not make the ancestral voting restriction in Rice constitutional under the Fifteenth Amendment. […] Neither can it here. Article XII, section 4 of the Commonwealth Constitution contains a race-based definition of NMD. By restricting voting on the basis of this definition, Article XVIII, § 5(c) enacts a race-based restriction on voting. Article XVIII, section 5(c) thus violates the Fifteenth Amendment.

ibid. : 1093

La Cour rejette tous les arguments qui auraient permis de distinguer ce cas de l’affaire Rice. Le CIMN plaidait, à l’instar de ce qui a été avancé dans le cas de Guam, que la définition légale des Chamorros et des Caroliniens n’était pas basée sur la race, mais sur la citoyenneté des personnes vivant dans les îles antérieurement à 1950. Pour cette raison, cette définition ne devrait pas être considérée comme proposant une exclusion fondée sur la race, mais plutôt comme une identité politique. Par exemple, toutes les personnes non chamorros vivant dans les îles avant 1950, ainsi que leurs descendants, avaient le droit de voter. Il s’agit d’une différence notable avec l’affaire Rice, puisque dans cette dernière affaire, la date de 1778 permettait difficilement à un non-Kanaka Maoli de voter[43]. En revanche, la date de 1950 ne représente pas un transfert de souveraineté comme c’était le cas pour Guam, rendant plus difficile de distinguer cette affaire de la décision Rice. C’est pourquoi la Cour rejette la conclusion selon laquelle le statut particulier prévu par la Constitution du CIMN reflète une identité politique ou une forme de citoyenneté et en vient plutôt à la conclusion que la loi a recours à l’ancestralité de manière à déguiser une distinction raciale illégale. Car, à l’instar des Kānaka Maoli, les Chamorros et les Caroliniens n’ont pas, à ce jour, de statut politique particulier en droit fédéral américain qui les distinguerait formellement – aux yeux de la Cour suprême et des tribunaux fédéraux depuis Rice – de la majorité de la population et qui les placerait dans une situation juridique similaire à celle des Native Americans.

La Cour rejette également – comme dans Rice – l’argument selon lequel une symétrie est nécessaire entre l’identité des personnes dont les droits fonciers particuliers sont protégés et l’identité des personnes aptes à modifier la portée de cette protection spéciale. Comme dans le cas de Guam, la Cour estime que toute la population du CIMN est concernée et affectée par la question des droits fonciers :

The voting restriction in Article XVIII, section 5(c) would divide the citizenry of the Commonwealth between NMD’s and non-NMDs when voting on amendments to a property restriction that affects everyone. The Fifteenth Amendment aims to prevent precisely this sort of division in voting

ibid. : 1094

Il nous semble au contraire qu’un changement dans la protection juridique de la propriété foncière carolinienne et chamorro ne concerne et n’affecte pas « tout le monde » de manière équivalente. La protection spéciale reconnue aux terres chamorros et caroliniennes visait en effet à empêcher leur accaparement. Or, cette protection constitutionnelle se trouve réduite comme peau de chagrin et on peut se demander en quoi l’égalité entre les personnes s’en trouve renforcée.

Enfin, la Cour rejette aussi l’argument, avancé par le CIMN, suivant lequel le Quinzième amendement de la Constitution américaine ne s’appliquerait pas dans ce Territoire en vertu de la « doctrine insulaire ». Selon cette théorie, « the United-States Constitution applies in full to ‘incorporated’ territories », mais « that [e]lsewhere, absent congressional extension, only ‘fundamental’ constitutional rights apply in the territory » (ibid. : 7). En tant que territoires « non incorporés », la doctrine insulaire s’applique donc à Guam et au CIMN. Toutefois, dans le cas du CIMN, l’accord conclu avec les É.-U. prévoit expressément que le Quinzième amendement s’applique à cet État associé (Covenant § 501).

Conclusion

Comme le montrent les trois affaires examinées dans cette étude, le contrôle de l’identité des membres des peuples autochtones est intimement lié à la capacité des peuples insulaires du Pacifique de se gouverner et de la capacité de prendre des décisions quant à leur avenir politique respectif. À Hawaiʻi, cette question avait d’ailleurs constitué un prélude au renversement de la monarchie par les É.-U. et à la subjugation des Kānaka Maoli qui a suivi. Un siècle plus tard, la déconstruction de l’identité collective des Kānaka Maoli par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Rice c Cayetano a eu pour effet de les déposséder de la seule institution politique semi-autonome formellement reconnue par la Constitution de l’État d’Hawaiʻi. Sans même considérer les circonstances particulières de Guam et du CIMN – ce qui aurait, peut-être, permis de faire jouer la règle du distinguishing de common law et d’écarter la décision Rice –, les tribunaux fédéraux ont appliqué le raisonnement et les conclusions de ce précédent judiciaire, affectant à leur tour la capacité des Chamorros et des Caroliniens de s’autogouverner et de décider de leur avenir collectif – que cela concerne leurs terres, leur identité ou leur statut politique.

L’acceptation en 2010 par les É.-U. de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (ci-après « DNUDPA ») présageait une nouvelle lecture des enjeux qui concernent les peuples autochtones du Pacifique, lecture qui serait mieux ancrée dans le discours des droits de la personne (Echo-Hawk 2013). En établissant des standards minima, la DNUDPA représente une étape clé pour l’avancement des droits des peuples autochtones à travers le monde. Au coeur de cette déclaration se trouve le droit à l’autodétermination, lequel comprend le droit à l’auto-identification, le droit à l’autonomie et le droit au développement. La nature déclaratoire et non contraignante de cet instrument coexiste avec la force contraignante de certaines de ses normes, ce qui impose de fortes obligations aux États. Si les É.-U. souhaitent que leur acceptation de la DNUDPA représente davantage qu’un geste sans lendemain, ils doivent prendre des actions concrètes pour la mettre en oeuvre. Pour le pouvoir judiciaire, cela signifie que la DNUDPA doit guider l’interprétation du droit interne, mais aussi que ses principes fondamentaux doivent être appliqués et respectés. Dans le cas de Guam et du CIMN, la DNUDPA aurait pu être invoquée par les juges pour rappeler que les droits des peuples autochtones qui se trouvent en situation minoritaire pour des raisons historiques liées à leur colonisation ne peuvent être exercés sans que soient prévus des statuts juridiques respectueux de leur identité nationale, fondés par exemple sur les liens de parentalité ou la culture. En common law, comme l’expliquent Gretches et al. (2017), ce changement d’approche semble toutefois difficile à réaliser :

[s]hifts and changes in policy are not wholly unexpected in dealing with political branches of the federal government. But inconsistency is not something ordinarily expected from the only unelected (presumably “non-political”) branch of government, the judiciary. Courts are fundamentally conservative institutions by design, relying on stare decisis and evolving precedent to reach decisions consistent with prior decisions

Getches et al. 2017 : 257

C’est pourquoi, pour l’heure, il semble que la décision rendue dans l’affaire Rice par la Cour suprême des États-Unis compromet la mise en oeuvre de la DNUDPA pour tous les peuples autochtones du « Pacifique américain » qui, sans des catégorisations qui les représentent adéquatement, ne sont pas en mesure d’exercer leur droit à l’autonomie. Aussi, en l’absence de toute reconnaissance de la singularité de leur statut constitutionnel et de leur autochtonité, de toute considération du droit de se gouverner de manière autonome et de prise en compte des aspects démocratiques qui les caractérisent, les décisions des tribunaux fédéraux des É.-U. continueront d’entraver les efforts des Kānaka Maoli, des Chamorros et des Caroliniens eu égard à leur capacité de s’autodéterminer véritablement.