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Introduction

Depuis l’adoption de la convention de Rio en 1992, le secteur forestier mondial s’est grandement remis en question, notamment en se penchant sur les droits et les responsabilités des différents utilisateurs du territoire forestier. Les modifications apportées ont mené à de nouveaux modèles de gouvernance des forêts qui prennent en compte non seulement les préoccupations économiques, mais aussi les préoccupations sociales, plus largement (Agrawal et al., 2008). De plus, cette prise en compte des préoccupations sociales est maintenant intégrée aux principes d’aménagement durable des forêts (FAO, ECE et ILO, 2000). Pour tendre vers des modèles plus inclusifs, de nombreuses approches de participation publique ont été élaborées et incluses dans les outils politiques et réglementaires associés à la gestion des forêts (McGurk et al., 2006 ; Saarikoski et al., 2010). C’est le cas au Canada, et plus particulièrement au Québec, où le second article de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, en vigueur depuis le 1er avril 2013, stipule que l’aménagement forestier doit permettre la prise en compte des valeurs et des besoins exprimés par les populations locales.

Dans cet article, nous nous penchons sur le lien entre l’aménagement intégré des ressources et la participation publique en foresterie dans le contexte particulier du Québec. Nous présentons les résultats d’une recherche dont l’objectif était d’étudier le principal outil de participation publique déployé dans cette province, soit les tables locales de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT). Nous avons cherché à évaluer si cet outil permet d’inclure les préoccupations des parties prenantes lors de l’élaboration des plans d’aménagement forestier. Alors que la littérature scientifique a jusqu’à maintenant rapporté une critique des modes de gouvernance forestière au Québec et le manque de participation publique en foresterie, notre étude se distingue par la réalisation d’une enquête quantitative auprès des participants aux TLGIRT. Plusieurs critiques sont faites à l’endroit de ces tables et nous tentons de comprendre leur origine. S’agit-il d’un dysfonctionnement de l’outil ou bien d’un décalage entre les attentes des participants et les orientations du gouvernement ? Notre démarche s’appuie sur les concepts et définitions de l’aménagement durable des forêts qui, d’une part, cadrent le débat social sur la gestion des forêts et, d’autre part, structurent l’intégration des préoccupations des parties prenantes sur le territoire forestier au moyen des outils de participation publique dans les politiques forestières.

Dans un premier temps, nous proposons une présentation des outils de participation publique utilisés en foresterie, ainsi qu’un survol du contexte québécois en matière d’aménagement forestier. Par la suite, nous présentons notre approche méthodologique, suivie d’une section regroupant les résultats et la discussion. Finalement, la conclusion fait état des principaux constats ainsi que des pistes de réflexion pour la poursuite des recherches sur l’arrimage entre les objectifs de gestion intégrée des ressources et la participation publique dans les processus d’aménagement forestier.

La participation publique en foresterie

La participation publique et les structures qui lui sont associées visent une décentralisation de la prise de décisions (McGurk et al., 2006 ; Martineau-Delisle et Nadeau, 2010) dans le but de tenir compte des préoccupations du public, ce dernier référant aux parties prenantes et aux acteurs impliqués sur le territoire forestier. Aujourd’hui internationalement reconnue, la participation publique positionne les enjeux sociaux au coeur de la démarche d’aménagement (Beckley et al., 2006 ; Bruña-García et Marey-Pérez, 2014) et nombreuses sont les études qui ont porté sur la participation publique en foresterie, que ce soit à l’échelle internationale (Kangas et al., 2010 ; Sarvašová et al., 2014 ; Rasch, 2019), canadienne (Parkins et al., 2006 ; Harshaw et al., 2009 ; Nenko et al., 2019) ou québécoise (Gélinas, 2001 ; Chiasson et Leclerc, 2013 ; Lindsay-Fortin, 2017 ; Tardif et al., 2017).

La définition retenue ici est celle proposée par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) stipulant que la participation publique recouvre les « diverses formes d’implication directe du public où les gens, individuellement ou en groupes, peuvent échanger de l’information, exprimer leurs opinions et présenter leurs intérêts et où ils ont le potentiel d’influencer les décisions ou les résultats en lien avec des enjeux forestiers spécifiques » (traduit de FAO, ECE et ILO, 2000 : 7). Les pressions croissantes de la société civile pour être incluse dans la gouvernance des massifs forestiers (Agrawal et al., 2008) en raison de la dégradation grandissante des forêts naturelles (Foley et al., 2005), constituent l’un des facteurs ayant mené au déploiement des différentes formes de la participation publique. De plus, les intérêts de la société pour la forêt ont évolué au cours des dernières décennies (Rudel et al., 2010). Les changements sociaux ont façonné la perception des différents publics et leur désir de s’impliquer dans la gestion forestière (Agrawal et al., 2008). Historiquement reconnue comme un lieu d’approvisionnement en matières premières (bois, nourriture et autres), la forêt est aujourd’hui aussi un lieu de loisirs et de ressourcement (Marcotte et al., 2005).

La diversification et la démocratisation des usages de la forêt posent par ailleurs la difficulté de définir quels sont les individus ou les groupes ciblés par la participation publique. Le « public » ne doit pas être vu ici comme une structure uniforme, mais plutôt comme un ensemble de segments de la population qui soutiennent chacun des enjeux différents (Beckley et al., 2005). La participation publique se divise également en plusieurs catégories selon le niveau d’implication, allant d’une implication superficielle à une implication totale dans la gestion forestière. Beckley et al. (2005) ont déterminé un gradient de participation publique en fonction de quatre niveaux, soit l’échange d’informations, la consultation, la collaboration et la cogestion.

Plus précisément, l’échange d’informations fait référence à un partage, généralement unilatéral, d’informations en lien avec un projet forestier, comme la présentation d’un plan d’aménagement aux différents publics. Quant à elle, la consultation vise une communication bilatérale entre les acteurs et le gestionnaire, mais les commentaires du public ne sont pas obligatoirement pris en compte par les responsables lors de la prise de décision. La collaboration permet au public de s’impliquer dans le processus de décision, tandis que la cogestion positionne les publics et les décideurs sur un même niveau. Pour les quatre niveaux de participation, cinq éléments fondamentaux interviennent, soit l’implication des acteurs, le niveau de confiance, la mobilisation des membres, la transparence des processus et la complexité du langage forestier (McGurk et al., 2006). Un enjeu fondamental de la participation publique est par ailleurs de déterminer qui sont les acteurs invités, voire autorisés, à participer aux processus décisionnels. À ce jour, les recherches démontrent que, dans la gestion des ressources forestières, la participation publique vise l’intégration de groupes spécifiques déterminés en raison d’intérêts associés aux usages du territoire forestier. On appelle souvent ces groupes les « parties prenantes ». Comme nous le verrons plus loin, le modèle des TLGIRT répond à cette forme d’intégration du public ; il repose sur l’intégration de groupes spécifiques à la démarche participative.

Contexte québécois

Dans le cadre de cette étude, l’attention est portée sur le territoire forestier productif public québécois, lequel représente 334 280 km2, soit 83 % des forêts productives. La majorité de ces forêts se trouvent dans le biome de la forêt boréale et sont caractérisées par la présence d’essences résineuses commerciales. Depuis les années 1960, le contexte de gouvernance forestière a grandement évolué. Le Québec a vécu trois réformes forestières qui ont façonné, chacune à sa manière, la gestion des ressources forestières. La première réforme a été officialisée en 1974 avec l’adoption d’une nouvelle loi forestière visant à révoquer graduellement les concessions forestières, un legs de l’Empire britannique qui octroyait aux concessionnaires (entreprises privées) un droit à l’accès et à l’usage exclusif des terres de la Couronne (Brochu, 2005 ; Lewis et Flamand-Hubert, 2013). Le juriste Pierre Brochu (2005) résume ainsi l’état d’esprit qui présidait aux concessions : « […] l’histoire nous enseigne que le concessionnaire forestier, possesseur utile du domaine, usait du territoire comme un réel propriétaire, disposant de camps de chasse et de pêche et installant des barrières […] sur les chemins qu’il avait construits pour limiter l’accès à son territoire ».

Toutefois, c’est à la suite de l’adoption de la Loi sur les forêts, en 1986, que les concessions forestières sont finalement abolies et remplacées par des contrats d’aménagement et d’approvisionnement forestier (CAAF) établis pour une durée de 25 ans. Le modèle des CAAF attribuait, sur un territoire donné, un volume de bois aux industriels qui, en théorie, devaient respecter le principe de rendement soutenu des forêts ( Bouthillier, 1991 ; Blais et Boucher, 2013). Le suivi des travaux sylvicoles visant la régénération des forêts était pour sa part assuré par l’État. Une des particularités du régime de 1986 est qu’il intégrait de nouveaux concepts, tels que la polyvalence du territoire forestier et, plus tard, la gestion intégrée des ressources (Amedzro St-Hilaire, 2013).

En reconnaissant ainsi les multiples usages du territoire, on ouvre la porte à la prise en compte des intérêts de groupes d’acteurs diversifiés dans le processus décisionnel. Au cours de la décennie 1990, plusieurs projets-pilotes de type « forêt habitée » sont lancés par le gouvernement dans le but de développer une approche pour faciliter l’intégration des objectifs multiples sur le territoire (Gélinas et Bouthillier, 2005 ; Bernard et al., 2020). Toutefois, les attentes des participants n’ont pas été comblées puisqu’aucune de ces initiatives n’a perduré. Et même si les titulaires de CAAF étaient tenus de soumettre leur planification forestière à la consultation publique, cette période a été caractérisée par une désillusion et une certaine démobilisation des acteurs régionaux par rapport aux gestionnaires du territoire public. Ce fut le début d’une crise sociale, exacerbée par la parution du documentaire polémique L’Erreur boréale de Robert Monderie et Richard Desjardins (Bernard et al., 2020). Ce documentaire met en lumière les failles du modèle de gestion des forêts publiques par le gouvernement, au sein duquel les entreprises privées occupent une place importante dans les décisions d’aménagement. Le niveau de récolte et les méthodes de calcul de la possibilité forestière y sont également critiqués. Il faut souligner ici l’impact du documentaire sur la perception de la société québécoise à l’endroit du secteur forestier (Lasserre, 2003), ainsi que la modification entraînée par ce film dans les représentations sociales de la forêt publique et de la forêt boréale (Paré, 2017).

La troisième réforme émane de cette crise qui a poussé le gouvernement à revoir en profondeur le régime forestier. C’est donc en 2013, après la tenue de la Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise, de 2003-2004 (dite commission Coulombe), qu’entre en vigueur la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier. L’article 55 de cette loi prescrit l’obligation de mettre en place des tables locales de gestion intégrée, les TLGIRT, dans chaque unité d’aménagement forestier afin de prendre en considération les intérêts et préoccupations de l’ensemble des utilisateurs de la forêt publique. Ces tables ont pour mandat de définir des objectifs locaux d’aménagement et de déposer des recommandations au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) (ci-après « le Ministère ») en vue de l’élaboration des plans d’aménagement forestier (Bernier et Le Goff, 2018). La loi prévoit aussi la sélection des représentants pouvant siéger à ces tables pour répondre à l’enjeu de représentativité des acteurs (Parkins et al., 2006). Au Québec, la participation publique est donc établie dans le cadre de la reconnaissance de parties prenantes intéressées, et non de la prise en compte des préoccupations de la population générale (Cantiani, 2012). À noter que les TLGIRT telles que nous les connaissons aujourd’hui ont été consolidées sur la base d’instances de concertation préexistantes et établies dans le cadre de l’implantation de certifications forestières (Lindsay-Fortin, 2017). Le concept d’acceptabilité sociale est par la suite apparu comme approche permettant de résoudre les conflits entre les promoteurs de projets d’exploitation des ressources et le public (Fortin et Fournis, 2014 ; Gendron, 2014 ; Batellier, 2016 ; Batellier et Maillé, 2017).

Les TLGRIT constituent le principal outil mis à la disposition des parties prenantes pour faire valoir leurs préoccupations aux responsables de la planification forestière. Au Québec, la planification de l’aménagement forestier se déroule en deux étapes. Dans un premier temps, pour chaque unité d’aménagement[1], un plan d’aménagement forestier intégré tactique (PAFIT) est réalisé. Il s’échelonne sur une période de cinq ans. Par la suite, des plans d’aménagement forestier intégré opérationnels (PAFIO) sont produits pour préciser les interventions forestières à exécuter au cours de la prochaine année. Les TLGIRT interviennent aux étapes de la planification stratégique et opérationnelle. Elles constituent une instance consultative intermédiaire au sein de laquelle les parties prenantes du territoire interpellées pour participer à l’exercice peuvent s’exprimer sur le PAFIT et sur le PAFIO préparés par le Ministère. Le fonctionnement des TLGIRT mise sur l’atteinte du consensus. En cas de désaccord, les participants ont la liberté de se retirer du consensus, sans pour autant entraver la suite de la démarche, qui consiste à soumettre le plan pour consultation ouverte au grand public (Bernier et Le Goff, 2018 : 10).

Contributions à l’avancée des connaissances : de la GIRT à la participation publique

En tant que principal outil mis à la disposition des parties prenantes pour faire valoir leurs préoccupations, les TLGIRT jouent un rôle prépondérant dans l’intégration des enjeux sociaux à la planification forestière. Cependant, malgré l’article 55 de la loi, il est important de rappeler que la politique forestière du Québec s’appuie sur une gouvernance forestière centralisée et sectorielle (Chiasson et al., 2020).

En conséquence, comme l’ont démontré différents auteurs, les décisions d’aménagement forestier sont prises par le Ministère et la production de bois prime sur les autres usages (Chiasson et al., 2011 ; Blais et Boucher, 2013 ; Chiasson et Leclerc, 2013). D’autres études ont démontré que la pertinence des TLGIRT est reconnue par les parties prenantes, mais que leur efficacité, à titre de structures de gouvernance forestière, reste à démontrer, notamment quant à la capacité des parties prenantes à influencer la prise de décision (Lindsay-Fortin, 2017 ; Tardif et al., 2017). À la lumière de ces connaissances, nous avons tenté d’approfondir l’articulation entre la gestion intégrée des ressources et la participation publique. Notre contribution se distingue sur trois dimensions. D’abord, nous nous attardons aux perceptions des parties prenantes quant à leur expérience au sein des TLGIRT. Deuxièmement, sur le plan méthodologique, nous avons privilégié une approche quantitative par sondage afin d’obtenir un portrait à l’échelle du Québec. Finalement, nous avons tenté de déterminer si les TLGIRT, en tant qu’outil de participation publique, permettent de modifier les relations entre les parties prenantes impliquées dans la gestion des ressources forestières.

Méthode

Dans le cadre de cette étude, une enquête par questionnaire a donc été réalisée auprès de la population représentée par l’ensemble des membres des TLGIRT du Québec. Au cours de l’été 2018, les 708 membres des 34 TLGIRT ont été sollicités pour répondre au sondage[2]. Il existe différentes catégories de membres et leur distribution varie d’une région administrative à l’autre selon les caractéristiques régionales (figure 1). Il est à noter que certains membres siègent à plusieurs tables. Puisque la réalité est différente d’une région à l’autre, les participants ont été invités à remplir un sondage pour chaque TLGIRT auxquelles ils siégeaient.

Le questionnaire se divisait en trois sections. La première a permis d’établir la catégorie de parties prenantes et la région administrative des personnes sondées. La seconde visait à cerner la perception des répondants quant à leur expérience aux TLGIRT, à partir de 33 énoncés comportant quatre thématiques : le fonctionnement, la communication, les moyens d’action et résultats et, enfin, la participation individuelle aux tables. Pour chaque énoncé, il fallait donner son degré d’accord en fonction d’une échelle de Likert à cinq niveaux allant de « tout à fait en accord » à « tout à fait en désaccord »[3]. Quant à la dernière section, elle consistait en une question ouverte où les participants étaient invités à nommer ce qu’ils considéraient comme des forces et des faiblesses en lien avec les TLGIRT. L’analyse des réponses, selon une approche qualitative de codage simple, a permis d’établir des thématiques générales, ainsi que des caractéristiques plus spécifiques aux TLGIRT. À la suite d’un prétest réalisé avec des experts familiers des TLGIRT, des ajustements ont été apportés au questionnaire. Finalement, le sondage a été distribué par l’intermédiaire des coordonnateurs régionaux des tables.

Résultats et discussion

Présentation générale des répondants

L’analyse a été réalisée avec un échantillon de 173 personnes (24,4 % de la population d’étude, soit l’ensemble des membres des TLGIRT), réparties en 8 catégories de parties prenantes, à savoir les agriculteurs et les acériculteurs (6), les représentants des communautés autochtones (8), les représentants du secteur environnemental et de l’eau (22), les représentants fauniques (44), les forestiers (40), les représentants municipaux (28), les représentants du récréotourisme et de la villégiature (21) et les représentants s’identifiant à la catégorie « autres » (4). L’écart moyen entre les groupes représentés dans l’échantillon et la population totale étant de 3,2 %, l’échantillon peut donc être considéré comme représentatif (test de Fisher, p=0,6994) (figure 2).

La catégorie « communauté », qui est singulière aux TLGIRT situées en territoire cri, dans la région Nord-du-Québec, n’est pas incluse dans l’analyse puisqu’elle enregistre un très faible taux de réponse, malgré les efforts pour rejoindre les répondants associés à cette catégorie, notamment par la traduction du sondage en anglais. La sous-représentation statistique plus générale de cette région pourrait s’expliquer par des difficultés fonctionnelles au sein des TLGIRT (S. Bernier, communication personnelle, février 2018). L’enjeu de la participation des communautés autochtones en lien avec la gouvernance territoriale est unique et demanderait une analyse spécifique. La catégorie « autres », selon les régions, comprend des représentants du milieu scolaire, du gouvernement et du secteur des produits forestiers non ligneux. L’échantillon est également proportionnel en regard de la répartition régionale des répondants (écart de 3 % ; p=0,1362) (figure 3). Soulignons que trois régions administratives sont absentes, soit la Montérégie, Laval et Montréal, puisque aucune TLGIRT n’y a été constituée en raison de la prédominance de la tenure privée. En ce qui concerne l’Estrie, bien qu’une TLGIRT y soit en place, aucun répondant de cette région n’a complété le sondage, ce qui pourrait aussi s’expliquer par la préséance de la forêt privée.

FIGURE 1

Répartition des tables locales de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT) au Québec

Répartition des tables locales de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT) au Québec
Conception : Ferland, Julie (d’après les données de Bernard et al., [2020])

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FIGURE 2

Comparaison de l’échantillon par rapport à la population d’étude selon les catégories d’acteurs qui assistent aux tables locales de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT) au Québec

Comparaison de l’échantillon par rapport à la population d’étude selon les catégories d’acteurs qui assistent aux tables locales de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT) au Québec
Conception : Bernard et al., 2020

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La présentation des résultats se déroulera en trois étapes : l’exposition des points forts et des points faibles énoncés par les sondés ; l’analyse des réponses permettant de confirmer les connaissances déjà établies par la littérature ; finalement, les éléments nouveaux qui sont mis en lumière par notre démarche. En structurant ainsi l’analyse des résultats, nous pouvons, d’une part, mieux saisir les critiques qui sont faites par les parties prenantes à l’endroit des TLGIRT et, d’autre part, comprendre certains aspects en lien avec les relations de pouvoir observées au sein des tables.

FIGURE 3

Comparaison de l’échantillon par rapport à la population d’étude selon la région administrative

Comparaison de l’échantillon par rapport à la population d’étude selon la région administrative
Conception : Bernard et al., 2020

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Les points forts et les points faibles des TLGIRT

Au total, 415 points forts et 363 points faibles ont été énoncés librement par les participants à l’exercice. L’analyse de contenu des réponses a permis de regrouper celles-ci en cinq catégories : les caractéristiques propres aux individus qui participent aux TLGIRT, les caractéristiques associées à la coordination et à la logistique des TLGIRT, les éléments en lien avec le processus général des TLGIRT, les éléments associés à l’aménagement du territoire forestier et, finalement, les éléments en lien avec le Ministère (tableau 1).

L’analyse des points forts et des points faibles corrobore une première analyse générale réalisée à partir des réponses aux énoncés. Cette première analyse a permis de classer les thématiques abordées dans l’enquête en fonction de l’importance relative accordée par les participants à différentes dimensions des TLGIRT (valeurs de Likert calculées). Ainsi, la communication se classe au premier rang (4,091) suivie du fonctionnement de la TLGIRT (3,930), de la participation individuelle aux TLGIRT (3,754) et, finalement, des moyens d’action et des résultats de la TLGIRT (3,529). Une observation générale ressort de ces analyses : malgré les frustrations et les déceptions à l’égard des résultats obtenus, les fonctions associées au processus des TLGIRT, la communication que ces tables rendent possible entre les parties prenantes, les rencontres et les échanges qui y prennent place possèdent une valeur intrinsèque indépendante des résultats. Cependant, comme nous le verrons plus loin, l’écart entre la satisfaction énoncée par les participants et l’insatisfaction à l’égard des résultats obtenus au terme du processus de participation soulève des questions quant à l’instrumentalisation des TLGIRT dans les rapports de pouvoir entre les parties prenantes et le Ministère.

TABLEAU 1

Récurrence des principaux points forts et points faibles associés aux thématiques établies. La récurrence est indiquée entre parenthèses

Récurrence des principaux points forts et points faibles associés aux thématiques établies. La récurrence est indiquée entre parenthèses

* Pour faciliter la lecture du tableau, seuls les éléments mentionnés à cinq reprises et plus ont été notés.

Conception : Bernard et al., 2020

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Éléments confirmés par le sondage : primauté du bois, respect et langage hermétique

Nos résultats démontrent que les enjeux prioritaires abordés aux TLGIRT sont en lien avec l’approvisionnement en bois. Ils rejoignent en cela les constats déjà réalisés sur la logique sectorielle à l’oeuvre au sein des instances de gouvernance régionale (Chiasson et al., 2020). Lindsay-Fortin (2017) avait également constaté la centralité du bois et de la possibilité forestière lors d’entrevues avec les membres des TLGIRT de la Capitale-Nationale. Dans notre sondage, le point faible le plus souvent mentionné par les répondants est le manque de prise en compte de la diversification des enjeux et des intérêts. Ce résultat explique en partie l’insatisfaction des participants aux TLGIRT puisque les autres activités pratiquées sur le territoire sont subordonnées à la récolte ligneuse. L’utilisation du territoire forestier est ainsi réduite à la production de matière ligneuse (Bernard et Gélinas, 2020)[4].

Notre recherche confirme également les connaissances déjà établies par la littérature à propos de la composition des TLGIRT et de leur représentativité (Bruña-García et Marey-Pérez, 2014 ; Lindsay-Fortin, 2017 ; Tardif et al., 2017). L’énoncé « La composition des membres à la TLGIRT représente adéquatement les utilisateurs du territoire » enregistre un score de 3,908, signifiant que les répondants jugent les différentes parties prenantes bien représentées au sein des tables. Ainsi, les difficultés rencontrées ne relèveraient pas tant d’une exclusion que d’une non-reconnaissance des parties prenantes intéressées à l’aménagement du territoire forestier.

Beckley et al., (2005) ont démontré que la liberté d’expression et le respect mutuel sont des facteurs fondamentaux pour le bon fonctionnement des outils de participation publique. En ce sens, nous pouvons affirmer que les TLGIRT sont fonctionnelles puisque le principal point fort énoncé par les répondants est le respect. Les sondés mentionnent aussi qu’il est possible d’exprimer librement leur point de vue et que l’écoute est adéquate lors des rencontres. On note cependant que les énoncés « Je comprends les notions techniques abordées à la Table » et « Je comprends tous les membres lorsqu’ils s’expriment (terminologie utilisée, sujets abordés, etc.) » enregistrent des niveaux d’accord plus faibles. Ces résultats sont validés par l’analyse des points faibles où l’utilisation d’une terminologie complexe est l’un des éléments négatifs le plus souvent mentionnés (tableau 1). Cependant, on constate un écart entre les différents groupes de répondants à ce sujet, puisque les professionnels du secteur forestier mentionnent, pour leur part, bien comprendre les sujets abordés et disent que les notions techniques leur sont familières. Ce résultat confirme l’hermétisme du secteur forestier déjà démontré par McGurk et al. (2006). L’utilisation d’un langage technique et complexe creuse donc l’écart entre les différents groupes d’acteurs siégeant aux TLGIRT, ce qui constitue un facteur d’échec de l’outil de participation publique (Cantiani, 2012).

Finalement, faisant écho aux travaux de Lindsay-Fortin (2017), nos résultats permettent d’observer que les représentants partagent d’avoir à coeur le patrimoine forestier du Québec tout en faisant valoir les droits de leurs organisations respectives. La volonté de mieux comprendre les besoins et les attentes des autres parties prenantes sur un même espace semble constituer une motivation des représentants à siéger aux TLGIRT, reconnaissant l’instance comme un lieu d’échanges et d’apprentissages.

Les éléments mis en lumière par le sondage

Nos résultats démontrent que les participants ont un fort niveau d’adhésion aux TLGIRT puisqu’ils désirent continuer d’y participer même si on leur offrait la possibilité de se retirer. Bien que de tels résultats aient été observés dans un contexte de gouvernance régionale (Tardif et al., 2017 ; Chiasson et al., 2020), il s’agit d’une première dans le contexte des TLGIRT. En contrepartie, les réponses en lien avec l’énoncé « En tant que représentant(e), je comprends bien mon rôle » montrent une différence entre les groupes de répondants. En effet, alors que les représentants forestiers, environnementaux et « autres » enregistrent un score plus élevé, démontrant qu’ils saisissent bien leur rôle au sein de la TLGIRT, quatre sous-groupes, soit les représentants agricoles, fauniques, municipaux et récréotouristiques, comprennent moins bien leur rôle. Ce débalancement dans la compréhension du rôle des représentants rejoint l’écart observé entre les groupes concernant l’utilisation d’un langage technique. Les participants au sondage ont aussi mentionné qu’il serait pertinent de faire de la « vraie » gestion intégrée des ressources, sous-entendant que les pratiques actuelles ne répondent pas aux objectifs fixés par le gouvernement dans la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier du Québec.

Notre recherche permet également d’établir qu’il existe une cohésion entre les catégories de répondants par rapport aux aspects logistiques et au mandat des coordonnateurs puisque aucune différence significative entre les groupes n’a été observée. L’énoncé « L’organisme que je représente est concerné par les enjeux abordés » est celui qui présente le niveau d’accord le plus haut dans cette catégorie d’énoncés (4,306). Bien que cela puisse paraître contradictoire, on constate que, indépendamment des difficultés à comprendre l’ensemble des travaux ou à bien saisir leur rôle, les répondants considèrent globalement que leur participation aux TLGIRT est importante et pertinente. La qualité du travail réalisé par les coordonnateurs des tables pourrait en partie expliquer l’expérience positive des participants. En effet, à l’énoncé « Le coordonnateur remplit adéquatement son mandat », les sondés ont accordé un score de 4,294. Ainsi, il appert que le fonctionnement des TLGIRT reposerait peut-être davantage sur les qualités humaines et le leadership de certaines personnes que sur la qualité de l’outil lui-même.

Les énoncés en lien avec les comités de travail[5] et les processus de prise de décisions ont toutefois enregistré des valeurs de Likert plus faibles. Ces comités permettent de répondre à des enjeux plus spécifiques des TLGIRT. Or, on assiste, à cet égard, à une disparité entre les différents groupes en présence. Alors que certains représentants sont mandatés par leur employeur et que leur participation aux TLGIRT est incluse dans leur tâche de travail, d’autres sont présents à titre bénévole. Cette situation peut créer une iniquité dans l’accès aux ressources (temps, information, soutien administratif, etc.) et dans la capacité d’assurer le suivi des dossiers. La perception que les acteurs ont de leur rôle semble également associée au type d’organisation qu’ils représentent, ce qui recroise les résultats sur le statut d’employé rémunéré ou de bénévole, évoqué plus haut.

On constate un écart significatif entre les représentants forestiers, fauniques et récréotouristiques, d’une part, et les représentants municipaux et « autres », d’autre part. Les premiers disent transmettre les résultats aux membres qu’ils représentent, alors que ceux du second groupe ne semblent pas effectuer de suivi auprès de leurs organisations respectives. L’aménagement forestier étant au coeur des activités des représentants forestiers, fauniques et récréotouristiques, on peut émettre l’hypothèse que ceux-ci accordent une importance accrue à la diffusion de l’information au sein de leurs organisations en raison des répercussions directes, sur leurs activités, des décisions prises aux TLGIRT. Les réponses concernant l’ajout de moyens financiers confirment cette disparité entre les groupes de participants. En effet, bien que l’échelle de Likert fasse foi d’une certaine neutralité à l’égard de ce sujet, avec une valeur de 3,387, on observe une différence entre les réponses des bénévoles et celles des employés rémunérés, les premiers jugeant qu’un meilleur financement serait susceptible d’améliorer les travaux des TLGIRT.

Un autre apport de nos travaux concerne les moyens d’action et les résultats des TLGIRT, qui incluent une diversité d’éléments dont les modalités de suivi, le processus décisionnel, les projets des TLGIRT tels que des travaux sur des enjeux précis (chemins ou milieux humides et hydriques, par exemple) et les décisions des tables (objectifs locaux d’aménagement et recommandation au Ministère). De façon générale, l’information partagée aux TLGIRT est jugée satisfaisante, bien que certaines critiques soient adressées au Ministère pour son manque de transparence et l’apparence de rétention d’informations, minant le lien de confiance entre les membres de la TLGIRT et le Ministère. Selon plusieurs participants, ce mode de fonctionnement du MFFP nuirait aux travaux de la TLGIRT, mais aussi à la capacité des organisations qui utilisent le territoire à faire valoir leurs intérêts. La confiance est un élément essentiel au succès de la participation publique en contexte de planification territoriale (Mcgur et al., 2006 ; Höppner, 2009). Ainsi, tel qu’énoncé par certains répondants, le simple fait d’asseoir les acteurs à une même table représente un résultat et un succès en soi. Toutefois, l’amélioration du lien de confiance entre les parties prenantes, et entre les parties prenantes et le Ministère, promoteur de l’outil, bonifierait certainement le processus de prise de décision.

Les représentants aux TLGIRT considèrent également qu’ils contribuent à l’élaboration d’objectifs locaux d’aménagement, mais ils soulignent des déficiences dans le processus décisionnel, notamment sa lourdeur et la lenteur de la démarche. Parmi les points faibles énoncés par les représentants, certains ont jugé que la prise de décision était déficiente, que peu de résultats concrets étaient atteints en regard du nombre d’heures ou de l’énergie investie et qu’ils n’étaient pas en mesure d’influencer la prise de décision des gestionnaires délégués par le gouvernement. Ces commentaires mettent en lumière les déficits de pouvoir ressentis et vécus par les membres des tables, ainsi que leur insatisfaction à l’égard du processus décisionnel, élaboré sans leur collaboration. De façon générale, les membres des TLGIRT disent adhérer au processus et vouloir conserver ce privilège. Cependant, en réponse à l’énoncé « Les travaux de la Table permettent d’améliorer les pratiques d’aménagement forestier sur le territoire », les répondants demeurent plutôt neutres, ce qui témoigne d’un rapport mitigé quant à leur pouvoir de recommandation afin que leurs intérêts soient pris en compte dans la planification forestière.

L’analyse des énoncés montre que c’est d’ailleurs en lien avec les décisions prises aux TLGIRT que les répondants soulèvent le plus d’insatisfactions ou de critiques. À titre d’exemple, l’énoncé « Le ministère tient compte des décisions de la Table dans sa planification forestière » enregistre le score le plus faible dans cette section du sondage, avec une différence entre les catégories de répondants. En effet, les représentants agricoles et récréotouristiques sont majoritairement en désaccord avec l’énoncé par rapport aux autres groupes, alors que les représentants du monde forestier sont plutôt en accord. Cet écart entre les groupes peut être associé à l’enjeu du partage d’informations et s’ajoute aux observations relevées concernant la différence entre les catégories d’intervenants sur la perception de leur rôle et le suivi des dossiers.

Conclusion

Les TLGIRT ont été instaurées au Québec dans le cadre de la mise en place du régime forestier adopté par le gouvernement québécois, en 2013. Elles constituent le principal outil de participation publique en appui à l’atteinte des objectifs d’aménagement durable du territoire forestier, en concordance avec la mouvance mondiale visant à intégrer les diverses préoccupations des acteurs dans la planification forestière. Rappelons que les TLGIRT, au sens de la loi, s’apparentent à un outil de collaboration selon la classification de Beckley et al. (2005) et que, tel que le stipule toujours la loi, les membres ont le mandat de faire des recommandations au Ministère qui peut, ou non, les prendre en compte.

Avec cette étude, nous avons tenté de préciser l’expérience vécue à l’échelle individuelle par les membres des TLGIRT et leurs perceptions de la structure de ces tables. Nous sommes parvenues à confirmer des constats réalisés dans le cadre de recherches antérieures, mais également à mettre en lumière des éléments inédits, plus spécifiquement sur l’articulation entre la gestion intégrée des ressources et la participation publique.

Nos résultats confirment tout d’abord la présence d’un débalancement entre les parties prenantes, et ce, sur la base même des enjeux abordés aux TLGIRT, qui demeurent centrés sur la récolte de matière ligneuse. Cette prépondérance de l’approvisionnement en bois dans la prise de décision suscite l’insatisfaction de plusieurs membres, qui voient dans les TLGIRT non pas une véritable volonté de gestion intégrée des ressources, mais un exercice de consultation sur l’aménagement forestier. Le processus des TLGIRT demeure donc ancré dans une gouvernance forestière sectorielle et centralisée instaurant un débalancement des pouvoirs entre les parties prenantes. Les iniquités relevées concernant le langage technique dans les communications et la compréhension que les participants ont de leur rôle à la TLGIRT appuient les écarts qu’ils ont mentionnés entre le processus d’échange, la prise de décision et la mise en oeuvre de la gestion intégrée des ressources et du territoire.

En contrepartie, nos résultats démontrent que les TLGIRT demeurent un outil pertinent de participation publique pour l’aménagement du territoire forestier. Les dimensions de respect, d’écoute et de collaboration représentent des éléments essentiels pour aspirer à une véritable gestion intégrée des ressources, et ces dimensions se retrouvent au sein des TLGIRT. Ainsi, si l’atteinte des objectifs de collaboration avec les autorités gouvernementales n’est pas satisfaisante, elle l’est entre les parties prenantes.

Surtout, notre étude permet de bien exposer les deux dimensions fondamentales des TLGIRT : d’une part, leur fonctionnement comme outil de participation, comme structure organisée et espace de communication, d’échanges et de collaboration entre les parties prenantes et, d’autre part, leur caractère comme lieu de prise de décision. Le sondage réalisé a permis d’observer un écart important entre la satisfaction éprouvée à l’égard du processus et du fonctionnement, et l’insatisfaction en matière de résultats et de mise en oeuvre de la gestion intégrée des ressources.

L’approche méthodologique par sondage nous a ainsi permis d’obtenir un portrait à l’échelle du Québec et de dégager des constats plus généraux sur l’expérience des participants aux TLGIRT, alors que n’existaient auparavant que des études de cas régionalisées. Il sera maintenant pertinent de mener une investigation de nature plus qualitative pour mieux comprendre les facteurs qui influencent non seulement l’adhésion des participants à la démarche de GIRT, mais également l’appropriation de tels outils de participation publique par le gouvernement. Le questionnement demeure donc ouvert sur l’articulation entre la gestion intégrée des ressources, la participation et les formes de pouvoir à l’oeuvre au sein des TLGIRT en contexte québécois.