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Introduction

La gestion des populations de grands mammifères par les autorités génère des controverses majeures qui interpellent un grand pan du public et de multiples communautés d’intervenants (Gordon et al., 2004). À travers le monde, divers projets visant la conservation d’espèces menacées ou encore leur réintroduction (ours brun des Pyrénées, loup en Europe, bison dans les pairies en Amérique du Nord, etc.) ont fait émerger d’importantes controverses, jusqu’à entraîner certaines confrontations entre groupes d’acteurs (Benhammou et Mermet, 2003 ; Skogen et al., 2008 ; Pejchar et al., 2021). Au Canada et, plus particulièrement, au Québec, le caribou forestier, écotype de l’espèce du caribou (rangifer tarandus), est devenu au cours des dernières années un objet d’attention médiatique, notamment parce qu’il s’agit d’une espèce menacée, indicatrice de l’état de plusieurs autres espèces végétales et animales de la forêt boréale. De plus, l’écotype du caribou forestier dépend de forêts anciennes et peu perturbées pour sa survie, ce qui semble poser un défi considérable à l’industrie forestière canadienne. Celle-ci, dans ses stratégies d’approvisionnement, compte en effet sur l’accès aux massifs de forêt boréale encore peu exploités. La protection du caribou forestier a donc mobilisé, depuis le début des années 2000, un grand nombre d’intervenants de l’industrie, de la conservation de l’environnement, des autorités gouvernementales et autochtones, ainsi que du public en général (Courtois, 2001 ; Hins et al., 2009 ; Renaud, 2012 ; Huybens et Lord, 2016)[1].

À la fois sociales et écologiques, les controverses entourant la protection du caribou forestier s’inscrivent dans le champ de la gestion de l’environnement (Mermet 2018 et 2020). Afin de mettre en lumière les positions et les stratégies des acteurs qui se manifestent à travers cette controverse, nous abordons la question sous l’angle de l’acceptabilité sociale (AS) (Busse et Siebert, 2018). En effet, la perspective de l’AS s’est imposée comme dimension normative des débats publics environnementaux au Québec, obligeant les parties à démontrer le caractère bénéfique ou à tout le moins raisonnable d’une proposition pour la collectivité (Beaudry et al., 2014). La perspective de l’AS, comme base normative de l’évaluation collective d’une proposition, permet d’analyser les affirmations et les actions entourant la conservation de l’habitat des hardes de caribous forestiers. Aux connaissances scientifiques utilisées par les uns pour justifier la protection du caribou forestier, les autres répondent par des arguments économiques et identitaires, soit le droit de produire et d’occuper le territoire forestier. Or, les effets des décisions relatives à l’aménagement de la forêt boréale sur le caribou demeurent difficiles à mesurer à court terme. De plus, de nombreux facteurs bioclimatiques (feux de forêt, infestations de ravageurs, prédateurs, etc.) interagissent pour influer sur l’évolution des populations (Lambert et al., 2006 ; Labbé, 2012). Le contexte des changements climatiques, sur lequel les acteurs locaux et nationaux ont une faible prise, laisse également présager une accélération de la transformation des écosystèmes, qui fait peser de nouvelles menaces sur l’habitat des hardes de caribous forestiers (Barber et al., 2018).

En abordant la controverse concernant la protection du caribou forestier sous l’angle de l’AS, nous souhaitons contribuer à la réflexion sur le cadrage des enjeux que peut procurer cette notion, tout en améliorant la compréhension du rôle des acteurs, soit les personnes et organisations qui participent aux débats (Mermet, 2018). Nous souhaitons également porter un regard critique sur la contribution de la valeur normative de l’AS, c’est-à-dire la possibilité d’en arriver à un consensus social (Fournis et Fortin, 2015). Pour ce faire, nous considérons les prises de position, les affirmations, les stratégies des acteurs comme s’inscrivant à l’intérieur de régimes de rationalité. Ces régimes sont des constructions sociales situées dans une historicité « constitués par l’activité même de production de raisonnements, de discours antagonistes, de justifications et d’argumentation » (Koren, 2011 : 5, cité par Turbide et Maxwell, 2020 : 1). Ces régimes de rationalité peuvent être considérés comme un ensemble de « vérités » qui s’imposent aux acteurs en fonction de leurs valeurs et de leurs intérêts. En portant attention aux stratégies des acteurs entourant la gestion du caribou forestier, ainsi qu’aux régimes de rationalité dans lesquels elles s’insèrent, nous nous interrogeons quant à l’apport de la littérature sur l’AS, dont certaines conceptualisations devenues plus influentes (par exemple Fournis et Fortin, 2015 et 2017). Comme les acteurs débatent de l’acceptabilité des mesures d’aménagement du territoire du caribou forestier (conservation ou exploitation forestière), nous visons, dans cette étude, à permettre de mieux comprendre les régimes de rationalité sous-jacents aux raisonnements, aux justifications et aux mesures proposées par le acteurs. À partir d’une revue de presse des quotidiens francophones du Canada au cours des deux dernières décennies, nous présentons et analysons les arguments et les stratégies des acteurs, de façon à approfondir notre compréhension de l’AS en tant que cadre normatif, mais aussi en tant qu’objectif, soit l’atteinte d’un consensus entre les parties.

Acceptabilité sociale à travers les régimes de rationalité

La recherche sur l’AS mobilise des outils conceptuels permettant une meilleure compréhension du positionnement des acteurs en fonction de leurs intérêts dans les controverses touchant les ressources naturelles. Les auteurs des études réalisées sur l’AS ont surtout cherché, jusqu’à maintenant, à préciser les facteurs qui expliquent les différents résultats observés en matière d’acceptation par la population des projets concernant les ressources naturelles. Fondées sur une analyse à la fois théorique et empirique, ces recherches mettent en évidence des éléments tels que la participation, l’accès à l’information, les niveaux de confiance, les avantages économiques et les aspects visuels. Elles tiennent compte, entre autres, des facteurs psychologiques et économiques, ainsi que des structures de gouvernance (pour une présentation complète de ces analyses, voir Busse et Siebert, 2018). D’autres études portent sur la façon dont les caractéristiques des collectivités affectent leur réceptivité à l’égard des projets d’exploitation des ressources (Brunson et Shindler, 2004 ; Jones et al., 2012). Certains travaux sont concentrés sur les dimensions procédurales de l’AS, à savoir comment les qualités des processus (qualités délibératives, étendue de l’autorité décisionnelle) sont liées aux résultats et aux niveaux de satisfaction des participants (Kakoyannis et al., 2001 ; Howard, 2015 ; Heldt, 2016).

Les études sur l’AS ont été critiquées pour leur manque de fondement théorique et leur incapacité à définir suffisamment leurs concepts fondamentaux (Shindler, 2002 ; Raufflet, 2014 ; Ellis et Ferraro, 2017). Après avoir effectué une vaste recension des travaux sur la question, Busse et Siebert (2018) ont conclu à l’absence d’une véritable compréhension commune du concept d’acceptation et au fait que les définitions utilisaient des formulations qui s’avéraient souvent vagues. Cette situation crée une grande ambiguïté quant à l’objet, au sujet et à l’échelle d’évaluation de l’acceptabilité. Les études portant sur l’AS ont également été critiquées pour avoir simplifié des réalités sociales complexes, en négligeant leur contexte social, économique et politique global (Fournis et Fortin, 2015 ; Ellis et Ferraro, 2017). La tendance à considérer le concept de communauté comme une entité homogène singulière, opérationnalisée selon des catégories d’acteurs classiques (souvent élitistes) constitue un problème connexe (Bherer, 2005 ; Walker et Cass, 2007). Cela a eu pour conséquence de sous-représenter les intérêts et les voix de groupes marginalisés, ceux-ci pouvant subir des effets différents ou plus importants de l’exploitation des ressources, tout en laissant peu d’espace pour la prise en compte des dimensions interculturelles et expérientielles.

On assiste cependant à l’émergence d’un certain nombre d’approches différentes pour étudier l’AS. Moins étroitement liées aux traditions d’éthique des affaires, ces approches s’inspirent plutôt de concepts tirés de l’économie politique et de la sociologie (Gross, 2007 ; Cowell et al., 2011). Parmi elles, certaines proposent des cadres d’analyse critique qui portent une attention spécifique aux stratégies des acteurs et à leur échelle d’intervention, dont l’écologie politique (Élias et al., 2021) et l’analyse stratégique de la gestion de l’environnement (Mermet, 2018). Ces études offrent des considérations théoriques utiles dans l’examen des enjeux d’AS, ce qui permet d’élargir la portée de la recherche, soit une approche axée sur la pluralité des acteurs et la façon dont leurs actions s’inscrivent dans le territoire. Certaines présentent de façon plus explicite l’AS comme un processus dynamique et continu de négociation et d’engagement mutuel (Shindler, 2002 ; Wolsink, 2010). Les qualités et la dynamique des processus sociaux constituent donc un axe important de ces recherches, ceci comprenant la représentation d’intérêts divers, les formes de prise de décision et d’autorité, ainsi que le cadrage des débats (Gross, 2007 ; Wüstenhagen et al., 2007 ; Cowell et al., 2011).

Dans cet article, nous adoptons une perspective récente dans laquelle l’AS est conçue comme un processus dynamique basé sur une négociation entre les acteurs pour faire valoir diverses perspectives et favoriser la recherche d’un consensus. Ainsi, nous utilisons le cadre de recherche théorique développé par Fournis et Fortin (2015 et 2017), qui privilégie une approche territorialisée, tout en portant une attention particulière aux dynamiques sociopolitiques. Dans ce cadre, la notion d’AS se définit comme étant un processus d’évaluation politique d’un projet sociotechnique mettant en interaction une pluralité d’acteurs impliqués à diverses échelles et à partir duquel se construisent progressivement des arrangements et des règles, institutionnels et reconnus légitimes, car cohérents avec la vision du territoire et le modèle de développement privilégiés par les acteurs concernés. Au lieu de chercher à minimiser ou éviter les conflits, il s’agit ici de porter attention à l’émergence d’un espace de dialogue qui permette de concilier des conceptions différentes ainsi que des perspectives distinctes sur ce qui constitue un savoir légitime pour éclairer la prise de décision.

Fournis et Fortin (2015) affirment qu’il est nécessaire d’effectuer une analyse à partir de multiples échelles spatiales et temporelles si l’on veut arriver à comprendre la dynamique complexe entourant l’AS d’un point de vue territorial. Ils proposent ainsi un cadre théorique basé sur trois échelles. La première, dite macroéconomique, étudie le modèle de développement global et le régime politique dans lequel se déroulent les activités d’exploitation des ressources. L’analyse des dimensions macroéconomiques est considérée comme une pratique relativement ancienne et stable qui examine des éléments tels que les modèles économiques, les régimes juridiques et politiques. La deuxième échelle, mésopolitique, décrit les arrangements institutionnels en vigueur, y compris les processus délibératifs utilisés pour établir des règles et prendre des décisions. On y observe que la présence d’acteurs non traditionnels (groupes de citoyens, écologistes, groupes autochtones, etc.), qui adoptent des positions différentes sur la légitimité de l’exploitation des ressources, conduit à de nouvelles alliances et à une diversification des modes de participation. En troisième lieu, l’échelle microsociale  concerne les processus d’interprétation par lesquels différents acteurs donnent un sens à une proposition de projet d’exploitation des ressources. Dans ce contexte, les conflits sociaux sont souvent alimentés par la présence d’une grande incertitude concernant l’interprétation des connaissances scientifiques et l’impact des technologies (tableau 1).

Face à une controverse telle que la conservation de l’habitat du caribou forestier au Québec, la contribution de Fournis et Fortin (2015) à la conceptualisation de l’AS offre une perspective innovante. Les trois échelles d’acceptabilité permettent d’observer des logiques d’acteurs complexes et des stratégies qui se déploient en fonction de considérations et d’impératifs propres à leurs échelles d’intervention. Cette approche permet un décryptage des dynamiques d’acteurs dans l’évolution des débats (échelles micro et méso) en fonction du contexte d’économie politique (échelle macro).

TABLEAU 1

Trois niveaux pour appréhender les enjeux d’acceptabilité sociale en environnement (Fortin et Fournis 2015)

Trois niveaux pour appréhender les enjeux d’acceptabilité sociale en environnement (Fortin et Fournis 2015)
Conception: Bissonnette et Teitelbaum, 2021

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En nous appuyant sur ce cadre, nous poursuivons le développement théorique de l’AS par une attention plus fine aux arguments et aux propositions des acteurs, par un recours à la notion de régime de rationalité. Cette perspective est basée sur les travaux de divers auteurs s’étant penchés sur l’analyse de la gouvernance de l’environnement dans une perspective constructiviste (Agrawal et Bauer, 2005 ; Winkel, 2012). Dans le cadre de cette recherche, nous portons notre attention sur l’ensemble des énoncés, des connaissances et des mesures d’action des acteurs. Un régime de rationalité est une interprétation ou une justification qui « à un moment donné et pour un groupe donné […] s’impose aux acteurs comme des façons de raisonner légitimes et valables » (Turbide et Maxwell, 2020 : 2). Il s’agit ainsi de reconnaître le caractère indissociable entre les régimes de rationalité et les objets de connaissance (inventaires, revenus, besoins, valeurs, etc.) par lesquels s’exprime la légitimité des positions des acteurs. L’attention aux régimes de rationalité favorise la détermination des connaissances mobilisées et des finalités de l’action, dans ce qui apparaît comme la logique des acteurs. Ainsi, les régimes de rationalité font référence à une forme de création ou d’agencement de divers domaines de connaissance visant des effets concrets (Foucault, 1975 ; Fletcher, 2017).

Dans le cadre de cette étude, l’existence de régimes de rationalité concurrents permet d’observer la structuration d’un domaine d’AS tel que défini par Fournis et Fortin (2015). Ainsi, selon le régime de rationalité dans lequel les divers acteurs s’inscrivent, nous nous appuyons sur des valeurs et des intérêts (Agrawal et Bauer, 2005) attachés à des objectifs, qu’il s’agisse d’assurer la conservation du caribou forestier ou de poursuivre l’exploitation forestière. L’attention portée aux régimes de rationalité permet de considérer la pluralité des perspectives sur la place d’une espèce emblématique dans l’aménagement du territoire de la forêt boréale (Pascual et al., 2021). Bien qu’il soit possible, à des fins heuristiques, de déterminer des régimes de rationalité de référence (conservationnisme, exploitation rationnelle des ressources, ontologie autochtone, etc.), chaque groupe d’acteurs est susceptible de façonner son propre régime de rationalité, notamment les communautés autochtones dont le rapport au caribou forestier met en lumière un fort lien culturel et identitaire préexistant aux débats d’AS actuels.

Méthodologie

Afin de considérer cette controverse socioécologique sous l’angle de l’AS, nous avons opté pour l’analyse du contenu d’une revue de presse systématique (Macnamara, 2005). Comprendre une question d’AS nécessite de porter une attention aux discours des divers acteurs en fonction des propos transmis dans les médias par les journalistes afin d’alimenter l’opinion publique. Le corpus qualitatif que nous analysons fait l’objet d’une médiation par le médium journalistique – lequel, bien entendu, n’est jamais neutre et s’avère sélectif dans l’information diffusée.

Nous avons constitué un échantillonnage des publications journalistiques produites sur le dossier du caribou forestier dans la presse francophone au Canada, principalement sur le territoire québécois. La revue de presse a été effectuée du 29 octobre 2020 au 28 février 2021 avec le moteur de recherche Eureka. Les mots-clés « caribou forestier » et « caribou des bois » apparaissant dans le titre des articles publiés du 1er janvier 2005 au 26 février 2021 ont été utilisés pour rassembler les textes pertinents. Durant cette période, 571 articles ont été recensés. Chaque article a été consulté afin d’éliminer les doublons et de limiter les redondances. Finalement, 186 articles issus de quotidiens et d’hebdomadaires à vocation provinciale ou régionale ont été retenus pour l’analyse, dont ceux qui sont cités apparaissent en bibliographie. D’autres articles ont été ajoutés au corpus de façon ad hoc par la suite. Cette méthode, à défaut de permettre une exhaustivité des discours sur la question, permet de recenser les discours d’acteurs influents, rapportés par les médias locaux, régionaux ou nationaux, qui exercent une influence certaine en matière d’AS. Il faut également considérer le biais introduit par la tendance des médias à rapporter les nouvelles susceptibles de susciter la controverse ou le débat. La littérature grise, notamment les différents plans de gestion et de rétablissement du caribou forestier, a également été intégrée à l’analyse. Le contenu de la revue de presse a été analysé selon une méthodologie centrée sur le message (Neuendorf, 2017). En effectuant un codage manuel à même un tableur Excel, nous avons associé les énoncés principaux de chaque article à nos catégories d’analyse.

Ainsi, les catégories d’analyse développées (le codage), l’ont été selon une approche inductive, car basées sur les catégories d’information émergentes (Creswell et Poth, 2016). Il s’est avéré nécessaire de proposer une organisation de l’information en fonction de la spécificité du problème et des discours et stratégies propres aux acteurs (Mermet, 2018). Nous avons donc porté attention davantage aux grands thèmes structurant le débat en fonction des régimes de rationalité (justifications, argumentaires, propositions et mesures concrètes) déployés par chacun des groupes d’acteurs, sans nécessairement suivre l’évolution de la controverse de façon chronologique.

Étude de cas

Contexte

L’écotype du caribou forestier a été désigné espèce menacée par le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC) en mai 2002 (Environnement Canada, 2011). Le Québec l’a inscrit sur la liste des espèces vulnérables en 2005. « Les principaux facteurs proposés pour expliquer le déclin des populations de caribous forestiers au cours des 150 dernières années sont la perte d’habitats, la prédation accrue par le loup gris (Canis lupus) et l’ours noir (Ursus americanus) de même que la chasse excessive » (Équipe de rétablissement du caribou forestier, 2013). Le milieu scientifique semble s’accorder à l’effet que l’aménagement du territoire pour la foresterie accroît généralement l’impact de la prédation sur le caribou (St-Pierre et al., 2021). Néanmoins, la façon dont ces facteurs interviennent, à quelle échelle temporelle et spatiale, fait encore débat. Il semble en effet que les comportements de différentes hardes de caribous forestiers varient, dans une certaine mesure, indépendamment du degré de perturbation des habitats (Donovan et al., 2017). Ces débats scientifiques couplés à ceux soulevés par les méthodes d’inventaire sont propices à des interprétations distinctes, surtout quand vient le temps de traduire les résultats des études en mesures concrètes (Rudolph et al., 2019). Ces controverses s’inscrivent dans de plus vastes débats sur l’AS des modes d’aménagement du territoire forestier public québécois et canadien (Tardif et al., 2017).

Dans cette controverse, on trouve une importante diversité d’acteurs, que nous subdivisons en trois groupes pour les besoins de l’étude, en reconnaissant l’unicité de chacun de ces groupes et de leurs nombreuses parties prenantes : 1) les écologistes, écologues et Premières Nations se prononçant sur l’état de l’espèce et les exigences en matière de protection de son habitat, 2) l’industrie forestière et les représentants des communautés dépendantes de cette ressource et 3) les autorités publiques chargées de l’aménagement du territoire et de la mise en oeuvre de mesures exigées par les cadres légaux de protection des espèces vulnérables. Le premier groupe est hétérogène, composé autant des ONG environnementales et des chercheurs que des représentants des Premières Nations. Le deuxième groupe d’acteurs est également hétérogène, mais gravitant autour des industries forestières et des représentants municipaux, ainsi que des associations professionnelles et syndicales. Ces acteurs interviennent à des échelles diverses et sont appelés à générer des stratégies afin d’interpeller le public et les autorités gouvernementales dans l’atteinte d’objectifs divers. Le troisième groupe est subdivisé en diverses organisations situées à différents échelons administratifs (provincial, fédéral) responsables de produire des connaissances de référence ou d’élaborer les politiques et les programmes.

Écologistes et Premières Nations

Au début des années 2000, l’importante mobilisation des groupes écologistes et de la société civile pour la sauvegarde des forêts boréales anciennes et la protection du caribou forestier a eu des retentissements notables au sein des gouvernements provinciaux et du secteur industriel forestier (Blais et Boucher, 2013). Les articles de journaux recensés dans le cadre de cette recherche rendent compte du régime de rationalité dans lesquels s’inscrivent les stratégies employées par ces acteurs : 1) remise en question du mode de production et d’aménagement forestier, 2) démarches juridiques et rappel des obligations légales des autorités et des entreprises, 3) affirmation de l’objectivité des études scientifiques et rappel de leur portée prescriptive. 4) affirmation de la valeur identitaire du caribou forestier et 5) négociations directes avec les acteurs industriels au sein d’initiatives conjointes et tentatives de mise en oeuvre de normes plus sévères que celle des États.

Pour ces acteurs, le déclin du caribou forestier a été associé à un aménagement forestier non durable effectué principalement en fonction des intérêts des grands acteurs de l’industrie et causant la disparition des forêts primaires. Les rapports faisant état du déclin d’une espèce emblématique ont accentué certaines perceptions sociales sur la gestion opaque et non durable du patrimoine forestier public au Canada (Desplanques, 2014). À titre d’exemple, en 2019, le ministère de la Forêt, de la Faune et des Parcs (MFFP) a rendu disponibles à l’industrie forestière trois secteurs désignés préalablement pour la protection du caribou forestier, soit 4 600 km2, provoquant la colère des groupes acquis à la protection de l’espèce. Le MFFP a justifié sa décision par des données révélant l’absence du caribou forestier sur ces territoires, grâce au système de suivi en place (Roy,  2019a). Un grand nombre de chercheurs et de groupes écologistes (Shields, 2019 ; Lecavalier, 2020) ont par la suite accusé les autorités de ne pas avoir de données rigoureuses, alléguant que la « vraie justification, c’est que l’industrie a fait pression pour faire main basse sur ces forêts inexploitées et que le gouvernement caquiste, au nom de la vitalité économique du Québec et de ses régions […] », l’industrie aurait eu « le dernier mot » (Dutrisac, 2019). Selon les propos rapportés par le journaliste, pour plusieurs organismes environnementaux, « l’immobilisme du gouvernement devant le déclin marqué de certains cheptels de caribous de la province est la conséquence d’un désintérêt de l’État face à la protection de la faune... S’ils [les organisations environnementales]) réclament un plan de protection et de redressement de l’habitat de l’animal, c’est surtout un changement de culture qui est demandé au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs » (Rémillard, 2020).

Par ailleurs, des propositions visent à remettre en question le monopole des autorités publiques dans la mise en place d’actions. La Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP) souligne « la difficulté de la machine gouvernementale à agir rapidement pour le rétablissement du caribou » et privilégie des approches de collaboration émanant de la base avec l’ensemble des parties prenantes : communautés autochtones, industrie, municipalités et bureaux régionaux du MFFP, syndicats et organismes environnementaux (SNAP, 2019). On observe ainsi une remise en cause plus fondamentale des structures d’aménagement et d’exploitation forestière des autorités responsables en lien avec le dossier du caribou forestier. Davantage, ces acteurs remettent en question la volonté des autorités publiques d’agir pour la conservation de l’espèce et les accusent de prioriser les intérêts industriels.

Une autre stratégie s’appuie sur les démarches juridiques visant à exercer une pression sur les autorités responsables de la protection du caribou forestier et sur les entreprises forestières. La désignation de l’écotype au rang des espèces menacées en vertu de la Loi sur les espèces en péril du gouvernement fédéral est assortie d’obligations légales. En vertu de cette loi, la SNAP a intenté une poursuite judiciaire en 2017 contre le gouvernement fédéral pour manquement envers ses obligations de protection de l’habitat du caribou forestier (Saint-Arnaud, 2017). Les groupes écologistes critiquent régulièrement l’inaction des autorités gouvernementales, la SNAP affirmant que « la plupart des habitats essentiels à la survie du caribou forestier demeurent sans protection » (Champagne, 2015 ; La Presse canadienne, 2018). Dans une stratégie similaire, l’ONG environnementale Greenpeace Canada a également dénoncé l’entreprise Produits forestiers Résolu dont les activités auraient perturbé un secteur fréquenté par le caribou forestier, accentuant la pression sur des centaines de grands acheteurs de bois et de papier (Lecavalier, 2016). Résolu a ensuite intenté une poursuite contre Greenpeace pour diffamation (Oury, 2017). En 2015, elle a été au coeur d’une importante controverse alors que son inaction alléguée pour la protection du caribou forestier et ses manquements concernant le respect des droits de la nation crie auraient entraîné le retrait de certaines certifications forestières par le Forest Stewardship Council (FSC) (Shields, 2015 ; Normand, 2017).

Les données scientifiques sur l’état du caribou forestier ont étayé le discours des acteurs favorables à sa conservation, suscitant de nombreuses déclarations prescriptives. On note que les études scientifiques en viennent à la conclusion que, pour assurer la survie du caribou forestier, il est nécessaire de respecter un seuil de 65 % d’habitat non perturbé (Shields, 2017a) dans les grands massifs forestiers dont dépend l’espèce (Roy, 2020). Cependant, les données du gouvernement fédéral sur les différents habitats du caribou forestier au Québec indiquent que ces habitats sont de plus en plus perturbés (Shields, 2017b). Plusieurs intervenants scientifiques mentionnent qu’avec la conjonction des coupes forestières et des feux de forêts, « le taux de perturbation de l’habitat du caribou se situe entre 60 % et 85 % alors qu’il devrait être entre 35 % et 40 % pour protéger l’espèce » (Munger, 2018). Les scientifiques avertissent que la pression exercée par les changements climatiques, dont l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des feux, conjuguée aux coupes forestières, pourraient accentuer le déclin des hardes de caribous (L’Étoile du Lac, 2019). Si les perturbations « naturelles » liées aux bouleversements climatiques augmentent, les scientifiques sont d’avis que les perturbations anthropiques directes sur le territoire doivent impérativement être limitées. On affirme ainsi, dans les médias, qu’il est possible de « sauver » le caribou forestier si les autorités forestières « reconnaissent le consensus scientifique écrasant » (Roy, 2021). L’établissement de seuils justifiés par des données scientifiques fournit, aux acteurs favorables à la conservation, des cibles et moyens de suivre les actions des entreprises et autorités forestières.

Les affirmations identitaires en lien avec l’importance du caribou forestier par des membres des Premières Nations expriment une perspective unique sur le rôle de l’espèce au sein d’un écosystème et d’une cosmologie. Cette perspective révèle un rapport à l’espèce bien antérieur à l’aménagement forestier issu de la rationalité de l’État eurodescendant. Par exemple, la levée des mesures de protection dans le réservoir Pipmuacan, au nord du nitassinan de Pessamit (Paquet, 2020), a provoqué la colère de représentants de la nation innue. « Force est de constater que les enjeux de l’industrie forestière prennent toujours le dessus sur les enjeux de biodiversité et les enjeux autochtones » (Idem). Le représentant des Innus de Pessamit avance que l’aménagement forestier qui menace le caribou forestier menace également la culture innue. Les caribous figurent au coeur de l’identitié et de l’imaginaire des Innus de Pessamit, « ils structurent nos pensées, façonnent notre être, nos valeurs et notre spiritualité. Sans eux, nous n’existons plus » (Idem). Dans plusieurs régions québécoises, les Premières Nations innue et anishnabek, notamment, critiquent le gouvernement du Québec pour ses déclarations concernant l’impossibilité d’assurer une protection intégrale de l’habitat du caribou à cause des coûts prohibitifs pour le secteur forestier (Blais, 2019). Malgré les initiatives pour mieux documenter et intégrer les connaissances autochtones à la gestion du caribou forestier, les actions à l’échelle locale semblent révéler leurs limites (Gouvernement du Canada, 2017). Néanmoins, l’importance symbolique et culturelle accordée au caribou forestier permet de constater une certaine convergence entre les discours des groupes écologistes et ceux des Premières Nations (Shields, 2021).

Les organismes environnementaux ont tenté de mettre en oeuvre des initiatives conjointes avec les acteurs industriels afin d’assurer l’adoption de normes de conservation plus sévères que celles en vigueur. L’Entente sur la forêt boréale de 2010, une initiative lancée par le groupe Canopée et l’organisme Greenpeace, en est une manifestation. L’Entente a contribué à la mise en place d’un moratoire sur toute forme d’exploitation forestière pendant deux ans sur 29 millions d’hectares de forêt, ce qui représentait alors plus du tiers des superficies concédées aux entreprises forestières. Signée par 21 entreprises membres de l’Association des produits forestiers du Canada et 9 groupes environnementalistes, cette entente a été décrite comme un progrès historique pour la conservation de la forêt boréale (Côté, 2010). Cependant, moins de trois ans après sa signature, devant l’impossibilité de conclure un accord sur les superficies à soustraire à l’activité forestière de façon permanente, Canopée et Greenpeace s’en sont retirées (Cliche, 2013), avant qu’elle ne soit finalement abandonnée. Les porte-paroles de l’entreprise Résolu, qui détenait des droits de coupe sur une importante superficie visée par le moratoire, ont exprimé qu’il leur était inenvisageable de renoncer à prélever la ressource sur une telle superficie (Côté, 2013). Cela démontre qu’au-delà des déclarations de bonne volonté, les intérêts premiers des acteurs sont réaffirmés devant l’impasse.

Industrie et communautés forestières

Les acteurs de l’industrie forestière et les représentants des communautés dont l’économie est liée à cette ressource ont réagi fortement dans les médias face à l’ampleur des mesures proposées pour la protection de l’espèce. Réagissant à la multiplication des acteurs et des formes de pression qui s’exercent sur la foresterie, ils ont déployé à leur tour des stratégies de mobilisation et de visibilité médiatique, faisant ainsi valoir leur cause auprès des autorités comme du grand public. On note parmi les stratégies employées : 1) des affirmations sur la menace économique associée à la protection du caribou forestier, 2) une mobilisation des acteurs favorables à l’industrie forestière, l’Alliance Forêt Boréale, 3) une remise en question du consensus scientifique.

Le gouvernement québécois affirme, par la voix de son premier ministre à la fin de l’année 2016, que l’incertitude causée par les mesures mises en oeuvre par le gouvernement fédéral pour la protection du caribou forestier fragilisent le secteur forestier et nuisent aux investissements des entreprises (Potvin, 2016). Ces plans de rétablissement de l’espèce donnent lieu à des réactions marquées de la part d’acteurs socioéconomiques, autant à l’échelle des communautés forestières locales que plus largement au sein de la province. La déclaration du futur premier ministre Philippe Couillard en pleine campagne électorale de 2014, « on ne perdra pas un seul emploi à cause du caribou forestier », démontre le caractère hautement politisé de ce dossier (Borde, 2014). À ces affirmations, des scientifiques du domaine de la biologie répondent en faisant part de leur inquiétude et de la préséance du droit environnemental (Radio-Canada, 2014). Cela est ensuite repris par les organisations environnementales comme Greenpeace qui maintiennent la pression sur les autorités (La Haye, 2014). En réponse, diverses évaluations, dont celle de l’Institut économique de Montréal (IEDM), établissent à plus de 2000 le nombre d’emplois qui seraient sacrifiés advenant une réduction du territoire consacré à l’exploitation forestière pour la protection du caribou forestier (La Presse, 2015 ; Tremblay, 2015a). Dans d’autres études, on avance le chiffre de 9 000 emplois (Tremblay, 2012). On y va également de calculs sur le nombre d’emplois perdus par caribou sauvegardé (Potvin, 2015). Ces évaluations, tantôt strictement fondées sur un sentiment de menace dans un contexte politique, voire électoral, tantôt basées sur des études économiques, démontrent la force de l’argument économique pour contrer des mesures de conservation jugées inacceptables.

En réponse à la pression pour assurer la protection du caribou forestier, en 2014, des représentants de communautés du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord, où se concentrent l’activité forestière au Québec, fondent Alliance Forêt Boréale. Ce regroupement multipliera les campagnes de communication et les représentations auprès du gouvernement du Québec afin de limiter les impacts des mesures de protection forestière sur l’industrie forestière (Informe Affaires, 2019a). L’Alliance participe activement aux consultations sur le caribou forestier menées par le gouvernement du Québec en prévision d’une stratégie de protection du caribou durant l’année 2018 (Tremblay, 2019). Depuis 2019, Alliance Forêt Boréale multiplie les représentations et a déclaré publiquement que le ministre responsable des forêts « est inféodé dans son entourage par des membres de groupes d’intérêt environnementaux qui font de la désinformation » (Tremblay, 2019). Les déclarations des membres du comité sur la forêt de l’Union des municipalités du Québec vont dans le même sens, exprimant une vive inquiétude à l’égard des mesures qui réduiraient la possibilité d’approvisionnement pour l’industrie forestière. L’émergence de cette organisation, dont la mission première est la représentation du secteur forestier et des collectivités qui en dépendent, démontre la menace que représentent les mesures de conservation du caribou forestier aux yeux de ce groupe d’acteurs. L’Alliance intervient ainsi fréquemment afin de remettre en question la légitimité des propositions favorables à la conservation.

Les acteurs de la foresterie, dont certains maires des municipalités dépendantes de l’industrie forestière, remettent en question la légitimité des connaissances scientifiques et des mesures de protection proposées par des groupes écologistes nationaux ou internationaux (Radio-Canada, 2015). Dans un communiqué, Alliance Forêt Boréale remet en doute le consensus scientifique sur le déclin de l’espèce, indiquant que le premier inventaire exhaustif a été complété au cours de l’année 2020, lequel permettra désormais de faire un suivi de l’espèce. L’organisation affirme que les mesures de protection en vigueur depuis 2005 à travers les plans de rétablissement (2005-2012 ; 2013-2023) ont contribué à une diminution de la récolte de 750 000 m3 pour les régions de la Côte-Nord, du Saguenay–Lac-Saint-Jean et du Nord-du-Québec. L’Alliance estime également que de nombreux facteurs influant sur l’évolution des différentes hardes demeurent peu documentés (Alliance Forêt Boréale, 2019).

Les maires de certaines municipalités interviennent directement dans le débat. En entrevue avec Le Quotidien, un journal régional publié au Saguenay–Lac-Saint-Jean où est concentrée l’industrie forestière, le maire de La Doré mentionne, en 2013 : « Lorsque vous dites que les meilleures connaissances permettent d’affirmer que l’habitat du caribou forestier au Lac-Saint-Jean est perturbé à un point tel que les populations n’y seront plus viables sans un changement de cap, vous oubliez que 75 % du territoire occupé par le caribou est situé au nord du territoire où l’industrie ne peut récolter de la matière ligneuse et que 80 % de la population de caribou vit dans cette portion du territoire qui ne sera pas perturbée par les interventions de la récolte » (Bégin, 2013). Cet énoncé, tout en relativisant l’incidence de l’exploitation forestière sur l’espèce du caribou dans sa globalité, démontre également la nature construite de la catégorie d’intervention de l’écotype « caribou forestier ».

En faisant référence à certains résultats d’inventaires, des représentants du secteur forestier ont affirmé que certaines hardes de caribous forestiers en déclin se trouvent dans des secteurs exempts de coupes forestières (Tremblay, 2015b). Également, selon ces acteurs, les inventaires disponibles permettent de constater que certaines hardes se portent relativement bien, même dans des secteurs où des coupes ont été faites (Idem). À la lumière des inventaires aériens de 2012, le syndicat pancanadien Unifor aurait demandé au gouvernement du Québec d’obtenir du gouvernement fédéral que le caribou forestier soit retiré de la liste des espèces menacées (Tremblay, 2017). Une pétition demandant un moratoire sur les mesures de protection du caribou est également lancée en 2019 (Roy-Martin, 2019). Les résultats des plus récents inventaires de 2019 fournissent aussi des arguments à l’Alliance Forêt boréale (Tremblay, 2019). Toutefois, ces actions n’ont pu porter atteinte au consensus observé parmi les scientifiques. On peut ainsi constater que l’essentiel des démarches de ce groupe d’acteurs vise à la fois la représentation des intérêts du secteur forestier, les collectivités qui y sont associées et une remise en cause de la légitimité des mesures de conservation.

Autorités publiques

Les acteurs gouvernementaux issus de divers ministères et agences jouent un rôle de premier plan, étant responsables ultimement de l’aménagement forestier au Québec, notamment depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, en 2015. Appelées à se positionner sur un dossier hautement médiatisé, les autorités publiques ont tenté de ménager la chèvre et le choux, soit d’assurer le maintien des activités forestières tout en donnant raison aux groupes écologistes et en déployant certaines actions pour respecter leurs obligations légales de protéger l’espèce. Les stratégies utilisées par ce groupe d’acteurs sont : 1) l’annonce de mesures visant des planifications et 2) la recherche de compromis entre les divers acteurs. Ainsi, il ne faudrait pas penser que les autorités publiques parlent d’une seule voix ou que leurs actions s’inscrivent dans un régime de rationalité parfaitement cohérent. Il s’agit d’un groupe d’acteurs oeuvrant à divers paliers de gouvernance et dont les mandats varient fortement en fonction de leur unité administrative. Par exemple, nous pouvons d’emblée distinguer entre les biologistes du MFFP, qui effectuent des inventaires dans le respect des protocoles et formulent des avis indépendants, et les autorités provinciales chargées d’assurer l’aménagement forestier afin de respecter les garanties d’approvisionnement en bois accordées aux entreprises forestières.

À la demande du gouvernement fédéral, sous la pression des groupes écologistes et des Premières Nations, le Québec, comme les autres provinces canadiennes visées, a annoncé à plusieurs reprises sa volonté de mettre en oeuvre un plan de protection du caribou forestier (Shields, 2016). Le gouvernement du Québec, qui avait élaboré un premier plan en 2005 (2005-2012) (Équipe de rétablissement du caribou forestier du Québec, 2013), a rendu public en 2013 le plan de rétablissement du caribou forestier réalisé par un comité composé d’experts indépendants, dont plusieurs représentants de groupes environnementaux (Équipe de rétablissement du caribou forestier, 2013 ; Environnement et Changement climatique Canada, 2017). En réponse aux préoccupations du milieu écologiste, le gouvernement du Québec dévoile, en 2016, le premier Plan d’action pour l’aménagement de l’habitat du caribou forestier, qui confirme la protection de massifs forestiers (Bégin, 2016). Ce plan d’action se veut acceptable (Gaudreault, 2016) pour le secteur forestier et repose sur une analyse des conséquences socioéconomiques de l’adoption de mesures permanentes de protection de l’espèce (MFFP, 2016). Le MFFP met sur pied la Table des partenaires pour la mise en oeuvre du Plan d’action, une structure consultative regroupant une trentaine de représentants des groupes environnementaux, des entreprises forestières, du secteur municipal, des syndicats et des Premières Nations (Tremblay, 2017). Malgré ces mesures, le gouvernement du Québec et le ministre responsable des forêts sont régulièrement accusés par les groupes écologistes d’ignorer l’avis des experts fauniques, même au sein du ministère (Greenpeace, 2017). Selon la ministre de l’époque, « non seulement la délimitation retenue protège des secteurs intensivement utilisés par le caribou forestier, mais elle s’est avérée la meilleure de plusieurs options pour réduire au minimum les impacts sur les secteurs forestiers des deux régions concernées » (Shields, 2017). Ces stratégies apparaissent comme des dispositifs d’intervention pour la sauvegarde de l’espèce qui annoncent l’imposition de nouvelles contraintes aux acteurs de l’aménagement forestier. Toutefois, ces mesures demeurent limitées et visent surtout, dans les faits, à minimiser l’impact de la conservation sur les activités forestières.

La position officielle du ministère de la Forêt, de la Faune et des Parcs, malgré la vocation économique de sa division forestière et son rôle dans l’aménagement du territoire forestier, est d’assurer la conciliation des intérêts de l’ensemble des acteurs. L’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement, en 2018, entraîne de nouvelles consultations avec l’industrie forestière et les Premières Nations pour trouver un terrain d’entente sur la protection du caribou forestier (Informe Affaires, 2019b). Malgré les critiques du processus de consultation (Tremblay, 2019), le gouvernement s’engage à présenter une stratégie pour la protection du caribou forestier «d’ici 2023». Si les acteurs de la foresterie saluent la mesure, plusieurs groupes écologistes y voient plutôt d’abord une intention du gouvernement de reporter ses obligations pour continuer de s’y soustraire (Rémillard, 2020). Au terme des consultations, le MFFP affirme en 2019 que le rétablissement du caribou forestier réduira de 4% la possibilité forestière au Saguenay–Lac-Saint-Jean (Roy, 2019b ; Savard, 2019). Pour en atténuer les effets et compenser pour les volumes perdus, le MFFP a créé des groupes opérationnels régionaux (GOR), chargés de mettre en oeuvre des solutions locales concertées. Les représentants de ces groupes soulignent que diverses options pourraient être mises en oeuvre, comme l’augmentation de la coupe partielle, la réduction des contraintes à la récolte et l’augmentation du reboisement (Roy, 2019c). La composition de ces GOR et leur représentativité de l’ensemble des perspectives, dont celle des Premières Nations, soulève des inquiétudes (Paquet, 2020). La conciliation entre exploitation forestière et conservation du caribou est officiellement l’objectif souhaité par les acteurs industriels et municipaux (Tremblay et Potvin, 2019). Néanmoins, si on se fie aux stratégies des acteurs forestiers, leur objectif est plutôt de préserver l’accès à la ressource. Ce qui n’exclut toutefois pas la possibilité d’une coopération efficace à l’échelle locale pour le maintien de certaines hardes.

Discussion

À travers les discours et les actions des différents groupes d’acteurs, tels que rapportés dans les médias, il est possible d’établir un ensemble d’arguments, de justifications ainsi que de stratégies visant l’atteinte de divers objectifs favorables ou défavorables à la conservation du caribou forestier. Placer cette controverse dans le champ de l’AS, notamment en faisant référence au cadre de Fournis et Fortin (2015), permet de déceler les stratégies des acteurs, ainsi que le régime de rationalité dans lequel ces derniers s’insèrent.

Deux régimes de rationalité, un axé sur une utilisation des ressources à des fins économiques et l’autre sur la conservation de l’environnement entrent en confrontation. Ces deux grands régimes de rationalité ne sont pas spécifiques au cas étudié, car ils ont été abordés dans d’autres études, mais ils s’y manifestent de façon contingente. Le premier fait écho à la rationalité environnementale internationale (Agrawal et Bauer, 2005 ; Fletcher, 2010 et 2017), qui vise à favoriser la diffusion de nouveaux impératifs et normes de conservation de l’environnement. Le deuxième régime de rationalité est ancré dans la relation historique entre l’État moderne d’origine européenne et la grande industrie ; il vise l’utilisation rationnelle des ressources du territoire afin de sécuriser l’activité économique (Foucault, 2004 ; Rivera Vicencio, 2014 ; Blouin, 2021). Ces deux régimes de rationalité qui de prime abord semblent façonner la controverse entourant la protection du caribou forestier, n’excluent pas l’existence d’autres rationalités au sein des groupes d’acteurs en présence.

Les régimes de rationalité dans lesquels s’insèrent les stratégies des acteurs se déploient selon les échelles de l’AS suggérées par Fournis et Fortin (2015). L’échelle macroéconomique, si elle demeure structurée par l’influence des grandes entreprises forestières souhaitant assurer un approvisionnement en bois suffisant et à long terme, démontre justement la position défensive de l’industrie. En effet, les acteurs industriels s’avèrent obligés de réagir aux injonctions des groupes écologistes et des autorités. La situation laisse paraître des brèches dans le pacte développementaliste, compromis social historique entre les grandes entreprises forestières, les autorités publiques et certaines factions de la société civile, visant au premier chef la création d’emplois (Teitelbaum et al., 2019). Les autorités ne peuvent plus justifier l’aménagement forestier uniquement dans une perspective de production industrielle, mais doivent composer avec des impératifs environnementaux et l’expression de nouvelles valeurs, dont le caribou forestier est une manifestation emblématique. Néanmoins, malgré cette brèche, force est de constater que le fonctionnement du régime forestier actuel favorise, dans une large mesure, le statu quo dans l’aménagement forestier et les relations historiques entre les autorités publiques et les entreprises forestières.

Au niveau mésopolitique, les délibérations prennent souvent la forme de confrontations alors que les acteurs industriels tentent de déligitimer les études scientifiques ou les mesures de conservation, tout en utilisant à leur avantage certains résultats d’inventaires fauniques. Les acteurs déploient les actions à leur disposition – déclarations médiatiques, poursuites judiciaires, campagnes d’information et de mobilisation – afin d’atteindre leurs objectifs. Ces dynamiques, souvent conflictuelles, permettent de constater également la portée jusqu’à maintenant limitée des mesures gouvernementales pour la protection de l’écotype, qu’il s’agisse des planifications ou des tentatives de concertation. Les autorités publiques et le gouvernement du Québec, ultimement dépositaires de la gestion des ressources territoriales, tentent d’honorer leurs obligations envers la conservation de la biodiversité, tout en assurant la poursuite de l’exploitation des ressources forestières. Malgré des transformations dans les « grands compromis sociaux », les stratégies des acteurs rappellent que toute mesure ou information a une légitimité contestée. Ainsi, contrairement à la proposition de Fournis et Fortin (2015), qui suggèrent que les enjeux d’AS peuvent être résolus par la délibération démocratique, l’émergence d’un espace de dialogue afin de concilier les points de vue semble difficile face à ce qui apparaît comme deux régimes de rationalité bien distincts, voire deux projets socioécologiques (tableau 2).

L’analyse des dynamiques au niveau microsocial se prête moins bien à la méthodologie retenue ; cependant, elle permet d’observer les difficultés de coordonner l’ensemble des acteurs et d’assurer le développement de solutions partagées pour la protection du caribou forestier. Ce niveau d’analyse attire l’attention sur les mesures décentralisées de concertation promues autant par les organismes environnementaux que par les autorités publiques et les communautés autochtones. Qu’il s’agisse des groupes opérationnels régionaux mis en place par le MFFP ou des initiatives spécifiques lancées dans certains secteurs pour protéger des hardes de caribous forestiers, il semble y avoir un potentiel de compréhension et d’action commune. Néanmoins, la portée de l’étude ne permet pas de documenter plus en détail ces initiatives.

Par notre attention aux régimes de rationalité, nous avons tenté de poursuivre la théorisation et l’examen empirique de l’AS. Ainsi, les régimes de rationalité prennent forme à travers les prises de position, le développement des argumentaires et les actions des différents acteurs. Si, dans cette étude, nous observons deux régimes de rationalité prédominants, il serait possible d’en proposer de nombreuses déclinaisons. Bien qu’une perspective dichotomique opposant la conservation de l’environnement au développement économique apparaisse à travers cette étude, nous avons voulu démontrer les formes particulières qu’elle revêt en fonction des perspectives et des stratégies des divers groupes d’acteurs. Ainsi, il serait opportun, ultérieurement, d’analyser les régimes de rationalité spécifiques qui émergent de chaque groupe d’acteurs, de façon à éviter tout risque d’amalgame entre les diverses perspectives, dont celles des différents groupes et communautés des Premières Nations, celles des groupes écologistes, des collectivités non autochtones, des différentes industries et des autorités publiques. Une étude empirique plus approfondie permettrait ainsi de préciser les régimes de rationalité en lien avec la protection du caribou forestier.

TABLEAU 2

Présentation non exhaustive des enjeux d’acceptabilité sociale (AS) concernant la conservation du caribou forestier selon les régimes de rationalité

Présentation non exhaustive des enjeux d’acceptabilité sociale (AS) concernant la conservation du caribou forestier selon les régimes de rationalité
Conception : Bissonnette et Teitelbaum, 2021

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Le cas de la conservation du caribou forestier permet de constater la confrontation d’au moins deux régimes de rationalité distincts fondés sur des modes différents de connaissance et de rapport au territoire. Notons toutefois que la perspective autochtone introduit un lien incommensurable aux composantes de la nature qui dépasse ces deux régimes de rationalité, bien qu’il soit apparenté à la conservation de l’environnement. Le croisement de ces régimes de rationalité avec les échelles de l’AS permet une schématisation des enjeux en fonction des acteurs mobilisés (tableau 2). Selon un régime de rationalité favorable à la conservation environnementale, le maintien de l’intégrité des écosystèmes et du patrimoine naturel implique une valorisation des connaissances détaillées sur les dynamiques du caribou forestier et de son habitat. Par ailleurs, pour les collectivités et acteurs favorables au statu quo en foresterie, les connaissances mobilisées sont de nature économique et sociale. Certains résultats scientifiques sont également invoqués par les acteurs industriels pour démontrer leur caractère peu concluant ou encore l’absence de lien direct entre exploitation forestière et déclin du caribou forestier. Un régime de rationalité environnemental qui reconnaît davantage les besoins de certaines espèces semble s’installer durablement au Québec et au Canada. Toutefois, cela ne semble pas garant de transformations profondes dans le mode d’exploitation actuel, lequel est régi par des structures industrielles et bureaucratiques qui se transforment lentement à l’échelle macroéconomique, malgré une certaine pression réformiste. Tant et aussi longtemps que ces deux régimes de rationalité subsisteront, avec leurs propres impératifs et formes de connaissance, d’importantes confrontations et des arbitrages difficiles et complexes sont à prévoir. L’AS continuera à se décliner au sein de chacune de ces sphères dans son propre régime de rationalité, en fonction de projets socioenvironnementaux distincts.

L’étude de cas du caribou forestier révèle également la complexité associée à la recherche de l’acceptabilité sociale, même conçue comme un processus pluraliste et ancré dans un territoire, comme le définissent Fournis et Fortin (2015). Par rapport aux approches traditionnelles de l’AS, qui se concentrent souvent sur les facteurs expliquant la présence ou l’absence d’acceptabilité dans un cadre sectoriel ou spatial limité, l’approche de Fournis et Fortin (2015) incite à porter attention aux débats en tant que processus dynamique structuré en fonction de différentes échelles et du positionnement des acteurs. Une considération des différents niveaux de l’AS permet de schématiser les relations entre les acteurs afin de considérer les rapports de pouvoir, comme dans le domaine de l’écologie politique.

Cependant, le cas du caribou forestier illustre également toute la complexité d’appréhender une controverse socioécologique sous l’angle de l’AS. Dans le cas du caribou forestier, les échelles de l’AS ne sont pas clairement répérables en fonction de paramètres temporels ou spatiaux fixes. Les échelles spatiales sont multiples et construites par les acteurs eux-mêmes en fonction de la portée de leur intervention. La question du caribou forestier va bien au-delà d’un processus de prise de décision à une échelle donnée, bien qu’elle inclue aussi les négociations incessantes sur les politiques, les règles et les plans d’intervention qui peuvent viser des échelles fixes.

Les dimensions temporelles dans cette recherche d’AS sont aussi hautement dynamiques, étant donné les connaissances scientifiques mobilisées et l’interprétation qui en est faite. Surtout, les données à la base de la prise de décision issues des inventaires, malgré l’existence de protocoles fiables, nécessitent de continuelles réévaluations et recalibrations (Courtois, 2001 ; Donovan et al., 2017). Les acteurs qui influencent le débat transcendent également les catégories territoriales fixes, tel que démontré par la présence d’acteurs extraterritoriaux appartenant à des organisations écologistes ayant joué un rôle-clé dans la formulation du débat et la conscientisation sur la question auprès de publics variés. En filigrane, nous observons des régimes de rationalité divergents qui créent des dissonnances dans la façon dont les objectifs s’articulent (protéger les caribous vs protéger les collectivités forestières), définissant les seuils d’acceptabilité distincts, ainsi que des façons différentes de produire et légitimer la connaissance. On pourrait même se questionner sur la présence d’un terrain d’entente sur l’objet du processus d’AS : la recherche de mesures de protection du caribou ou l’acceptabilité des activités forestières industrielles dans un contexte de perte de biodiversité ? Par conséquent, on en vient à se demander quels acteurs ont la légitimité de porter un tel processus de recherche d’AS ? Cette étude démontre l’intérêt d’accorder une attention soutenue aux argumentaires élaborés par les différents acteurs, afin de mieux comprendre les paramètres entourant le débat, les discours qui sous-tendent les positions des acteurs et l’articulation du débat dans la sphère publique et médiatique.

Conclusion

Cette étude soutient l’importance d’aborder l’analyse de l’AS par une approche permettant d’appréhender autant l’étendue (temporelle et thématique) que la profondeur de la controverse socioécologique, de façon à saisir la complexité des positions des acteurs et des processus à des échelles multiples. Cette étude a permis d’établir les positions des acteurs, de façon à baliser la controverse entourant la conservation du caribou forestier, mettant en lumière les défis qui se présentent pour en arriver à une conciliation des objectifs des groupes d’acteurs. À cet égard, le cadre de l’AS proposé par Fournis et Fortin (2015 et 2017) offre une contribution pertinente qui nous guide dans l’analyse des débats entre les acteurs. L’attention portée aux régimes de rationalité, dans cette étude, permet d’insister sur la divergence dans les expériences des acteurs et la difficulté de converger vers un objectif partagé dans un contexte d’élaboration d’un processus social visant l’aménagement du territoire forestier et de ses composantes fauniques.