Ce numéro thématique des Cahiers de géographie du Québec tire son origine d’une observation de prime abord assez générale, soit celle d’un double paradoxe partagé de part et d’autre de l’Atlantique. Le premier paradoxe tient au décalage entre, d’une part, les discours consensuels sur le rôle déterminant des forêts et du bois dans la lutte globale contre le changement climatique et, d’autre part, la persistance, voire l’accentuation, des doutes, des critiques et des controverses autour des modes de gouvernement, de gestion et d’exploitation des ressources et territoires forestiers (d’Allens, 2018 ; Alvarez, 2020). Mais ces ambiguïtés et ces frictions diffèrent-elles vraiment de celles du passé ? L’histoire forestière est en effet jalonnée de luttes et de tensions (Thompson, 1975 et 2014 ; Corvol, 1987), et l’idée même d’une « forêt salvatrice », grande protectrice des équilibres naturels, est loin d’être nouvelle (Decoq et al., 2016). Si les leçons de l’Histoire sont utiles pour déceler des continuités, elles le sont aussi pour repérer des germes de changement. Parmi ceux-ci figurent les tâtonnements pour saisir de nouveaux rapports à la nature et faire face aux enjeux de l’anthropocène (Hamilton, 2016) avec, en toile de fond, un brouillage des cartes, voire une redistribution de la hiérarchie entre les fonctions économiques, environnementales et sociales de la forêt et du bois. De fait, parallèlement aux appels lancés pour une protection plus forte de la biodiversité et une réduction à la source de notre consommation des ressources naturelles, la production de bois et de biomasse est aujourd’hui défendue au nom du dynamisme et de la vitalité des territoires ruraux, mais aussi de la transition énergétique et écologique via notamment les enjeux planétaires de séquestration et de substitution du carbone. Face à ces visions si différenciées de nos trajectoires d’adaptation, comment et autour de quels dispositifs et valeurs se redéfinissent les modalités du « vivre ensemble » au sein des mondes de la forêt et du bois ? Quels modes de raisonnement, quels concepts et méthodes, les sciences sociales peuvent-elles mobiliser pour analyser la transformation ou la reproduction des clivages entre forestiers et usagers, entre filières et territoires ? Le deuxième paradoxe renvoie au contraste entre l’attention médiatique et politique dont font l’objet les forêts, leurs valeurs et leurs services – cette attention médiatique mériterait d’ailleurs une analyse en soi – et notre méconnaissance persistante des mondes sociaux de l’arbre et du matériau-bois (Arnould et Hotyat, 1999). Formulé il y a plus de 20 ans dans un des rares numéros thématiques consacrés à ce sujet par des sciences sociales francophones, ce constat d’opacité reste d’actualité, et ce, alors même que les forêts semblent s’imposer comme véritable enjeu social, un champ de bataille symbolique, et parfois physique, de nos manières différenciées d’affronter les changements globaux. Cette marginalisation théorique des questions forestières tient sans doute autant à la structuration disciplinaire des sciences sociales qu’à l’image de stabilité et de conservatisme dont ont longtemps pâti les mondes de la forêt et du bois (Charles et al., 2014 ; Banos et al., à paraître). Mais cela découle aussi du cloisonnement des politiques forestières qui, au Canada comme en France, furent historiquement conçues comme des politiques avant tout sectorielles, pilotées par l’État avec l’aide des industries, des organisations professionnelles et d’un corps administratif dédié, garant de l’intérêt général et producteur des savoirs légitimes (Sergent, 2017 ; Beaulieu et al., 2021). Parfois qualifié d’« État forestier » en France (Buttoud, 1983) et de « Business-government nexus » au Canada anglais (Howlett et Rayner, 2001), ce modèle centralisé de gouvernement des ressources forestières n’a pas empêché les alliances locales, notamment …
Appendices
Bibliographie
- ACHIM, Alexis et al. (2021) The changing culture of silviculture. Forestry, vol. 95, no 2, p. 143-152.
- ALVAREZ, Éric (2020) Forêts québécoises : de la nécessité de s’affranchir de L’Erreur boréale (et comment). Montréal, Bouquinbec.
- ARNOULD, Paul et HOTYAT, Micheline (1999) Forêts et filières bois de l’hémisphère Nord. Annales de Géographie, vol. 108, nos 609-610, p. 452-455.
- d’ALLENS, Gaspard (2019) Main basse sur nos forêts. Paris, Seuil.
- d’AMECOURT, Antoine, HOULLIER, Françoise, LEMAS, Pierre-René et SEVE, Jean-Claude (2020) Plan recherche et innovation 2025 : Filière forêt-bois. Paris, Alliance ALLENVI.
- BANOS, Vincent, GINTER, Zoé, LE FLOCH, Sophie et HAUTDIDIER, Baptiste (à paraître) Dialogues en sous-bois. Itinéraires critiques en géographie environnementale. Dans Fabrice Ripoll et Sébastien Caillaud (dir.) Penser la dimension spatiale des rapports sociaux et l’espace de la critique dans le champ scientifique. Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- BASSETT, Thomas et PEIMER, Alex (2015) Political ecological perspectives on socioecological relations. Natures Sciences Sociétés, vol. 23, no 2, p. 157-165.
- BÉRARD, Yann (2015) Le global, nouvelle grandeur politique de la nature ? Natures Sciences Sociétés, vol. 23, no 3, p. 217-225.
- BEAULIEU, Hanneke, CHIASSON, Guy et LECLERC, Édith (2021) Est-ce que l’on est sorti du bois ? L’État québécois face au staple forestier. Revue canadienne de science politique, no 54, p. 655-673.
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- BUTTOUD, Gérard (1983) L’État forestier : politique et administration des forêts dans l’histoire française contemporaine. Nancy, Université Nancy II, thèse de doctorat non publiée.
- DECOQ, Guillaume, KALAORA, Bernard et VLASSOPOULOS, Chloé (2016) La forêt salvatrice : reboisement, société et catastrophe au prisme de l’Histoire. Paris, Champs Vallon.
- CEFAI, Daniel (2015) Mondes sociaux. Enquête sur un héritage de l’écologie humaine à Chicago. SociologieS [En ligne]. http://journals.openedition.org/sociologies/4921
- CHARLES, Lionel, LANGE, Hellmuth, KALAORA, Bernard et RUDOLF, Florence (2014) Environnement et sciences sociales en France et en Allemagne. Paris, l’Harmattan.
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- DEUFFIC, Philippe, BRAHIC, Élodie et DUSACRE, Eve (2022) La naturalité à petit pas. Évolution des regards et des pratiques sur une notion émergente. Revue forestière française, vol. 73, nos 2-3, p. 253-270.
- DOYON, Sabrina et ROY-MALO, Olivia (2020) Produits forestiers non ligneux, cueilleurs paysans et « fermiers-forestiers » : cueillir et habiter la région autrement. Dans Sabrina Doyon (dir.) D’espoir et d’environnement. Nouvelles ruralités et mise en valeur de la nature au Bas-Saint-Laurent. Québec, Presses de l’Université Laval, p. 89-128.
- FARCY, Christine, MARTINEZ DE ARANO, Ignazio et ROJAS-BRIALES, Eduardo (2020) Forestry in the midst of global changes. Boca Raton, CRC Press.
- GAUTHIER, Denis et BENJAMINSEN, Thor (2012) Environnement, discours et pouvoirs : l’apport de la political ecology. Paris, QUAE.
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- LEWIS, Nathalie et FLAMAND-HUBERT, Maude (2013) Entre les intentions et la mise en oeuvre, la non-évidence d’une gestion forestière qui conjugue forêt et société. Dans Christine Farcy, Yves Poss et Jean-Luc Perron (dir.) Forêts et foresterie : mutations et décloisonnements. Paris, L’Harmattan, p. 49-66.
- MESSIER, Christian et al. (2019) The functional complex network approach to foster forest resilience to global changes. Forest Ecosystem, vol. 6, no 21 [En ligne]. https://forestecosyst.springeropen.com/articles/10.1186/s40663-019-0166-2
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- SERGENT, Arnaud (2014) Sector-based political analysis of energy transition: Green shift in the forest policy regime in France. Energy Policy, no 73, 491-500.
- SERGENT, Arnaud (2017) Pourquoi la politique forestière française ne veut pas du territoire. Revue forestière française, no 69, p. 99-109.
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