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Introduction

Ce numéro thématique des Cahiers de géographie du Québec tire son origine d’une observation de prime abord assez générale, soit celle d’un double paradoxe partagé de part et d’autre de l’Atlantique. Le premier paradoxe tient au décalage entre, d’une part, les discours consensuels sur le rôle déterminant des forêts et du bois dans la lutte globale contre le changement climatique et, d’autre part, la persistance, voire l’accentuation, des doutes, des critiques et des controverses autour des modes de gouvernement, de gestion et d’exploitation des ressources et territoires forestiers (d’Allens, 2018 ; Alvarez, 2020). Mais ces ambiguïtés et ces frictions diffèrent-elles vraiment de celles du passé ? L’histoire forestière est en effet jalonnée de luttes et de tensions (Thompson, 1975 et 2014 ; Corvol, 1987), et l’idée même d’une « forêt salvatrice », grande protectrice des équilibres naturels, est loin d’être nouvelle (Decoq et al., 2016). Si les leçons de l’Histoire sont utiles pour déceler des continuités, elles le sont aussi pour repérer des germes de changement.

Parmi ceux-ci figurent les tâtonnements pour saisir de nouveaux rapports à la nature et faire face aux enjeux de l’anthropocène (Hamilton, 2016) avec, en toile de fond, un brouillage des cartes, voire une redistribution de la hiérarchie entre les fonctions économiques, environnementales et sociales de la forêt et du bois. De fait, parallèlement aux appels lancés pour une protection plus forte de la biodiversité et une réduction à la source de notre consommation des ressources naturelles, la production de bois et de biomasse est aujourd’hui défendue au nom du dynamisme et de la vitalité des territoires ruraux, mais aussi de la transition énergétique et écologique via notamment les enjeux planétaires de séquestration et de substitution du carbone. Face à ces visions si différenciées de nos trajectoires d’adaptation, comment et autour de quels dispositifs et valeurs se redéfinissent les modalités du « vivre ensemble » au sein des mondes de la forêt et du bois ? Quels modes de raisonnement, quels concepts et méthodes, les sciences sociales peuvent-elles mobiliser pour analyser la transformation ou la reproduction des clivages entre forestiers et usagers, entre filières et territoires ?

Le deuxième paradoxe renvoie au contraste entre l’attention médiatique et politique dont font l’objet les forêts, leurs valeurs et leurs services – cette attention médiatique mériterait d’ailleurs une analyse en soi – et notre méconnaissance persistante des mondes sociaux de l’arbre et du matériau-bois (Arnould et Hotyat, 1999). Formulé il y a plus de 20 ans dans un des rares numéros thématiques consacrés à ce sujet par des sciences sociales francophones, ce constat d’opacité reste d’actualité, et ce, alors même que les forêts semblent s’imposer comme véritable enjeu social, un champ de bataille symbolique, et parfois physique, de nos manières différenciées d’affronter les changements globaux.

Cette marginalisation théorique des questions forestières tient sans doute autant à la structuration disciplinaire des sciences sociales[1] qu’à l’image de stabilité et de conservatisme dont ont longtemps pâti les mondes de la forêt et du bois (Charles et al., 2014 ; Banos et al., à paraître). Mais cela découle aussi du cloisonnement des politiques forestières qui, au Canada comme en France, furent historiquement conçues comme des politiques avant tout sectorielles, pilotées par l’État avec l’aide des industries, des organisations professionnelles et d’un corps administratif dédié, garant de l’intérêt général et producteur des savoirs légitimes (Sergent, 2017 ; Beaulieu et al., 2021). Parfois qualifié d’« État forestier » en France (Buttoud, 1983) et de « Business-government nexus » au Canada anglais (Howlett et Rayner, 2001), ce modèle centralisé de gouvernement des ressources forestières n’a pas empêché les alliances locales, notamment autour de l’emploi et des pratiques récréatives, mais a fortement limité le  droit de regard  des communautés et des usagers sur la gestion et l’exploitation sylvicoles (Corvol, 1987 ; Lewis et Flamand-Hubert, 2013). Depuis les années 1990, l’institutionnalisation de la multifonctionnalité et de la gestion durable des forêts ainsi que les débats sur la décentralisation territoriale et la participation citoyenne ont amorcé un virage tout en soulevant de nouveaux défis de conciliation et de régulation entre des échelles et intérêts variés (Chiasson et al., 2020). Dans ce contexte, on peut s’interroger sur le rôle joué par les changements globaux et leur mise en récit : dans quelle mesure contribuent-ils au décloisonnement des mondes de la forêt et du bois ? Quelles sont les expérimentations, les stratégies collectives et institutionnelles mises de l’avant pour accompagner et réguler les dynamiques à l’oeuvre ? En quoi celles-ci se distinguent-elles de celles proposées dans le passé ?

Changements globaux : inconforts et défis pour les sciences sociales de la forêt et du bois

D’inspiration naturaliste et anglophone apparue dans les années 1970 pour penser la Terre comme un système complexe et interdépendant, l’expression « changement global » se déploie depuis le milieu des années 2000 en toile de fond des réflexions sur le développement durable et le changement climatique d’origine anthropique (Griffon et Griffon, 2011). Il s’agit, ce faisant, d’insister sur le caractère global, multiforme et transversal des changements accélérés et imprévisibles auxquels les écosystèmes et les systèmes socioéconomiques sont confrontés à différentes échelles (Bérard, 2015). Utilisée le plus souvent au pluriel, l’expression « changements globaux » traduit ainsi la volonté non seulement d’élargir la liste des problèmes environnementaux (érosion de la biodiversité, pollutions, dégradation des sols, etc.), mais aussi d’inclure les transformations d’ordre économique et social pour penser à la fois l’impact des changements environnementaux sur les sociétés et les changements que ces mêmes sociétés font subir à leur environnement.

Ce glissement progressif du « changement climatique », aux « changements environnementaux globaux », puis aux « changements globaux » n’est pas sans effet sur la forêt et le bois : il concourt à leur assigner une place centrale dans la lutte pour le maintien de la biosphère[2] avec le triple statut de victime devant faire face à la multiplication des risques et aléas, de problèmes planétaires (ex. : la déforestation) et de solution globale (puits de carbone, refuge de biodiversité, gisement de biomasse, etc.). Ce glissement témoigne aussi des réflexions engagées par les forestiers (chercheurs et professionnels) pour définir des solutions techniques et des options d’adaptation à l’intersection des changements climatiques, de la vulnérabilité des écosystèmes, de la propagation des insectes ravageurs, de la mondialisation des chaînes d’approvisionnement et de la transformation des attentes sociales en matière de services écosystémiques (Messier et al., 2019 ; Farcy et al., 2020 ; Achim et al., 2021). Fortement sollicitées pour contribuer à ces défis, les sciences sociales peinent néanmoins à s’approprier la perspective englobante et normative véhiculée par « les changements globaux » et leur ontologie naturaliste (Bérard, 2015).

S’il faut se méfier des comparaisons avec le passé, l’histoire nous a appris que la figure de « la forêt salvatrice », portée au nom de l’intérêt général et habillée d’un langage technique et scientifique, pouvait conduire à occulter les dimensions sociales et les singularités territoriales (Decoq et al., 2016). Ainsi, même si la forêt piégeuse de CO2 du XXIe siècle n’est plus la forêt protectrice des crues et inondations du XIXe siècle, les efforts déployés pour mettre en avant les capacités de la forêt à stocker du carbone, à protéger la biodiversité et les populations humaines des risques et catastrophes, soulèvent des questions. Ce récit interpelle d’autant plus que les appels récurrents à « l’acceptabilité sociale » des projets et opérations sylvicoles semblent être le symptôme d’une persistance, voire d’une aggravation, des incompréhensions et lignes de fracture (Richou, 2020).

De fait, il n’est pas totalement impossible que les grands défis environnementaux, qu’il s’agisse de l’adaptation aux changements climatiques, de la transition énergétique ou de décarbonisation de nos sociétés, contribuent à recloisonner la filière forêt-bois autour de ses missions stratégiques et historiques que sont, d’une part, la conservation et l’amélioration d’un patrimoine forestier menacé et, d’autre part, la production industrielle (Sergent, 2014). Or, si cette reconnexion des polarités de l’économie et de l’environnement, au nom de l’adaptation et de l’écologisation des systèmes productifs, invite à dépasser l’opposition duale entre partisans de la production et défenseurs de l’environnement, elle suscite néanmoins des questions quant à la possibilité d’imaginer et de faire droit à d’autres formes de légitimités, modes de connaissances et rapports à la forêt et au bois, dans le cadre des changements globaux. On peut penser ici, entre autres, aux mouvements en faveur de la conservation des écosystèmes forestiers ou à la volonté des collectivités et des populations de renouer avec leur environnement forestier pour ancrer dans la proximité un monde dont les transformations globales semblent échapper au quotidien (Doyon et Roy-Malo, 2020; Deuffic et al., 2022).

Cette perspective conduit à se questionner sur les présupposés et les grands récits qui contribuent à définir, cadrer et orienter nos rapports à la nature (Gautier et Benjaminsen, 2012), mais aussi à objectiver l’émergence de visions différentes et leurs conditions de coexistence en documentant les transformations sociétales, passées et présentes, qui traversent et « travaillent » les mondes de la forêt et du bois. À cela s’ajoutent encore les implications temporelles et territoriales de nos choix et tâtonnements face à ces problématiques globales, des modes d’administration et de gestion à privilégier, voire la façon dont les sciences sociales elles-mêmes sont équipées afin d’étudier ces processus et d’en rendre compte (Bérard, 2015). Il s’agit, ce faisant, de s’interroger sur la reconfiguration des rapports humains et sociaux à la forêt, à l’arbre et au bois, à la fois comme environnements et comme matériaux, mais aussi sur ce que disent ces trames discursives et recompositions territoriales des changements globaux. C’est donc avec l’objectif d’explorer les trajectoires de transformation, les continuités éprouvées ou encore les conflits et compromis à l’oeuvre, que nous avons demandé aux auteurs de différents horizons de participer à cette réflexion[3] sur le thème des mondes de la forêt et du bois à l’épreuve des changements globaux.

Mais avant de présenter les neuf contributions de ces auteurs, il est nécessaire d’apporter quelques précisions conceptuelles sur « les mondes de la forêt et du bois ».

Des systèmes aux mondes de la forêt et du bois : définition et problématisation

Inspirée de la notion de « monde social », l’expression « mondes de la forêt et du bois » propose des pistes pour interpréter l’encastrement des questions forestières et sociales en se décentrant des approches fonctionnelles promues et mobilisées pour faire face à l’urgence. Elle offre ainsi une notion de rechange à celle de système, définie aminima comme un ensemble caractérisé, d’une part, par plusieurs éléments et sous-systèmes en interaction les uns avec les autres et, d’autre part, par des propriétés de cohésion, de stabilité et d’interdépendance avec l’environnement (Arnould et Hotyat, 1999). Cette vision systémique de la forêt et du bois s’est développée dans le sillage des enjeux de la multifonctionnalité, de la gestion durable et des services écosystémiques puis, plus récemment encore, des changements globaux parmi lesquels figurent le changement climatique, de même que la transition énergétique ou encore la bioéconomie (d’Amecourt et al., 2020). L’objectif n’est donc plus seulement d’avoir une approche globale et intégrative des multiples fonctions de la forêt et du bois, mais aussi de comprendre la manière dont les dynamiques endogènes et exogènes, connues ou attendues, fragilisent et redéfinissent les interdépendances reliant les écosystèmes forestiers, leurs services et les filières de production et de transformation industrielle du bois (Messier et al., 2019). Dans ce contexte, la notion de système possède un indéniable intérêt heuristique et pédagogique puisque l’étude des flux de matières, l’analyse des cycles de vie et les calculs d’optimisation environnementaux contribuent à renseigner sur le fonctionnement des filières et territoires forestiers.

Pour autant, cette perspective présente des limites. Le premier inconvénient tient à l’instrumentalisation politique et normative qui peut en être faite puisque la notion de système induit et construit la fiction d’une forme d’unité et de cohésion qui tend à masquer l’hétérogénéité des parties prenantes et les asymétries de pouvoir au sein des filières et des territoires. Le deuxième écueil relève des difficultés persistantes à dépasser le découpage fonctionnel et séquentiel en compartiments et grands domaines pour appréhender la complexité qui régit la manière dont ces éléments s’entremêlent et s’imbriquent (Lenglet et Caurla, 2020). De fait, malgré les tentatives déployées ces dernières décennies pour mieux intégrer les dimensions sociales (Weiss, 2019), les analyses systémiques ne rendent pas toujours bien compte des épreuves de la vie sociale, qu’il s’agisse de la transformation et de la confrontation des valeurs, des répertoires argumentatifs et des formes d’attachement, ou des logiques de transactions et négociations qui, chemin faisant, redéfinissent les contours, les modes de fonctionnement et les composants mêmes des systèmes forêt-bois.

C’est pour insister sur ces défis, sans pour autant renier l’esprit systémique, que nous avons privilégié le cadrage proposé par la notion de « monde social » (Boltanski et Thevenot, 2015, Cefaï, 2015). Issu de la tradition interactionniste de l’École de Chicago, le « monde social » met en effet l’accent sur les jeux d’interactions entre acteurs et de transactions avec un environnement matériel et culturel – dont les pièces maîtresses sont des organisations et des institutions – pour penser la manière dont des individus et des groupes agissent les uns avec les autres, ou les uns contre les autres. Façonnés et stabilisés par des identités et sentiments d’appartenance, par un ensemble de pratiques et de savoirs partagés, ainsi que par des règles et des habitudes collectives, ces « univers de réponses mutuelles et organisées » (Strauss, 1978) contribuent à distribuer des rôles et des statuts, des formes de légitimité pour les insiders et une régulation de l’accessibilité pour les outsiders.

Bien qu’ancrés dans des territoires et processus sociaux et historiques vis-à-vis desquels ils sont relativement dépendants, les mondes sociaux ne sont pas clos sur eux-mêmes. Ils sont dotés de frontières floues et peuplés par des collectifs, plus ou moins interconnectés entre eux, traversés par des divisions internes, armés d’institutions complexes et habités par des communautés imaginaires (Cefaï, 2015). Toutes ces caractéristiques mettent en lumière les défis à relever par les mondes de la forêt et du bois qui, tout en étant régis par des habitudes, des conventions et des organisations professionnelles et sectorielles, sont pris dans un faisceau de relations économiques, sociales, culturelles et politiques qui participent de leur construction et de leur recomposition. Or, il semble que les changements globaux, par les transversalités qu’ils véhiculent, avivent ces porosités et ces rugosités, à la fois structurelles et contingentes, entre usagers et forestiers, mais aussi au sein même d’une filière forêt-bois foncièrement composite et hétérogène.

En problématisant les enjeux de la forêt et du bois au prisme des « mondes sociaux », nous souhaitions finalement attirer l’attention sur deux hypothèses corrélées. La première est que les désaccords, les frictions et les controverses ne sont pas nécessairement une pathologie de l’ordre social, mais plutôt des éléments constitutifs de la vie en société qui, bien que pouvant parfois s’exacerber dans la sphère publique et médiatique, se résolvent la plupart du temps par des transactions et négociations entre acteurs. De fait, l’interpénétration d’activités et d’expériences qui ont leurs propres standards, valeurs et genèses historiques, tout en partageant des territoires et des environnements matériels communs, induit des divergences et des incompréhensions, des batailles de justification et de légitimité résolues par la construction de compromis plus ou moins territorialisés et institués. La deuxième hypothèse est que les systèmes de représentations, les conventions et les organisations qui permettent de tenir ensemble cette pluralité d’acteurs et d’intérêts ne cessent de se transformer au gré des crises et des télescopages entre exigences normatives, mais aussi par l’irruption de nouveaux acteurs et de nouveaux enjeux. Cette perspective d’une « confusion bourdonnante et bourgeonnante » (Strauss, 1978) n’apporte pas de solutions clés en main pour limiter et réguler les tensions à l’oeuvre. Mais en invitant à prêter attention à la manière dont les liens se fabriquent et se recomposent, elle permet d’éviter le double écueil de l’affrontement dogmatique et du réductionnisme fonctionnel pour explorer comment les espaces de dialogue et les rapports de pouvoir se construisent, se défont et se redéfinissent au milieu des injonctions paradoxales et des attentes contradictoires qui bousculent une nouvelle fois les mondes de la forêt et du bois. C’est dans cet esprit et en laissant les contributeurs libres du choix de leurs armes théoriques et méthodologiques qu’a pris forme ce numéro thématique.

Présentation du dossier : lecture transversale

Ce numéro thématique est divisé en deux grandes parties. La première regroupe des textes dont le propos porte sur l’analyse des trajectoires de transformation des mondes de la forêt et du bois. La deuxième rassemble des articles qui mettent davantage en scène des dynamiques contemporaines avec un regard sur leur ancrage territorial. Par-delà la diversité des cadres théoriques et des disciplines mobilisées (géographie, sociologie, économie et histoire), des terrains investis (quatre articles sur les forêts françaises, trois sur le Québec, un article comparatif et un sur les forêts semi-arides du Sahel) et des milieux de recherche dont proviennent les auteurs, les articles regroupés dans ce numéro thématique présentent des transversalités insoupçonnées.

D’abord, les auteurs ont en commun de mener des travaux sur les forêts et le bois de façon récurrente et, en quelque sorte, de participer à façonner les contours d’un objet de recherche qui demande à être exploré dans ses multiples dimensions par les sciences sociales. Ensuite, les textes rassemblés ici mettent en relief les efforts déployés pour définir, cadrer et qualifier les enjeux de la forêt et du bois à différentes échelles. Cet intérêt pour les discours et les récits, par lesquels les sociétés se réfléchissent et se donnent des prises sur elles-mêmes, traduit le souci de mettre en question les changements globaux en prenant au sérieux les justifications et les critiques émises par les acteurs et les collectifs qui peuplent, à travers le temps, ces mondes de la forêt et du bois. Les auteurs offrent en ce sens des pistes pour comprendre la transformation des logiques d’action et d’interaction à l’oeuvre, ainsi que les narrations et stratégies discursives développées soit pour nommer les conflits ou, au contraire, créer des lieux de convergence. On y décèle aussi la volonté de rendre compte des effets que peuvent avoir ces épreuves critiques et justificatrices sur la redéfinition des légitimités d’action, des modes de coordination et des dispositifs de régulation. Finalement, l’ensemble des textes proposent des réflexions ancrées dans des contextes territoriaux et institutionnels bien circonscrits, témoignant d’un intérêt, voire d’une nécessité, à traiter des questions de la forêt et du bois de façon pragmatique, en étant attentif aux changements et aux recompositions sans pour autant éluder la reproduction des asymétries et rapports de pouvoir. L’intérêt des approches proposées tient dans le fait que, tout en adoptant des points de vue situés et territorialisés, elles convergent pour décloisonner les problèmes et contribuer à renseigner sur ce qui se joue à l’interface du local et du global, du marchand et du non-marchand, du privé et du collectif ou encore du territorial et du sectoriel, en somme des usages multiples de la forêt et du bois.

Transformations et trajectoires historiques des mondes de la forêt et du bois

Les cinq premiers textes ont la particularité de s’appuyer sur une approche historique (sociohistorique ou géohistorique) pour faire comprendre comment se sont mis en forme nos rapports collectifs aux espaces forestiers et au bois, pour en définir les identités et les usages et en assurer la régulation. Il se dégage de cette perspective généalogique une meilleure intelligibilité des situations et épreuves contemporaines, avec leur part de contraintes et de possibles.

C’est sur une thématique phare de l’histoire des rapports sociaux à la forêt que s’ouvre le dossier, soit celle des conflits et rapports de pouvoir entre forestiers et autres usagers. Philippe Deuffic et Vincent Banos mettent ainsi en question le renouveau des tensions dans les forêts françaises en retraçant le fil des controverses qui ont émaillé leur histoire. Avec la lentille contemporaine de l’écologisation et les outils conceptuels de la sociologie, cette analyse montre que, des débats sur l’intérêt général aux modes divergents de socialisation à la forêt, certaines tensions et certains facteurs explicatifs traversent le temps sans pour autant être reproduits à l’identique. La grille d’analyse proposée invite, au final, à voir les conflits sous l’angle d’une négociation entre forestiers et usagers prenant la forme d’un contrat social régulièrement redéfini malgré des asymétries et incompréhensions persistantes.

Dans la continuité de cet enjeu de négociation entre des autorités forestières et les autres parties prenantes, les auteurs de deux articles s’intéressent aux politiques sylvicoles dans leurs rapports aux institutions locales, nationales et internationales, révélant la densité des relations de pouvoir dans le transfert et la circulation des connaissances et des modèles. Le cas des politiques de reboisement au Sahel (Ronan Mugelé) met en lumière le reboisement en tant que geste fondamental dans la culture des forestiers. S’en dégage la contradiction entre des changements d’objectifs, d’approches et d’acteurs à travers le temps, et la permanence d’un discours récurrent de crise écologique pour légitimer l’action d’autorités exogènes. La « forêt salvatrice » s’impose ici comme une figure disputée cristallisant des concurrences de visions et de pratiques entre une valorisation symbolique de l’arbre, toujours plus importante à l’échelle globale, et ses fonctions locales dans les forêts semi-arides. Dans le prolongement de ces luttes de représentations à même le terrain subissant l’influence de grands projets pan-nationaux, l’étude de l’institutionnalisation de la forêt méditerranéenne à travers l’organisation Silva Mediterranea, de 1911 à 1970, (Martine Chalvet) retrace les volontés politiques et les réseaux de coopération internationale nécessaires à la reconnaissance d’une spécificité régionale et d’un modèle sylvicole adapté. Cette histoire heurtée et partiellement inachevée nous ramène à la question des motifs, ou de ce qui motive les pouvoirs politiques et scientifiques à circonscrire les territoires et à y imposer leur savoir à l’interface des besoins d’approvisionnement en bois et des craintes face aux particularités et aux fragilités écologiques du milieu.

La construction des menaces qui pèsent sur les forêts au prisme de la mondialisation des échanges économiques et de l’accroissement de la demande en bois, ainsi que la mesure et l’interprétation des écarts entre les discours et les conditions matérielles de la production, constituent un autre objet de débat qui habite les mondes de la forêt et du bois. C’est ce sujet qu’aborde Stéphane Castonguay en retraçant l’histoire des discours sur l’épuisement de la forêt laurentienne au XIXe siècle (Québec, Canada). Loin de se limiter aux formes discursives, l’analyse confronte ces alertes à la géographie changeante du commerce de bois à l’échelle internationale. S’articulant plus largement au « mythe de la déplétion » de la forêt nord-américaine, les discours sur l’épuisement sont ainsi étroitement reliés à la crainte, exprimée par le Royaume-Uni, d’un déclin du commerce transatlantique alors qu’un marché nord-américain se structure entre le Canada et les États-Unis. Au final, l’auteur met en évidence les effets tangibles de ces discours sur la régulation des modes de gestion forestière et l’organisation des chaînes d’approvisionnement.

En contrepoint de cette lecture économique de la recomposition des mondes de la forêt et du bois, Nelly Parès se penche sur l’institutionnalisation des enjeux écologiques liés à la lutte contre le changement climatique et l’érosion de la biodiversité en France. Pour ce faire, elle s’intéresse plus précisément à la trajectoire des argumentaires développés par les acteurs impliqués dans la gestion de la forêt méditerranéenne depuis les années 1980-1990. Cette réflexion met à l’avant-scène les tensions entre, d’une part, l’écologisation des valeurs instrumentales de la nature – comment la production de bois devient un outil de lutte face aux changements globaux – ou la construction de la notion de services écosystémiques et, d’autre part, l’émergence d’une valeur intrinsèque accordée à la nature pour établir la valeur des forêts. Si cette question de la valeur intrinsèque habite depuis longtemps les mondes de la forêt et du bois – associée le plus souvent à l’art ou la spiritualité –, son arrimage contemporain à la problématique des changements globaux suscite une interrogation sur les nouvelles formes de régulation appelées à se mettre en place.

Assises territoriales et dynamiques contemporaines des mondes de la forêt et du bois

La deuxième partie du numéro thématique rassemble des cas d’études contemporains qui ont pour autre trait commun d’accorder une grande attention aux territoires, avec leurs concurrences d’usage et leurs logiques de contrôle, mais aussi leurs effets mobilisateurs et l’ancrage qu’ils offrent pour mener des actions concrètes et naviguer au milieu des incertitudes et des changements. Les textes rendent ainsi compte de travaux à l’affût des mécanismes à l’oeuvre qui, sans éluder le poids de l’histoire, redéfinissent les mondes de la forêt et du bois, chemin faisant. À travers la requalification des ressources, des espaces et des acteurs en présence – les parties prenantes –, ces réflexions nous ramènent à la question du vivre-ensemble, à la manière dont se jouent et se dénouent les conflits dans les territoires et aux modes de gouvernance et de coordination expérimentés pour faire face collectivement aux changements globaux.

Dans cette perspective, le premier article (Anne Bernard, Nancy Gélinas et Maude Flamand-Hubert) analyse l’efficacité des tables locales de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT), dispositifs institués dans le cadre de la dernière réforme québécoise du régime forestier (2013). Adoptant le point de vue des acteurs, les auteures montrent comment se trament des rapports de pouvoir entre les représentants de l’État et les parties prenantes, autour notamment du problème fondamental de la définition même des enjeux admissibles à la concertation. Alors que toutes les parties prenantes voient dans les termes « ressources » et « territoire » un ensemble de potentialités, les autorités réduisent souvent le territoire forestier à l’exploitation de la matière ligneuse. Néanmoins, malgré les critiques formulées à l’égard de l’outil participatif et indépendamment des résultats obtenus en matière de gestion forestière, les résultats de l’enquête soulèvent l’importance accordée à l’existence de tels dispositifs comme espace de communication et d’échange entre les acteurs.

Si ces nouvelles instances participatives s’avèrent un outil important pour mobiliser les populations et faire face aux changements globaux, la sphère médiatique n’en demeure pas moins un lieu d’expression privilégié des controverses socioécologiques. C’est à travers une revue de presse que Jean-François Bissonnette et Sara Teitelbaum abordent les débats entourant la protection du caribou forestier, espèce emblématique des enjeux écologiques en forêt boréale. Les auteurs touchent de fait à un autre thème fondamental, soit nos rapports au règne animal et la concurrence entre les besoins humains et les besoins de la faune dans le partage des territoires forestiers à l’heure où plusieurs menaces pèsent sur la biodiversité. Les dynamiques sociales sont ici réfléchies à travers le prisme de l’acceptabilité sociale et de l’affrontement entre deux régimes de rationalité : celui de l’aménagement forestier et celui privilégiant la mise en place de mesures de protection du caribou.

Les deux derniers textes, tout en maintenant les acteurs au coeur de la réflexion, se distinguent par des études de cas portant sur la filière productive, c’est-à-dire abordant clairement l’interface entre les mondes de la forêt et du bois dans le contexte de la transition associée aux changements globaux. C’est à travers le prisme de l’économie patrimoniale qu’Aliénor de Rouffignac et Vincent Banos analysent la mutation des systèmes productifs territoriaux, interpellant leur historicité pour éclairer les dynamiques conflictuelles et la reconfiguration des stratégies d’acteurs dans un contexte de transition énergétique. L’approche comparative mettant en vis-à-vis la ville de La Tuque (Québec) et les Landes de Gascogne (France) témoigne des frictions sociales suscitées par l’irruption de nouveaux acteurs et le renforcement de l’orientation productive des pratiques sylvicoles. Mais elle souligne aussi le pouvoir de régulation acquis par certains usagers historiques capables de construire des stratégies patrimoniales ancrées au territoire et articulant la pluralité des intérêts en présence.

Le numéro thématique se clôt sur un thème émergent, soit l’expérimentation de modèles alternatifs aux systèmes de production et de consommation conventionnels. Mobilisant la littérature des Transition Studies et le concept de « milieu valuateur », Jonathan Lenglet présente deux cas d’étude dans les Vosges (France) pour expliquer l’appropriation et la territorialisation des dynamiques de transition, au croisement de la requalification des ressources et de la coordination des acteurs territoriaux et du secteur forêt-bois. Cette étude montre que, si les territoires constituent des espaces privilégiés pour l’émergence de modèles productifs différents, ils doivent, d’une part, reprendre en partie les règles et codes existants pour les transformer et, d’autre part, essaimer pour s’inscrire dans une perspective de transition soutenable plus globale.

Pour conclure, nous croyons que ce numéro thématique, sans aucune prétention à l’exhaustivité, rend compte de la richesse des cadres analytiques et méthodologiques possibles, pertinents, voire nécessaires, afin d’aider à mieux comprendre les mondes de la forêt et du bois. Nous croyons également que la diversité des préoccupations et enjeux abordés, ainsi que les angles morts esquissés en creux, brossent un portrait réaliste de la « confusion bourdonnante et bourgeonnante » qui bouscule les rapports sociaux à la forêt et au bois, sans nécessairement les révolutionner pour autant. Ce numéro constituera donc, nous le souhaitons, un outil pour les chercheurs, les étudiants et toutes les personnes qui s’intéressent aux questions forestières, au bois comme matériau ainsi que, plus largement, aux territoires forestiers et aux acteurs qui les façonnent à l’heure des changements globaux.