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La diffusion des expériences urbaines, notamment des formes banales d’expansion urbaine (lotissements, grands ensembles, zones d’activités, etc.) tend à offrir partout des paysages comparables. Cependant, la diversité des contextes historiques et culturels marque les modalités de leur genèse et les rythmes de leur évolution. La ville, comme lieu privilégié de l’observation des usages et des appropriations de l’espace, tend à voir émerger des pratiques spatiales voisines. Celles-ci peuvent constituer, dans les pays en développement, autant un bon marqueur d’intégration des formations sociales à un modèle urbain qui se veut universel, qu’un révélateur pertinent de marginalité, ou de repli identitaire. Les différences tiennent tant au niveau d’accès matériel à l’urbanité qu’à la dimension culturelle. D’un côté, la pauvreté réduit le degré d’intégration. Aussi, l’habitat précaire et le travail informel, pour l’essentiel de survie, foisonnent dans les pays mal développés. De l’autre, la dimension culturelle est à même de produire de la spécificité dans les pratiques spatiales.

Cet article se propose d’analyser et d’interpréter les pratiques d’appropriation et d’usage des espaces urbains en Algérie du Nord, avec un intérêt particulier accordé au mode d’habiter, en particulier dans les rapports que celui-ci implique entre espace privé et espace public. L’appropriation est un processus de territorialisation, c’est-à-dire l’ensemble des actions et des symboles mobilisés par un individu ou un groupe en vue d’organiser son cadre de vie et lui donner un sens. L’habiter résulte de l’appropriation du logement, cette catégorie éminemment physique, de son adaptation par l’habitant à ses besoins et ses aspirations, et de son ouverture aux espaces extérieurs, depuis le voisinage jusqu’à la ville en passant par le quartier. La genèse de l’habiter a fait l’objet de multiples travaux de sociologie depuis les recherches de Chombart de Law et la rupture épistémologique d’Henri Lefèbvre, selon laquelle la vie quotidienne est portée par la question du sens, ne reflète pas la catégorisation sociale et fonde la pratique sociale (Léger, 1998 : 365 ; Raymond, 1998 : 390). Des approches disciplinaires multiples, voire interdisciplinaires, décryptent la relation entre logement et habiter à la lumière des interactions entre société, famille, culture, travail dans leurs évolutions incessantes (Bonvalet et al., 1998). La différenciation des pratiques selon la segmentation du parc immobilier nous inspire, comme nous inspirent aussi les prolongements de ces préoccupations au Maghreb et en Égypte par des sociologues, des architectes ou des géographes. Navez-Bouchanine les a mises, dès les années 1980, au coeur de ses recherches sur le Maroc. À une pratique architecturale qui, pour aller à la rencontre de l’identité marocaine, a limité ses innovations aux recherches typologiques, aux signes architecturaux, s’oppose une démarche qui privilégie l’analyse des modèles socioculturels, dans leur relation dynamique avec les pratiques d’appropriation reconnues comme des compétences (Navez-Bouchanine, 1988, 1997). La diffusion de cette problématique en Algérie est récente. Aux investigations de Semmoud (2001) sur les modes d’appropriation et de réappropriation à Alger selon les types d’habitat notamment l’habitat illicite et le tissu hérité de la période coloniale, ont succédé thèses et magistères portant souvent sur des quartiers périphériques (Ghomari, 2001 ; Mebirouk, 2004). Élargissant l’approche à l’ensemble du monde arabe, Berry-Chikhaoui et Deboulet (2000) mobilisent le concept de compétences (Raymond, 1984) pour analyser les pratiques comme modes de production de la ville par les usagers.

En Algérie, usages et appropriations de l’espace semblent marqués par l’articulation modulée de l’héritage culturel porté par la société et les nécessités d’adaptation imposées par le contexte économique et le changement social. Cette articulation de logiques différentes est abordée ici à travers le mode d’habiter et les rapports entre le dedans et le dehors, entre l’espace domestique et l’espace réputé public. Elle est également cernée dans le lien parfois étroit entre fonction résidentielle et activité formelle ou informelle. Il s’agit concrètement de cerner les transformations des espaces résidentiels dans leur environnement, puis d’en rechercher le sens dans la montée de l’individualisme et le recours apparemment paradoxal aux valeurs collectives, notamment religieuses.

Cette réflexion est un des trois volets d’une recherche menée sur les pratiques urbaines, les deux autres traitant, l’une des modes de sociabilisation (Semmoud, 2008), l’autre de l’aménagement urbain face aux aspirations des usagers. Des investigations communes ont été menées surtout dans des périphéries récentes où les processus d’appropriation sont à l’oeuvre alors que les tissus ex-coloniaux, plutôt objet d’adaptations internes, sont déjà bien explorés. Des observations ont été faites sur la longue durée, régulières à Oran [1] et dans d’autres villes de l’Oranie (Arzew, Mostaganem, Aïn Temouchent), ponctuelles à Annaba, Sétif, El Eulma et Alger. Leur interprétation s’appuie sur une quarantaine d’entrevues avec des habitants des périphéries oranaises, aussi bien des grands ensembles de Maraval à la composition sociale mixte, que des lotissements aisés d’Essenia, ou populaires mais non précaires de Chteibo dans la commune de Sidi Chahmi [2]. Elle s’inspire également d’entrevues faites avec des gestionnaires de parcs immobiliers et d’experts de bureaux d’études publics ou privés.

L’habiter entre impératifs socioéconomiques et aspiration culturelle

Sous l’effet conjugué de la violence de la conquête et du capitalisme colonial déstructurant, la société algérienne a été privée de sa mémoire urbaine, sans pour autant être intégrée par le modèle colonial (Lacoste et al., 1960). Cette privation n’a été que peu et très ponctuellement compensée par la reconstitution, dans les nouveaux quartiers centraux algériens, d’une vie urbaine spécifique. La mobilité qui a suivi l’indépendance n’a que faiblement diffusé les valeurs urbaines traditionnelles dans les villes coloniales réappropriées.

La réappropriation du tissu urbain colonial ou colonisé a été porteuse sinon de bien-être du moins de soulagement pour les Algériens. Longtemps cantonnés dans des agrégats de gourbis ou des bidonvilles, les gens se sont desserrés, pour un temps, dans les logements libérés par l’exode européen. En 1962, Oran est une ville qui « flotte dans ses murs comme dans des vêtements trop grands » (Frémont, 1982 : 36). L’inadaptation aux nouveaux logements, tant décriée, tenait certes aux origines et aux pratiques rurales d’une partie des nouveaux habitants mais, surtout, à leur statut économique dominé par les chômeurs et les journaliers. Le modèle de développement économique adopté par l’État indépendant a eu pour effet de relancer la mobilité des populations. Cette mobilité s’est déployée d’abord à l’échelle régionale et nationale, notamment entre villes. Elle a ensuite pris la forme de desserrement urbain dans les nouveaux espaces résidentiels réalisés d’abord sous la forme d’ensembles collectifs, alors appelés zones d’habitat urbain nouveau (ZHUN) sur le modèle des zones d’urbanisation prioritaire françaises (ZUP), puis créés par les lotissements et, depuis peu, sous les deux formes à la fois.

Depuis la guerre de libération, les territoires sont brouillés, mais la société urbaine algérienne n’est pas « déboussolée » pour autant. Le lien social, dont le premier maillon est la famille élargie, est si fort qu’il se reconstitue constamment. Il se heurte toutefois à la montée effrénée de l’individualisme et à un déficit chronique de citoyenneté, malgré l’expansion du mouvement associatif. La famille élargie tend à être résiduelle en tant qu’entité territorialisée au sein de la maison traditionnelle. Celle-ci était garante de l’intimité des enfants mariés répartis dans les pièces entourant le patio, qui symbolise la cohésion familiale par les rencontres qu’il permet et les travaux collectifs qu’il abrite. La famille élargie se restructure en réseau, d’autant que l’accès de ses membres au logement gratuit, à la location ou à la propriété, est assuré presque toujours, en partie ou en totalité, par la solidarité familiale.

Usages et appropriations dans les grands ensembles

Après une phase de politiques publiques vigoureuses qui ont produit surtout de grands ensembles collectifs (1974-1985), la promotion de la propriété privée a été intégrée comme un moyen de régulation privilégié. La privatisation du parc immobilier public qui a suivi s’est accompagnée d’un grand mouvement de lotissement qui devait concerner progressivement diverses couches sociales, à l’exception des plus fragiles (Semmoud, 1999 : 313). Les grands programmes actuels de promotion immobilière privilégient l’accès à la propriété en habitat collectif.

L’appropriation juridique ne règle pas pour autant l’articulation entre espace privatif et espace public. Les traditions de copropriété sont inexistantes et l’intérêt général n’est guère spontanément respecté. Des comités de quartier ou de cité se sont multipliés, dans les années 1980, autour de l’accès collectif aux chaînes de télévision étrangères avant d’éclater sous l’effet de l’individualisme suscité par l’effondrement du coût des antennes paraboliques individuelles. Les comités ont souvent confié cette tâche à des prestataires de services qui se sont ainsi approprié l’espace aérien de secteurs urbains entiers sans coordination aucune avec les fournisseurs publics d’électricité ou de téléphone.

La reproduction du modèle des grands ensembles français dans une Algérie marquée par un lien social traditionnellement fondé sur la forte proximité, si elle a amorti la crise et permis le fonctionnement des entreprises publiques et des administrations, principales bénéficiaires des logements, n’en a pas moins produit un habitat dont l’image est assez souvent négative. L’habitat y est standardisé et, la spécialisation de l’espace, extrême, en rupture avec le modèle urbain qui privilégie la rue, qu’il soit arabe ou européen. On y observe un hiatus entre les fonctions assignées par le plan à certains espaces publics (équipements, espaces verts) et l’abandon dont ces espaces font l’objet. Le tout donne lieu à des pratiques qui mêlent urgence pour les individus de satisfaire des besoins liés au logement, et volonté – pas toujours partagée par l’ensemble des riverains –, d’organiser l’espace public de socialisation. La plus fréquente pratique est la résidentialisation spontanée, à diverses échelles, depuis l’appartement (ou la maison individuelle dans les lotissements) jusqu’au secteur de voisinage, en passant par l’immeuble [3].

L’entrée par le logement paraît essentielle en ce sens qu’elle renseigne sur les rapports sociospatiaux élémentaires. Habité, c’est-à-dire pratiqué, c’est le territoire premier qui permet, à l’abri de barreaux et de portes blindées, de préserver l’intimité familiale mais aussi l’épargne, en partie conservée dans un coffret à bijoux. L’équivalent du chez soi français ou du home britannique se retrouve ici dans le mot dar ou maison. À l’inverse du mot bien neutre de soukna ou logement, dar recouvre un sens d’intimité tellement fort que le langage populaire use de métaphore en le substituant à celui d’épouse [4]. C’est également le premier niveau d’affrontement des pratiques spatiales avec le modèle d’habiter planifié, parfois peu adapté, il est vrai, à la taille et aux habitudes de la famille. Les occupants agrandissent le logement en annexant balcon et loggia, dont la baie vitrée est condamnée [5], restreignent l’espace de la cuisine, parfois simplement confinée dans le réduit de rangement, ou même suppriment la salle de bain au profit de l’espace logeable. Les restrictions de l’alimentation en eau potable peuvent, dans nombre de cas, remettre en cause l’utilité de la salle de bain, compensée par la persistance de la fréquentation du hammam qui conjugue les fonctions d’hygiène et de sociabilité. En réalité, les populations captives tentent de s’adapter à de nouveaux événements familiaux : naissances, mariage d’un enfant, etc. En habitat individuel, l’ajout d’étage est la règle, outrepassant presque toujours les règlements d’urbanisme et bravant, dans le cas des quartiers populaires, de sérieux risques de glissement ou d’affaissement. La préoccupation d’agrandissement et d’embellissement n’est toutefois que rarement déconnectée de la volonté de valoriser le logement. Celui-ci devient, même lorsqu’il appartient à un office public, patrimoine privé, ultérieurement mobilisé dans un éventuel accès à la propriété. Des logements publics à loyer modéré sont fréquemment cédés illégalement par leurs locataires, moyennant un « pas de porte » dont le montant est quasi égal à celui d’une vente légale. À partir de 1981, la cession des biens d’État a libéralisé cette pratique, et l’acquisition d’un logement auprès des pouvoirs publics reste assimilée à une réelle appropriation, donnant ainsi lieu à la constitution d’une rente immobilière. Aucun logement n’est jamais restitué à un organisme d’habitation à loyer modique (HLM) en cas de changement de résidence. Le droit légitime au logement se transforme en pratique illégale de possession et de transaction sous la forme de sous-location ou de « désistement » longtemps régularisé contre versement d’un montant dérisoire et, semble-t-il, de commissions occultes. La régularisation est aujourd’hui abandonnée, mais les transactions illégales n’en perdurent pas moins.

Les transformations sont apportées au logement sans l’accord de l’organisme propriétaire. Sa cession à une tierce personne entraîne de nouvelles transformations qui, à terme, peuvent mettre en danger la stabilité de l’immeuble. Les dégâts qui en résultent, tels que les infiltrations ou les fissures, provoquent des conflits entre voisins, d’autant que l’assurance de l’habitation n’est que rarement contractée. La seule assurance récemment rendue obligatoire est celle qui protège contre les catastrophes naturelles. Encore que les habitants n’y aient massivement recours qu’à l’occasion de démarches qui la nécessitent, comme la vente d’un bien ou la demande d’un prêt immobilier.

L’espace domestique supporte d’être restreint quand il est situé au rez-de-chaussée de l’immeuble : il est amputé d’une pièce transformée en local d’activité commerciale comme il peut s’étendre au détriment de l’espace intermédiaire. Le palier peut être ainsi purement et simplement annexé à l’appartement, ou partagé avec un vis-à-vis et destiné, dans ce cas, à des fonctions de sociabilité limitée (rencontre de femmes autour d’un café ou jeux d’enfants) ou encore de sécurité. Un portail métallique dresse un premier obstacle devant d’éventuels cambrioleurs, avant la porte blindée de l’appartement ; c’est souvent le second après le portail métallique de l’immeuble. Les périphéries renvoient, plus que les quartiers centraux, une image d’immeubles barreaudés selon l’expression algérienne, reflet d’une perception négative du milieu urbain, marquée par un très fort sentiment d’insécurité et la crainte des cambriolages. Une entrée d’immeuble, un abri d’escalier peuvent être condamnés, voire annexés par un logement ainsi agrandi, sous réserve de ne pas entraver le passage. Les parties communes ne restent communes que dans la mesure où elles permettent l’accès aux logements. Terrasses et caves peuvent être qualifiées d’espaces annexes et servir d’abri à des éléments de confort du logement, tels que les réservoirs d’eau individuels. Ces parties communes sont le type même d’espaces dont le statut juridique est flou dans l’esprit des habitants, alors même qu’un texte sur la copropriété en précise le contenu. La réalité est plus complexe du fait de la mise en oeuvre de la Loi de cession des biens d’État de 1981. Il y a désormais plusieurs propriétaires : l’ancien locataire, l’Office de promotion et de gestion immobilière (OPGI) représentant les habitants demeurés locataires et la municipalité pour les logements sociaux. Les caves désappropriées et les buanderies devenues obsolètes sont squattées ou cédées par tout ou partie des locataires ou des propriétaires à des habitants démunis, ou à des détenteurs d’activités, à charge pour eux d’en assurer la remise en état ou l’entretien. Un inventaire du ministère de l’Habitat les estime en 2008, à 110 000 pour un total de 500 000 logements précaires. Les bénéficiaires sont rarement des squatters spontanés. Ce sont des gardiens, des concierges non logés, c’est-à-dire des habitués des lieux ou, encore, des personnes introduites par des réseaux familiaux ou d’interconnaissance. Ce fut longtemps le moyen de pallier la non-gestion par les organismes de biens d’État ou des HLM, que favorisait, il est vrai, le refus d’une grande partie des locataires de s’acquitter de modiques charges locatives. C’est là une gestion individuelle désordonnée du bien collectif. Les organismes sont aujourd’hui d’autant plus dans l’incapacité d’agir que les branchements d’eau et d’électricité aux réseaux publics sont effectués par les services compétents et donnent lieu à la délivrance de quittances et, par conséquent, l’établissement de certificats de résidence.

L’espace domestique peut tout simplement se déverser sur l’espace public laissé à l’abandon. Les formes de débordement des rez-de-chaussée sont connues : trottoirs annexés et aménagés en jardins, stationnements ou lieux d’activités domestiques, avec pour effet positif de dissuader les habitants des étages supérieurs de déverser des ordures, au risque de créer des situations conflictuelles. Cette forme d’appropriation des espaces publics limitrophes révèle une certaine « identification aux espaces de l’habitat individuel ainsi que le marquage d’un territoire privé » (Ghomari, 2001 : 63). Elle est justifiée à la fois par l’intimité familiale et par la non-gestion publique ou collective. A contrario, la transformation, fréquente, de pièces du logement en locaux commerciaux relève d’une stratégie économique rationnelle et peu regardante sur cette même intimité. Dans la ZHUN de Maraval, au sud d’Oran, face à la récente et grande mosquée du quartier, quelques immeubles attirent l’attention par la végétation luxuriante excellemment entretenue qui couvre les espaces intermédiaires annexés par les logements situés au rez-de-chaussée (figure 1).

Figure 1

Résidentialisation spontanée du rez-de-chaussée d’un immeuble à Maraval, banlieue sud d’Oran

Résidentialisation spontanée du rez-de-chaussée d’un immeuble à Maraval, banlieue sud d’Oran
Source: Bouziane Semmoud, 2007

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Parmi les occupants, deux retraités ne considèrent pas leur action comme une transgression, mais comme une oeuvre d’utilité publique, et n’avancent à aucun moment l’argument de l’intimité familiale :

Je ne déborde pas sur le trottoir réservé aux piétons, j’empêche que cet espace abandonné soit accaparé par des ivrognes et des drogués, je maintiens l’espace propre et dissuade les voisins des étages supérieurs de jeter des ordures […] en outre, j’aime la nature.

Fierté et compétition transparaissent dans les paroles des deux interlocuteurs à la vue d’un jardin voisin qui avait obtenu le 1er prix de la Ville d’ Oran, aujourd’hui à l’abandon après le décès de l’initiateur. Cette démarche se retrouve sous forme collective dans une autre cité du même quartier. Quelques locataires, dont plusieurs retraités, y ont aménagé des carrés verts sur des espaces semi-publics après les avoir entourés de clôtures verrouillées par cadenas. Un des arguments avancés est l’éradication du vol fréquent de linge étendu.

À la question des magasins ouverts au détriment de l’espace habitable, les deux retraités, comme d’autres habitants interrogés, leur trouvent les mêmes vertus, en particulier lorsqu’ils sont « immédiatement utiles aux habitants : épicerie, boulangerie, taxiphone » (figure 2).

Figure 2

Déspécialisation partielle du logement à l’arrière d’un immeuble à Maraval, banlieue sud d’Oran

Déspécialisation partielle du logement à l’arrière d’un immeuble à Maraval, banlieue sud d’Oran
Source : Bouziane Semmoud, 2007

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La transformation de logements en magasins est subordonnée à l’avis des riverains, au point où la conversion, par un commerçant, du rez-de-chaussée d’un bloc voisin en entrepôt de produits surgelés, et de ce fait sans effet sur la satisfaction des besoins locaux, s’est heurtée à leur opposition et à la suspension de l’autorisation.

L’espace piétonnier est ainsi restreint, voire supprimé, reporté sur le coeur de l’espace public initialement destiné à recevoir des services publics (établissements scolaires, de loisirs, espaces verts, aires de stationnement, aires de jeux…) qui doivent assurer cette cohésion sociale et territoriale faisant la vie urbaine. En dehors d’actions associatives isolées visant à le valoriser (aménagement de terrains de football, abri pour poubelles collectives), l’espace public est une simple annexe éloignée du logement. On y fait garder sa voiture et, à toute heure du jour et de la nuit, des ordures ménagères ou des débris de matériaux de construction sont jetés à même le sol. Des personnes âgées s’y adonnent le jour à des jeux de société et nombre de jeunes s’y attardent, les chaudes nuits d’été, guettant la fraîcheur du petit matin pour réintégrer des logements suroccupés. C’est ainsi un espace dominé par l’élément masculin.

L’habitat individuel ou le modèle hybride

Les débats des années 1970 sur l’inadaptation de l’habitat collectif à la famille algérienne ont convergé avec la volonté de libéralisation et de désengagement affichée et mise en oeuvre par les pouvoirs publics au début des années 1980, pour stimuler une expansion sans précédent de l’habitat individuel. Cette expansion s’est faite certes sous l’effet des influences du modèle occidental, notamment français, mais aussi et surtout de la prégnance culturelle d’une tradition qui privilégierait la maison individuelle garante de l’intimité familiale.

On sait aujourd’hui combien la promotion de l’habitat individuel a été grosse consommatrice d’espace, sans pour autant résoudre la crise de logement, et combien les modèles adoptés obéissent moins aux impératifs invoqués qu’à des critères économiques et aux stratégies familiales développées en matière d’accès à la propriété. Ce nouveau logement ne reproduit presque jamais, sauf chez quelques nostalgiques en quête d’authenticité, le modèle traditionnel de la maison aux murs extérieurs aveugles et sobres, et aux pièces organisées autour du wast dar ou patio. Il ne respecte pas non plus, le plan de masse lorsqu’il est produit dans le cadre de coopératives immobilières soumises au permis de construire collectif. Nombreux sont les attributaires jouissant d’un fort capital relationnel ou d’une forte capacité de persuasion, qui parviennent à obtenir un permis individuel. Si le pavillon à l’occidentale qui privilégie les espaces ouverts reste prisé par une partie des accédants, la règle est à la maison-immeuble, fréquemment conçue en appartements indépendants destinés au logement des garçons une fois mariés, les jeunes filles étant appelées à rejoindre le logement marital [6]. Cette maison-immeuble consomme le plus souvent la quasi-totalité de la surface allouée, réduisant le patio à la portion congrue, à l’arrière de la bâtisse, un espace du reste souvent peu utilisé car exposé au regard des voisins. Les façades, ouvertes sur la rue, affichent l’opulence parfois ostentatoire des propriétaires en quête de reconnaissance sociale, alors que les vieilles maisons bourgeoises des médinas opposaient un dehors quelconque et aveugle à un dedans somptueux. Les hauts murs, parfois surmontés de fils barbelés ou de tessons, sont autant sinon plus des remparts sécuritaires que l’expression d’une quête d’intimité familiale. Les caves et les garages surdimensionnés sont le lieu d’activités industrielles ou artisanales ou, encore, servent d’entrepôts à des activités commerciales situées dans les quartiers de la ville-centre, toutes activités exercées fréquemment dans l’informel le plus total, par les résidants eux-mêmes ou par des locataires. Ce mélange de résidence et d’activités qui se partagent les niveaux de la bâtisse devient quasi systématique dans les lotissements populaires en dépit des dimensions modestes des lots, alors que le modèle de la médina les séparait strictement (figure 3).

En réalité, une infime partie des Algériens peut se prévaloir de la pratique des médinas. La majorité n’a connu que les formes hybrides des périphéries algériennes des villes coloniales et, pour les plus jeunes, a grandi dans le parc colonial hérité ou dans les nouveaux ensembles. L’habitat produit est une tentative de conciliation, inégalement réussie, d’une vague conviction culturelle de repli avec des impératifs économiques qui exigent l’ouverture sur l’espace public, en particulier dans une situation de rétraction du travail salarié pour la majorité et d’un contrôle public déficient pour les plus entreprenants. Le débordement de l’habitat individuel sur l’espace public est certes exceptionnel, mais il peut prendre des formes extrêmes telle cette voie barrée par une enceinte et un portail, ainsi transformée en cour pour les besoins de plusieurs villas (figure 4).

Figure 3

Mixité d’habitat et d’activités à Chteibo, quartier périurbain populaire d’Oran

Mixité d’habitat et d’activités à Chteibo, quartier périurbain populaire d’Oran
Source : Bouziane Semmoud, 2007

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Figure 4

Annexion d’une voie par l’habitat individuel aisé

Annexion d’une voie par l’habitat individuel aisé
Source : Bouziane Semmoud, 2007

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Les pratiques d’appropriation observées dans ces quelques types d’habitat sont révélatrices d’une forte mobilisation du capital culturel en vue de l’accès au modèle urbain dominant. Le déversement de l’espace privé sur l’espace public est une des manifestations de leur articulation. L’espace public support apparaît moins comme un lieu de sociabilité complémentaire de l’espace domestique que comme objet d’appropriation privative possible. Cette situation relève de perceptions contradictoires de l’appropriation et de l’usage de l’espace. L’espace public est souvent assimilé au domaine du beylik, pouvoir local de l’ancienne puissance ottomane dominante réputée prédatrice. Cette représentation, longtemps exacerbée par l’exploitation-marginalisation coloniale, reste très prégnante dans la société algérienne contemporaine. Elle est souvent plaquée sur l’État indépendant et, justifiant consciemment ou inconsciemment débordements et parfois prédations, constitue une des contraintes à l’émergence de la citoyenneté [7]. Elle révèle un rapport distendu de la société algérienne au pouvoir politique. Ses ondes se sont propagées jusqu’à nos jours. Or, les pouvoirs politiques ont visé, depuis l’indépendance, à étendre leur pouvoir exclusif et leur contrôle en échange de la redistribution des revenus tirés de l’exploitation des hydrocarbures. De plus, l’État national était devenu, à l’indépendance, l’héritier de l’État colonial pour tout ce qui a trait à la législation concernant l’appropriation. Or, le droit positif est rattaché, par la mémoire populaire, à la spoliation coloniale.

L’intériorisation du droit positif ne s’est que peu réalisée du fait de l’échec de l’État social issu de l’indépendance à répondre aux attentes des populations qui en avaient une représentation particulière, celle d’un État juste, parfois au sens religieux du terme. En revanche, à mesure que l’État social reculait, les pratiques non conformes aux normes publiques sont venues exprimer l’intériorisation réelle, par les populations, d’une légitimité religieuse devenue prégnante avec l’affirmation du fait religieux dans les sphères politique et sociale. En son nom, il ne peut effectivement y avoir de sans-abris, et une invasion de terrain, de cave ou de buanderie ou une construction officiellement illicite peuvent, aux yeux des exclus, y trouver justification. Ainsi, peut être invoqué le droit que donne l’appartenance à la communauté de l’Islam plus que celui que pourrait procurer une citoyenneté peu ancrée dans la société. Toute exclusion est ressentie comme une injustice religieuse. A contrario, la revente d’une partie de la parcelle indûment occupée, ou d’un logement agrandi aux dépens d’espaces intermédiaires, peut être effectuée selon les règles du marché. C’est que la légalité ne renvoie pas à des représentations figées et varie selon la stratégie du moment.

La puissance publique, pour gérer cette contradiction récurrente dans les secteurs d’habitat informel, a le choix entre la contrainte ou l’amnistie, dont les effets pervers ont été mis en relief dans les expériences italiennes, turques ou encore égyptiennes. Les lois successives d’amnistie n’ont pu, à Rome comme à Istanbul, enrayer le foisonnement des constructions illégales ; elles ont même pu le susciter (Vallat et al., 2008 : 116). En Algérie, sont restées vaines les multiples tentatives menées par les pouvoirs publics, allant du déguerpissement pur et simple du milieu des années 1980 – les populations étant parfois reconduites jusque dans leurs douars d’origine – au relogement en passant par l’aide à la construction. Encore en 2008 et en dépit d’un effort important de relogement, chaque fois qu’une zone est soumise au contrôle public, des constructions illicites apparaissent dans d’autres secteurs de la périphérie urbaine. C’est dire que les mécanismes de reproduction de ce type d’habitat s’auto-entretiennent.

L’appartenance à la communauté nationale peut être, à l’occasion, également invoquée. À la suite de pluies diluviennes, les habitants des vieilles maisons dressent des tentes ou des baraques de fortune à même la chaussée, rendant ainsi visible leur sinistre et signifiant leur espoir d’être relogés ; sur le toit, ils plantent l’emblème national.

Les activités à la conquête des espaces résidentiels et publics

Les choix résidentiels intègrent fréquemment une dimension économique. La ville serait-elle produite par les activités économiques, comme on pourrait le penser à propos de certaines périphéries? L’activité est certes une composante essentielle de la dynamique urbaine. Pour autant, les stratégies économiques ne se substituent pas totalement aux choix résidentiels. Il s’agit plutôt d’un appui mutuel et d’une articulation par ailleurs plus ou moins heureuse en ce sens qu’elle peut entrer en conflit avec les modes de voisiner traditionnels. L’installation en grande banlieue formelle ou informelle peut viser à déployer une activité totalement ou partiellement informelle, parfois comme employeur, échappant au contrôle public. La dynamique urbaine résulte ainsi de plus en plus d’une convergence de stratégies résidentielles et de stratégies économiques. Celles-ci peuvent, à la limite, effacer celles-là, comme dans l’exemple du quartier Dubaï à El Eulma où toutes les villas-immeubles, voire des blocs d’immeubles collectifs sont devenus exclusivement des locaux de revente de produits d’importation (figures 5 et 6).

Figure 5

Villas-immeubles à usage commercial en fin de journée (El Eulma)

Villas-immeubles à usage commercial en fin de journée (El Eulma)
Source : Bouziane Semmoud, 2007

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Figure 6

Immeuble d’habitations transformées en locaux commerciaux (El Eulma)

Immeuble d’habitations transformées en locaux commerciaux (El Eulma)
Source : Bouziane Semmoud, 2007

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À l’est d’Alger, les nouveaux pôles commerciaux de gros Dubaï et Hamiz ont élu domicile dans des lotissements récents, occupant systématiquement le premier niveau de villas, souvent en construction. Dans l’ancien centre algérien d’Oran, M’dina Jdida, une des premières banlieues du centre ex-colonial, des retouches successives, par démolition des vieilles bâtisses et construction de véritables petits immeubles abritant des centres commerciaux, ont chassé les anciens habitants et modifié radicalement le paysage urbain. La forte marchandisation de l’espace, le gonflement du nombre de commerces, la disparition des activités artisanales et du commerce d’articles traditionnels et, surtout, l’explosion de l’informel et son insinuation dans toutes les activités ont entraîné l’absorption des espaces résidentiels et l’exacerbation de la concurrence pour l’espace quotidien (Mokrane, 2007). La transformation des anciennes banlieues pavillonnaires coloniales, à Alger comme à Oran et Annaba, se fait par bourrage et par remodelage total des habitations muées en maisons-immeubles, sacrifiant au passage leurs traditionnels jardins au profit de locaux professionnels. Les centres coloniaux connaissent plutôt une déspécialisation des logements, transformés en bureaux et autres activités libérales, mais des petites opérations de démolition?/?densification tendent à y devenir fréquentes.

Le détournement de la fonction résidentielle des quartiers pavillonnaires anciens et nouveaux peut provoquer des conflits, des désaccords qui vont à l’encontre de la sociabilité et de la gestion du territoire de proximité, en particulier quand les acteurs en présence n’ont pas le même modèle culturel. Interrogé sur cette question, un universitaire habitant un quartier pavillonnaire de la banlieue sud d’Oran et soucieux de son confort matériel et intellectuel, déclare avoir une vision peu positive d’un environnement immédiat composé de

voisins peu ouverts, industriels ou gros commerçants très riches […] (avec lesquels) aucune entente n’est possible. Seul le type et la qualité du logement me retiennent. En effet, j’ai fait bâtir mon habitation selon mes désirs et mes impératifs familiaux […]. Aujourd’hui, l’installation de certains nouveaux habitants est motivée par des visées économiques, en l’occurrence l’ouverture de locaux professionnels […]. Celle d’un tôlier automobile a transformé notre rue en enfer.

Notre interlocuteur a dû intenter une action en justice pour obtenir la cessation de cette activité, en dehors de toute action collective qui semble impossible tant la notion religieuse de voisinage est prégnante et susceptible d’instrumentalisation. Le voisinage tient en effet une place essentielle dans la morale musulmane. S’il est vrai que, dans d’autres conditions, il peut être facteur de solidarité agissante, il est, dans le cas présent, facteur de permissivité et de transgression des règles.

Manifeste dans les franges périurbaines, l’activité informelle tend à se généraliser. Une vingtaine d’années de régression du travail salarié et d’érosion du pouvoir d’achat ont engendré des taux de chômage réel record, entre 30% et 50% selon les villes et les quartiers, et une extension fulgurante des activités informelles. Comme l’imbrication entre les usages résidentiels et professionnels, la conquête des espaces publics par l’informel est une manifestation prégnante, source de multiples conflits et de dysfonctionnements. Elle est amplifiée par l’importation massive de biens de consommation, et sa conquête des espaces centraux facilitée par la mobilité qu’ont engendrée expansion urbaine et foisonnement des transports collectifs privés.

Les articulations entre secteur formel et secteur informel sont connues (Henni, 1991). S’il est vrai que toute activité porte aujourd’hui en elle une part d’informel [8], le commerce informel non sédentaire se généralise. Il n’est plus seulement le prolongement des réseaux d’importation illicite, mais aussi un des intermédiaires privilégiés de l’activité d’import-export légale, elle-même aux pratiques partiellement informelles. Sa tendance à occuper les espaces publics est toutefois sélective. Les périphéries ne sont investies de façon massive que conjoncturellement, dans des marchés volants encouragés au début des années 1990, tolérés depuis. Autrement, son implantation est diffuse, à des carrefours importants, à l’entrée d’une grande cité ou au pied d’immeubles sous réserve de l’accord des habitants qui peuvent disposer ainsi d’une surveillance gratuite jusque tard dans la nuit. Les tablate [9] peuvent même devenir progressivement de véritables petites échoppes fixes fermées la nuit, à clé. Le commerce informel élit domicile dans les quartiers centraux à forte densité commerciale. Il profite de leur attractivité en même temps qu’il en suscite un regain de dynamisme, à Bab Azzoun-La Marine, non loin de la Qasbah d’Alger, à M’dina Jdida ou à la rue des Aurès (ex-rue de la Bastille) à Oran, ou encore à Souiqa, R’sif et à la rue de France à Constantine. Un double mouvement le caractérise, au-delà de la conquête constante de rues. D’un côté, l’appropriation de la rue et la sédentarisation observée pour les étalages informels dans la médina de Constantine (Boumaza, 1997), de l’autre, la territorialisation des vendeurs à travers des réseaux multiples, d’interconnaissances, mais aussi de subordination au commerce formel, aux importateurs (Louafi, 2002 : 125 ; Chabou, 2004 : 429). Les pouvoirs publics, incapables de résoudre la crise de l’emploi et d’enrayer les effets néfastes de la libéralisation sur le pouvoir d’achat, tolèrent la situation d’autant plus que les représentations dominantes légitiment ces activités dans le sens où elles permettent à ceux qui s’y adonnent de gagner leur vie à la manière halal [10], et sont donc non condamnables en dépit de l’illégalité juridique.

La libéralisation a également livré la rue aux transporteurs privés. La rue ne porte plus des réseaux de services publics qu’accessoirement. Elle est le lieu d’une concurrence effrénée entre transporteurs formels, qui se traduit par une dangerosité meurtrière. Les stations ne sont pas respectées, des transporteurs formels squattent des rues centrales et « volent » des clients racolés par des rabatteurs qui s’approprient la chaussée. Des lignes de bus sont totalement occupées par des transporteurs clandestins, comme les chaussées sont partagées en sections appropriées par des gardiens de voitures autoproclamés.

Les réactions des pouvoirs publics alternent répression et légalisation. Des brigades ponctuellement constituées impliquant police de l’urbanisme et services municipaux, veillent à la libération des espaces publics squattés par des extensions de commerces sédentaires. La régularisation de ces extensions est effectuée lorsqu’elles ne gênent pas la circulation piétonne ou automobile.

Conclusion

Les articulations entre nécessités socioéconomiques et besoin d’affirmation culturelle, entre formel et informel sont l’expression de l’état de transition dans lequel se trouve la société algérienne. Transition interminable entre tradition et modernité, notamment dans l’appréciation juridique des situations, transition entre étatisme et économie de marché. Le contexte culturel et économique mêle ainsi permanences et changements, séculier et religieux, autoritarisme et germes démocratiques, clientélisme et citoyenneté.

Qu’il s’agisse du champ économique ou de la sphère de reproduction, les pratiques sont diversement marquées du sceau de l’informel. Elles se traduisent par une appropriation privative de plus en plus audacieuse des espaces publics et par une transgression sur les réseaux publics, plus marquées aux marges des villes, là où les pouvoirs publics sont peu présents ou absents. Certes, ces pratiques apparaissent comme des solutions à un problème donné (travail, logement, accès aux services publics). Mais leur fondement culturel renvoie à la puissance publique, l’image de son incapacité à réguler, par les seules normes modernes de contrainte, la société et l’économie dans leurs articulations et dans leurs rapports à l’espace.

La ville proposée par les décideurs et les techniciens n’est cependant pas rejetée, elle est remodelée par des pratiques sociales en pleine évolution. Celles-ci apparaissent comme des « ruses », des « tactiques » selon les mots de Michel de Certeau, déployées ici face aux normes imposées par les concepteurs de la ville. Deviennent alors intelligibles les transformations de l’espace de vie et les différents contournements des règles, « ces bons tours du “faible” dans l’ordre établi par le “fort”… ces manières d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant » (de Certeau, 1980 : 65, XXXVII). Choisir et reformuler des éléments de l’ordre dominant, c’est répondre à une planification urbaine normative rigide, une gestion du développement urbain inefficace par des pouvoirs locaux et des administrations rarement crédibles, impliqués parfois dans des scandales financiers et immobiliers, souvent dans de multiples formes de corruption et de népotisme. La volonté politique locale, quand elle existe, se heurte aux faibles moyens de contrôle disponibles. La gestion urbaine par ces mêmes pouvoirs est défaillante, tant en matière d’équipements structurants et d’espaces publics que d’accès régulier et équitable aux services urbains élémentaires tels que l’eau potable, l’enlèvement des ordures ménagères ou l’entretien des espaces de vie.

L’examen de la fréquence des pratiques de contournement, de détournement, révèle des discontinuités spatiales et temporelles. Ces discontinuités semblent relever, dans le cas algérien, moins d’usages collectifs que du « braconnage » cher à Michel de Certeau, mais à l’échelle individuelle ou familiale, donnant à voir, dans les périphéries urbaines, un paysage hétérogène, inachevé voire hétéroclite. Les convergences collectives ne sont pas réunies, même lorsqu’elles concernent la prise en charge de réseaux ou l’organisation d’espaces de sociabilisation, le relais étant très vite pris par les pouvoirs publics soucieux de contrôle social.

À la faveur de la récente embellie financière permise par l’amélioration des cours des hydrocarbures, l’engagement?/?réaction des pouvoirs publics est double. D’un côté, ceux-ci accordent un soutien sans précédent à l’accès à la propriété et procèdent à l’éradication de l’habitat précaire y compris caves et logements des terrasses des immeubles, en favorisant le relogement des occupants, le tout suscitant une large aspiration individuelle ou familiale à la mobilité résidentielle. De l’autre côté, ils font preuve d’une plus grande fermeté en matière de respect des normes urbaines, concrétisée par la Loi de juillet 2008 sur l’achèvement des constructions et leur mise en conformité avec les documents d’urbanisme délivrés, ainsi que par l’amorce de la mise en place d’instances de contrôle. Les pratiques des habitants ne semblent toutefois que peu prises en charge par les nombreuses réalisations architecturales coincées à nouveau dans le piège de l’urgence, cette fois, à atteindre l’objectif très politisé du million de logements du plan quinquennal 2005-2009.