Pierre George, un géant de la géographie

Quelques points de controverse dans l’oeuvre de Pierre George[Record]

  • Claude Manzagol

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  • Claude Manzagol
    Université de Montréal

Derrière le pupitre, la mince silhouette n’en imposait guère ; mais lorsque la voix s’élevait, grave, nette, rapide, la qualité d’écoute était d’emblée exceptionnelle. Les apprentis géographes, tassés dans l’amphithéâtre Emmanuel de Martonne, « le grand amphi », venaient semaine après semaine et toujours subjugués, entendre une grande leçon de géographie humaine, une démonstration brillante, solidement documentée, proposant des vues nouvelles puissamment argumentées, traversée de loin en loin par un bref trait d’humour. Ils savaient qu’ils voyaient, en action, une formidable machine intellectuelle, une intelligence fulgurante au service d’une impeccable pédagogie, ils savaient aussi, que l’année suivante, la matière du cours se retrouverait en librairie, pratiquement identique. Pierre George était un maître dans la grande tradition de la Sorbonne, un de ces grands professeurs que l’on respectait, non pour la position qu’ils occupaient, mais pour la qualité et le rayonnement de leur enseignement. Un demi-siècle plus tard, ses disciples lui conservent cette admiration, qui n’exclut pas la distance critique. C’est précisément la raison pour laquelle on choisit d’évoquer ici, quelques points controversés de l’oeuvre de Pierre George : sa place au sein de l’école française de géographie, ses emprunts au marxisme, ses prises de position sur la raison d’être de la géographie. Dans le brillant essai qu’il consacrait à l’évolution de la géographie humaine en 1964, Paul Claval en « jeune turc » déterminé, faisait de Pierre George l’héritier de la géographie classique française, plus descriptive qu’explicative (Claval, 1964). À l’époque, ce jugement avait heurté nombre de jeunes géographes qui avaient suivi l’enseignement de Pierre George. Il ne correspondait pas à leur « vécu », dirait-on aujourd’hui. En effet, ils étaient sous le charme d’une pensée vigoureuse qui présentait une géographie résolument actuelle, nettement démarquée des conceptions qui prévalaient dans les traités antérieurs, une géographie vivante et ambitieuse dans son projet généralisant. On étudiait non plus les villes et les campagnes, mais la ville et la campagne, on affirmait vigoureusement que des systèmes économiques différents produisaient des géographies différentes ; l’habitat auquel les géographes avaient consacré tant de minutieuses études n’apparaissait plus que comme un épiphénomène. Celui qui paraissait avoir recueilli l’héritage, c’était Maurice Le Lannou qui proposait la géographie humaine comme l’étude de l’homme habitant et qui affirmait la primauté des études régionales (Le Lannou, 1949). Dans la critique qu’il consacre alors au livre de Maurice Le Lannou, Pierre George ne récuse pas les prescriptions qu’Albert Demangeon inscrivait dans l’esquisse du grand traité de géographie humaine laissé inachevé : la mise en valeur des ressources par les sociétés humaines ; l’évolution des grands types de civilisations et la répartition sur la terre des hommes et des établissements humains. Mais Pierre George se situe bien au-delà des positions classiques (George [Réflexions…], 1950) : 1) il affirme la primauté de l’instance économique : plus qu’habitant, l’homme est d’abord producteur et consommateur ; 2) il insiste fortement sur la prégnance du système social et des rapports de production ; 3) la géographie ne saurait se réduire à un simple classement « d’armoires régionales » : de l’évidente nécessité d’une géographie humaine générale. Ces prises de position vont inspirer les livres de Pierre George, c’est particulièrement évident dans le plan même de ses différents précis. Bien attendu, elles révèlent l’inspiration marxiste. Au cours des années 1930, fortement engagé dans le mouvement antifasciste, Pierre George a adhéré au Parti communiste et sa conception du monde est marquée par cet engagement fort : la géographie de Pierre George n’est pas celle de Vidal ou d’Albert Demangeon. Lorsque Paul Claval énonce que « le marxisme s’accorde très bien avec le possibilisme par l’accent qu’il …

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