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Au Québec, selon les données internes des Directeurs de la protection de la jeunesse (DPJ)[1], les tribunaux prononceraient annuellement environ 150 jugements de tutelle dative pour des enfants dont la situation fait l’objet d’un suivi en protection de la jeunesse[2]. De manière générale, la tutelle au mineur constitue une charge qui résulte de la loi et qui est dévolue aux parents d’un enfant, dans la mesure où ils sont majeurs ou émancipés[3]. Cette tutelle dite « légale » vise à protéger l’enfant et la gestion de son patrimoine, en plus du fait de le représenter dans l’exercice de ses droits civils[4]. Le droit civil québécois comporte également d’autres types de tutelles, soit la tutelle dative et la tutelle supplétive[5]. En contexte de protection de la jeunesse, la tutelle représente un outil de protection qui permet « à des enfants abandonnés ou en situation de danger les empêchant de continuer à vivre avec leurs parents de s’inscrire néanmoins dans un projet de vie stable et à long terme[6] ». Dans ces situations, le DPJ[7] peut, sous certaines conditions[8], s’adresser au tribunal pour demander la désignation d’un tuteur qu’il a préalablement recommandé, généralement un parent d’accueil qui a déjà la garde de l’enfant. Il s’agit d’une tutelle dative que nous qualifierons de « tutelle de protection »[9].

Le contexte entourant le recours à la tutelle de protection pour les enfants suivis par les services du DPJ ainsi que le profil de ces enfants demeurent méconnus et peu investigués sur le plan scientifique et juridique. Dans le présent article, nous proposons, dans un premier temps, de mettre en lumière les différentes modalités législatives qui encadrent la tutelle dative au mineur en contexte de protection de la jeunesse au Québec. Un regard sera également posé sur les facteurs cliniques et psychosociaux associés au recours à la tutelle de protection ainsi que sur la littérature scientifique en lien avec ce type de projet de permanence. Dans un deuxième temps, nous examinerons, à partir d’une étude menée dans la région de Québec, le portrait d’enfants impliqués dans un projet de tutelle de protection en nous attardant plus spécifiquement à leur trajectoire de placement. Finalement, dans un troisième temps, nous poserons une réflexion sur les nouvelles modalités législatives récemment proposées par le législateur et sur les enjeux que posent ces modifications pour le recours à la tutelle chez les enfants pris en charge par le DPJ.

1 La tutelle en protection de la jeunesse

La prochaine section détaille le contexte d’utilisation de la tutelle en protection de la jeunesse. Elle examine les dispositions légales et les considérations pratiques associés à l’application de la tutelle et fait état des principaux constats relevés dans la littérature scientifique.

1.1 Le contexte légal entourant l’utilisation de la tutelle de protection

Les dispositions qui encadrent les différents types de tutelles, de même que les conditions d’ouverture d’une tutelle dative de protection, sont détaillées dans le Code civil du Québec. Ainsi, afin d’être admissible à la tutelle de protection, l’enfant doit se trouver dans l’une des trois situations suivantes : 1) il est orphelin et il n’a aucun tuteur ; 2) ses parents[10] n’assument pas, dans les faits, le soin, l’entretien ou l’éducation à son égard ; 3) il serait vraisemblablement en danger s’il retournait auprès de ses parents[11].

Parallèlement, afin de préciser les modalités spécifiques du recours à la tutelle de protection, des dispositions additionnelles sont prévues dans la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ)[12]. Ainsi, toutes les règles de la tutelle contenues au Code civil du Québec s’appliquent à la tutelle de protection, sous réserve des dispositions de la LPJ[13].

Les dispositions de la LPJ concernant la tutelle de protection sont relativement récentes puisqu’elles sont en vigueur depuis le 7 juillet 2008[14]. Elles ont été adoptées par le législateur suite aux recommandations formulées dans le rapport Dumais en 2004[15]. Il y était notamment proposé de fournir une autre option de permanence pour les enfants dont la situation est prise en charge par le DPJ et pour lesquels l’adoption n’est pas un projet de vie permanent envisageable[16]. Ces dispositions sont aujourd’hui regroupées dans les articles 70.1 à 70.6 et indiquent entre autres ceci :

  • Le DPJ peut demander au tribunal de faire nommer toute personne qu’il recommande pour agir comme tuteur s’il considère que la tutelle est la mesure la plus susceptible d’assurer l’intérêt de l’enfant et le respect de ses droits[17] ;

  • La tutelle de protection met fin à l’intervention du DPJ[18] ;

  • Une aide financière pour l’entretien de l’enfant peut être accordée au tuteur[19] ;

  • Le parent qui souhaite être rétabli dans sa charge de tuteur doit s’adresser au tribunal qui exigera une évaluation détaillée de la situation sociale de l’enfant[20] ;

  • Le tribunal peut prévoir le maintien de relations personnelles entre l’enfant et ses parents, ses grands-parents ou toute autre personne s’il estime que c’est dans l’intérêt de l’enfant[21].

Lorsqu’un tuteur datif doit être nommé pour un enfant, le Code civil permet la nomination d’un seul tuteur à la personne, mais plusieurs aux biens[22]. Alors que le tuteur à la personne assure la protection de l’enfant et le représente dans l’exercice de ses droits civils[23], le tuteur aux biens est responsable de la gestion des biens qui lui ont été confiés et agit comme administrateur des biens de l’enfant[24]. Le tuteur nommé en vertu de la LPJ agit à la fois comme tuteur à la personne et comme tuteur aux biens[25], à moins que le tribunal n’en décide autrement. Comme l’indique Pascale Berardino, « de par sa nature, la tutelle prévue dans la LPJ est à la fois une tutelle à la personne et aux biens de l’enfant mineur, qu’elle soit exercée par le directeur ou par la personne qu’il recommande[26] ». De plus, lorsque la tutelle est exercée par une personne autre que les parents, comme c’est le cas en protection de la jeunesse, cette personne agit comme titulaire de l’autorité parentale[27]. Elle assume donc la garde, le soin, l’éducation, l’entretien et la surveillance de l’enfant[28], permettant ainsi au tuteur de prendre les décisions au sujet de l’enfant et de signer les autorisations requises de la part des titulaires de l’autorité parentale. Autrement dit, la tutelle de protection vise « à substituer aux parents des personnes dont on espère qu’elles exerceront le rôle parental dans le meilleur intérêt de l’enfant ainsi protégé[29] ».

Toutefois, la tutelle de protection ne rompt pas le lien de filiation de l’enfant avec ses parents d’origine et ne constitue pas non plus une déchéance de l’autorité parentale[30]. Conséquemment, les droits relatifs à l’obligation alimentaire[31] et aux droits successoraux[32] de même que le droit de consentir à l’adoption de l’enfant[33] demeurent en vigueur. De plus, les parents conservent tout de même le droit de surveiller les décisions prises par le tuteur datif et de saisir le tribunal s’ils estiment que ce dernier exerce mal son rôle[34].

La plupart du temps, la tutelle de protection prend fin à la majorité de l’enfant. Elle peut aussi prendre fin advenant le décès de l’enfant, sa pleine émancipation ou le rétablissement du parent dans sa charge de tuteur[35].

1.2 La tutelle de protection comme projet de vie

Le recours aux termes « projet de vie » n’est pas identifié explicitement dans la LPJ et trouve principalement son origine dans l’intervention clinique. Son élaboration s’appuie sur deux grands principes de l’article 4 de la LPJ[36], soit « le maintien de l’enfant dans son milieu familial » et « la continuité des soins et la stabilité des liens et des conditions de vie lorsque l’enfant doit être retiré de son milieu familial »[37]. De plus, la notion de projet de vie renvoie à plusieurs autres principes généraux consacrés dans la LPJ[38], tels que l’intérêt de l’enfant et le respect de ses droits[39], la primauté de la responsabilité parentale[40], la participation de la communauté[41] et l’importance d’agir avec diligence[42].

Le projet de vie désigne le fait, pour un enfant, de pouvoir vivre dans un milieu stable auprès d’une personne significative qui répond à ses besoins et avec qui il peut développer un attachement permanent. Le projet de vie doit être établi en fonction de l’intérêt de l’enfant et s’actualiser dans un délai qui tient compte de la notion de temps chez ce dernier[43]. Depuis 2007[44], la LPJ a établi des durées maximales de placement[45]. Ces durées, qui varient en fonction de l’âge de l’enfant[46], indiquent la période de temps maximale au cours de laquelle un projet de permanence doit être identifié et ordonné pour un enfant dont la sécurité ou le développement demeure compromis. Lorsque la réunification familiale n’est pas possible ou ne peut être actualisée, le DPJ a la responsabilité d’offrir à l’enfant un projet de vie alternatif dans un milieu qui lui assurera une stabilité de soins et une continuité de liens affectifs. Pour ces enfants, les projets de vie alternatifs possibles sont le placement à majorité, l’adoption, la tutelle ou le passage à l’autonomie[47].

La tutelle de protection est considérée comme un projet de vie qui assure une plus grande stabilité pour l’enfant que le placement à majorité[48] et qui permet de normaliser la situation familiale de ce dernier. Différentes situations peuvent mener les familles et les intervenants à privilégier la tutelle (au lieu de l’adoption ou du placement à long terme) :

  • lorsque l’enfant ne désire pas être adopté afin de conserver ses liens de filiation ;

  • lorsque les parents entretiennent une relation positive avec l’enfant, mais présentent des capacités parentales limitées empêchant tout projet de réunification ;

  • lorsque l’enfant a été confié à un membre de la famille élargie, à une personne significative ou à une famille d’accueil qui ne souhaite pas l’adopter, mais qui est prête à le prendre en charge de façon permanente ;

  • lorsque l’enfant est abandonné, mais présente des problèmes personnels graves et des besoins spécifiques qui le rendent difficilement adoptable[49].

Ainsi, la tutelle de protection permet à l’enfant de s’investir dans un milieu de vie et d’y développer des relations stables, tout en bénéficiant de la sécurité associée à la reconnaissance légale de son appartenance à sa famille d’accueil. De plus, la fermeture du dossier de l’enfant en protection de la jeunesse au moment du jugement de tutelle[50] contribue à normaliser sa situation familiale. Parallèlement, la tutelle permet à un parent d’accueil de s’engager à long terme auprès de l’enfant et de bénéficier des avantages associés à l’exercice de la garde de celui-ci, mais ne crée aucun lien de filiation entre eux.

1.3 Le recours à la tutelle en protection de l’enfance : que dit la littérature scientifique ?

Sur le plan de la recherche, la tutelle de protection comme projet de vie et option de permanence n’a fait l’objet d’à peu près aucune étude empirique détaillée au Québec. Dans les autres provinces canadiennes, la tutelle demeure absente ou du moins très peu utilisée en contexte de protection de l’enfance[51]. Quant à la littérature scientifique internationale sur le sujet, elle demeure parcellaire : les quelques études disponibles ont été pour la plupart réalisées en contexte américain. Par contre, ces données offrent des pistes de réflexion intéressantes au regard du profil des enfants concernés et de leur stabilité de placement, et ce, d’autant plus que le type de tutelle mis en avant aux États-Unis pour les enfants suivis en protection de l’enfance est analogue au modèle québécois.

Au cours de l’année 2020, 23 160 enfants suivis par les services de protection de l’enfance aux États-Unis ont bénéficié d’une tutelle (soit par un membre de la famille ou par un parent d’accueil), ce qui correspond à 10 % de l’ensemble des fermetures de dossiers dans les services de protection de l’enfance pour la même année[52]. Le nombre de tutelles dans ce cadre de la protection de l’enfance est d’ailleurs en constante augmentation aux États-Unis depuis 20 ans, particulièrement depuis l’entrée en vigueur en 1997 de l’Adoption and Safe Families Act[53] et en 2008 de la Fostering Connections to Success and Increasing Adoption Act[54], deux lois qui sont venues, entre autres, réaffirmer l’importance de planifier une solution permanente pour les enfants placés et encourager le recours à l’adoption et à la tutelle. Par exemple, de 2005 à 2020, le nombre de tutelles pour les enfants suivis par les services de protection de l’enfance a presque doublé, passant de 12 881 à 23 160[55]. Le déclin du nombre de familles d’accueil et, parallèlement, l’augmentation du recours aux familles d’accueil de personnes apparentées ont sans doute contribué à l’augmentation du nombre de tutelles, les membres apparentés étant souvent plus enclins à favoriser la tutelle que l’adoption[56]. Au Québec, les données indiquent que le nombre de tutelles prononcées annuellement par le tribunal de la jeunesse demeure stable depuis une dizaine d’années et oscille autour de 150 (figure 1)[57].

Figure 1

Nombre de tutelles prononcées au Québec en protection de la jeunesse (2010-2021)

Nombre de tutelles prononcées au Québec en protection de la jeunesse (2010-2021)
Source : Résultats issus des bases de données associées aux bilans annuels des DPJ (de 2011 à 2021).

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Aux États-Unis, les enfants qui quittent les services de protection de l’enfance à la suite d’un jugement de tutelle se distinguent des enfants adoptés, notamment par le fait qu’ils sont généralement plus âgés au moment de leur entrée dans les services et au moment du jugement de tutelle. Par exemple, l’étude d’Arno Parolini et ses collègues, réalisée sur un échantillon de 18 831 tutelles prononcées en protection de l’enfance pendant la période 2003-2010 (États-Unis), indique que l’âge moyen au moment du jugement est de 9,23 ans[58]. De plus, les enfants impliqués dans un projet de tutelle présenteraient moins de problèmes de santé mentale que les autres enfants pris en charge par les services de protection et seraient plus souvent hébergés par des familles d’accueil apparentées[59].

Par ailleurs, certaines études ont porté sur la stabilité de la tutelle comme option de permanence[60]. Ces études concluent qu’une minorité des enfants (soit de 7 % à 17 % selon les études) pour lesquels une tutelle a été prononcée connaissent un retour dans les services. Par exemple, l’étude de Kierra M. Sattler et Sarah A. Font, qui s’appuie sur le suivi de près de 5 000 enfants ayant fait l’objet d’un jugement de tutelle ou d’adoption, indique que 7 % d’entre eux étaient revenus dans les services de protection et avaient dû être replacés après 8 ans (comparativement à 2 % pour le groupe des adoptés — ce qui fait de la tutelle un projet un peu plus précaire que l’adoption)[61]. Des résultats similaires sont observés par Nancy Rolock et Kevin R. White : en comparant la discontinuité postplacement (post-permanency discontinuity) d’enfants adoptés ou pris en charge par un tuteur, ils arrivent à la conclusion que la vaste majorité d’entre eux, soit 87 %, n’ont pas vécu de discontinuité ou de retour dans les services. Sur les 51 576 enfants suivis pendant dix ans et ayant fait l’objet d’un jugement de tutelle ou d’adoption, 2 % ont expérimenté de la discontinuité dans les deux années suivantes ; 6 %, dans les cinq années suivantes ; et 11 %, dans les dix années suivantes[62]. Les études réalisées sur la tutelle ne posent pas systématiquement une distinction entre les tuteurs issus de la famille élargie et ceux qui n’ont pas de lien de parenté avec l’enfant. Cependant, au moins deux études révèlent que les tutelles qui impliquent des familles d’accueil apparentées seraient plus stables et moins propices à une rupture que les tutelles qui impliquent des parents d’accueil non apparentés[63]. Cette plus grande stabilité dans les familles apparentées pourrait s’expliquer par des relations et une proximité entre l’enfant et ses parents d’accueil antérieures au placement et par un sentiment d’engagement plus important chez les parents d’accueil apparentés[64].

Quelques études se sont également penchées sur les facteurs de risque et sur les prédicteurs de discontinuité pour les enfants faisant l’objet d’une tutelle. Les résultats indiquent que les troubles du comportement, l’âge plus avancé de l’enfant au moment de la tutelle, la présence de besoins spéciaux ou de handicaps chez l’enfant et un historique d’abus sexuel, d’abus physique ou de placements multiples sont des prédicteurs significatifs du risque de discontinuité post-tutelle[65]. Par exemple, l’étude des professeures Sattler et Font démontre que les enfants pour lesquels la tutelle a été prononcée alors qu’ils étaient âgés de 2 à 5 ans présentaient un risque plus élevé de rupture que ceux qui étaient âgés de 2 ans et moins. L’étude des professeurs Rolock et White indique également que les enfants qui ont passé trois années ou plus dans leur milieu d’accueil avant d’être adoptés ou pris sous tutelle étaient 14 % moins à risque quant au fait de revenir dans les services. Selon les auteurs, ce résultat pourrait s’expliquer par le fait que ces familles ont reçu davantage de services et ont été mieux préparées à leur projet d’adoption ou de tutelle ou encore par le fait que cette période de temps a permis le développement de liens d’attachement plus solides entre l’enfant et ses parents d’accueil[66].

2 Un portrait des enfants impliqués dans un projet de tutelle

Comme nous l’avons mentionné précédemment, les études empiriques sur le recours à la tutelle au Québec en protection de la jeunesse sont quasi inexistantes, et ce, malgré le fait que cette option de permanence est intégrée à la LPJ depuis 2008. Dans le but de mieux comprendre qui sont les enfants impliqués dans un projet de tutelle de protection de la jeunesse et d’établir un portrait de leurs caractéristiques, une analyse détaillée de tous les dossiers d’enfants pour lesquels un jugement de tutelle a été ordonné par la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec dans la région de Québec de 2015 à 2018 a été réalisée[67]. Pour mieux circonscrire et documenter les spécificités de ces enfants (tutelle), l’étude initiale s’appuyait sur une perspective comparative et examinait en parallèle des dossiers de tutelle et des dossiers d’adoption. Par contre, pour répondre aux objectifs du présent article, seuls les résultats relatifs à la tutelle sont présentés dans cette section.

2.1 Les objectifs et la méthodologie de l’étude

Tous les dossiers de tutelle (n = 42) des années financières 2015-2016, 2016-2017 et 2017-2018 ont été étudiés. Une grille de collecte de données a été développée et utilisée pour recueillir les informations de façon systématique dans chacun des dossiers ciblés. Différentes catégories d’informations ont été recueillies :

  • les caractéristiques de l’enfant (âge, sexe, santé physique, santé mentale) ;

  • la trajectoire de services et de placements de l’enfant (historique en protection de la jeunesse, âge au moment du premier placement, motifs de prise en charge, nombre de déplacements et durée des placements, types de milieux de vie) ;

  • les caractéristiques des parents d’origine (âge, statut socioéconomique, profil familial, problématiques, milieu de vie, contacts parents enfant).

Toutes les données ont été recueillies à partir des informations présentes dans les dossiers informatisés des usagers (projet intégration jeunesse (PIJ)) : plusieurs de ces informations sont automatiquement saisies dans certaines sections de la plate-forme, tandis que d’autres sont consignées dans les rapports écrits. Les rapports d’évaluation, d’orientation, de révision et d’application des mesures rédigés par les intervenants tout au long du suivi de l’enfant ont donc aussi été consultés. Une fois la collecte des données complétée, toutes les informations recueillies et contenues dans les grilles ont été saisies dans le logiciel d’analyses statistiques SPSS (Statistical Package for the Social Sciences). Par la suite, les données ont principalement fait l’objet d’analyses statistiques descriptives (fréquences, moyennes, écarts-types, modes, minimums et maximums).

2.2 Les caractéristiques sociodémographiques

L’échantillon comprenait 42 enfants, soit 21 garçons et 21 filles. La totalité des enfants étaient nés au Québec. Par ailleurs, l’échantillon étudié incluait 2 enfants d’origine autochtone. L’âge des enfants au moment du jugement de tutelle variait de 2 ans à 17 ans, avec une moyenne de 11 ans. L’analyse plus détaillée des groupes d’âge indique que près de la moitié des enfants (48 %) étaient âgés de 13 ans et plus au moment du jugement de tutelle. Concernant le statut des parents d’accueil devenus tuteurs, 62 % sont des familles d’accueil de proximité, 21 % sont des familles d’accueil régulières et 17 % sont des familles d’accueil banque mixte[68].

La trajectoire de services des enfants pris en charge par la protection de la jeunesse se déroule généralement en trois principales étapes (si l’on exclut la réception et le traitement du signalement) : l’évaluation, l’orientation et l’application des mesures[69]. La prise en charge de l’enfant à l’application des mesures se fait en fonction de différents motifs. Si l’on considère le cumul des motifs, c’est-à-dire autant le motif principal que les motifs secondaires (jusqu’à la concurrence de deux), le motif le plus souvent évoqué pour la prise en charge des enfants est le « risque sérieux de négligence[70] » présent pour 50 % des enfants, suivi de « négligence sur le plan éducatif[71] » présent pour 31 % des enfants.

Sur le plan de la santé, les données disponibles montrent que les enfants sont relativement nombreux à présenter des troubles neuro-développementaux (63 %), c’est-à-dire des troubles neurologiques, cognitifs et adaptatifs tels que le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), retard de langage, dyslexie ou retard développemental. Une proportion relativement importante des enfants, soit 40 %, présente également des problématiques de santé mentale ou de comportement sans diagnostic (opposition, anxiété, idéations suicidaires, crises de colère, agressivité, etc.).

2.3 La trajectoire de placement

L’analyse de la trajectoire de placement des enfants retraçait systématiquement tous les déplacements vécus depuis la naissance et la durée de chacun d’entre eux. Ces analyses ont permis de constater que les enfants impliqués dans un projet de tutelle sont pour la plupart relativement âgés au moment de leur premier placement. En effet, l’âge moyen au moment du premier placement continu (de plus de trois mois) est de 5 ans et demi (5,63 ans). Sur les 42 enfants concernés, 12 d’entre eux, soit 29 %, avaient moins de 1 an au moment du premier placement continu, alors que 22 d’entre eux (52 %) étaient âgés de plus de 4 ans (de ce nombre, 11 étaient âgés de plus de 12 ans).

Concernant la trajectoire de placement (voir le détail des définitions utilisées dans l’encadré ci-dessus) et les milieux dans lesquels a vécu l’enfant tout au long de sa vie, les données analysées montrent que la majorité des enfants de l’échantillon, soit 83 % (35/42), n’ont vécu qu’un épisode de placement. Concernant plus spécifiquement le nombre de milieux de placement connus par l’enfant (milieux dans lesquels il a séjourné pendant au moins un mois), les données indiquent que plus de la moitié des enfants de l’échantillon (57 %) ont connu un seul milieu de placement, et que 24 % d’entre eux en ont connu deux. Ce résultat indique que les enfants pour lesquels une tutelle est prononcée connaissent généralement peu de déplacements et ont, préalablement à ce jugement, une trajectoire de placement relativement stable. Les enfants sont également très peu nombreux à être retournés dans leur milieu familial à la suite de leur premier placement continu. En effet, seuls cinq enfants ont connu une réunification familiale (de plus de trois mois) et trois enfants ont connu une tentative de réunification familiale. Par contre, les enfants maintenaient pour la plupart des contacts avec leurs parents dans l’année précédant le jugement de tutelle. Les données à ce sujet indiquent que 79 % des enfants avaient eu au moins un contact avec leur mère et 41 % avec leur père.

La durée moyenne entre le début du dernier placement (placement le plus récent) et le jugement de tutelle est de quatre années et demie. Ce résultat signifie que les enfants placés dans un milieu où les parents d’accueil deviendront éventuellement leur tuteur attendent en moyenne quatre années et demie avant de voir la tutelle se concrétiser. La durée d’attente la plus courte s’établit à près d’une année (0,84) et la plus longue à environ 16 années et demie (16,4).

La recension détaillée des déplacements de chacun des enfants a permis de procéder à des regroupements et de distinguer quatre profils de trajectoire de placement (figure 2). Pour établir ces profils, tous les déplacements vécus par chacun des enfants du groupe à l’étude ont été répertoriés. Par la suite, ces déplacements ont été analysés plus spécifiquement à partir de quatre variables : le fait d’avoir vécu ou non avec ses parents d’origine en début de vie ; le nombre d’épisodes de placement ; le nombre de milieux de placement ; et la présence ou non de réunifications familiales. Une fois chacune des trajectoires analysées, il a été possible de procéder par regroupement, c’est-à-dire d’identifier les trajectoires qui présentaient des caractéristiques similaires (en regard des quatre variables ciblées) et ainsi de classer chacune des trajectoires étudiées dans un groupe (profil) contenant des trajectoires similaires.

Figure 2

Les profils de placement

Les profils de placement

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Le profil 1 (7 %) concerne 3 enfants du groupe : il s’agit d’enfants qui n’ont jamais vécu auprès de leurs parents biologiques et qui présentent un seul épisode de placement, c’est-à-dire une seule période de placement de trois mois ou plus qui s’est poursuivie jusqu’à leur tutelle. Ces 3 enfants ont été placés pratiquement dès leur naissance : l’un d’entre eux n’a connu qu’une seule famille d’accueil (FAP), alors qu’un autre a connu deux milieux d’accueil (FA-FAP) et un autre trois (FA)[72].

Le profil 2 (55 %) regroupe plus de la moitié des enfants du groupe : ces enfants, contrairement à ceux du profil 1, ont vécu leur début de vie auprès de leurs parents d’origine. Ils n’ont vécu qu’un seul épisode de placement au cours duquel ils sont demeurés dans le même milieu d’accueil. Le milieu d’accueil en question est aussi celui qui a été par la suite impliqué dans le projet de tutelle.

Le profil 3 (21 %) est analogue au profil 2 en ce qui a trait au fait que ces enfants ont vécu leur début de vie avec leurs parents d’origine et qu’ils n’ont connu qu’un seul épisode de placement. Par contre, les enfants de ce profil se distinguent par le fait qu’ils ont vécu dans deux ou trois milieux d’accueil différents avant le jugement de tutelle (au lieu d’un seul pour les enfants du profil 2).

Le profil 4 (17 %), quant à lui, regroupe les trajectoires de placement les plus instables de l’échantillon : ce profil concerne 7 enfants qui ont vécu avec leurs parents d’origine en début de vie et qui ont connu par la suite plusieurs déplacements, mais aussi des réunifications familiales s’étant soldées en replacement. Ce profil regroupe donc des enfants qui ont connu de deux à quatre épisodes de placement et de deux à six milieux d’accueil.

2.4 Le sommaire des résultats et les limites de l’étude

Les principaux résultats de l’étude indiquent que les enfants concernés par la tutelle sont relativement âgés aux différentes étapes de leur trajectoire de placement, c’est-à-dire tant au moment de leur premier placement qu’au moment du jugement de tutelle. En effet, les enfants concernés connaissent leur premier placement (de plus de trois mois) alors qu’ils sont âgés en moyenne de 5 ans et demi. La plupart d’entre eux, soit 93 %, ont d’ailleurs résidé auprès de leurs parents d’origine en début de vie. Les données relatives aux déplacements montrent que les enfants ont connu des trajectoires de placement relativement stables : la plupart n’ont connu qu’un milieu de placement (qui est d’ailleurs celui dans lequel ils demeurent au moment du jugement de tutelle) et n’ont pratiquement pas été impliqués dans des tentatives de réunification familiale ou des changements de milieu d’accueil. Par ailleurs, le calcul de la durée entre le début du placement le plus récent et le jugement de tutelle indique une durée moyenne de quatre années et demie, ce qui signifie qu’il s’écoule plus de quatre années entre le moment où l’enfant intègre son milieu d’accueil (qui deviendra son milieu de vie permanent) et le moment où la tutelle est prononcée. Ce délai important répond sans doute aux besoins de certaines familles, mais il met tout de même en évidence un dépassement important des durées maximales d’hébergement prévues dans la loi[73].

Les données analysées dans le cadre de ce projet suggèrent que la tutelle constitue un projet de vie distinctif qui, à plusieurs égards, se différencie de l’adoption. Alors que l’adoption regroupe des enfants dont la prise en charge et le placement se font en tout début de vie, la tutelle concerne des enfants plus vieux et placés pour la plupart chez des membres de la famille ou des tiers significatifs. En ce sens, exception faite des cas où la tutelle implique des familles d’accueil banque mixte, donc des enfants pour lesquels l’adoption était le projet de vie privilégié, la tutelle ne se présente pas comme une réponse ou une solution de deuxième ordre à une situation où l’adoption s’est révélée impossible à concrétiser. Par ailleurs, la stabilité de placement des enfants sous tutelle laisse croire que ce mécanisme de prise en charge s’avère efficace et adapté au profil et à la trajectoire de certains enfants. En effet, ce projet de vie permet à des enfants d’un certain âge, qui ont vécu avec leurs parents d’origine et pour lesquels la rupture définitive des liens ne semble pas être dans leur meilleur intérêt, de bénéficier d’un milieu de vie stable. Cependant, contrairement à l’adoption, la tutelle ne crée aucun lien de filiation entre l’enfant et son tuteur datif et une fois que l’âge de la majorité sera atteint et que les effets de la tutelle de protection prendront fin, l’enfant et son parent d’accueil demeureront des étrangers au sens de la loi. Cette situation présente différents risques sur le plan légal et identitaire : elle limite l’enracinement familial de l’enfant dans sa famille d’accueil, laisse le jeune adulte sans appartenance légale à ses tuteurs et le prive également de droits de succession.

L’étude réalisée a permis d’établir un portrait des enfants suivis par les services de protection de la jeunesse pour lesquels une tutelle a été ordonnée et ainsi de mieux comprendre dans quels contextes et pour quels enfants la tutelle comme projet de vie est envisagée. L’étude réalisée comporte cependant certaines limites. Tout d’abord, considérant la fermeture des dossiers en protection de la jeunesse au moment du jugement de tutelle, la présente étude a dû être réalisée de façon rétrospective : par conséquent, les données recueillies réfèrent nécessairement à la période « prétutelle ». Ainsi, la présente étude ne permet pas de dire comment se portent ces enfants une fois la tutelle prononcée. Finalement, l’étude a été restreinte à la région de Québec : par conséquent, malgré le fait que certaines conclusions contribuent parfois à une meilleure compréhension du contexte d’utilisation de la tutelle en protection de la jeunesse, les résultats peuvent difficilement être généralisés à l’ensemble de la province de Québec.

3 Les récentes modifications législatives relatives à la tutelle

La section qui suit discute de l’introduction de la tutelle supplétive en droit québécois et identifie les différences entre les tutelles dative et supplétive. Elle propose également une réflexion sur l’utilisation de la tutelle en protection de la jeunesse.

3.1 L’introduction de la tutelle supplétive en droit québécois

Jusqu’à tout récemment, la tutelle dative de protection était le seul type de tutelle disponible en protection de la jeunesse à titre de projet de vie pour l’enfant. Toutefois, une bonification des règles encadrant la tutelle au mineur a été entamée depuis quelques années, dans un premier temps, via le projet de loi 113 adopté en juin 2017[74], puis, dans un second temps, via le projet de loi 2 adopté le 8 juin 2022[75].

L’entrée en vigueur du projet de loi 113[76] a introduit une nouvelle forme de tutelle au mineur dans le Code civil : la tutelle supplétive. Celle-ci peut être définie comme « un mécanisme judiciaire de délégation-partage de l’autorité parentale et de la tutelle légale, qui vise à assurer la protection de l’enfant[77] ».

Plus particulièrement, la tutelle supplétive représente une alternative qui permet aux parents, ou à l’un d’eux, de désigner une personne à qui ils pourront déléguer leurs charges de tuteur légal et de titulaire de l’autorité parentale, ou avec qui ils les partageront, lorsqu’ils seront dans l’impossibilité de les exercer pleinement, de fait ou de droit[78] ou lorsqu’il y aura un désengagement de la part du parent envers l’enfant[79]. L’effet principal de cette mesure est de suspendre les charges de tuteur légal et de titulaire de l’autorité parentale à l’égard du parent qui n’est pas en mesure d’exercer pleinement ces charges[80] et de les transférer au tuteur supplétif, ou de les partager avec lui, selon les cas[81]. Ainsi, la personne qui sera désignée tuteur supplétif pourra prendre l’ensemble des décisions relatives à l’enfant et à la gestion de son patrimoine, prenant en quelque sorte « la place du parent » tant et aussi longtemps que ce dernier ne sera pas rétabli dans ses charges[82].

Cette forme de tutelle s’appuie essentiellement sur le consentement des parents. En effet, ces derniers doivent eux-mêmes saisir le tribunal afin de demander l’ouverture d’une tutelle supplétive[83] et ils doivent choisir la ou les personnes qui seront désignées comme tuteur supplétif[84]. Dans tous les cas, la tutelle supplétive doit être autorisée par le tribunal qui doit également s’assurer que la mesure est dans l’intérêt de l’enfant[85]. Normalement, le tribunal ne peut pas substituer son choix à celui des parents[86]. Dans certains cas bien précis, la loi permet tout de même au tribunal de désigner un tuteur supplétif, malgré l’absence de consentement parental. C’est le cas dans les situations où le consentement parental ne peut être obtenu « pour quelque cause que ce soit » ou lorsque le refus des parents est injustifié au regard de l’intérêt de l’enfant[87]. En d’autres termes, bien que la tutelle supplétive ait vocation à être une mesure volontaire, il peut aussi s’agir d’une mesure forcée par le tribunal dans certains cas particuliers.

Avant l’adoption du projet de loi 2, la tutelle supplétive ne pouvait être confiée qu’aux membres de la famille rapprochée de l’enfant, soit : le conjoint ou la conjointe du père ou de la mère, un grand-parent ou un arrière-grand-parent, un oncle, une tante, un frère ou une soeur de l’enfant, de même que leurs conjoints respectifs[88].

Pour permettre l’introduction de la tutelle supplétive en contexte de protection de la jeunesse, le législateur québécois a proposé, cette fois dans le projet de loi 2, d’ajouter la possibilité de nommer un membre de la famille d’accueil d’un enfant (famille d’accueil régulière ou de proximité) comme tuteur supplétif[89]. À ce titre, il semble pertinent de souligner que, si les parents d’une famille d’accueil de proximité sont principalement, quoique non exclusivement, des membres de la famille élargie de l’enfant, les parents de famille d’accueil régulière n’ont généralement aucun lien de parenté avec l’enfant qu’ils hébergent. En ce sens, la modification effectuée par le projet de loi 2 concerne plus directement les familles d’accueil régulières puisque la tutelle supplétive était déjà disponible pour les familles d’accueil de proximité dans la mesure où il s’agissait d’une personne autorisée par la loi à être nommée tuteur supplétif.

Tant le projet de loi 113 que le projet de loi 2 entraînent des enjeux spécifiques en protection de la jeunesse et suscitent certaines questions au regard des deux types de tutelles mis à la disposition du DPJ, soit la tutelle supplétive et la tutelle dative de protection.

3.2 Les différences entre la tutelle de protection et la tutelle supplétive

Quelle est la différence entre la tutelle dative de protection et la tutelle supplétive ? Quels enjeux pose l’introduction de la tutelle supplétive en protection de la jeunesse et à quels besoins peut-elle répondre ?

Sur le plan des similarités, notons que les deux types de tutelles doivent être ultimement autorisés par le tribunal[90] et que, dans les deux cas (lorsque les enfants sont suivis en protection de la jeunesse), c’est la Chambre de la jeunesse qui se penche sur la demande de désignation[91]. De plus, tant pour la tutelle dative que la tutelle supplétive, la filiation de l’enfant n’est pas affectée. L’enfant conserve son nom de famille, et les règles relatives à l’obligation alimentaire, à la vocation successorale et au consentement à l’adoption demeurent applicables[92]. Ces deux types de tutelles ne sont pas irréversibles puisque les parents peuvent s’adresser au tribunal afin d’être rétablis dans leurs charges si la survenance de faits nouveaux le justifie[93]. Finalement, la tutelle tant dative que supplétive prend fin automatiquement à la majorité du mineur, à son décès ou à sa pleine émancipation[94].

Par ailleurs, plusieurs éléments juridiques différencient la tutelle supplétive de la tutelle dative. Tout d’abord, au niveau des critères d’ouverture, rappelons que les situations qui ouvrent à une tutelle dative sont les suivantes[95] :

  1. un enfant mineur orphelin qui n’est pas déjà pourvu d’un tuteur ;

  2. un enfant dont ni le père ni la mère n’assument, de fait, le soin, l’entretien ou l’éducation ;

  3. un enfant qui serait vraisemblablement en danger s’il retournait auprès de ses père et mère.

Ainsi, l’ouverture d’une tutelle de protection implique que les deux parents ne sont plus disposés à s’occuper de l’enfant ou qu’ils ne collaborent pas avec le DPJ. Inversement, la tutelle supplétive n’impose pas de telles exigences et repose davantage sur la collaboration des parents. Dans ce cas, la loi requiert plutôt qu’un parent, ou les deux parents, soient dans l’impossibilité (de fait ou de droit[96]) d’exercer pleinement leurs charges parentales[97]. Il est donc possible que les parents soient présents, mais que leur situation requière une certaine assistance en cas de difficulté, justifiant ainsi un partage ou une délégation des charges parentales[98].

Une autre différence majeure concerne la personne qui peut présenter la demande au tribunal : dans le cas de la tutelle dative, la partie qui présente la demande au tribunal est le DPJ ou la personne qu’il recommande pour l’exercer[99]. Dans le cas de la tutelle supplétive, ce sont les parents qui doivent demander la nomination d’un tuteur[100]. Par contre, si les parents sont empêchés de manifester leur volonté, la personne qui a la garde de l’enfant, de fait ou de droit, peut s’adresser au tribunal pour être désignée comme tuteur[101]. Advenant que cette situation se présente, un membre de la famille d’accueil pourrait donc saisir lui-même le tribunal afin de demander sa propre nomination à titre de tuteur supplétif[102].

De plus, alors que la tutelle dative permet la désignation d’un seul tuteur à la personne, la tutelle supplétive en permet deux[103]. Dans le cas, par exemple, d’un enfant placé auprès d’une mère et d’un père d’accueil, les deux pourraient être désignés tuteurs supplétifs[104]. On note également une variante importante en ce qui a trait au suivi de la protection de la jeunesse à la suite du jugement de tutelle : dans le cas de la tutelle dative, la désignation du tuteur met fin à la compromission de l’enfant et, par le fait même, à l’intervention du DPJ[105]. Dans le cas de la tutelle supplétive, la nomination du tuteur ne mettra pas fin à l’intervention du DPJ. De plus, les rôles, les droits et les responsabilités de la famille d’accueil demeureront inchangés[106].

Relativement aux consentements requis, la tutelle supplétive, malgré la possibilité pour le tribunal d’imposer la nomination d’un tuteur supplétif dans certaines circonstances[107], suppose un contexte non litigieux puisqu’elle s’appuie principalement sur le consentement des parents[108]. Inversement, la tutelle dative ne repose pas sur le consentement parental[109]. De plus, contrairement à la tutelle dative, la tutelle supplétive requiert le consentement de l’enfant âgé de 10 ans et plus. Si l’enfant refuse, le tribunal peut autoriser tout de même la nomination d’un tuteur supplétif, à moins que l’enfant ne soit âgé de 14 ans et plus. Dans ce cas, son refus fait obstacle à la mesure[110].

Par ailleurs, la tutelle supplétive présente davantage de restrictions en ce qui a trait aux personnes pouvant être désignées comme tuteur supplétif, alors que de telles limites n’existent pas pour la tutelle dative de protection.

3.3. L’utilisation de la tutelle de protection de la jeunesse : faut-il la repenser ?

Actuellement, la tutelle comme mesure de protection de l’enfant et comme projet de vie demeure relativement peu utilisée. Les données provinciales compilées par les DPJ du Québec indiquent que la tutelle de protection concerne annuellement environ 150 enfants[111], ce qui est peu considérant que la protection de la jeunesse assure le suivi d’environ 14 000 enfants placés en milieu substitut[112]. L’absence d’études sur le sujet, le peu de formation offerte aux intervenants sociaux ou la méconnaissance des parents d’accueil relative à la tutelle expliquent sans doute en partie le fait que celle-ci demeure un projet de vie relativement marginal. Les récentes modifications législatives adoptées via les projets de loi 2 et 113 soulèvent également des interrogations qui viennent complexifier le recours à la tutelle en protection de la jeunesse.

L’analyse du projet de loi 113 indique que la tutelle supplétive n’a pas été pensée initialement pour répondre aux besoins des enfants en protection de la jeunesse, mais plutôt à ceux d’autres clientèles, telles que les enfants qui évoluent dans un milieu non conflictuel[113] ou encore ceux qui sont issus des communautés autochtones[114]. Par la suite, le législateur semble avoir vu dans l’élaboration du projet de loi 2 une opportunité d’introduire la tutelle supplétive en protection de la jeunesse, ce dont témoigne l’ajout des parents d’accueil comme tuteurs supplétifs potentiels[115]. Cette modification pourrait laisser croire, entre autres, que le législateur cherche un moyen de pallier l’inexistence, dans la loi actuelle, de l’adoption sans rupture du lien de filiation d’origine. D’ailleurs, lorsqu’il a été questionné sur la reconnaissance de la pluriparenté au moment de la sortie du projet de loi 2 en octobre 2021, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a répondu :

Ce que l’on fait […] en lien avec le rapport Laurent, c’est qu’on peut élargir la notion de tutelle supplétive. Vous vous rappellerez que, dans le rapport Laurent, il recommandait l’adoption sans rupture du lien de filiation. Nous, ce qu’on propose, c’est la tutelle supplétive[116].

Il est somme toute difficile de bien saisir l’intention du législateur. Certes, l’ajout de la tutelle supplétive peut certainement répondre aux besoins de certains enfants et familles en leur offrant plus de flexibilité quant au transfert de l’autorité parentale en contexte intrafamilial, mais les motivations ayant mené aux modifications adoptées dans le projet de loi 2 pour rendre cette forme de tutelle accessible aux familles d’accueil demeurent inconnues[117].

Plusieurs questions relatives à l’application de ces modifications subsistent : Est-il réaliste de mettre en avant un modèle de tutelle basée sur les principes du consentement, alors que l’intervention en protection de la jeunesse pour les enfants en situation de placement se déroule souvent dans un contexte non volontaire ? Le fait de garder le dossier de l’enfant actif et de maintenir son suivi en protection de la jeunesse, tel que le propose la tutelle supplétive, répond-il aux besoins et à l’intérêt de l’enfant ? Ce maintien de l’enfant dans les services de protection facilite sans doute l’accès à différents services et à certaines mesures de soutien et facilite pour les tuteurs supplétifs le maintien de leur rétribution financière[118]. Par contre, le maintien du suivi et de l’intervention du DPJ dans la vie de l’enfant, peu importe les raisons, ne contribue pas à la normalisation de sa situation familiale, et contribue à monopoliser des ressources professionnelles déjà sur sollicitées.

Le portrait réalisé dans la région de Québec indique que les enfants concernés par un projet de tutelle sont âgés en moyenne de 5 ans et demi au moment de leur premier placement continu, qu’ils sont généralement pris en charge par des membres de la famille élargie et qu’ils maintiennent pour la plupart des contacts avec l’un ou l’autre de leurs parents (du moins dans les mois précédant le jugement de tutelle). Leur portrait diffère passablement de celui des enfants adoptés qui sont généralement très jeunes au moment de leur prise en charge, qui ont très peu vécu auprès de leurs parents d’origine et qui sont placés principalement dans des familles d’accueil à vocation adoptive[119].

La tutelle comme projet de vie répond assurément aux besoins de certains enfants suivis en protection de la jeunesse, particulièrement à ceux qui entretiennent des liens significatifs et positifs avec leurs parents d’origine et qui évoluent dans leur famille élargie. Par contre, peu importe qu’elle soit dative ou supplétive, la tutelle n’est pas une mesure de protection irréversible et elle prend automatiquement fin une fois l’atteinte de la majorité de l’enfant. Par conséquent, ce projet de vie est sans doute moins approprié pour les enfants placés à long terme et qui, malgré un certain vécu avec leur famille d’origine, ont davantage besoin d’une sécurité et d’un ancrage familial. La nécessité pour ces enfants de s’identifier à une famille dont l’engagement est permanent, et de s’y enraciner, devrait amener la protection de la jeunesse à privilégier l’adoption. Pour les enfants plus vieux qui se trouvent dans ce type de situation et pour lesquels l’adoption est actuellement rarement considérée[120], une forme d’adoption sans rupture du lien de filiation répondrait sans doute mieux à leur intérêt que la tutelle dative ou supplétive[121].

Conclusion

Introduite en 2008 dans la LPJ, la tutelle dative de protection était, jusqu’à tout récemment, le seul type de tutelle disponible à titre de projet de vie pour les enfants suivis en protection de la jeunesse. Le recours à la tutelle supplétive permettra d’offrir une solution supplémentaire et plus adaptée aux besoins de certains enfants. En revanche, plusieurs questions quant à la mise en oeuvre de celle-ci en contexte de protection de la jeunesse demeurent sans réponse, ce qui laisse entrevoir des difficultés d’application à court terme. De plus, il sera intéressant de vérifier quel accueil recevra la tutelle supplétive au sein des services de la protection de la jeunesse, quelle sera son utilité concrète et quels en seront les impacts sur les pratiques professionnelles. Dans tous les cas, les acteurs juridiques et les intervenants en protection de la jeunesse devront disposer de plus d’informations et de formation pour mieux comprendre le sens et les visées de ces modifications de même que leurs modalités d’application.