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La connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes.

Edgar Morin

Le droit et l’enfance constituent deux univers très différents, souvent placés aux antipodes l’un de l’autre, mais qui ont cela en commun d’avoir subi de profondes mutations dans les dernières décennies. Nous désignons là le droit et l’enfance en tant que tels, et plus encore les connaissances et réflexions entourant ces deux ensembles, le premier étant entendu comme outil privilégié de régulation sociale et l’enfant comme l’un des sujets de cette régulation. En outre, nous retrouvons dans leurs récentes mutations de multiples similarités permettant de les penser intégrés au sein d’un élan plus global de transformations épistémologiques. Ainsi, les évolutions du droit et de l’enfance s’influencent les unes les autres ou, plus directement, se répondent. D’un point de vue phénoménologique et scientifique, ces évolutions semblent converger vers plusieurs paramètres communs tels que le pluralisme, la flexibilité, la négociation, la complexité et l’incertitude.

Dans le présent article, nous proposons de nous arrêter plus spécifiquement sur ce dernier paramètre, celui de l’incertitude. Un terme que l’on retrouve de plus en plus fréquemment tant dans les études relatives au droit que dans celles touchant à l’enfant. Nous l’aborderons ici quant au domaine qui lie le droit à l’enfant, celui des droits de l’enfant. Nous réfléchirons notamment à la place et à la signification de l’incertitude dans ce champ juridique. Plus prospectivement, nous nous interrogerons également, après avoir repéré plusieurs indices d’incertitude dans le droit positif des enfants, sur ce qu’elle peut apporter au domaine, en inquiétudes et en espérances. Finalement, il s’agira de proposer une introspection des droits de l’enfant en accord avec l’incertitude qui leur est propre.

Nous appréhenderons tout d’abord l’univers juridique par le biais de l’incertitude, soulignant le passage d’une approche moderne vénérant les certitudes vers une approche post-moderne explorant l’incertitude (1). Ciblant plus particulièrement le droit des enfants, nous relèverons ensuite ici et là quelques marqueurs d’incertitude propres à ce domaine (2). Pour finir, nous explorerons les potentialités de cette incertitude, tant lorsqu’elle fait peur que lorsqu’elle fait espérer, en insistant sur l’importance que revêt la participation des enfants au système normatif qui les entoure (3).

1 Le droit et ses certitudes

L’univers du droit a longtemps servi la quête de la certitude. Au principe de prévoyance s’alliaient dès lors ceux de l’uniformité, de la clarté, de la stabilité ou encore de l’exhaustivité. Pourtant, l’incertitude semble y gagner de plus en plus de terrain, à la faveur des approches post-modernes du droit et des remises en question croissantes des acquis de la modernité.

L’adjectif « moderne » que nous apposons au droit dans cette première section cible un contexte socioanalytique particulier qui, en accord avec Jacques Chevallier, rend compte « du mode de construction sociale qui s’est imposé en Occident, s’appuyant sur la référence à certaines valeurs et débouchant sur certains équilibres sociaux[1] ». Le droit moderne désignera ainsi l’approche et la construction théoriques de l’univers juridique qui furent alors envisagées et continuent d’être modélisées par les auteurs, principalement juristes et sociologues, qui s’y intéressent a posteriori. Conscients des limites relatives au contenu sémantique de ce terme[2], nous l’employons néanmoins, non pas pour rendre parfaitement compte du fonctionnement et de la structure du droit, mais plutôt pour l’envisager tel que la théorie moderne ambitionne sa perfection. Autrement dit, si nous esquissons brièvement quelques traits du droit moderne, il s’agit d’une représentation de l’idéal qu’il poursuit bien plus que de ce qu’il est en réalité.

Nous décrirons ainsi la figure type du droit moderne théoriquement reliée à une approche libérale : un droit neutre, objectif, garant des libertés de chacun et confiné dans une structure pyramidale hors du social dans une logique analytique purement formelle. Née au coeur de l’ère de la Raison[3], aspirée dans l’élan hégémonique des sciences positivistes, cette approche du droit se lance dans la quête des certitudes. Le droit doit permettre de tout prévoir et pour ce faire, il doit être ferme, clair, exhaustif, supérieur et parfaitement structuré ; un droit si limpide que par lui, tout devient certain (1.1). Avançant pas à pas dans la modernité (ou franchissant le pas de la postmodernité selon les différentes perspectives), le phénomène de socialisation du droit n’a cessé d’ébranler cette représentation. Le droit se rapproche de ses sujets, il est directement lié à ses effets sociaux et s’inscrit dès lors dans les politiques publiques de rééquilibre ou d’égalisation sociale. Il concilie sa fonction de référence avec celle de ressource[4], se fond dans des constructions négociées et plurielles qui l’obligent à revoir certaines de ses certitudes.

C’est ce portrait revisité du droit, que nous qualifions de post-moderne, qui attirera notre attention dans la seconde section. Le terme « post-moderne », fort débattu dans la doctrine, relève d’un simple positionnement linguistique bien plus que d’un argument idéologique ; nous pensons, comme bien d’autres[5], qu’il peut à la fois désigner ce que certains considèrent comme l’exacerbation des caractéristiques du droit moderne, là où d’autres y voient l’émergence d’un régime nouveau. Si l’évolution du régime est certaine, le caractère radical de ses transformations l’est moins. Celles-ci seraient plus continues que brutales, plus progressives que soudaines, de l’ordre de l’adaptation bien plus que de la métamorphose. Quoi qu’il en soit, les théories post-modernes du droit dépeignent une normativité plus flexible, qui serait coconstruite dans le cadre d’interactions entre les pôles régulés/régulants. Absorbé dans une structure régulatoire en réseau, le droit intègre une validité multidimensionnelle dans laquelle la légalité se mêle à la légitimité et à l’effectivité[6]. L’univers juridique doit jouer non seulement avec de nouveaux acteurs, mais également avec un pluralisme normatif complexe plongeant le modèle juridique et son exercice dans une incertitude patente (1.2).

1.1 L’approche moderne du droit en quête de certitudes

La règle nous délivre des fantaisies, des tourments de l’incertitude.

Joseph Joubert

L’archétype du droit dans le cadre du régime de régulation moderne est fondamentalement en quête de certitudes. Dans sa structure, sa texture, son fonctionnement et son ambition, aucune place n’est laissée au doute. Tout doit être certain et ce qui ne l’est pas doit le devenir, c’est le travail du droit et de ses théoriciens.

En premier lieu, la structure correspondante à cette figure moderne du droit est radicalement imagée par Hans Kelsen qui nous donne à voir sa théorie pure du droit sous forme pyramidale[7]. Au sommet de cette dernière, la norme constitutionnelle garantit l’unicité et l’uniformité de l’ensemble qu’elle couronne. Les normes qu’elle surplombe sont ensuite générées par démultiplication depuis ce foyer unique. Une hiérarchie s’établit ainsi entre les normes qui s’intègrent dans la structure dans le respect du principe de non-contradiction[8]. La pyramide abrite un univers du droit conséquemment stable, uniforme, simple[9] et, bien évidemment, certain ; un monde sans subjectivité et qui nie toute possibilité d’entre-deux.

En second lieu, la logique de raisonnement en oeuvre dans l’univers juridique moderne, ou plutôt dans le modèle idéal que construisent les juristes à son propos, exclut également l’incertitude par une mécanique déductive de type binaire. Plusieurs dispositifs se déploient dès lors depuis un système exclusif d’appartenance et de non-appartenance[10] ; blanc ou noir, il n’y a pas de gris. En ce sens, la question de la validité du droit dépend de l’unique formule de sa légitimité. Sa validité est purement formelle et parfaitement interne à la structure juridique elle-même, sous la réserve de sa compatibilité avec la supralégalité des normes constitutionnelles, formant de la sorte ce que d’aucuns ont nommé la dogmatique juridique[11].

Cette dogmatique est ainsi garante de l’objectivité du droit, dont résulte une séparation stricte entre le juridique et le social : le premier intervient hors, sinon au-dessus du second. L’État, détenteur du monopole juridique, ne s’immisce aucunement dans les équilibres sociaux[12]. C’est la figure de l’État garant, sous-entendu garant du plus grand déploiement des libertés de chacun dans le respect de celles des autres. Ainsi, la neutralité se fait l’une des valeurs fortes du droit moderne. À ses côtés, on associe également au droit des prétentions d’exhaustivité : pouvoir prévoir toutes les situations et surtout les conséquences auxquelles mènera chacune d’elle. Marque frappante de sa quête de certitude, le droit doit avoir réponse à tout : tel comportement est-il légal ? Et à défaut, quelles conséquences juridiques découleront de ce comportement ? Pour couvrir l’intégralité de ces réponses, le droit exclut les zones d’entre-deux. Nous retrouvons la logique binaire dont nous parlions plus haut et qui s’expose ici par le biais du couple primaire légal/illégal déferlant sur d’autres duos tels que coupable/non coupable, responsable/irresponsable, capable/incapable, enfant/adulte, etc. En outre, la condition indispensable afin de préserver ce système d’exclusivité et d’exhaustivité est la clarté des règles. Chacun doit savoir à quoi s’attendre et pouvoir prédire avec certitude ce qui adviendra du traitement juridique des situations ou comportements. Aucun chevauchement n’est permis, au risque de déstabiliser l’ensemble, au risque de glisser dans l’incertitude…

À la faveur du phénomène de socialisation du droit, dans lequel l’État s’arme du droit avec des ambitions de rééquilibre social, dans lequel cette arme s’évalue dorénavant quant à son effectivité sociale, dans lequel les frontières jusqu’alors si hermétiques entre l’univers juridique et l’univers social se fondent peu à peu dans des relations d’interconstruction sinon de coconstruction, les certitudes du droit moderne perdent de leur vigueur… Et ce jusqu’à ce qu’une approche renouvelée du droit et de la régulation, qualifiée de post-moderne, vienne clore le débat en érigeant pour la première fois l’incertitude au rang des caractéristiques, sinon des valeurs de ce système redessiné.

1.2 L’approche post-moderne du droit et le recul des certitudes

À la faveur d’un glissement épistémologique englobant l’univers juridique, les certitudes du droit moderne se sont peu à peu estompées. De multiples raisons sont avancées pour justifier cet ébranlement progressif : la globalisation, l’évolution des pratiques sociales, la spécification et la pluralisation des normes et de leurs interactions, l’investissement social du droit, etc. Quelle qu’en soit l’origine, de nombreux postulats fondamentaux du droit moderne sont remis en cause.

La pyramide kelsenienne, symbole central du positivisme juridique, connaît de nombreux déséquilibres allant jusqu’à s’écrouler chez les plus radicaux : elle ne saurait résister aux mouvements post-modernes touchant l’univers normatif[13]. En ce sens, la prolifération normative et la spécification poussée à l’extrême de la législation[14] entraînent une forte malléabilité de la loi au gré des contextes toujours plus nombreux et complexes que le droit envisage. La norme s’en trouve plus circonscrite dans le temps et dans l’espace[15] : « la légalité d’un jour peut devenir l’illégalité du lendemain », affirme en ce sens Simone Goyard-Fabre[16]. Chargée d’un panjuridisme sans précédent[17], la loi perd en prévisibilité ce qu’elle gagne en adaptabilité. L’incertitude due à l’imprédictibilité du système juridique tranche vivement avec l’ambition sécuritaire de la théorie moderne du droit[18].

D’autre part, la texture du droit se transforme depuis un droit clair et ferme vers un droit plus mou, plus flexible ou souple favorisant l’émergence de ce que certains nomment la soft law et dont la dimension contraignante est somme toute relativisée[19]. On retrouve des normes plus directrices qu’impératives à travers des lignes de conduite ou des plans stratégiques permettant de satisfaire le plus grand nombre tout en renforçant leur efficacité par la marge d’interprétation offerte par le biais de termes généraux et indéterminés[20]. Cette flexibilisation de la norme lui fait indéniablement gagner en adaptabilité, mais également perdre en prévisibilité : un pas de plus franchi dans le monde de l’incertitude.

Participant de cet assouplissement normatif, le pluralisme juridique est probablement le phénomène le plus commenté dans les théories contemporaines du droit. Au-delà de la pluralité des pôles normatifs et donc des structures normatives ou juridiques selon la signification retenue, c’est certainement l’internormativité qui rend le phénomène d’autant plus complexe[21]. Les théoriciens soulignent dès lors les flux et reflux et les jeux d’interférence qui établissent des connexions éminemment complexes entre les différents pôles normatifs, dont le pôle juridique étatique, et entre les différentes normes y afférant. Cette complexification émanant de l’internormativité fait, ici encore, place à une incertitude grandissante : plus de sources, de structures et de pôles normatifs en interaction continue dans des élans d’interdépendance et de coconstruction pour un mouvement global évidemment plus fluctuant et aléatoire.

Ces quelques changements observés dans le fonctionnement et la structure juridiques ne sont que des illustrations, les plus manifestes selon nous, d’évolutions qui touchent bien d’autres dimensions du monde juridique. Aux côtés de ceux-ci, nous pourrions développer encore l’accroissement du rôle du juge et ses glissements[22] ou bien la multiplication des processus de négociation que l’on retrouve tant dans la production de la norme, que dans sa mise en oeuvre et dans son traitement judiciaire[23], et qui affermit la présence de nouveaux acteurs dans la vie du droit, dont principalement le justiciable[24]. Finalement, c’est dans toutes ses dimensions que le régime post-moderne de la régulation juridique dénote un recul des certitudes tant glorifiées dans le régime moderne. Tel que l’affirme si bien Luc Gonin, « l’incertain se trouve à chaque coin de rue, comme s’il avait colonisé les artères mêmes du monde post-moderne »[25].

De la clarté à la flexibilité, de la verticalité à l’horizontalité, de l’unicité à la pluralité, de la simplicité à la complexité, ou encore de la transcendance à l’immanence, tous ces bouleversements subis par le droit n’ont cessé d’affecter ses certitudes. À la faveur d’un relativisme et d’un constructivisme renforcés, la figure post-moderne du droit évolue promptement vers l’incertitude. Le droit des enfants ne saurait être épargné par ce glissement. Plus encore, ce champ juridique particulier semblerait précipiter le glissement du fait de la nature même de son sujet, l’enfant, lui aussi imprégné de traits incertains.

2 L’enfant du droit et ses incertitudes

L’univers du droit et celui de l’enfance connaissent des rapports plus que complexes, le premier étant construit sur des postulats parfois aux antipodes du second, ou, du moins, perçus comme tels. En effet, dans ses prémisses, le droit fut pensé et créé par des adultes et pour des adultes. L’enfant, en revanche, est souvent défini en comparaison avec l’adulte, sinon par opposition à ce dernier : plus petit, plus jeune, moins mature, moins capable, etc. Et l’adulte, lui, n’étant plus un enfant, ne peut que supposer ce que vit et ce que veut l’enfant. Au milieu, le droit des enfants est déterminé par les adultes et pour les enfants. Un cheminement pour le moins tortueux qui laisse présager quelques embûches et plonge l’univers juridique dans ses retranchements. Associé à la place grandissante du justiciable dans la création normative, les difficultés se multiplient. De ce fait, l’incertitude que nous relevions au sujet du droit post-moderne ne peut être qu’exacerbée dans ce domaine en proie à des défis de cohérence et de structuration. Dans un premier temps, nous nous arrêterons justement sur ces défis inhérents selon nous à la nature singulière de l’enfant et discordante du sujet de droit traditionnel (2.1). Dans un second temps, nous approfondirons certains aspects du droit positif des enfants que nous pensons particulièrement marqués par l’incertitude (2.2). Une fois ces traces d’incertitude mises de l’avant, nous réfléchirons pour finir aux manières de les appréhender et de les traiter, au positionnement qui peut être le nôtre face à cette incertitude et à ce qu’elle peut signifier pour l’avenir des droits de l’enfant.

2.1 Tu comprendras quand tu seras plus jeune ! L’enfant insaisissable

L’enfant ne correspond pas au sujet initial que le droit entend réguler : un être rationnel et autonome. Aux antipodes de ce sujet parfait, l’enfant, surtout à ses débuts, est complètement dépendant des autres, généralement de ses parents. En outre, la raison qui l’anime n’est pas toujours conforme à celle que l’on associe traditionnellement à l’adulte (2.1.1). Par ailleurs, la période qu’il traverse, celle de l’enfance, est marquée de prodigieuses évolutions rendant le nouveau-né et l’adolescent extrêmement différents. Pourtant, c’est à ces deux sujets que le droit s’adresse à travers la catégorie d’enfants[26] (2.1.2). Ces différents aspects rendent son appréhension juridique très singulière, obligeant le droit à s’adapter à un contexte différent, une source évidente d’incertitude.

2.1.1 Un sujet pas comme les autres : l’enfant irrationnel et dépendant 

Contrairement à l’adulte, ou plutôt à la figure juridique de l’adulte, l’enfant ne peut être considéré comme autonome. Il naît et grandit au sein de multiples relations de dépendance sur lesquelles il se construit et desquelles il ne peut, du moins dans un premier temps, s’extraire. On pensera volontiers à la relation qui le lie à ses parents et qui présente non seulement des dimensions affectives cruciales, mais qui, au-delà, lui est vitale pour survivre à la naissance. À ce premier cercle relationnel, l’on pourra ajouter celui liant l’enfant à sa famille élargie, à ses pairs ou encore aux différentes figures d’autorité qu’il rencontre tels que ses professeurs ou entraîneurs. Certes, ces dernières relations sont également fréquentes dans la vie adulte, néanmoins, chez l’enfant, pour qui l’autonomie et la maturité sont moindres, surtout à ses débuts, elles font partie intégrante de sa capacité décisionnelle et doivent, en ce sens, être prises en compte par le droit.

L’ensemble de ces relations et ce contexte de dépendance dans lequel grandit l’enfant obligent par conséquent le droit à en faire un sujet tout particulier. En effet, la théorie juridique classique fait écho à un individu libre, autonome et rationnel, se fondant ainsi sur des valeurs de liberté et d’égalité dont le droit se fait garant. D’ailleurs, la seconde dimension indispensable à l’individu dans son acception juridique, la rationalité, devient également problématique lorsqu’il s’agit de l’enfant. Et pour cause, c’est même le propre de l’enfance que d’acquérir la raison, ou du moins, sans différence pour nos propos ici, que d’apprendre à en user, tel que le soutenait John Locke[27]. Dès lors, si le droit embrasse un sujet libre et rationnel, comment peut-il s’associer à l’enfant[28] ?

Par ailleurs, le droit des enfants est créé par des adultes pour des enfants. Tous les grands principes de ce droit, en particulier celui de l’intérêt de l’enfant, sont donc construits et évalués par des adultes. Or, comme Rousseau le disait si bien : « Nul de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d’un enfant[29]. » L’adulte n’est plus un enfant et dès lors qu’il quitte ce monde de l’enfance, il ne peut plus que spéculer sur ce que signifie être un enfant et ce que l’on veut ou pense en tant que tel. Il existe ainsi une impossibilité pour l’adulte de saisir l’enfant dans toute sa complexité, de même que cette impossibilité touche l’enfant à l’égard de l’adulte[30]. Les deux ne partagent pas le même degré, sinon la même échelle de rationalité. Dès lors, comment les adultes peuvent-ils prétendre à l’édification de l’univers régulatoire des enfants, à défaut de pouvoir intégrer totalement ses particularités, de pouvoir l’appréhender dans toute sa singularité ?

Ces points d’achoppement entre la nature du sujet de droit et celle de l’enfant constituent une source incommensurable d’incertitude. À ceux-ci viennent s’ajouter les difficultés relatives à la condition éminemment évolutive de l’enfant, qui rendent assurément son appréhension juridique bien plus complexe encore.

2.1.2 De 0 à 18 ans : un sujet évolutif

La période de 0 à 18 ans, que le droit définit comme celle de l’enfance, est sans aucun doute la tranche de vie durant laquelle les individus évoluent le plus. Du nouveau-né à l’adolescent à la veille de ses 18 ans, peu de choses demeurent semblables, tant sur le plan physique, que psychique ou encore relationnel. Pourtant, c’est une même personne que le domaine des droits de l’enfant vise et à laquelle sont attribués des droits et libertés particuliers. Par conséquent, de telles métamorphoses subies par l’enfant rendent les droits de l’enfant bien difficiles à cerner.

Pour faire face à la grande diversité des besoins des enfants émanant du large éventail d’âges qu’ils peuvent avoir, le droit s’est parfois doté de sous-catégories d’après lesquelles l’attribution de certaines libertés dépendra de l’âge des enfants. C’est, par exemple, le cas du droit de consentir aux soins[31] ou aux relations sexuelles[32], de la responsabilité pénale[33] ou encore de la possibilité de changer de nom[34] ou de mention du sexe[35]. Dans d’autres cas, la loi attribue les droits en fonction de la maturité de l’enfant ou de sa capacité de discernement[36]. Dans ces cas, les décideurs disposeront d’une certaine marge de manoeuvre (souvent circonscrite par la jurisprudence), afin d’évaluer l’état de l’enfant au regard des circonstances l’entourant et des conséquences relatives au droit en question. Cette indétermination, qui n’est pas sans rappeler nos propos au sujet de l’approche post-moderne du droit, laisse place à une certaine incertitude, parfois déroutante quand les décisions se suivent, mais ne se ressemblent pas[37]

Si le dynamisme de la période de l’enfance déstabilise le droit des enfants en théorie, il peut aussi troubler sa pratique plus contextuelle. En ce sens, l’enfant d’aujourd’hui n’est pas celui de demain. Dès lors, les décisions qui visent à satisfaire son intérêt doivent s’articuler entre son intérêt présent et son intérêt futur, ce dernier étant plus qu’aléatoire[38]. Dans la même perspective, le contexte relationnel dans lequel grandit l’enfant et duquel, comme nous venons de le souligner, il est grandement tributaire, peut subir de multiples changements ; condition de plus en plus vérifiée à la lumière de l’expansion fulgurante du nombre de familles recomposées. Là encore, le décideur doit jongler entre la certitude de ce qu’est et vit actuellement l’enfant et l’incertitude de ce qu’il deviendra et de la manière dont son cercle relationnel évoluera. Dès lors, tel que l’affirme la juge L’Heureux-Dubé, « l’intérêt véritable d’un enfant exigera au fil des ans des solutions différentes[39] ». Le droit doit par conséquent offrir aux décideurs une certaine liberté, d’une part d’user de leur marge discrétionnaire pour évaluer l’ensemble, et d’autre part, de pouvoir rapidement et régulièrement revenir sur leurs décisions afin de les réadapter au contexte personnel et social de l’enfant[40]. Nul doute qu’ici encore, l’incertitude grandit.

Finalement, la nature même de l’enfant, son manque de rationalité et son état de dépendance, ainsi que le dynamisme de la période qu’il traverse, sont autant de facteurs de déstabilisation pour le droit. Dans ces particularités, l’enfant ne répond pas parfaitement à l’image de ce que le droit a pour habitude d’appréhender. Pour l’envisager dans toute sa complexité, le droit doit donc chercher des solutions nouvelles, il doit s’aventurer dans l’inconnu, dans l’incertain… Nous proposons, dans la section suivante, de partir à la recherche des traces de cette aventure, c’est-à-dire des indices d’incertitude disséminés dans le droit positif des enfants.

2.2 Indices d’incertitude dans les droits de l’enfant

À la lumière du sujet tout particulier que constitue l’enfant, nous avons déjà pu apercevoir certaines traces d’incertitude au sein des droits de l’enfant : le tiraillement entre l’uniformité de la catégorie abstraite de l’enfance et la réalité de la disparité pratique de celle-ci, entre l’enfant d’aujourd’hui et celui de demain, ou encore la perplexité, à un niveau plus global, face à un sujet de droit qui n’est ni rationnel, ni autonome contrairement à l’individu classique titulaire des droits humains. Procédant de ces particularités, nous proposons ici de nous arrêter plus spécifiquement sur deux indices marquant les droits de l’enfant du sceau de l’incertitude. Dans une première section, nous envisagerons la difficulté de situer l’enfant dans les théories existantes des droits fondamentaux : il est à la fois différent de l’adulte, plus jeune et plus vulnérable, et à la fois même que l’adulte, en tant qu’individu à part entière titulaire des droits fondamentaux. Cette singularité provoque l’incertitude dans la mesure où les conséquences juridiques de la spécificité ou de l’identité de l’enfant et l’adulte peuvent être aux antipodes l’une de l’autre (2.2.1). Dans la seconde section, nous présenterons la notion phare des droits de l’enfant, celle de l’intérêt de l’enfant. Teintée d’une flexibilité sans fard, cette notion engage indéniablement les décideurs dans la voie de l’incertitude (2.2.2).

2.2.1 Le droit des enfants, un droit d’entre-deux

L’existence même du droit des enfants prouve la spécificité de l’enfant vis-à-vis de l’adulte, du moins dans son appréhension par le droit. En effet, si l’enfant était totalement assimilé à l’adulte, rien ne justifierait plus qu’on lui attribue des droits spécifiques. Toutefois, il est aussi ciblé par les instruments juridiques relatifs aux droits humains en général. L’enfant et l’adulte sont donc à la fois mêmes et autres, des alter ego. L’enfant est un sous-ensemble de la catégorie de personne humaine : il présente des caractéristiques communes à l’adulte et d’autres qui lui sont propres, que l’on pense aux aspects physiques, psychiques, biologiques ou même sociaux. Ces nombreuses variables doivent être prises en compte par le droit et rendent la solution juridique in abstracto de la place de l’enfant vis-à-vis de l’adulte très périlleuse. Selon l’angle choisi, les conséquences juridiques de la reconnaissance de cette altérité ou identité avec l’adulte varieront : le législateur lui reconnaîtra les mêmes droits, des droits aménagés (des droits d’adulte conditionnés ou ajustés), des droits spécifiques ou encore, il lui limitera l’usage de certains droits.

D’un point de vue théorique, les juristes usent de deux grandes catégories pour présenter les droits des enfants : d’un côté les droits-protections, et de l’autre les droits-libertés. Les premiers visent à protéger les enfants contre les atteintes éventuelles qu’ils pourraient subir. L’enfant étant physiquement et psychologiquement plus faible que l’adulte, il est indéniablement plus vulnérable face à ces atteintes. Il nécessite dès lors une protection accrue du droit. Se justifie ainsi toute une panoplie de dispositions qui interdisent certains comportements à l’égard de l’enfant : dans la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, on retrouve entre autres l’interdiction de la violence[41], de l’exploitation économique ou sexuelle[42], de l’enlèvement, de la vente et de la traite[43], des pratiques traditionnelles préjudiciables à sa santé[44]. À leurs côtés, se trouvent encore des obligations de faire à son égard, c’est-à-dire certains soins et services qui doivent lui être procurés toujours en raison de sa vulnérabilité : dans la même Convention, on retrouve, par exemple, le droit à un niveau de vie suffisant[45], celui de jouir du meilleur état de santé possible[46], de bénéficier de la sécurité sociale[47], le droit à l’éducation[48], ainsi que le droit au repos et aux loisirs[49]. Certains désignent ces droits comme des droits-créances, puisque l’enfant se trouve dans une position passive, les obligations de faire ou de ne pas faire s’adressent aux autres. En revanche, le second type de droits, les droits-libertés, placent cette fois-ci l’enfant dans une position de véritable sujet en lui garantissant certaines libertés. On retrouvera ainsi, en tête de liste, le droit d’être entendu[50], suivi de l’octroi de diverses libertés, telle la liberté d’expression[51], de pensée, de conscience et de religion[52] ou encore d’association et de réunion pacifique[53]. La reconnaissance de la maturité grandissante de l’enfant est la clef de ces droits qui y répondent en y arrimant des libertés de faire et de décider. Ils sont les contrepoids du premier : l’enfant est certes plus vulnérable que l’adulte, mais il ne doit pas pour autant être brimé dans toute liberté, et cela est d’autant plus vrai à mesure qu’il grandit.

Cette dichotomie de principe entre les droits-protections et les droits-libertés, entre le petit de l’adulte et le petit adulte, se retrouve au sein même de certains droits spécifiques. Reprenons pour exemple le droit de consentir aux soins de santé que le Code civil accorde aux enfants de plus de 14 ans[54]. En deçà de cet âge, c’est le volet protectionnel qui entre en jeu : l’enfant est considéré comme trop vulnérable, il faut le protéger, y compris des décisions qu’il pourrait prendre et qui pourraient lui être préjudiciables. En revanche, passé cet âge, interdire à l’enfant de consentir aux soins de santé reviendrait à le brimer dans son droit à la liberté décisionnelle. Tout est question d’équilibre : protéger son intégrité physique au possible détriment de son intégrité psychologique ou, au contraire, protéger son intégrité psychologique au possible péril de son intégrité physique. Si, au premier abord, le droit paraît clairement positionné sur la balance, il se garde systématiquement une réserve afin de s’adapter aux particularités de chaque enfant. Toujours dans le cadre du consentement aux soins, la présomption de maturité permettant à l’enfant de plus de 14 ans de consentir seul aux soins n’est pas irréfragable. Il sera possible de passer outre à son choix avec une ordonnance de justice[55]. Dès lors, nul ne pourra déterminer in abstracto de quel côté la balance penchera ni comment le contexte décisionnel et les particularités de l’enfant seront évalués. Ainsi, dans le domaine du consentement aux soins comme dans bien d’autres, un droit écrit relativement clair n’efface pas pour autant toute incertitude.

De nombreux autres questionnements traversent les différents champs d’application des droits des enfants. Ils rappellent systématiquement le double visage de l’enfant et la double visée du droit qui y correspond. L’équation se décline, par exemple, au sujet de la responsabilité pénale tiraillée par le dilemme entre protéger la société et protéger l’enfant. Il s’agira encore, en matière familiale, de se positionner face aux divers intérêts en jeu : ceux de l’enfant, de la famille, des parents, ou de l’État quand il est question du retrait de la garde pour des raisons protectionnelles.

Ces conflits théoriques qui occasionnent des pratiques indéterminées, bien qu’aiguillées par certaines présomptions textuelles ou jurisprudentielles, sont des facteurs incontestables d’incertitude dans les droits de l’enfant. Partagé entre la ressemblance et la dissemblance de l’enfant et l’adulte, entre son besoin de protection et celui de liberté, le droit a parfois bien du mal à se positionner. Lui permettant de réconcilier ces apparentes dichotomies, le droit recourt alors à cette célèbre notion de l’intérêt de l’enfant.

2.2.2 L’intérêt de l’enfant, imprécision et flexibilité

L’intérêt de l’enfant, cette « notion magique[56] » ou « magma visqueux[57] », est sans aucun doute la notion-phare des droits de l’enfant. Tour à tour critiquée ou appréciée, elle ne cesse de faire couler l’encre des chercheurs qui tentent désespérément de la circonscrire, de la définir pour les plus ambitieux, de la guider ou encore de la prévenir. Nous nous y arrêtons ici de manière très succincte, en la présentant sous l’angle des nombreuses incertitudes qu’elle génère.

Rappelons tout d’abord quelques données significatives au sujet de l’intérêt de l’enfant. Le recours à ce principe n’a cessé de se multiplier au cours du siècle dernier jusqu’à figurer aujourd’hui dans toutes les normes touchant le droit des enfants, tant internationales que canadiennes ou québécoises. En outre, l’intérêt de l’enfant tient souvent une place de choix en apparaissant comme un principe directeur ou interprétatif des autres. À l’échelle internationale, il est ainsi désigné comme l’« un des […] principes généraux de la Convention pour l’interprétation et la mise en oeuvre de tous les droits de l’enfant[58] ». Au Québec, il est également un principe fondamental de la Loi sur la protection de la jeunesse, au sein de laquelle il occupe une place décisive : soulignons en ce sens la très récente modification apportée à cette loi[59], qui ne laisse planer aucun doute en affirmant très fermement que « L’intérêt de l’enfant est la considération primordiale dans l’application de la présente loi[60]. » Une telle formulation est très forte de sens et consacre résolument la suprématie du critère de l’intérêt de l’enfant dans cette loi.

Malgré cette place de choix dans les multiples instruments juridiques, l’intérêt de l’enfant n’y est nulle part défini, et c’est là toute la curiosité du concept. Ce dernier demeure volontairement flou. Rares sont ceux qui se sont lancés dans l’exercice de le définir[61] ; et au contraire, nombreux sont ceux qui acclament cette imprécision. Les normes se contentent bien souvent d’orienter les décideurs en listant les éléments à prendre en compte dans l’évaluation de l’intérêt de l’enfant. Le Comité des droits de l’enfant a également tenté de circonscrire la notion en énumérant une liste de facteurs à analyser dans la détermination de l’intérêt de l’enfant[62] et en encourageant les États à dresser leurs propres listes. Ainsi, la Loi sur la protection de la jeunesse et le Code civil au niveau québécois ou encore la Loi sur le divorce au niveau fédéral proposent, de manière non exhaustive, un ensemble de critères à prendre en compte dans l’évaluation de l’intérêt de l’enfant[63]. Enfin, notons qu’à l’échelle nationale, la jurisprudence a également joué un rôle considérable dans l’établissement de certaines présomptions visant à orienter les décideurs[64].

En 2004, dans la célèbre affaire Canadian Foundation for Children[65], la Cour suprême s’est d’ailleurs interrogée sur le caractère suffisamment précis de l’intérêt de l’enfant qui permettrait de le qualifier de principe de justice fondamentale dans le cadre de l’application de l’article 7 de la Charte canadienne[66]. La majorité a jugé que l’intérêt de l’enfant ne pouvait être identifié avec suffisamment de précision puisque « [s]on application ne peut que dépendre fortement du contexte et susciter la controverse ; il se peut que des gens raisonnables ne s’accordent pas sur le résultat que produira son application[67] ».

Cette nature imprécise vaut à l’intérêt de l’enfant autant de critiques que de compliments. D’un côté, certains craignent en effet que le flou de la notion la rende sujette aux manipulations ou à l’arbitraire et que la discrétion conférée aux décideurs laisse place à leurs préjugés ou biais personnels[68]. À l’opposé, nombreux qualifient ce flou de flexibilité, terme évidemment plus élogieux que l’imprécision. Ces derniers soulignent entre autres la capacité d’adaptation du critère aux contextes et circonstances propres à la situation de chaque enfant. La Cour suprême se rallie à cet avis, tel que l’on peut le déduire expressément des propos de la juge L’Heureux-Dubé, selon qui « la présence d’une large discrétion est ici intimement liée à l’accomplissement de l’objectif législatif de promouvoir le meilleur intérêt de l’enfant » et « permet de mieux cerner les circonstances de chaque cas, circonstances qui peuvent varier à l’infini[69] ». Cette individualisation décisionnelle offerte par la souplesse de l’intérêt de l’enfant permet en outre de s’adapter à la dimension évolutive de l’enfance dont nous parlions plus tôt : elle fait ainsi le pont entre les besoins présents et les besoins futurs de l’enfant. Enfin, si l’imprécision du critère permet une adaptation continue à l’évolution de l’enfant, elle permet également de s’ajuster à l’évolution des connaissances à son sujet : l’importance des éléments à prendre en compte dans la détermination de l’intérêt de l’enfant peut varier d’une époque à l’autre, de nouveaux éléments peuvent par ailleurs être découverts tandis que l’importance d’autres peut être atténuée. Bref, ce qui constitue aujourd’hui l’intérêt de l’enfant in abstracto n’est pas forcément ce qui le constituera demain, de même que ce qui fait l’intérêt de tel enfant in concreto pourra évoluer au fil des jours.

Bien d’autres éléments pourraient être apportés au sujet de la notion de l’intérêt de l’enfant, de la flexibilité qu’elle offre et du traitement judiciaire qu’on lui réserve. Retenons simplement qu’elle semble être le parfait reflet du glissement du droit vers plus de flexibilité que nous soulevions dans le cadre de l’approche post-moderne du droit. Cette notion de l’intérêt de l’enfant permet de donner un cadre d’interprétation et une direction aux décideurs tout en leur offrant une marge d’appréciation susceptible de s’adapter plus justement au contexte en cause en pesant les différents éléments pertinents dans la balance. Si ce concept est bien présent dans la littérature, approbatrice ou critique, il n’est pourtant que très rarement remis en cause dans son essence même. Cela dénote une certaine acceptation de la largesse de ce critère, et surtout de l’incertitude qu’il entraîne, tant pour les décisions individuelles touchant un enfant en particulier, que pour la détermination plus globale du droit des enfants en général.

Les points d’incertitude que nous avons relevés précédemment dans le droit des enfants peuvent être perçus comme des dangers ou des faiblesses qu’il faut à tout prix combattre ou, en l’occurrence, rendre plus sûrs. Pourtant, rien n’est fait en ce sens. Et pour cause, nos deux exemples le démontrent, aucune certitude n’est en mesure d’embrasser la complexité du droit des enfants. Un pas est donc franchi vers l’incertitude, et après ?

3 La certitude de l’incertitude dans les droits de l’enfant… Et après ?

Quant aux deux passions de l’incertitude, ce sont la peur et l’espérance.

Salvatore Veca

L’incertitude c’est l’inconnu, et l’inconnu fait peur. On ne sait où cela entraîne, et le risque court que l’issue soit moins favorable que celle à laquelle mènent les certitudes. Dès lors et de prime abord, l’incertitude est souvent combattue. On cherchera soit à la détourner en avançant vers le connu, soit à identifier des certitudes dans l’inconnu, et ainsi avancer moins aveuglément. Dans le cadre du droit des enfants, marqué de l’incertitude propre à l’évolution du droit et de celle relative à l’enfant, ces deux possibilités seront envisagées ici en lien avec le principe de la participation des enfants.

Nous verrons que si l’intérêt de l’enfant se caractérise par l’incertitude due à la flexibilité de la notion, le principe de la participation des jeunes est également fortement marqué par des traces d’incertitude. Ainsi, nous verrons dans un premier temps que cette participation, bien que reconnue dans les textes, demeure limitée dans la pratique. L’incertitude qu’elle engendre rend les décideurs perplexes, qui fuient dès lors l’inconnu en s’engageant souvent faiblement, sinon artificiellement, en faveur de ce principe (3.1). Pourtant, en envisageant l’incertitude comme une ouverture vers de nouveaux possibles, nous constaterons dans un second temps qu’elle peut receler de nombreux atouts pour faire évoluer le droit des enfants (3.2).

3.1 La peur de l’incertitude ou comment la combattre : limiter la participation des jeunes

Le principe de la participation de l’enfant, tout comme l’était celui de l’intérêt de l’enfant, se retrouve systématiquement dans les réflexions relatives aux droits de l’enfant. L’un des éléments fondamentaux de cette pratique participative est le droit d’être entendu, notamment consacré par la Convention internationale relative aux droits des enfants à l’article 12 :

  1. Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité.

  2. À cette fin, on donnera notamment à l’enfant la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’une organisation approprié[e], de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale[70].

À l’échelle québécoise, ce principe se trouve également affirmé dans différentes dispositions[71]. Il intervient aussi de facto dès lors que le consentement de l’enfant est requis[72].

Qu’il s’agisse du droit d’être entendu, de celui de consentir à certaines mesures ou certains soins ou encore directement de prendre part à la prise de décision, ces procédés encouragent la participation des enfants aux décisions qui les concernent[73]. Ce principe de participation apparaît d’ailleurs au premier plan des droits-libertés et ne cesse de se renforcer ces dernières années.

Le principe de la participation des enfants n’implique pas seulement que ceux-ci soient entendus, encore faut-il que leur opinion soit réellement prise en compte. Notons que cette prise en compte ne signifie pas que l’avis des enfants doit systématiquement être suivi, néanmoins, celle-ci ne doit pas être simplement artificielle ; elle doit véritablement peser dans la décision, aux côtés de tous les autres facteurs pertinents. Son incidence pourra varier selon que l’on parle de consultation, d’opinion ou bien de consentement au sujet d’une décision.

Par ailleurs, la participation de l’enfant se déploie sur deux niveaux de décisions : d’une part, les décisions qui les concernent individuellement, comme celles relatives à leur garde ou à leur situation personnelle en matière de protection de la jeunesse, et d’autre part, celles qui touchent collectivement les enfants, en tant que groupe social – par exemple, les décisions relatives au système éducatif, ou encore aux modifications des lois qui les affectent, telles que la Loi sur la protection de la jeunesse. Quelle que soit la participation envisagée, collective ou individuelle, le constat est semblable : elle est encore très limitée dans la pratique, notamment en raison du manque ou de l’inadaptation des moyens de mise en oeuvre. Et pourtant, les études qui témoignent de l’importance de la participation de l’enfant, tant pour l’acceptation de la décision par l’enfant que pour l’essence même de cette décision, s’amoncellent.

De nombreuses raisons sont avancées pour expliquer ce manque de participation. Parlons notamment du système judiciaire auquel l’enfant peut être confronté dans le cadre de décisions qui le concernent, et qui demeure pour lui peu invitant. L’environnement judiciaire est froid et distant et le personnel est peu formé à interagir avec les enfants, voire pas du tout[74]. En outre, le système contradictoire que sous-tend le passage au tribunal alimente l’incompréhension, le stress et parfois la peur chez l’enfant[75]. Le tribunal est un monde de grands, sinon un monde de juristes dans le monde des grands, et si les adultes peuvent trouver le lieu pour le moins déroutant, l’enfant pourra le trouver traumatisant. Bien que de plus en plus de moyens soient mis en oeuvre pour éviter, ou du moins faciliter, le passage au tribunal et encourager ainsi la prise de parole des enfants[76], l’univers judiciaire demeure très peu adapté à ce groupe particulier de justiciables. De nombreux efforts restent à fournir, à condition bien sûr d’accepter le risque d’entendre ce que les enfants ont à rapporter.

Que dire en matière de participation collective, sinon citer certains exemples récents de décisions affectant les enfants et auxquelles ils n’ont aucunement participé. La Loi sur la laïcité de l’État[77] a été virulemment commentée de tout bord. De nombreuses personnes ou groupes de personnes ont été invités à prendre la parole à ce sujet. Un sujet qui touche directement les enfants, comme en témoignent les multiples critiques qui ont pris les enfants à partie, affirmant que les conséquences de l’adoption ou du refus de la loi se répercuteraient directement sur leur développement et leur bien-être. Malgré tout, aucun enfant n’a été officiellement entendu, et pourtant, ce n’était pas faute d’avoir des choses à en dire[78]. En parallèle, dans le domaine scolaire, le gouvernement faisait valoir au début de l’année 2020 qu’une réforme du cours d’éthique et de culture religieuse allait être discutée au profit d’un nouveau programme attendu à la rentrée 2022. Là encore, le gouvernement a entendu une multitude de personnes et de groupes à ce sujet, il a tenu des consultations publiques et organisé des forums d’experts pour bâtir ce nouveau programme conformément aux attentes de tous — enfin tous, sauf ceux qui pourraient être considérés comme les principaux concernés : les enfants ! C’est pourtant bien à eux que la matière sera enseignée et c’est bien pour eux, du moins en partie, que la réforme a été engagée.

Les exemples se suivent et se ressemblent. Ils sont nombreux à l’image des domaines pouvant affecter les enfants d’une manière ou d’une autre : la famille, l’école, la santé, la délinquance juvénile, la protection de la jeunesse, etc.

Notons toutefois que dans le cadre de certaines décisions touchant plus fermement l’univers juridique, des efforts commencent à se faire sentir. En ce sens, citons le travail effectué très récemment par la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, connue sous le nom de Commission Laurent, dont le mandat était d’« examiner les dispositifs de protection de la jeunesse, de manière à identifier les enjeux et les obstacles, et [à] formuler des recommandations sur les améliorations à apporter[79] ». La Commission a accompli un travail de longue haleine en donnant la parole à pas moins de 335 témoins de tout type[80] pour déposer un rapport final de près de 600 pages[81]. Les commissaires ont pris le temps d’entendre des enfants, accompagnés ou seuls, dans le cadre d’audiences à huis clos. De plus, ils ont symboliquement souligné l’importance du savoir expérientiel des jeunes en ouvrant leurs auditions publiques par le témoignage d’anciens enfants ayant vécu au coeur du système de protection de la jeunesse. Bien que ces derniers soient aujourd’hui devenus adultes, ils ont pu témoigner de leurs expériences du système en tant qu’enfants, des témoignages ô combien pertinents. Enfin, bien qu’ils aient dû être annulés en raison de la pandémie de COVID-19, des groupes de discussion d’enfants, réunis par tranches d’âge, étaient également prévus. Ainsi, les pratiques de la Commission semblent avoir été marquées par un effort considérable d’écoute et de participation des jeunes… Pourtant, le processus d’adoption de la loi modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse[82], qui s’inspirait en toute ou partie du travail de la Commission Laurent, ne semble pas s’inscrire dans le même élan. À nouveau, la commission parlementaire a tenu des audiences publiques afin d’entendre les groupes les plus pertinents quant à ces modifications, mais là encore, pas un seul enfant n’a été entendu. Par ailleurs, si la participation des enfants a été encouragée dans le cadre de la Commission Laurent, elle n’en a pas moins été fondue parmi les 335 témoins qui ont pris la parole. L’enfant, le sujet directement traité, aurait peut-être pu bénéficier d’une place plus importante, parmi les commissaires eux-mêmes ?

Parcourant ces quelques exemples de prise de décisions affectant les enfants, nous parvenons sans surprise au constat du manque de moyens offerts aux jeunes pour participer activement aux décisions qui les concernent. Entre autres raisons de procédures, qui ne sont, selon nous, que des barrières artificielles largement surmontables, nous pensons que ces limites relèvent en partie d’une peur de l’incertitude. En effet, nul ne sait ce que recèle la parole de l’enfant. Est-on véritablement disposé à entendre ce que les enfants ont à dire ? Est-on prêt à risquer la remise en cause de nos acquis ? Depuis que l’univers juridique s’intéresse aux enfants, ce sont les adultes qui pensent pour eux, au nom de ce qu’ils croient être dans leur intérêt. Les conséquences pouvant découler de la participation effective des jeunes pourraient bien remettre en question ce qui a été fait en leur nom — et si, nous comprenions alors que ce que nous pensons faire pour eux ne les sert que peu ou mal ? Leurs implications pourraient bien venir bousculer le monde des adultes, voire contrarier d’autres principes si chers à nos institutions adulto-centrées. Il est certainement moins déstabilisant de s’en tenir au statu quo et de continuer à penser pour les enfants, en restant en partie sourd à ce qu’ils pensent directement.

Une participation véritable des enfants, notamment dans le cadre des décisions collectives, implique une capacité de remise en question et de réflexivité de la part des adultes. En outre, une telle participation ne peut qu’émaner d’une volonté ferme et sincère des adultes. C’est à eux d’ouvrir la porte à la participation des jeunes, d’agir pour leur permettre d’agir. Cela passe par une révision et une adaptation des procédures de participation afin de favoriser la prise de parole des enfants. Cela dépasse le seul effet de « poudre aux yeux » que la participation peut engendrer. En effet, rien de plus politiquement correct et de socialement éprouvé que de recueillir la faveur des enfants au sujet de décisions qui les concernent. Dès lors, il peut arriver que la participation des enfants soit instrumentalisée pour orner les vitrines politiques. En ce sens, on usera volontiers de procédés permettant de s’en vanter sans pour autant se risquer à une véritable prise en compte de la volonté des jeunes[83].

Finalement, qu’elle soit inexistante, simplement esthétique ou très limitée dans ses implications, la participation des jeunes, spécialement dans le cadre des décisions collectives, est loin d’être satisfaisante. Tant que perdurera le manque d’engagement des adultes face à cette participation ou encore face aux moyens de la mettre en oeuvre, celle-ci ne pourra être parfaitement effective. Pourtant, si l’on pensait aux possibles retombées de cette implication de manière plus positive, si l’on passait au-delà de l’incertitude qui en émane et de la peur qui peut l’accompagner, des avenues bien prometteuses pourraient s’ouvrir.

3.2 Les promesses de l’incertitude ou comment en tirer profit : renforcer la participation des jeunes

Le manque d’effectivité de la participation des enfants aux décisions qui les concernent est indéniable. Pourtant, les bénéfices qui pourraient naître de cette participation ne cessent d’être soulignés par les chercheurs. Ces bénéfices touchent en premier lieu à l’enfant lui-même, qui se sentira plus impliqué, maître de sa vie et gagnera ainsi en autonomie, en affirmation de son identité et en estime de soi[84] ; aussi, la décision finale sera indéniablement mieux acceptée et respectée par lui[85]. En second lieu, c’est aussi la décision en elle-même qui profitera de la participation de l’enfant. Profitant du savoir expérientiel des enfants ainsi que de l’avis des principaux concernés, elle sera fort probablement de meilleure qualité et son taux de réussite plus élevé[86]. En ce sens, qui de mieux placés que les enfants eux-mêmes pour savoir ce qui est souhaitable dans le contexte qu’ils connaissent, aussi bien personnellement qu’en tant que groupe[87] ?

Répondant de ces avantages, les études d’Isabelle Lacroix témoignent d’une meilleure adaptation des services et d’une amélioration des politiques publiques relatives à la protection de l’enfance dès lors que les jeunes sont impliqués dans les réformes[88]. Le savoir expérientiel des jeunes est crucial, il est riche d’enseignements et de potentiels d’amélioration. En effet, les enfants sont une source de créativité inouïe dans la mesure où ils ne disposent pas ou peu de tous les préconçus présents chez l’adulte. Ils peuvent dès lors voir les choses d’un oeil nouveau qu’avec toute la bonne volonté du monde les adultes ne pourraient envisager. En ce sens, le Comité des droits de l’enfant rappelle que « Les opinions exprimées par des enfants peuvent apporter de nouvelles perspectives et des données d’expérience, et il devrait en être tenu compte lors de la prise de décisions, de l’élaboration des politiques et de l’élaboration des lois ou des mesures ainsi que lors de leur évaluation[89]. »

Évidemment, la mise en oeuvre de la participation des jeunes suscite de nombreuses craintes en partie justifiées : le risque qu’on manipule leurs opinions[90], étant donné leur manque de maturité émotionnelle et interpersonnelle, ou encore qu’on leur inflige un stress ou pire un traumatisme en faisant peser le poids de décisions délicates sur leurs épaules. Cette vulnérabilité doit être justement prise en compte dans l’élaboration des moyens de mise en oeuvre de leur participation. En effet, leur manque d’expériences et de connaissances, qui leur confère une créativité sans égale, a aussi sa pente glissante : ces enfants ne sont pas prêts et ne disposent pas de tous les moyens et savoirs pour structurer leur propre gouvernance ou autogouvernance. En ce sens, nous ne plaidons en aucun cas pour un genre de Summerhill[91] juridique dans lequel les enfants seraient totalement libres de faire leurs propres lois. Rappelons que la prise en compte de l’opinion des enfants est somme toute relative dans la décision finale. Elle devra être modérée en fonction de la maturité des enfants et du contexte décisionnel. C’est pourquoi les décisions relatives aux enfants devront s’équilibrer — entre celles que prennent les adultes sans aucune sollicitation des enfants et celles des enfants sans aucun encadrement. Il s’agirait dès lors de construire ensemble les décisions en respectant la place et la participation respectives des enfants et des adultes.

Ainsi, en théorie, la participation des jeunes devrait bénéficier à tous et pourrait ouvrir des possibilités de progrès qui ne sauraient émerger des seules réflexions des adultes. Il s’agirait pour ce faire de passer d’un droit par les adultes pour les enfants à un droit par les enfants et les adultes pour les enfants. L’incertitude qui émane de l’ignorance de ce qui pourrait découler de la participation des enfants, des risques de remise en question fondamentale que leur parole recèle, ne devrait pas occulter le potentiel de développement et d’amélioration issu de la créativité et du savoir expérientiel des jeunes. Dans cette perspective, les normes et les décideurs actuels devraient encourager la participation des jeunes et protéger celle-ci des risques qu’elle présente. En ce sens, les droits procéduraux revêtent une importance cruciale afin de garantir un cadre à cette participation pour s’assurer qu’elle ne soit pas polluée par les facteurs extérieurs possiblement aliénants ou manipulatoires. De fait, ces procédures doivent permettre de protéger la parole de l’enfant, mais aussi l’enfant lui-même. On ne peut prévoir où nous mènera la participation des enfants, néanmoins on peut assurer le chemin qu’elle empruntera quelle que soit sa direction et retrouver ainsi un peu de certitude au coeur même de l’incertitude …