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La présence d’additifs alimentaires, d’édulcorant, de gras trans ou de sel, voilà autant d’informations qui doivent figurer sur l’étiquette d’un produit préemballé[1] et commercialisé au Canada. Le gouvernement canadien[2], par l’entremise de ses divers ministères et agences[3], réglemente la commercialisation des denrées alimentaires, plus précisément l’étiquetage[4] qui accompagne tout produit[5]. Ces exigences ont pour objet d’assurer aux consommateurs que les aliments vendus au Canada sont sécuritaires. Selon le Plan d’action pour assurer la sécurité des produits alimentaires et de consommation du Canada, le gouvernement souhaite « s’assurer que les normes canadiennes visant la sécurité des produits sont les plus élevées au monde[6] ».

Pourtant, le Canada fait ponctuellement l’objet de critiques en ce qui concerne son industrie agroalimentaire. En effet, ses produits alimentaires sont fréquemment frappés d’embargo de la part de pays étrangers en raison des risques sanitaires qu’ils présentent. À cet égard, rappelons que plusieurs pays ont adopté des restrictions quant à l’importation du boeuf canadien traité aux hormones[7], des poulets lavés au chlore[8] ainsi que des produits issus de l’agriculture biotechnologique ou contenant des organismes génétiquement modifiés (OGM)[9].

Au Canada, comme dans plusieurs autres pays industrialisés, nous assistons à l’émergence d’une société de plus en plus conscientisée[10]. En effet, les citoyens se sont progressivement éveillés quant aux effets néfastes, qu’ils soient réels ou potentiels, que peut représenter la consommation de certains aliments[11]. La population réclame plus d’informations pour être en mesure de faire des choix éclairés. Non seulement les citoyens veulent connaître l’apport quotidien en vitamines, en minéraux, en sel, en sucre et en gras qu’un aliment procure, mais ils souhaitent en savoir davantage. En effet, la manière dont le produit a été fabriqué, la provenance des semences cultivées, le recours aux pesticides et aux engrais chimiques, l’usage à titre préventif de médicaments chez les animaux, le type de nourriture donné aux animaux et les conditions d’abattage représentent certaines des informations qui les intéressent. La popularité grandissante des produits biologiques semble la preuve que les consommateurs se préoccupent de plus en plus de ces questions[12].

L’appui majoritaire des Canadiens en faveur de l’étiquetage obligatoire des aliments créés à partir de modifications génétiques témoigne notamment de ces préoccupations[13]. Or, malgré cette volonté citoyenne, l’étiquetage des denrées génétiquement modifiées[14] est toujours volontaire et non obligatoire au Canada. Cette situation contraste avec les nombreuses autres contraintes imposées aux compagnies agroalimentaires. En effet, ces dernières se voient dans l’obligation d’étiqueter les produits préemballés qui sont destinés à la consommation afin d’informer les consommateurs des divers ingrédients et allergènes qui y sont contenus. Le gouvernement canadien explique cette différence de traitement par l’absence de preuve quant au caractère dangereux des aliments issus du génie génétique moderne[15]. La preuve de la dangerosité des allergènes, quant à elle, a servi de base à l’introduction de la modification législative obligeant l’étiquetage des produits alimentaires en conséquence.

Pourtant, le gouvernement fédéral avait mené des consultations publiques avant que soient prises les décisions d’étiqueter ou non les OGM et les produits allergènes. Dans les deux cas, la volonté des participants allait majoritairement dans le sens d’un étiquetage obligatoire, clair et transparent. Dès lors, on peut se demander ce qui a motivé le gouvernement à imposer l’étiquetage obligatoire à l’égard des allergènes, et encore seulement à l’égard de quelques-uns d’entre eux. Dans le cas des OGM, l’étiquetage volontaire a été préconisé. Dans ce contexte, on est en droit de se questionner sur l’utilité du processus de consultation publique. En outre, dans la mesure où il ne semble pas avoir été déterminant dans la décision gouvernementale d’imposer l’étiquetage, on doit se demander quels éléments l’ont été.

Pour répondre à ces deux questions, nous proposons une réflexion reposant sur l’analyse de deux processus de consultation publique menés au Canada qui ont engendré des décisions en matière d’étiquetage de produits destinés à la consommation : 1) la réglementation en matière d’étiquetage des aliments génétiquement modifiés qui, contrairement à la volonté majoritaire exprimée durant la consultation publique, préconise l’étiquetage volontaire plutôt qu’obligatoire ; et 2) la réglementation en matière d’étiquetage des aliments contenant des ingrédients allergènes qui, depuis août 2012 et conformément à la volonté des Canadiens, oblige les compagnies à indiquer la présence de certains ingrédients allergènes sur les étiquettes. Ces cas sont l’illustration d’un phénomène plus large, mais ils nous apparaissaient pertinents principalement pour trois raisons. Premièrement, il s’agit de deux situations d’étiquetage d’un nombre très élevé et fort diversifié de produits de consommation alimentaires. Deuxièmement, ces deux cas ont traversé l’ensemble du processus de consultation, et il est donc possible de comparer les informations recueillies. Troisièmement, l’étiquetage tant des OGM que des allergènes a suscité, et suscite toujours, un intérêt réel et grandissant chez les Canadiens[16].

Dans le présent article, nous faisons état, dans un premier temps, de la teneur du processus de consultation et du poids de la participation citoyenne en rapport avec le refus du gouvernement d’acquiescer à l’étiquetage obligatoire des aliments dérivés d’OGM. Dans un deuxième temps, nous reprenons cette analyse mais relativement au processus d’élaboration de la nouvelle politique en matière d’étiquetage des aliments contenant des substances allergènes. Dans ce dernier cas, nous remarquons que ce n’est pas tant le processus de consultation publique que la participation citoyenne s’étant étalée à travers le temps et s’étant appuyée sur les données scientifiques qui a permis la mise en place de la politique canadienne actuelle. Ces deux analyses nous permettent de conclure que la science demeure, pour le gouvernement canadien, l’élément déterminant lorsque vient le temps de réglementer. Ce constat, qui, nous le soulignons, ne se limite qu’au processus d’élaboration des politiques en matière d’étiquetage, nous amène, dans un troisième temps, à nous questionner sur la raison d’être de cette situation ainsi que sur la valeur réelle de cette nouvelle volonté du gouvernement de favoriser la participation citoyenne en vue de l’élaboration de politiques publiques. Nous en concluons que la volonté d’intégrer le citoyen à ce processus est réelle, mais que la consécration d’une valeur à son apport se revèle trop complexe, ou difficile, pour que celui-ci puisse s’intégrer dans l’analyse utilitaire simplifiée à laquelle semble avoir recours le gouvernement dans le contexte de l’élaboration de la réglementation.

Nous tenons à souligner que nos propos n’ont pas pour objet de favoriser ou non la participation citoyenne au processus d’élaboration de politiques et de la réglementation. Nous laissons la détermination de la plus-value sociétale associée à cette participation à d’autres. Toutefois, advenant qu’un consensus émane quant à la présence d’une plus-value qui en résulterait, notre contribution, mettant en relief le caractère symbolique actuel de cette participation, pourra servir à la redéfinition de directives futures en vue de régir la participation citoyenne et ainsi de lui conférer une finalité effective.

1 L’étiquetage des organismes génétiquement modifiés

1.1 Les organismes génétiquement modifiés au Canada

Plusieurs éléments de contexte doivent être rappelés puisque la question de l’étiquetage des OGM au Canada est tributaire de divers éléments. Ceux-ci ont nécessairement produit un impact sur la consultation qui a été menée en 2001 et sur la manière dont Santé Canada a tenu compte des résultats de celle-ci dans sa décision de ne pas imposer d’étiquetage obligatoire.

Le Canada fait partie des États qualifiés de grands producteurs d’OGM[17]. En effet, aujourd’hui considéré comme le quatrième producteur d’OGM au monde, le Canada occupait, à l’époque pendant laquelle la consultation a eu lieu, le deuxième et le troisième rang. C’est dire à quel point ce secteur d’activité peut être sensible pour le pays.

Cette donnée n’est pas étrangère à la déréglementation qui a eu cours au Canada dans les années 90. En effet, à ce moment-là, un vaste programme avait été mis en place de manière à encourager la compétitivité de l’industrie et à positionner le Canada pour qu’il bénéficie des retombées escomptées par rapport à la vague d’innovation en matière médicale et d’agriculture biotechnologique[18]. Ce programme concernait la déréglementation, la privatisation et l’harmonisation dans tous les ministères et programmes fédéraux. Par un changement de paradigme de la réglementation du risque, on a ainsi évacué la science des agences réglementaires pour privilégier les études commanditées par l’industrie et d’autres gouvernements[19]. De plus, on a favorisé les mécanismes d’évaluation après approbation et les budgets alloués aux recherches scientifiques ont considérablement fondu[20]. Selon certains auteurs, ce tournant a eu pour effet de miner la confiance du public à l’égard des agences réglementaires canadiennes et a provoqué un questionnement sur les conséquences d’un déficit d’expertise scientifique au sein du gouvernement[21].

En outre, les Canadiens ont été historiquement épargnés en matière de crises alimentaires. En effet, comparativement aux pays européens qui ont connu des crises alimentaires marquantes[22], l’imaginaire collectif est resté relativement intact au Canada jusqu’à la crise de la listériose dans les fromages en 2008 et dans les produits Maple Leaf la même année[23]. Les mentalités changent donc peu à peu : les Canadiens conçoivent davantage la nourriture comme un vecteur de problème sanitaire. Il n’en demeure pas moins que, à l’époque de la consultation publique à l’étude, peu de crises alimentaires récentes avaient le potentiel d’influencer la conception des Canadiens. Une étude menée en 2001 a d’ailleurs confirmé la confiance qu’ils accordaient aux aliments[24].

Il faut aussi noter que les Nord-Américains ne conçoivent pas l’alimentation de la même façon, par exemple, que les Européens, pour qui les traditions occupent une part importante de l’imaginaire collectif alimentaire. Il s’agit évidemment d’un exercice de généralisation. On pourrait sans nul doute affirmer que certains peuples canadiens, comme les Québécois, semblent porter davantage d’intérêt à l’alimentation que d’autres peuples européens[25].

Ces éléments de contexte ont des conséquences sur la conception que peuvent avoir les Canadiens à l’égard des nouvelles technologies. Les Nord-Américains considèrent les OGM comme un facteur de progrès s’inscrivant dans la continuité des outils de transformation du vivant. Par un exercice de généralisation devant lequel il est nécessaire de demeurer prudent[26], on peut avancer que, de manière générale, les Européens sont plus attachés aux valeurs traditionnelles en matière d’alimentation et d’agriculture et qu’ils perçoivent la biotechnologie appliquée à l’industrie agroalimentaire comme une rupture dans leur rapport au vivant[27] et à leurs traditions[28]. Cette différence de perception produit un impact non négligeable sur le choix de la réglementation encadrant le commerce des OGM. L’approche retenue influe nécessairement sur la perception des risques et « conduit à déterminer le régime juridique que l’on veut appliquer aux OGM[29] ».

1.1.1 Le processus canadien d’approbation des organismes génétiquement modifiés

La qualité du processus d’approbation des OGM influence le besoin ressenti par les consommateurs d’étiqueter ou non. En effet, la nécessité d’étiqueter provient notamment de la méfiance à l’égard du caractère sanitaire et phytosanitaire des OGM. En ce sens, plus le processus d’approbation sera perçu comme sévère par les consommateurs, plus ils feront confiance au produit[30]. Il importe donc d’établir l’état du processus d’approbation au moment où la consultation publique a été menée.

Le système d’approbation des OGM au Canada étant complexe, nous en proposons un résumé ici[31].

Comme dans plusieurs pays, le cadre réglementaire canadien est à la fois autonome et intégré. C’est donc surtout en modifiant la réglementation de façon ponctuelle que l’on a tenté de l’adapter à l’arrivée massive des OGM. À cette réglementation déjà fragmentée, on a greffé une panoplie de lignes directrices et de normes techniques. En fait, plus d’une douzaine de lois, de règlements et de lignes directrices encadrent la recherche, la culture et la mise en marché des OGM[32].

De nombreux organismes peuvent être engagés dans le processus : on compte trois ministères fédéraux (Santé Canada, Pêches et Océans Canada et Environnement Canada), une agence spécialisée (Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA)[33]) et le Comité consultatif canadien de la biotechnologie (CCCB).

À la fin des années 90, Santé Canada, l’ACIA et Environnement Canada ont demandé à la Commission royale du Canada de « constituer un comité d’experts appelé à fournir des conseils en rapport avec une série de questions concernant l’innocuité des produits alimentaires issus de l’application des techniques du génie génétique[34] ». Le Groupe d’experts sur l’avenir de la biotechnologie alimentaire, formé en février 2000, a déposé son rapport en janvier 2001 : il contenait 58 recommandations de modification des façons de faire[35].

De manière générale, le Groupe d’experts considère que le processus d’approbation présente des défaillances importantes. Selon son rapport, « le processus de prise de décision manque de transparence et, par le fait même, de crédibilité[36] ». Le Groupe d’experts critique l’absence de publication de la part de l’ACIA du protocole expérimental utilisé lors de l’évaluation et déplore qu’aucune évaluation ne soit menée de manière indépendante. Il fait de plus remarquer que le processus décisionnel varie d’une demande à l’autre. Quant au travail de Santé Canada, le rapport du Groupe d’experts y fait référence en indiquant des problèmes importants : évaluation sur la seule base des informations fournies par l’industrie, absence de critères ou de cadre décisionnel officiels pour l’approbation des produits génétiquement modifiés et insuffisance de publicité concernant les données utilisées dans le processus d’approbation[37].

Plus généralement, le Groupe d’experts a critiqué le recours au principe de l’équivalence substantielle par les organismes chargés de l’approbation des OGM comme seuil de décision dans le processus d’approbation[38]. Suivant ce principe, si un produit est considéré comme essentiellement semblable à un autre produit, il recevra le même traitement. Par conséquent, on se base sur le degré d’innocuité d’une semence traditionnelle (non OGM) pour déduire que la semence génétiquement modifiée ne présente pas de danger et pour ensuite permettre la commercialisation du produit[39]. S’il est vrai que les aliments génétiquement modifiés sont souvent très analogues à leurs équivalents issus de la culture traditionnelle, ils possèdent au moins un caractère supplémentaire. Le Canada estime pourtant que les aliments génétiquement modifiés équivalent en substance aux aliments traditionnels. Cela fait en sorte qu’il y a établissement d’une présomption sur la nature sécuritaire du produit en question, exercice déploré par le Groupe d’experts[40]. En outre, celui-ci a recommandé l’intégration du principe de précaution dans la réglementation[41].

Relativement à la question de l’étiquetage, le Groupe d’experts recommande un étiquetage obligatoire des OGM dans les cas où les produits comportent des risques sanitaires « clairs et établis de manière scientifique ou des changements nutritionnels importants[42] ». Quant aux produits qui ne présentent pas de danger pour la santé ni de modification nutritionnelle, « aucune raison scientifique ne justifie que nous traitions [les aliments génétiquement modifiés] de manière différente en ce qui concerne les exigences d’étiquetage[43] ». Toutefois, cette recommandation était valable dans la mesure où le processus global d’approbation allait être amélioré : « Le Comité d’experts désire tout de même souligner que ces conclusions reposent sur l’hypothèse que les autres recommandations de ce rapport en ce qui concerne les directives d’évaluation et de gestion efficaces des risques des organismes génétiquement modifiés seront pleinement mises en place par les agences de réglementation[44]. »

En octobre 2004, un rapport a démontré que plusieurs des recommandations du Groupe d’experts n’avaient pas été suivies ou ne l’avaient été qu’en partie[45]. C’est donc dans ce contexte que la consultation publique a été menée.

1.1.2 La volonté des Canadiens quant à l’étiquetage des organismes génétiquement modifiés

Bien qu’ils soient a priori favorables à la biotechnologie, les Canadiens ont manifesté depuis plus de 20 ans le désir de savoir ce qu’ils consomment[46].

En mai 2007, un sondage de Léger Marketing établissait que 86 % des Québécois appuyaient l’étiquetage obligatoire des OGM[47]. Le 16 septembre 2010, le Bureau du vérificateur général du Canada recevait une pétition, déposée par le Canadian Institute for Environmental Law and Policy et par le Canadian Council of Churches, demandant notamment au gouvernement fédéral d’exposer ses plans concernant la surveillance de la norme d’étiquetage volontaire des OGM et lui demandant de décrire les circonstances qui motiveraient l’implantation de leur étiquetage obligatoire, les pétitionnaires s’inquiétant des répercussions possibles sur l’environnement et la santé humaine[48].

À l’été 2012, la Fédération des producteurs de pommes du Québec commandait un sondage à la firme Léger Marketing quant à la perception et à l’opinion de la population au sujet de la pomme Arctic. La question concernant l’étiquetage était la suivante : « Le gouvernement canadien doit-il rendre obligatoire l’apposition d’une étiquette d’aliment génétiquement modifié, ou cela doit-il être laissé à la discrétion de l’industrie de décider de façon volontaire si et quand une étiquette doit être apposée[49] ? » Ce sondage démontre qu’une large majorité des Canadiens préférerait un étiquetage des OGM : 91 % des répondants considéraient que le gouvernement devait rendre obligatoire l’étiquetage des OGM. Au Québec, le taux augmentait à 94 %[50]. Il est intéressant de noter que ce sondage établit une relative confiance des Canadiens à l’égard des OGM. En effet, on leur a aussi demandé s’ils achèteraient des aliments génétiquement modifiés en sachant qu’il en est ainsi. Seulement 35 % ont répondu qu’ils ne le feraient jamais. Dès lors, on en déduit que, bien qu’ils veuillent continuer à consommer les aliments transgéniques, les Canadiens exigent leur étiquetage.

1.2 Le processus de consultation publique

Depuis le début des année 90, le gouvernement du Canada a mené trois consultations publiques à l’égard de la question d’étiqueter ou non les OGM. Les deux premières ont été tenues en 1993 et en 1994, à une époque où les aliments génétiquement modifiés n’étaient qu’au stade des approbations et qu’aucun d’entre eux n’était commercialisé. Il s’agissait en effet d’une technologie nouvelle avec laquelle la population n’était que peu familiarisée. Pour cette raison, nous ne ferons pas entrer en ligne de compte ces deux consultations[51]. La troisième qui a eu lieu en 2001, sous l’égide du CCCB, fera l’objet de notre analyse.

C’est en septembre 1999 que le gouvernement du Canada a créé le CCCB, élément important de la nouvelle Stratégie canadienne en matière de biotechnologie[52]. Le CCCB était composé d’experts externes et indépendants dans les domaines de la science, des affaires, de la nutrition, du droit, de l’environnement, de la philosophie, de l’éthique et de la défense des intérêts publics[53]. Son mandat consistait à donner des conseils au gouvernement[54] en matière de biotechnologie, notamment en prenant le pouls de la population. Le mandat du CCCB a pris fin le 17 mai 2007[55].

En ce qui concerne la question des aliments génétiquement modifiés, le CCCB a mené des consultations publiques entre les mois de mars et d’août 2001. Dans un premier temps, à partir de recherches commandées à des spécialistes pour connaître les enjeux et les options, le CCCB a mis en ligne un document de consultation. Dix sujets y étaient présentés, dont celui de l’étiquetage des aliments transgéniques. Ensuite, du 2 au 10 avril 2001, le CCCB a organisé des tables rondes, dans différentes villes canadiennes, au cours desquelles divers représentants de la société ont été invités à échanger. Au terme de cet exercice, en août 2001, le CCCB a publié un rapport provisoire contenant plusieurs recommandations soumises au public pour commentaires.

1.3 Le poids des intervenants

Pour ce qui est du document de consultation mis en ligne, un très faible nombre de réponses a été soumis au CCCB. En effet, seulement 36 personnes lui ont envoyé leurs commentaires, soit 7 consommateurs, 13 représentants de l’industrie, 5 représentants d’une organisation non gouvernementale (ONG), 3 personnes venant du milieu universitaire ou scientifique et 8 autres personnes[56].

Ensuite, le CCCB a organisé cinq tables rondes dans les villes suivantes : Vancouver, Saskatoon, Toronto, Halifax et Montréal. Ces tables rondes ont réuni 90 représentants de divers milieux de « l’industrie de la biotechnologie, des secteurs de la fabrication et de la vente, des associations de consommateurs, des organismes confessionnels, de la santé et du grand public[57] ». Les participants avaient tous été invités par le CCCB qui recherchait un équilibre : un tiers de consommateurs et de gens venant de la société civile, un tiers de représentants de l’industrie et un tiers de professionnels de la santé, de chercheurs, d’universitaires et de représentants de gouvernements provinciaux[58].

Une cinquantaine d’ONG ont refusé de participer à ces tables rondes et ont plutôt préféré remettre une pétition au gouvernement du Canada. À leur avis, le CCCB n’avait pas d’autonomie et son rapport n’aurait pas d’incidence sur la politique officielle[59].

Quant à la phase relative au rapport provisoire mis en ligne, 160 réactions ont été enregistrées : 127 consommateurs, 9 représentants de l’industrie, 8 membres d’ONG, 9 chercheurs universitaires et 7 fonctionnaires. La recommandation sur l’étiquetage est celle qui a donné lieu au plus grand nombre de commentaires. En effet, 95 consommateurs, 7 membres d’ONG, 5 fonctionnaires, 6 universitaires et 8 représentants de l’industrie ont commenté cette recommandation du CCCB. Celle-ci suggérait un étiquetage volontaire.

Selon le rapport du CCCB, deux classes d’intervenants peuvent être distinguées quant à l’épineuse question de l’étiquetage des OGM : la grande majorité des consommateurs, citoyens, universitaires et membres d’ONG ont exprimé le désir clair d’un étiquetage obligatoire ; presque tous les intervenants de l’industrie ont appuyé l’étiquetage volontaire. Les fonctionnaires, quant à eux, étaient partagés[60]. Il importe de noter que les répondants en faveur d’un étiquetage obligatoire ne justifiaient pas leur réclamation uniquement sur la base de risques pour la santé. Des préoccupations sociales, environnementales, éthiques, philosophiques ou morales fondaient aussi leurs points de vue[61].

1.4 Les résultats de la consultation publique

Le CCCB a tenu compte de plusieurs facteurs lorsqu’est venu le temps de faire ses recommandations[62] : le choix rationnel ou non des consommateurs, l’incapacité de ceux-ci à bien comprendre une mention OGM sur l’étiquette, l’incapacité du marché canadien à offrir suffisamment de produits non génétiquement modifiés[63], l’importance de définir une norme internationale rationnelle en la matière au sein de la Commission du Codex alimentarius, l’imputation des coûts engendrés par un système obligatoire d’étiquetage, l’impossibilité technique et scientifique de vérifier l’exactitude de l’information étiquetée, le fait que l’étiquetage est déjà obligatoire lorsque la santé ou la salubrité est en cause[64] et la possibilité qu’un régime d’étiquetage obligatoire soit considéré comme une entrave illégale au commerce au regard des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)[65].

Considérant ces facteurs, le CCCB a recommandé au gouvernement fédéral d’instaurer un régime volontaire d’étiquetage lorsque la mention « génétiquement modifié » est justifiée par des motifs autres que la santé et la salubrité. La norme a été élaborée par le Conseil canadien de la distribution alimentaire, sous l’égide de l’Office des normes générales du Canada, et a été publiée en avril 2004. Bien que le CCCB ait recommandé une révision du système volontaire dans un horizon de 5 ans de manière à adopter au besoin des mesures de rechange, y compris l’entrée en vigueur d’un régime d’étiquetage obligatoire, cette révision n’a pas été faite. En effet, un autre organisme remplace le CCCB et aucun processus de révision n’a été entamé[66].

La décision de recommander l’étiquetage volontaire a été prise par une large majorité des membres. En effet, une seule membre, soit la directrice de l’Institut canadien du droit et de la politique de l’environnement, Anne Mitchell, considérait plutôt qu’une norme d’étiquetage obligatoire devait être recommandée[67]. À son avis, le régime d’étiquetage devait être obligatoire en raison du nombre élevé d’appui à cette alternative lors de la phase relative au rapport provisoire mis en ligne. Rappelons que, dans le contexte de la consultation publique tenue à la suite de la diffusion du rapport provisoire, une majorité claire de répondants ont en effet souhaité l’étiquetage obligatoire.

2 L’étiquetage des allergènes alimentaires

2.1 Le contexte de l’étiquetage des allergènes alimentaires au Canada

Une allergie alimentaire est une sensibilité provoquée par une réaction du système immunitaire à une protéine particulière se trouvant dans un aliment[68]. On estime à environ 7 % le nombre de Canadiens qui déclarent souffrir d’une allergie alimentaire. Toutefois, de ce nombre, seuls de 3 à 4 % des adultes sont réellement affectés par des allergies alimentaires, les autres n’ayant pas d’allergie, mais plutôt des intolérances alimentaires[69]. Par ailleurs, un nombre plus élevé d’enfants seraient touchés, soit 5 ou 6 %[70].

Une allergie alimentaire représente un risque d’anaphylaxie. Les aliments en sont d’ailleurs la cause la plus fréquente. En 2008, on estimait que 1 à 2 % des Canadiens couraient le risque d’avoir un choc anaphylactique à la suite de la consommation d’un aliment contenant une ou des substances allergènes[71]. Les allergies alimentaires représentent aussi une des principales causes des réactions anaphylactiques traitées en salles d’urgence aux États-Unis. Il est estimé que dans ce pays, l’allergie alimentaire génère une hospitalisation d’urgence toutes les trois minutes, ce qui représente plus de 200 000 hospitalisations d’urgence par année[72]. Quant aux U.S. Centers for Disease Control, ils rapportent plus de 300 000 visites par année, en clinique ambulatoire, pour le traitement d’allergies alimentaires chez les jeunes de moins de 18 ans.

Compte tenu de l’incidence des allergies alimentaires sur la santé des gens ainsi que sur les dépenses en matière de santé qui en résultent, le gouvernement du Canada a mis en place diverses mesures afin de mieux informer la population sur la présence de substances allergènes contenues dans les aliments préemballés[73]. Ainsi, le Règlement sur les aliments et drogues (RAD)[74] prévoit que la plupart des aliments préemballés et destinés à la consommation doivent porter une étiquette sur laquelle les ingrédients[75] sont énumérés dans l’ordre décroissant de leur proportion au sein de l’aliment[76]. Sont toutefois exemptées de cette exigence les boissons alcoolisées normalisées (bière, ale, stout, porter ou liqueur de malt).

Il est intéressant de noter que l’ACIA lance une alerte à l’allergie, destinée aux médias, lorsqu’un rappel de produit est entrepris à la suite d’une évaluation des risques pour la santé menée par Santé Canada :

Une analyse des données relatives aux rappels effectués par l’ACIA de 1997 à 2001 a indiqué qu’environ 58 % des rappels d’aliments liés aux allergènes menés par l’ACIA étaient considérés comme des rappels de Catégorie I. Un rappel de Catégorie I est mis en oeuvre dans une situation qui permet de présumer raisonnablement que la consommation du produit ou l’exposition à celui-ci pourrait entraîner des conséquences graves sur la santé ou le décès[77].

Notons que, pendant cette période, on a constaté une augmentation de ce type de rappel par rapport aux années antérieures[78].

Bien que l’étiquetage des aliments allergènes ne soit pas nouveau au Canada lorsque ces derniers sont présents comme ingrédients de l’aliment préemballé, il n’en demeure pas moins qu’avant le 4 août 2012, certains ingrédients utilisés dans les produits alimentaires ne faisaient pas l’objet d’un étiquetage obligatoire, notamment les constituants[79] de la margarine, les assaisonnements et la farine[80]. Or, depuis cette date, il est prévu dans le RAD que, lorsqu’une protéine, une protéine modifiée ou des fractions protéiques sont présentes dans les produits préemballés, les allergènes suivants doivent être mentionnés dans une déclaration en langage simple[81] :

  • amandes, noix du Brésil, noix de cajou, noisettes, noix de macadamia, pacanes, pignons, pistaches ou noix ;

  • arachides ;

  • graines de sésame ;

  • blé et triticale ;

  • oeufs ;

  • lait ;

  • fèves de soya ;

  • crustacé (nom usuel) ;

  • mollusque (nom usuel) ;

  • poisson (nom usuel du poisson) ; et

  • graines de moutarde.

Depuis cette date, les sources de gluten doivent aussi faire l’objet d’une déclaration en langage simple. D’ailleurs, l’article B.24.018 du RAD a été mis à jour[82] pour mieux refléter la description scientifique du gluten actuellement adoptée sur le plan international, soit « toute protéine de gluten — y compris toute fraction protéique du gluten », comme l’établit l’article B.01.010.1(1). À la suite de la mise à jour du RAD, toute personne fabriquant des produits contenant de l’orge, de l’avoine, du seigle, du triticale ou du blé sans la protéine de gluten pourra étiqueter le produit sous la dénomination suivante : « aliment sans gluten ».

En somme, depuis 2012, Santé Canada requiert des fabricants un étiquetage amélioré[83], c’est-à-dire un étiquetage clair, fournissant aux consommateurs des informations cohérentes, à la portée de tous quant aux sources d’allergènes éventuellement présentes dans les produits préemballés, notamment en ce qui concerne les réactogènes alimentaires considérés comme étant majoritairement à l’origine d’allergies alimentaires graves[84]. Actuellement, les allergènes alimentaires prioritaires canadiens sont les suivants : les arachides ; les noix (amandes, noix du Brésil, noix de cajou, noisettes, noix de macadamia, pacanes, noix de pin, pistaches et noix) ; les graines de sésame ; le lait ; les oeufs ; le poisson ; les crustacés et les mollusques ; ainsi que le soja et le blé[85]. Les céréales peuvent provoquer des effets négatifs chez les personnes atteintes de la maladie coeliaque. C’est pourquoi il faut aussi clairement identifier le blé ainsi que diverses espèces de blé tels l’orge, le seigle, l’avoine, le triticale et leurs souches hybrides[86].

Le processus d’identification des aliments allergènes par le gouvernement se conforme donc maintenant à la norme générale de la Commission du Codex alimentarius sur l’étiquetage des produits alimentaires préemballés[87]. Créée en 1963, cette commission a mis en place un programme commun de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Elle publie des lignes directrices pour les différents pays y adhérant, notamment en vue de resserrer les normes en matière d’agroalimentaire. Au total, 185 pays en sont présentement membres, de même que l’Union européenne, et plus de 220 organisations et groupes observateurs participent à ses travaux.

Selon le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation[88], la nouvelle réglementation vise singulièrement à diminuer la consommation accidentelle d’allergènes alimentaires, de gluten et de sulfites pour permettre une réduction des coûts associés au système de soins de santé (ainsi que ceux qui incombent aux patients), et ce, malgré les coûts pouvant être générés par les nouvelles mesures imposées :

Tant pour les entreprises que pour le gouvernement, des coûts découleraient de la mise en oeuvre des modifications réglementaires proposées. Cependant, les modifications réglementaires proposées auraient des retombées positives sur la santé et sur la qualité de vie des consommateurs canadiens atteints d’une allergie alimentaire, de la maladie coeliaque ou d’une sensibilité aux sulfites. On présume également que, pour le système de soins de santé et pour ces personnes, des économies découleraient de ces modifications proposées[89].

À noter que les brasseurs de bière sont exemptés de l’application des nouvelles modifications. À cet égard, Santé Canada souhaite poursuivre les discussions. Nous reviendrons sur ce point dans les prochaines lignes.

2.2 Le processus de consultation publique

Nous croyons pertinent de poser un regard sur les évènements qui ont généré la politique actuelle de Santé Canada en matière d’allergènes alimentaires en raison du fait que la situation reflète, contrairement au contexte de « non-adoption » d’une politique publique exigeant l’étiquetage des aliments dérivés d’OGM, une influence certaine des acteurs sur le processus d’élaboration d’une politique publique. À partir de cette analyse, nous tenterons de mettre en évidence les éléments qui permettent d’expliquer que, dans une situation donnée, l’influence de l’opinion publique est plus faible, voire inexistante, sur l’orientation politique, alors que dans une autre situation, il en sera autrement.

Il est difficile de retracer l’origine exacte et, surtout, les premiers évènements ayant poussé Santé Canada à apporter en 2011 des modifications réglementaires relativement à l’étiquetage des substances allergènes contenues dans certains ingrédients d’aliments (constituants). Néanmoins, selon le magazine Allergic Living, les premières discussions à cet égard auraient été générées par une pétition ayant circulé en 1990 à l’initiative d’un groupe de patients de l’Association d’information sur l’allergie et l’asthme (AIAA)[90]. Cette pétition avait pour objectif de requérir, du Canada, l’adoption d’un régime d’étiquetage complet des allergènes en ce qui a trait aux produits alimentaires[91]. Elle aura vraisemblablement eu un certain impact politique compte tenu du fait qu’en 1993 un comité formé de représentants de Santé Canada ainsi que d’Agriculture et Agroalimentaire Canada a été mis sur pied pour concevoir une liste d’aliments susceptibles de causer des allergies graves au sein de la population. Ce n’est cependant qu’en 2002, soit trois années après la publication par le Canadian Journal of Allergy and Clinical Immunology d’un rapport faisant état des lacunes importantes de la réglementation canadienne en matière d’étiquetage, que le gouvernement a entrepris une étude auprès des membres de l’industrie afin d’évaluer les coûts susceptibles d’être engendrés à la suite d’exigences nouvelles au regard de l’étiquetage des allergènes alimentaires[92]. En 2008, aucune proposition de modification de la réglementation n’avait encore été avancée. En raison de cette situation, des associations représentant les patients atteints d’allergies ou de la maladie coeliaque ont entrepris une campagne afin de susciter un envoi massif de lettres au gouvernement fédéral de l’époque. Plus de 4 000 lettres ont ainsi été transmises au premier ministre fédéral pour que Santé Canada mette en place au plus vite des normes claires sur l’étiquetage des allergènes alimentaires[93]. Un mois plus tard, Santé Canada signifiait à l’industrie, dans une lettre, l’importance de déclarer les allergènes alimentaires majeurs, les sources de gluten et les sulfites ajoutés en concentration de 10 ppm et plus[94].

Il est légitime de croire que c’est en partie en raison de la pression publique visant un meilleur libellé de ces aliments, appuyée de données non équivoques quant à l’incidence sur la santé de la consommation d’allergènes alimentaires non identifiés au Canada, que Santé Canada a publié, le 26 juillet 2008, sa première proposition appelée Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (1220 — étiquetage amélioré des sources d’allergènes alimentaires et de gluten et des sulfites ajoutés)[95]. Après cette publication, Santé Canada a ouvert une période de consultation auprès du public afin de recueillir des commentaires. Ainsi, pendant la période de consultation s’échelonnant du 28 juillet au début décembre 2008[96], plus de 140 commentaires ont été reçus. L’analyse de ces commentaires ne sera terminée qu’en 2010[97].

À la suite de l’analyse des commentaires, Santé Canada a apporté des changements à sa proposition de modification de la réglementation en indiquant que les graines de moutarde allaient figurer sur les listes des allergènes alimentaires devant être identifiés et que les agents de collages dérivés des oeufs, du poisson et du lait, utilisés dans la production de certaines boissons alcoolisées, ne seraient plus exemptés de la réglementation, à l’exception des bières[98].

Il est intéressant de noter que, lors de son analyse des commentaires reçus, Santé Canada a souligné que certains avaient demandé que l’ail et l’oignon soient indiqués dans la liste des aliments allergènes à déclaration obligatoire. Toutefois, cette demande a été rejetée faute de preuve scientifique concluante[99]. Nous reviendrons sur cet élément ultérieurement.

Enfin, toujours dans le but d’accélérer le processus d’élaboration de la politique de Santé Canada, entre les mois d’octobre 2010 et de février 2011, une campagne de sensibilisation auprès du public a été entreprise[100]. Le 16 février 2011, les Modifications à la réglementation sur l’étiquetage des allergènes alimentaires[101] ont été publiées dans la partie II de la Gazette du Canada. Un délai de 18 mois était donné à l’industrie pour se conformer aux nouvelles exigences dudit règlement après son entrée en vigueur, qui a eu lieu le 4 août 2012[102].

L’ensemble des acteurs touchés s’est montré enchanté de la nouvelle réglementation. A toutefois été dénoncé le fait que cette dernière ne s’appliquait pas aux brasseurs de bière. Il a été allégué que cette situation était le résultat de la puissance de leur lobby[103].

2.3 Le poids des intervenants

Il ressort de cette dernière analyse que l’industrie alimentaire ainsi que les associations représentant les consommateurs souffrant d’allergies et de la maladie coeliaque ont été les principaux acteurs interpellés dans le processus qui a mené à l’adoption de la réglementation en vue d’un étiquetage amélioré des aliments contenant des substances allergènes.

Nous notons que c’est lors de la période de consultation ouverte au public, en 2008, à la suite de la publication de la proposition concernant la modification de la réglementation, que les consommateurs et les professionnels de la santé sont particulièrement intervenus[104]. En effet, selon des informations tirées du site Web de Santé Canada, 60 des 140 commentaires reçus ont été présentés par des consommateurs[105]. Les autres commentaires, quant à eux, été soumis par des professionnels de la santé, des groupes de patients, des associations de l’industrie de même que des membres de l’industrie et d’autres gouvernements. Des consultations auprès d’acteurs ont par ailleurs eu lieu suivant la publication de la proposition de modification de la réglementation où les acteurs suivants ont été rencontrés :

  • Anaphylaxie Canada ;

  • Association canadienne de la maladie coeliaque ;

  • Association québécoise des allergies alimentaires ;

  • Fondation québécoise de la maladie coeliaque ;

  • Option consommateurs ;

  • Conseil canadien des distributeurs en alimentation ;

  • Flavouring Manufacturers’ Association of Canada ;

  • Spirit Canada ;

  • Association des brasseurs du Canada ;

  • Société des alcools du Québec ;

  • Produits alimentaires et de consommation Canada ;

  • Association de la boulangerie[106].

Il est indéniable que la consultation du public tenue en 2008 a eu une incidence particulière sur la réglementation actuelle. En effet, comme nous l’avons indiqué, c’est à la suite de l’analyse des commentaires reçus que Santé Canada a décidé d’ajouter les graines de moutarde à la liste des allergènes alimentaires devant faire l’objet d’une déclaration. De plus, les agents de collage dérivés des oeufs, du poisson et du lait, qui sont utilisés dans la production de certaines boissons alcoolisées, ont été retirés de la liste des produits exemptés de la réglementation.

2.4 Les résultats de la consultation publique

Malgré les commentaires reçus, Santé Canada n’a pas jugé pertinent d’ajouter l’ail et l’oignon à la liste des allergènes alimentaires prioritaires, et ce, bien que 10 % des gens ayant exprimé un commentaire en aient fait la demande. Cette dernière était essentiellement basée sur des observations ou des expériences personnelles d’effets nocifs associés à la consommation de ces aliments.

À ce propos, Santé Canada indique qu’un examen de la documentation diffusée sur les allergènes a été entrepris afin de déterminer la validité scientifique de l’ajout de l’ail et de l’oignon à la liste des allergènes alimentaires prioritaires au Canada. C’est après l’analyse des études scientifiques pertinentes sur le sujet (36 en tout) que Santé Canada a rejeté la proposition des intervenants, faute d’études scientifiques concluantes quant aux risques d’allergie significatifs liés à la consommation de l’ail et de l’oignon.

Enfin, Santé Canada a confirmé que les bières seraient exemptées de la nouvelle réglementation adoptée. La raison de cette exemption est toutefois nébuleuse si l’on se fie à la lecture de l’analyse des commentaires reçus par Santé Canada[107].

En outre, après la consultation menée auprès du public, jumelée à son étude de la preuve scientifique, Santé Canada a conclu que la réglementation proposée (et donc celle qui sera adoptée) était susceptible de générer des coûts pour l’industrie alimentaire. Comme les analyses « coût-avantage » quantitatives et qualitatives indiquaient toutefois une valeur positive nette, cela justifiait l’implantation des modifications. À cet égard, nous pouvons lire sur le site de Santé Canada que, d’après les données publiées dans la documentation, une valeur positive nette de 69,3 millions de dollars était prévue annuellement au cours des 10 ans suivant l’entrée en vigueur des modifications réglementaires. De plus, une amélioration de la qualité de vie des personnes atteintes d’allergies alimentaires, de la maladie coeliaque ou d’une sensibilité aux sulfites et de leur famille était envisagée[108].

3 Une participation citoyenne limitée : des explications théoriques

Nos analyses des deux processus de consultation publique en matière d’étiquetage des aliments dérivés d’OGM et des aliments comportant des substances allergènes démontrent que le gouvernement a fait et fait encore des efforts dans le but de consulter la population et d’établir un dialogue avec cette dernière. Qui plus est, nous notons même une relative[109] transparence[110] de ce processus dans la mesure où Santé Canada et le CCCB ont continuellement mis à la disposition du public un nombre important d’informations par l’entremise d’Internet[111]. Cette transparence et l’ouverture du gouvernement à l’égard de la participation du public dans le contexte de l’élaboration des normes d’étiquetage relatives aux aliments de consommation se veulent ainsi conformes aux règles de consultation ouverte adoptées par le gouvernement fédéral au cours des dernières années. Néanmoins, il est pertinent de remettre en question la valeur d’un tel processus lorsqu’en définitive l’élaboration de normes s’avère davantage conditionnée par la donne scientifique (et économique), comme cela semble être le cas en ce qui concerne les plus récentes politiques en matière d’étiquetage.

D’un point de vue théorique, il est pertinent de se questionner sur la conciliation possible d’un processus de consultation publique intégré, prenant en considération l’opinion citoyenne, avec ce qui ressemble à un utilitarisme hégémonique, qu’il soit rationnel ou « normatif sociétal », guidant la prise de décisions politiques de Santé Canada. En effet, le recours à l’utilitarisme, qui implique l’attribution de valeurs numériques ou économiques aux éléments considérés dans la prise de décision politique, semble laisser peu de place à la considération de l’apport du citoyen, souvent non quantifiable. Cette situation ne peut que générer des doutes quant à la valeur réelle de l’appel à la participation citoyenne, à tel point qu’il est pertinent de se demander si cet appel n’est pas en fait un outil de légitimation d’un processus politique axé sur la donne scientifique.

3.1 Les exigences fédérales relatives à la participation collective du public : une simple image de participation intégrée

Nous remarquons qu’au cours de la dernière décennie le gouvernement fédéral a adopté diverses politiques requérant la transparence et la participation collective durant le processus d’élaboration de la réglementation proposée par ses différents ministères. Dans ces directives, le gouvernement insiste particulièrement sur la participation du public à tous les stades de l’élaboration des règlements. L’article 4.1 de la Directive du Cabinet sur la rationalisation de la réglementation[112] prévoit notamment l’obligation, pour les ministères fédéraux, de procéder à une consultation publique avant l’adoption de toute réglementation ainsi que les étapes sous-jacentes à ce processus :

Il incombe aux ministères et aux organismes d’identifier les parties intéressées et touchées et de leur donner l’occasion de prendre part à des consultations ouvertes, utiles et équilibrées à toutes les étapes du processus de réglementation.

Lorsqu’ils tiennent des consultations, les ministères et les organismes doivent :

  • informer et consulter les Canadiens quant à la nature et aux incidences de la question de politique publique dans la mesure où les données probantes et les connaissances scientifiques et empiriques, le permettent ;

  • consulter les Canadiens sur l’élaboration des objectifs de la politique ;

  • exposer clairement le processus et le calendrier des consultations pour permettre aux parties visées de s’organiser et de fournir leur avis ;

  • informer rapidement les Canadiens et les parties touchées sur le résultat des consultations et les priorités prises en compte dans le processus décisionnel.

[…]

Les ministères et les organismes doivent publier les propositions dans la Gazette du Canada, Partie I, prévoir une période pendant laquelle le public peut les commenter et tenir compte des commentaires reçus. La durée de la période allouée aux commentaires est normalement de 30 jours, mais elle peut varier en fonction des exigences législatives, des obligations internationales et d’autres considérations. Il faut prévoir une période de commentaires d’au moins 75 jours pour toute proposition concernant des règlements techniques, nouveaux ou modifiés, susceptibles d’influer sur le commerce international[113].

Les différents ministères, quant à eux, peuvent compléter les directives générales de consultation formulées par le gouvernement. C’est dans cet ordre d’idées que Santé Canada a élaboré en 2005 le Cadre de participation du public[114] et le Plan d’action du Cadre de participation du public. En 2006, Santé Canada a créé le Cadre de communication stratégique des risques dans le contexte de la gestion intégrée des risques à Santé Canada et à l’Agence de santé publique du Canada, qui, lui, complète le Cadre décisionnel pour la détermination, l’évaluation et la gestion des risques pour la santé publique paru en 2000[115]. Fondé sur ces directives, le processus de consultation publique de Santé Canada se résume en six étapes : 1) l’évaluation des facteurs ; 2) le choix des participants ; 3) le choix de l’activité de consultation ; 4) la tenue de l’activité de consultation ; 5) la présentation d’un rapport d’activité ; 6) l’évaluation de l’activité.

La volonté du gouvernement canadien de rendre le processus d’élaboration de la réglementation plus transparent et d’assurer la participation d’acteurs du public n’est ni nouvelle ni unique. Déjà, à Athènes, la démocratie participative n’établissait aucune différence entre celui qui gouvernait et les citoyens[116]. Aujourd’hui, la légitimité d’une norme juridique dépend beaucoup du consentement de la société à qui elle est destinée. Ce consentement se matérialiserait par une participation citoyenne continue, c’est-à-dire par une discussion permanente entre les organes gouvernementaux et les citoyens[117]. Dans un État de droit, la légitimité des décisions prises par le pouvoir public est ainsi grandement conditionnée par leur processus d’adoption. Il apparaît naturel aujourd’hui que les citoyens aient une prise démocratique sur les organismes décisionnels puisque ces derniers prennent des décisions qui touchent directement les citoyens dans leur vie quotidienne[118]. Le droit doit être légitimement édicté et, de ce fait, fondé sur la communication avec les citoyens[119]. Celle-ci devrait être à la fois ex ante, c’est-à-dire précéder l’entrée en vigueur de la norme, et ex post, c’est-à-dire légitimer ou « délégitimer » ladite norme mise en avant à l’occasion d’élections ou de consultations publiques[120]. Précisons que l’idée d’un processus d’élaboration de politiques résultant d’une consultation entre les acteurs incluant le public et des membres de la société civile a été étudiée considérablement[121].

De manière plus contemporaine, cette tendance a été privilégiée par les États-Unis qui, sous le gouvernement du président Obama, ont adopté en 2009 l’Open Gouvernement Initiative[122], dont l’objectif principal est de favoriser chez les citoyens l’accès à l’information et aux processus décisionnels des organismes fédéraux. Toutefois, dans l’analyse de cette initiative, Teresa M. Harrison et ses collègues se questionnent sur la valeur réelle de cette transparence et sur le poids attribuable aux avis reçus par le public : « L’apport des citoyens au processus décisionnel d’un organisme gouvernemental fera-t-il en sorte qu’il soit davantage perçu comme “participatif” et comment déterminer le poids des avis des citoyens pour établir une telle conclusion[123] ? »

Le questionnement de Teresa M. Harrison et ses collègues nous ramène à notre analyse des processus de consultation publique en rapport avec l’étiquetage des aliments génétiquement modifiés et des aliments comportant des substances allergènes. En effet, il ressort de notre analyse que le CCCB et Santé Canada ont, dans chacun des cas, respecté le processus de consultation publique dicté par les différentes directives dont nous avons fait mention. Néanmoins, notre analyse démontre que, pour chacune de ces politiques, le gouvernement a plutôt fondé sa prise de décision, en ce qui concerne la réglementation, sur la présence ou l’absence de preuve scientifique concluante relativement aux risques pour la santé (et non sur la volonté des citoyens), et sur l’impact de ces risques sur le système de santé.

Cette dernière considération se réfère, à mots couverts, à la notion de coûts générés par l’incidence économique négative d’un étiquetage non transparent d’aliments comportant des substances allergènes. Rappelons par ailleurs que Santé Canada a jugé que cette incidence n’était pas assez élevée, par rapport aux coûts générés par une obligation d’étiquetage, en ce qui a trait aux aliments contenant de la poudre d’ail ou d’oignon. En effet, ces « substances allergènes » ont été exclues de l’exigence d’étiquetage, faute de preuve scientifique concluante quant au ratio coût-avantage positif net lié à une telle exigence.

La conclusion est similaire pour l’étiquetage des aliments génétiquement modifiés. En effet, selon le gouvernement fédéral canadien, il n’existe pas de preuves scientifiques suffisamment concluantes au sujet des risques probants pour la santé y étant associés et il n’y a pas lieu non plus d’appliquer le principe de précaution[124]. L’importance d’un fondement scientifique justifiant l’étiquetage des aliments génétiquement modifiés ressort nommément d’un rapport remis par le CCCB en 2002 qui recommande l’étiquetage obligatoire des OGM si leur consommation emporte des dangers sanitaires, alors qu’il se contente de recommander l’étiquetage volontaire lorsque d’autres préoccupations sont invoquées (philosophiques, morales, éthiques, etc.)[125].

Dans ce contexte, nous nous questionnons sur la place effective qu’occupe le citoyen dans le processus de consultation publique. Plus précisément, nous nous demandons quelle est la valeur réelle du processus de consultation intégré, engageant le citoyen, dans un contexte d’élaboration de normes réglementaires comme celles qui sont relatives à l’étiquetage des aliments.

Bien que la consultation ait fait état d’une volonté majoritaire de la population en faveur de l’étiquetage des aliments génétiquement modifiés, les instances réglementaires ont préféré ne pas en tenir compte et elles ont privilégié l’argument purement scientifique. En ce qui concerne l’étiquetage des aliments comportant des substances allergènes, la pression publique a porté des fruits. Toutefois, cette pression était motivée par l’existence d’études probantes sur les risques pour la santé liés à la consommation d’aliments comportant des substances allergènes. La donne scientifique n’aura cependant pas été assez probante pour justifier les coûts liés à l’identification des aliments comportant de la poudre d’ail et d’oignon. Par ailleurs, la donne scientifique était toutefois forte quant à l’incidence de la présence d’allergènes alimentaires dans les bières[126], mais celle-ci n’aura pas eu raison de la donne économique expliquant la décision de Santé Canada de reporter l’application de la nouvelle réglementation aux brasseurs de bière en raison de l’influence effective de leur puissant lobby au Canada[127].

Considérant la tendance du gouvernement à évacuer la « voix » du citoyen au profit de la donne scientifique, nous serions d’abord tentées de penser que le processus actuel de participation publique ne sert, dans les faits, qu’à légitimer les décisions politiques rationnelles de ce ministère (théorie du choix rationnel). Une telle conclusion sera toutefois nuancée en fonction de la théorie utilitaire dans un contexte d’élaboration de la réglementation.

3.2 La participation citoyenne : moyen de légitimer le choix rationnel des instances réglementaires ?

La théorie du choix rationnel a pour principale base la notion de « choix rationnel ». De façon générale, un choix rationnel est simplement défini comme étant raisonnable, logique et cohérent. Le terme « raison », quant à lui, peut être défini comme la capacité de tirer des conclusions logiques à la suite de l’analyse de prémisses justifiées.

La notion de choix rationnel est certainement plus ancienne que la théorie portant la même appellation. Cette notion remonte à l’époque de Hobbes[128]. Elle implique qu’un décideur, en présence de plusieurs choix, optera pour la solution qui maximise d’abord et avant tout son intérêt propre[129]. Cette décision peut toutefois ne pas être optimale par rapport aux bénéfices apportés, dans la mesure où le choix du décideur peut découler d’une analyse faussée par une information incomplète ou par son incapacité cognitive à traiter l’information qu’il possède[130]. Nous dirons alors que sa décision est rationnelle mais limitée.

De manière générale, la théorie du choix rationnel consiste à dire que le choix rationnel d’un individu, d’un décideur public, d’un gouvernement ou encore d’une collectivité est celui qui maximise son intérêt[131]. Cette théorie a particulièrement fait son apparition avec les premiers travaux d’Adam Smith relatifs aux lois du marché[132]. Dans sa forme primaire, elle se fonde sur l’étude des comportements humains afin de comprendre et d’envisager les choix d’individus rationnels, le plus souvent le consommateur ou le vendeur, dans un contexte de marché. Transposé au domaine politique, comme le soutient Weber, le choix rationnel d’un décideur politique sera celui qui maximise son pouvoir[133]. Quant au choix rationnel d’un groupe d’intérêts, dans un contexte d’élaboration de politiques publiques, ce sera celui qui préconise l’adoption de politiques faisant la promotion de l’intérêt, ou des préférences agrégées, des membres de ce groupe[134]. Selon Donald T. Dickson, l’intérêt d’une entité administrative sera par ailleurs celui qui justifie l’objectif sous-jacent à son existence[135]. Il s’appuie sur sa propre étude du processus politique qui a mené à l’adoption de la loi américaine destinée à interdire les narcotiques. Les résultats de son étude de nature empirique ont en fait démontré que l’adoption de cette loi a été le résultat premier d’une croisade entreprise par le Bureau des narcotiques, aux États-Unis, dont l’objectif était prioritairement de justifier son existence :

Therefore the federal department must convince the public and Congress : 1) that it serves a useful, or if possible, a necessary function ; and 2) that it is uniquely qualified to do so. The less the department is sure of its future status, the more it will try to convince Congress and the public of these.

[…]

Given the normal, well-documented bureaucratic tendency toward growth and expansion, and given the fact that the Division was a public bureaucracy and needed to justify its operations and usefulness before Congress, it would seem that increased power and jurisdiction in the area of drug control would be a desirable and, in fact, necessary goal[136].

Selon Donald T. Dickson, l’objectif premier de cette loi n’était donc aucunement de protéger la société, mais bien de conférer une raison d’être au Bureau des narcotiques qui souhaitait subsister[137].

À notre avis, il est délicat de conclure que la politique sur les allergènes mise en place par Santé Canada l’a été dans le but de justifier son existence ou encore que ses fonctionnaires ont permis son adoption dans la poursuite de la réalisation de leur utilité personnelle. Toutefois, il demeure important de garder à l’esprit que l’intérêt des hauts fonctionnaires de Santé Canada réside dans la promotion de politiques et de règlements assurant la réalisation de la raison d’être de Santé Canada, c’est-à-dire la protection sanitaire du public. Dans le cas contraire, il est indéniable que leur position, à titre individuel, pourrait se voir compromise. Quant à la recommandation du CCCB sur l’étiquetage volontaire des OGM, la conclusion est similaire. Ce dernier a été créé afin de conseiller divers ministères, dont Santé Canada qui, en vertu de la Loi sur les aliments et drogues[138], exige l’étiquetage des OGM dangereux pour la santé. La recommandation du CCCB de ne pas imposer un étiquetage obligatoire en raison, notamment, de l’absence de risques avérés pourrait bien expliquer que Santé Canada ne modifie pas ses façons de faire, et ce, conformément à son mandat et à sa raison d’être. Il n’en demeure pas moins que d’autres organismes fédéraux auraient pu se saisir de la question et imposer un étiquetage obligatoire des OGM sur la base des préoccupations autres que sanitaires mentionnées par les participants à la consultation publique.

Dès lors, bien que des éléments de notre analyse puissent nous guider vers la désignation de la théorie du choix rationnel à titre de théorie expliquant l’absence de prise en considération, par Santé Canada, de la voix citoyenne, la théorie utilitaire que nous qualifions de « normative et sociétale » est possiblement celle qui confère l’explication théorique la plus réaliste.

3.3 L’utilitarisme normatif sociétal et ses limites

De façon générale, le recours à la théorie utilitaire, dans l’élaboration de politiques publiques, permet de mettre en évidence les politiques qui sont utiles au plus grand nombre de personnes possible sans égard à la catégorie de personnes[139]. La politique en question doit ainsi « maximiser » l’intérêt collectif. Aux fins de notre texte, nous qualifions cette théorie d’utilitaire et de normative avec perspective sociétale. Nous la distinguons ainsi de la théorie du choix rationnel, qui implique aussi un calcul « coût-avantage », mais en fonction d’un intérêt personnel et non collectif dans une perspective sociétale.

La prédominance de l’analyse utilitaire et normative, avec une perspective sociétale, semble émaner tant des documents explicatifs relativement à la réglementation qui porte sur l’étiquetage des aliments comprenant des substances allergènes qu’à celle qui concerne les aliments génétiquement modifiés. Puisque ces documents se réfèrent, de façon constante, au calcul « coût-avantage » pour la société, nous sommes en effet tentées de conclure que Santé Canada recherche davantage le bien commun que la réalisation d’un intérêt rationnel[140].

Le recours à une analyse utilitaire simplifiée pourrait expliquer la stricte considération, par Santé Canada, de données quantifiables et le rejet de motifs plus subjectifs. À ce sujet, l’étude de Michel Bellavance, qui se penche sur le processus d’élaboration des politiques publiques, permet de constater de quelle façon une application simplifiée du modèle d’analyse économique peut se transposer à ces dernières :

[Le] décideur ne cherchera pas à faire un choix qui puisse lui garantir le maximum de bénéfices ou d’avantages à un coût minimum. Il se satisfera, au contraire, d’une solution qui lui permettra de réaliser un niveau acceptable de bénéfices nets. De la même façon, il pourra choisir consciemment de commettre certaines erreurs minimes maintenant – ou de prendre le risque d’en commettre certaines – dans le but d’en éviter de plus sérieuses dans l’avenir ; ou encore, il refusera délibérément de considérer tous les aspects d’un problème parce que celui-ci est trop complexe c’est-à-dire qui dépasse simplement son entendement[141].

En conséquence, un décideur peut ainsi délibérément, et de façon pleinement rationnelle, adopter une politique tout en étant conscient qu’il n’a pas envisagé sur le plan social l’ensemble du calcul « coût-avantage » liés à cette politique. À ce propos, Michel Bellavance ajoute ceci : « le décideur — ou, par analogie, l’homme politique ou le gestionnaire — refusera d’envisager tous les aspects d’un problème surtout si ce problème exige, selon lui, des solutions à moyen ou à long terme. Il préfèrera toujours s’attaquer aux aspects du problème qui sont susceptibles d’être réglés dans l’immédiat. Ainsi, ce n’est que partiellement et de façon séquentielle que celui-ci pourra être corrigé[142]. » Le processus d’analyse utilitaire simplifié pourrait ainsi expliquer, d’une part, l’ignorance, par Santé Canada des limites propres à la science (3.3.1) ainsi que, d’autre part, l’apport non quantifiable du citoyen (3.3.2).

3.3.1 Les limites de la science

La science n’est pas nécessairement un gage d’objectivité[143]. Dès lors, attribuer une importance démesurée à la donne scientifique représente une faille importante de tout processus décisionnel. Comme le rappelle Gregory Shaffer, plusieurs souhaitent en effet croire que « the expertise of science can help to resolve competing claims in a neutral manner, evade normative judgments with their distributional implications, and legitimize legal decisions through the authority of science[144] ». Santé Canada[145] entretient-elle cette vision de la science, capable de produire des vérités selon un schéma dépourvu d’a priori ?

Les scientifiques reconnaissent pourtant qu’une grande part de subjectivité fait partie des résultats de leurs travaux et qu’ils évoluent en considérant des éléments propres à leur culture et à leurs valeurs[146]. Aussi, comme le souligne le Groupe d’experts formé par la Société royale du Canada en 2001, les chercheurs deviennent de plus en plus dépendants de l’industrie[147]. Selon le Groupe d’experts, cela aurait un impact certain sur le choix des sujets de recherche, contribuerait à créer une atmosphère d’isolement parmi les chercheurs (en conséquence, les résultats ne subiraient pas la critique constructive des pairs) et ébranlerait la confiance du public à l’égard de la science universitaire.

Selon la sociologue Suzan Wright, le sens de l’éthique des scientifiques se modifierait même au gré des exigences commerciales, spécialement lorsque leurs recherches sont perçues comme un investissement[148]. En outre, on peut remettre en question un système qui ne se fie qu’à la science pour déterminer les politiques publiques. Christine Noiville dénonce cette façon de faire : « Parce qu’elle ne constitue donc ni un outil d’une fiabilité absolue, ni le moyen d’obtenir des réponses universelles, on ne saurait attendre [que la science] prédétermine à elle seule la politique sanitaire des États[149]. »

Finalement, comme le rappelle Guy Sorman, « l’histoire des sciences exactes enseigne que l’exactitude n’est jamais que relative, évoluant d’une théorie à l’autre, chacune n’étant que l’estimation d’une réalité insaisissable[150] ».

Il est impossible de penser que Santé Canada ignore ces éléments. Néanmoins, malgré les limites de la donne scientifique, celle-ci bénéficie d’une valeur que n’a pas la voix citoyenne non appuyée scientifiquement. Pour cette raison, nous sommes tentées de penser que les politiques de Santé Canada sont le résultat d’une analyse utilitaire simplifiée : ce ministère évacue volontairement l’idée que la science a ses limites afin d’éviter d’ajouter un degré de complexité supérieur à son niveau d’analyse.

Enfin, on peut penser que le recours aux résultats scientifiques a eu le mérite de faire accepter les politiques en matière d’étiquetage des aliments. Le scientifique jouerait donc plus que jamais un rôle social déterminant qu’Antonio Gramsci qualifiait d’hégémonique[151] : le scientifique, inconsciemment, assurerait le consentement passif de la population. D’ailleurs, « dans notre société la science est dans une large mesure devenue une idéologie[152] ». Le citoyen finirait ainsi par considérer la mesure prise par le gouvernement comme rationnelle et juste, voire légitime[153], alors même que nombre de considérations qui étaient a priori au coeur de ses préoccupations seraient évacuées : morales, religieuses, éthiques, sociales et philosophiques. Par l’intervention du scientifique et par l’aura de rationalité qu’il dégage, le citoyen consentirait spontanément à la décision prise.

3.3.2 La quantification de l’apport citoyen

Dans la mesure où la voix du citoyen n’est pas quantifiable, la donne scientifique apparaît comme une valeur refuge pour le décideur public. Cette tendance fait dire à certains que la science en vient à jouer un rôle de plus en plus normatif[154].

En effet, l’apport du citoyen profane à un processus d’élaboration de politiques est purement rationnel, d’un point de vue individuel. Le citoyen fonde généralement son argument sur son expérience, ses valeurs, sur ses craintes, sur les moyens permettant de réaliser son utilité. Il devient ainsi difficile pour le décideur public de conférer une valeur numérique ou monétaire à cet apport individuel ou encore d’agréger les préférences individuelles pour leur accorder une valeur. Cette difficulté pourrait ainsi pousser le décideur public vers un processus lucide d’analyse simplifiée lui épargnant la tâche ardue d’intégrer ces éléments difficilement quantifiables dans l’analyse. Cette situation pose donc tout le problème de la prise en considération des préoccupations morales, éthiques, philosophiques ou religieuses des citoyens dans un processus d’analyse à caractère utilitaire.

Cette situation nous pousse à nous demander si la recherche d’arguments purement quantifiables est conciliable avec les objectifs sous-jacents de la participation citoyenne au processus de consultation publique en vue de l’élaboration de politiques.

Enfin, nous ne pouvons exclure la possibilité que Santé Canada ait opté pour un modèle d’analyse complexe, intégrant l’apport citoyen, mais lui ait conféré une valeur moindre que celle qui été accordée aux expertises et aux données de nature économique. Si tel était le cas, il faudrait conclure que les concepts d’expertise et de rationalité sont des valeurs ayant préséance sur d’autres valeurs, tant pour le gouvernement que pour le citoyen qui se voit touché par la réglementation.

À ce sujet, nous notons que le CCCB a perçu de ses recherches sur l’opinion publique que « bien des gens ne comprennent pas clairement ce que sont les aliments [génétiquement modifiés][155] ».

Certes, il faut se demander s’il est souhaitable que des citoyens profanes, sans expertise particulière, soient inclus dans ce type d’exercice. Les questions soulevées présentent souvent un haut degré de technicité et le simple citoyen n’a peut-être pas toutes les informations lui permettant de donner une opinion éclairée[156]. Néanmoins, on peut aussi se demander s’il est préférable que la norme juridique soit dictée par le scientifique. Selon Simon Charbonneau, elle risque ainsi de devenir un : « pur instrument de pouvoir entre les mains de ceux qui savent l’interpréter [puisqu’elle] suppose du citoyen l’acquisition d’un minimum de connaissances scientifiques et surtout la possession de techniques souvent sophistiquées lui permettant de vérifier si la norme a été outrepassée[157] ».

Dès lors, certains considèrent comme essentiel d’engager le citoyen dans le processus. Par exemple, la Commission française du développement durable a suggéré que les noms de citoyens soient tirés au sort afin que ceux-ci soient éduqués à la question pour formuler des avis éclairés à l’intention des décideurs[158]. Adoptée en 1988 par la Commission économique pour l’Europe des Nations Unies (CEE-NU), la Convention d’Aarhus[159] est un autre exemple de l’importance accordée à l’accès à l’information, à la participation du public au processus décisionnel et à l’accès à la justice. Il y est notamment prévu que toute personne a le droit d’être informée, de participer aux décisions et d’exercer son recours en matière d’environnement. Ainsi, la Convention d’Aarhus offre non seulement une place aux citoyens dans les débats publics en matière environnementale, mais elle contribue au renforcement de la transparence des processus publics. Suivant cette approche, l’expert et le scientifique ne sont que des acteurs parmi d’autres dans le processus d’élaboration des normes, et cela permet d’éviter que la gouvernance devienne une technocratie[160] dont le citoyen trouverait exclu.

La « formation préalable » de citoyens ne permet toutefois pas de pallier la difficulté de conférer un poids à des valeurs de moralité, d’éthique ou de religion. Ici, il est donc pertinent de reconnaître que la prise en considération de valeurs sociétales non quantifiables, telles que la liberté de choix ou le droit de savoir du citoyen, pourrait remettre en question la raison d’être de Santé Canada, soit celle de mettre en marché des aliments sécuritaires sur la base de données probantes.

Pour cette raison, nous nous posons la question de savoir s’il est pertinent d’attribuer à un ministère unique, comme Santé Canada, la tâche d’encadrer des thèmes qui débordent de son propre champ de compétence ou de sa mission. Plus particulièrement, nous nous demandons si la participation citoyenne, de laquelle émanent des valeurs autres que rationnelles et quantifiables, ne pourrait pas prendre tout son sens dans un contexte d’élaboration de politiques plus ouvert que dans le cas de la conception d’une réglementation. Force est de reconnaître, toutefois, que le processus d’adoption de la réglementation se veut plus flexible et plus rapide que le processus d’adoption de lois, précisément pour faciliter une plus grande réflexivité du droit par rapport aux relations sociétales en mouvance. Le défi demeure ici de préserver la flexibilité que confère le processus d’élaboration de la réglementation tout en assurant une plus grande reconnaissance de l’apport citoyen à ce dernier.

Conclusion

En 1986, Ulrich Beck surnommait les citoyens les « passagers clandestins de la consommation[161] » en raison du fait qu’on ne leur permettait pas de faire de réels choix d’achat.

Notre étude de cas laisse croire que la situation n’a pas évolué. Pourtant, sur la scène internationale, une tendance nette se dessine quant à une meilleure prise en considération du choix citoyen dans le droit de la consommation, attitude qui semble moins présente dans le contexte d’élaboration de la réglementation de Santé Canada.

En effet, si, dans une majorité de pays développés, la théorie du consommateur individuel et rationnel triomphe, on voit de plus en plus s’imposer une théorie de rechange[162]. Selon la théorie du consommateur individuel, populaire chez les tenants du libéralisme et de l’analyse économique du droit, l’acte de consommation n’est pas lié à l’environnement social[163]. Ainsi, les marchés seraient capables de s’autoréglementer et fourniraient l’information pertinente au consommateur. L’État ne réagit que s’il estime qu’un défaut d’agir lui coûtera plus cher (si les consommateurs cessent de consommer) que ce qu’il lui en coûte d’intervenir[164].

À cette théorie du consommateur individuel, on oppose aujourd’hui la théorie suivant laquelle l’acte de consommation se conçoit dans une perspective sociale et environnementale[165]. Le consommateur se situant dans une position vulnérable, il importe d’abord de réglementer le marché dès la chaîne de production et, ensuite, d’informer l’acheteur qui pourra décider d’encourager ou non ce type de production[166].

Même l’OMC semble au diapason des tendances théoriques en matière de droit de la consommation. En effet, pourtant peu réputée pour être encline à laisser les États restreindre le commerce au nom de valeurs de toute sorte, l’OMC a avancé à pas de géant récemment. Pendant longtemps, elle a admis que des pays restreignent le commerce pour protéger la santé de leurs citoyens ou leur environnement pourvu que les risques envisagés soient confirmés par des preuves scientifiques solides[167]. Depuis quelques années, on a vu l’OMC s’ouvrir à des considérations autres que scientifiques en interprétant d’une manière très libérale le concept de moralité publique. La dernière décision en la matière a été rendue par le Groupe spécial en novembre 2013 dans l’affaire des produits dérivés du phoque qui oppose le Canada et la Norvège à l’Union européenne[168]. Les juges de l’OMC ont permis aux Européens de refuser l’importation des produits dérivés du phoque, principalement canadiens, au motif que ceux-ci jugent les méthodes de chasse immorales. Il est toutefois demandé au législateur européen de modifier son règlement pour se conformer à ses obligations internationales en matière de commerce. Il s’agit donc d’une victoire à la Pyrrhus : le principe a été admis, mais la méthode choisie ne résiste pas à l’épreuve du droit de l’OMC. Ce différend donne une occasion d’ouvrir encore un peu le débat sur la place du choix des consommateurs, ouverture que l’organe d’appel pourrait choisir de refermer ou de modifier.

Finalement, mentionnons, l’affaire EPO, dans laquelle le Groupe spécial de l’OMC a reconnu récemment qu’il était légitime qu’un pays réagisse aux demandes de ses citoyens en exigeant l’étiquetage de l’origine de certains produits[169]. Qui plus est, le Groupe spécial a considéré qu’il était pertinent d’accorder un poids « aux normes sociales[170] », c’est-à-dire des tendances en matière de consommation, lorsque vient le moment de déterminer si un État agit en s’appuyant sur l’atteinte d’un objectif légitime ou non. En bref, l’OMC laisse de plus en plus de marge de manoeuvre aux États pour qu’ils puissent répondre aux souhaits de leurs citoyens. On voit cette tendance surtout dans le cas des mesures qui n’ont pas été adoptées pour prévenir un risque sanitaire ou environnemental.

Au Canada, si l’on se situe sans conteste dans une perspective du consommateur individuel et rationnel, la seconde théorie — la théorie alternative — gagne en popularité et, comme cet article l’a démontré plus haut, plusieurs réclament en effet que les pouvoirs sanitaires soient plus attentifs aux préoccupations de toute sorte des consommateurs. Compte tenu de cette tendance, il nous appert évident que des moyens favorisant l’effectivité d’une participation collective mieux intégrée devraient être mis en place, sans pour autant restreindre les flexibilités que confère actuellement le processus d’élaboration de la réglementation par rapport à celui de l’élaboration des lois. Là réside le défi des administrations publiques.