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La grève étudiante de 2012 au Québec a suscité bien des réflexions juridiques par la présence inédite d’une remise en question du droit de grève étudiant. Certains ont défendu la thèse de l’existence de ce droit, découlant de l’usage de la liberté d’expression, du droit d’association et du régime juridique particulier conférant aux associations étudiantes un monopole de représentation[1]. D’autres ont conclu à l’existence d’un flou juridique appelant à des solutions législatives destinées à clarifier les droits des associations étudiantes, voire à encadrer leurs pratiques[2]. Cependant, ces contributions sont largement demeurées sur le terrain du droit lui-même, car elles tentaient presque toutes d’évaluer la validité du droit de grève étudiant dans les termes mêmes du droit.

D’un point de vue sociologique, la crise étudiante, avec le non-respect des injonctions, la désobéissance civile contre le projet de loi no 78[3] et la sortie de crise électorale, reste toutefois mal comprise. Ces éléments soulèvent une série de questions qui sont traditionnellement au centre de la problématique entre les mouvements sociaux et le droit étatique : comment celui-ci contribue-t-il à définir les mouvements sociaux ? De quelle manière la capacité de ces derniers à créer du droit influe-t-elle sur l’État ? De quelle façon le droit s’inscrit-il plus largement dans les rapports entre l’État et les mouvements sociaux ? La légitimité dont jouit le droit étatique peut-elle s’accommoder d’une prétention normative concurrente, qui n’émanerait pas du processus électoral et du monopole du politique que réclame pour lui l’État, mais plutôt de processus de légitimation distincts qui n’ont pas été « internalisés » par le système juridique ni par l’État ?

Comprendre la production du droit en fait de légitimité politique met en lumière une conflictualité irréductible entre deux processus de légitimation — l’un associé à l’État ; l’autre, à la démocratie radicale pratiquée dans certains mouvements sociaux — qui est souvent obscurcie par leur institutionnalisation ou leur intégration au système légal formel. L’institutionnalisation des mouvements sociaux repose sur une relation politique dans laquelle l’État accepte d’intégrer certains groupes de pression à un processus décisionnel dont il a fixé à l’avance les limites. S’opère alors une forme d’« échange politique » dans lequel les groupes d’intérêt se voient attribuer une partie du pouvoir de l’État en échange de leur capacité à garantir l’adhésion de leur membres à la décision produite[4]. La pratique du corporatisme intègre alors les mouvements sociaux à un consensus public sous la gouverne de l’État.

L’institutionnalisation peut aussi être opérée par le droit, quand le système légal reconnaît le rôle de mouvements sociaux et leur confère certains pouvoirs et obligations, tout en encadrant leur pratique. Le cas du syndicalisme au Canada, qui est passé d’un mouvement carrément illégal durant la première moitié du xixe siècle à un acteur institutionnel majeur encadré par un ensemble de lois important, est l’exemple le plus frappant d’une telle intégration.

Dans ces deux cas, l’institutionnalisation des mouvements sociaux permet de canaliser les problématiques qu’ils soulèvent dans des formes pouvant être traitées par le système politique et qui excluent de facto la contestation du pouvoir de la classe dominante[5]. Ce n’est que lorsque cette internalisation n’a pas lieu que peuvent apparaître aussi clairement, dans leur forme presque idéaltypique, ces deux conceptions de la démocratie radicalement opposées, produisant un ordre normatif contradictoire et s’appuyant sur des processus de légitimation mutuellement exclusifs qui trouvent leur expression dans des espaces publics différenciés. Le printemps de 2012 nous donne justement la chance de voir de tels processus à l’oeuvre, le gouvernement ayant choisi de ne pas reconnaître la légitimité du mouvement étudiant, ce qui a rendu ainsi son intégration pratiquement impossible.

1 Le monisme ou le pluralisme juridique : deux ordres normatifs qui s’affrontent

La ténacité du mouvement étudiant face à l’appareil judiciaire et répressif déployé devant lui et sa capacité à imposer ses décisions à des établissements d’enseignement malgré l’opposition ouverte du gouvernement et des tribunaux ne peuvent se comprendre en faisant abstraction de la production, par le mouvement étudiant, d’un ordre juridique indépendant de l’État et susceptible de s’y opposer. L’opposition entre le monisme et le pluralisme juridique est ici particulièrement heuristique : alors que le monisme sous-tendra la position gouvernementale, le pluralisme permettra de saisir la capacité d’un acteur non étatique à produire du droit.

Le pluralisme juridique critique le monisme en soulignant que les institutions productrices de droit sont multiples et ancrées dans des mécanismes sociopolitiques diversifiés et souvent hybrides. Les racines historiques du pluralisme juridique remontent au Moyen Âge européen, alors que la fragmentation du pouvoir politique offrait une pluralité de droits et une multiplicité de tribunaux destinés à la fois à interpréter et à appliquer le droit[6]. L’émergence de l’absolutisme a provoqué la consolidation de la prérogative de la production du droit dans les mains de l’État et mené à l’extinction de formes de droits concurrents et à la centralisation du pouvoir de produire le droit dans les mains d’institutions soumises à l’État.

La subsomption historique du droit sous l’autorité de l’État s’exprime dans la doctrine moniste du droit, qui considère que seul l’État est, juge et garant de la légalité des normes[7]. Cette conception positiviste du droit peut être qualifiée de « centralisme légal[8] », ou bien de monisme juridique, dans la mesure où elle considère « que la loi est et devrait être celle de l’État, uniforme pour tous, exclusive de toutes les autres lois, et administrée par un ensemble unique d’institutions étatiques[9] ». Dans cette conception, l’État détient le monopole absolu de la production et de l’administration du droit[10] ; la légitimité du droit, à son tour, dépend du caractère démocratique du régime politique gouvernant l’État.

Contre cette vision univoque, le pluralisme juridique développera une vision plus nuancée reconnaissant le pouvoir des acteurs non étatiques à produire un ordre normatif qui pourra être assimilé au droit. Ainsi, les associations, les ordres religieux, les communautés, les familles, bref tous les groupes sociaux tendent à produire un ordre juridique[11] et des obligations qui définissent l’appartenance au groupe et dont le non-respect provoque des réactions de la part du groupe pour forcer le respect de ses normes.

Max Weber était attaché au droit positif, qu’il associait à la naissance du capitalisme et de l’État rationnel[12], mais il reconnaissait néanmoins le pluralisme juridique comme un fait découlant de la nature privée des arrangements contractuels qui structurent les sociétés libérales[13]. Il soumettait la pluralité des ordres juridiques à l’État, puisque les libertés contractuelles privées s’appuyaient en définitive sur une autonomie juridique accordée par l’État aux individus et aux groupes. La primauté donné par Weber à l’État comme producteur de droit suggère que l’acte de reconnaissance d’un ordre juridique concurrent, quand il mène à une intégration de ce dernier au droit positif, peut être vu comme l’acte de pouvoir d’un État qui, seul, dispose de la prérogative de décider comment, quand et dans quelle mesure cette intégration aura lieu. Paradoxalement, celle-ci découle alors de la nécessité de préserver le monopole juridique de l’État.

Si une partie de la légitimité du droit émanait pour Weber de la croyance en la rationalité du droit, il se dégageait partiellement du positivisme en ajoutant une dimension où la légitimité du droit provenait de la capacité d’un dirigeant charismatique à faire plébisciter démocratiquement son autorité[14]. En définitive, cet argument reposait, comme chez Schmitt, sur une forme de décisionnisme[15]. En évacuant l’éthique de la réflexion sur la légitimité du droit, Weber écartait du même coup la possibilité de la fonder sur une « rationalité en valeur ». Par conséquent, sa pensée débouchait sur une contradiction insoluble entre la légalité formelle et la légitimité charismatique[16].

Contrairement à Weber, Gurvitch a théorisé le pouvoir des groupes autonomes de l’État de produire un droit pouvant entrer en contradiction avec les prétentions universalisantes du droit positif[17]. Il insistait sur le rôle du conflit, de la spontanéité et de la créativité dans l’émergence d’une pluralité de formes sociales, tout en refusant de réduire l’expérience directe des acteurs à des catégories construites par une démarche objectivante[18]. Plutôt que de se limiter au droit positif, il considérait que les juristes feraient mieux de se préoccuper de sociologie, car le droit spontané produit par les collectivités serait toujours, dans une certaine mesure, opposé au droit institué[19]. En intégrant de manière critique une phénoménologie du droit à sa sociologie[20], il présentait le droit comme fondé sur « une expérience spontanée et intuitive du sentiment de justice[21] » et ancrait ainsi sa légitimité dans une éthique faisant une large place aux sentiments. Il introduisait par là la « rationalité en valeur » dans sa réflexion, mais relativisait le caractère rationnel et réflexif du droit, ce qui contribuait ainsi à le vider de son sens politique d’une manière qui permettait difficilement de penser le problème de la légitimité en termes de processus sociaux.

La tension entre ces deux idéaux-types du pluralisme doit être vue comme découlant du processus historique, souvent violent, d’affirmation par l’État moderne de sa primauté en matière de production du droit à l’encontre des différents types de droits émanant des rapports sociaux et des solidarités collectives autonomes. S’ouvrirait la possibilité d’un choc normatif dès lors que la propension de l’État à subsumer les autres ordres sous l’autorité, en dernière instance, de sa norme à prétention universelle viendrait heurter la capacité des groupes sociaux de produire des normes qui pourraient contredire celles qui sont édictées par l’État. Le contraste entre Weber et Gurvitch permet alors de penser que la dualité inhérente au pluralisme juridique découlerait d’une réelle contradiction politique dont les pôles — autonomie totale ou intégration totale — se structureraient sur un continuum au gré des rapports de force qui traversent la société.

C’est dans cette optique de choc entre deux ordres juridiques que nous envisageons le mouvement étudiant de 2012. Présent dans une grande partie des établissements d’enseignement postsecondaires depuis les années 60[22] et constitué d’une constellation d’associations étudiantes, il n’a pas attendu la reconnaissance du monopole de représentation des associations étudiantes par l’État en 1984 pour se constituer ou pour agir. Sa structure, empruntée au syndicalisme[23], souligne que le mouvement étudiant se propose de défendre les droits étudiants avec les méthodes mises au point par le syndicalisme ouvrier, notamment par la grève, le piquetage et les manifestations.

Le mouvement produisait un ordre juridique, dans la mesure où certaines de ses décisions étaient interprétées par les étudiantes et les étudiants, par les membres du corps professoral et par les administrations des établissements d’enseignement comme ayant un caractère d’obligation qui justifiait l’annulation des cours ou l’absence de sanctions académiques en cas de grève[24]. Ainsi, le mouvement étudiant créait un ordre juridique, et ce, considérant le fait que ce dernier était à la fois contraignant, produit par une instance particulière — l’assemblée générale de l’association étudiante — ayant à sa disposition une procédure rationnelle de décision et étant en mesure, par la mobilisation de ses membres, de faire respecter sa décision et dont la légitimité, si elle faisait quelquefois l’objet de débats, était généralement reconnue par l’ensemble des acteurs institutionnels présents dans les établissements d’enseignement[25]. C’est cet ordre juridique, émanant de la pratique syndicale étudiante, qui a été remis en question par la crise des injonctions, puis par la loi spéciale. Les décisions du système judiciaire sont alors entrées en collision avec l’ordre juridique particulier venant du mouvement étudiant.

Dans un article majeur sur le pluralisme juridique, Brian Z. Tamanaha[26] met en évidence trois options pour un État devant des situations de chocs normatifs. Il peut condamner tout en choisissant de ne pas réprimer, un peu comme l’avaient fait plus ou moins régulièrement les anciens gouvernements aux prises avec des grèves étudiantes. Il peut également tenter d’incorporer l’ordre juridique concurrent dans le but de l’internaliser et de le soumettre au contrôle de son propre système juridique, comme cela a été le cas avec le syndicalisme au Canada à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale[27], l’absorption d’un ordre juridique concurrent permettant de soumettre ce dernier au système légal officiel[28].

Finalement, l’État peut choisir la confrontation, comme durant la crise de 2012, et chercher à « supprimer les normes et les institutions qui le contredisent[29] ». En réclamant pour l’État le monopole du droit et en niant l’ordre juridique créé par les décisions des assemblées générales étudiantes, le système juridique tentait d’élargir son autorité sur les campus, qu’il soit question d’enseignement collégial ou universitaire, mais il allait produire un choc normatif entre deux ordres juridiques contradictoires.

La situation de crise déclenchée par ce choc se confirme par le caractère exceptionnel de la réaction du juge en chef de la Cour supérieure devant le non-respect des injonctions. Quand il a été clair que celles-ci n’allaient pas être respectées, François Rolland est en effet devenu, à lui seul, une cour itinérante distribuant des injonctions par dizaines[30], utilisant son titre de juge en chef pour siéger dans n’importe quel district. La prétention de la justice officielle à être la seule source de droit transparaît par ailleurs nettement dans les attendus de ses jugements :

ATTENDU par ailleurs, que ce système démocratique est fondé sur la primauté du droit ; ATTENDU que les droits démocratiques doivent être exercés dans le respect des règles du droit ; ATTENDU que personne n’est au-dessus des lois, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une association[31].

De même, ces injonctions comportaient souvent des indications précises quant aux moyens à utiliser pour faire entendre la prétention de l’État à imposer son droit au détriment du droit étudiant, en ordonnant aux directions d’établissement « de prendre tous les moyens appropriés, nécessaires et raisonnables y compris le recours aux forces policières, pour que les cours auxquels sont inscrits les demandeurs soient dispensés selon tout horaire à être établi par le Collège pour permettre la reprise des cours[32] ».

Le caractère contradictoire des deux ordres juridiques transparaît aussi dans leurs conceptions du droit à l’éducation. Le mouvement étudiant se définissait comme étant du type syndical, se réappropriait les traditions de lutte du syndicalisme ouvrier et manifestait son désir de faire partie d’un mouvement émancipatoire à caractère collectif cherchant à élargir l’accès à l’éducation. À l’opposé, les injonctions prononcées se basaient sur une conception libérale, contractuelle et individualiste des droits et libertés, et considéraient que les associations étudiantes ne disposaient pas du droit de grève, ce qui faisait que leurs actions étaient comprises comme nuisant à la réalisation du contrat intervenu entre les individus demandeurs d’injonctions et les établissements d’enseignement[33].

Ce choc était cependant plus profond qu’une simple concurrence entre deux ordres opposés : il mettait aussi en lumière le fossé entre deux conceptions radicalement différentes de la démocratie. Nous allons voir que ces conceptions s’ancraient dans deux types bien distincts de processus de légitimation du droit et du politique. Le choc entre le mouvement étudiant et l’État démontrera alors l’importance de la légitimité dont jouissent les ordres normatifs.

Dans la mesure où des ordres juridiques peuvent entrer en concurrence avec le droit positif[34], les relations entre les divers producteurs de droit deviennent un objet d’étude pour un pluralisme juridique qui théorise les rapports de pouvoir entre les différents ordres à l’aune de leur position devant l’État. Tout en admettant la position de force dans laquelle se trouve l’État pour faire valoir ses prétentions au monopole de la légitimité juridique[35], le pluralisme doit permettre de théoriser les situations dans lesquelles un ordre juridique particulier est en mesure de concurrencer la prétention au monopole du droit positif. Et dans le cas où plusieurs producteurs de droit coexistent, ce qui fonde la légitimité de chacune des normes devient primordial. La légitimité, comme faculté qui permet de s’assurer du consentement des gouvernés[36], vient par là s’inscrire dans la problématique du pluralisme juridique en permettant d’analyser la façon dont les individus adhèrent à un système normatif particulier et les raison qui les motivent.

Cependant, tout comme les ordres normatifs peuvent entrer en concurrence, les processus de légitimation qui sous-tendent leur prétention à la validité peuvent aussi s’opposer. Il convient alors d’examiner la manière dont se forment et se justifient ces différentes prétentions à légitimité. Dans ce cadre, les théorisations de la légitimité du droit faites par Weber et par Gurvitch demeurent insuffisantes, dans la mesure où elles semblent laisser de côté les processus sociaux par lesquels la légitimité se construit. Il ne suffit pas en effet d’imputer une croyance aux acteurs qui fonderait la légitimité : il faut aussi expliquer la façon dont les acteurs sociaux, par leurs actions, produisent ces croyances et les raisons qui les motivent.

2 Le processus de légitimation du droit et du politique : les hégémonies et les espaces publics

La notion de légitimité est intimement liée à la notion d’hégémonie qui, pour Antonio Gramsci[37], désigne la capacité, pour un groupe social, à faire adopter sa vision du monde par d’autres groupes. L’hégémonie est donc une forme de pouvoir symbolique par laquelle certains groupes sociaux ont la capacité d’imposer le sens, la signification des événements et des expériences vécues aux acteurs[38]. Pour Raymond Williams[39], l’hégémonie permet aux classes dominantes de jouir d’une prééminence culturelle et représenterait l’ultime horizon pour la majorité des individus en constituant « même la substance et la limite du sens commun pour la plupart des gens qui sont sous son emprise[40] ».

Le concept d’hégémonie est ici problématique, car il semble « sous-théoriser » les situations conflictuelles dans lesquelles le discours hégémonique est incapable d’intégrer les expériences et les visions du monde des subalternes sans effriter sa fonction de légitimation de l’ordre établi. Il n’est en effet pas toujours possible pour la vision du monde des dominants de faire sens de toutes les expériences vécues par les subalternes, surtout lorsque celles-ci contredisent trop visiblement l’idéologie officielle. La caractérisation de l’hégémonie comme un phénomène social total pourrait alors mener à une relative incapacité à théoriser les processus différenciés qui produisent les visions du monde sur lesquels reposent les ordres normatifs constatés par le pluralisme juridique : l’hégémonie « englobante » ne pourrait expliquer, par exemple, la raison pour laquelle l’ordre juridique produit par les associations étudiantes a été perçu comme suffisamment légitime pour que les acteurs choisissent de confronter la violence des forces de l’ordre afin de défendre.

En fait, la notion d’hégémonie « englobante » repose sur le postulat d’une culture unique, elle-même inclusive, qui condamnerait les cultures alternatives et émergentes à l’incorporation dans la culture hégémonique ou à la disparition[41], refusant ainsi de théoriser à la fois la relative persistance des cultures oppositionnelles et leur processus spécifique de production. Il nous semble par conséquent justifié de greffer sur le pluralisme juridique, déjà capable de rendre compte de chocs normatifs entre systèmes concurrents, l’analyse des processus de légitimation de ces ordres normatifs. Il devient alors possible de penser des situations d’hégémonie duales, où auraient lieu des chocs entre une hégémonie dominante et une contre-hégémonie naissante.

La crise étudiante est, à cet égard, révélatrice d’un profond clivage entre des conceptions irréductibles de la légitimité politique fondée sur des conceptions différentes de la démocratie[42]. Portée par le mouvement étudiant, qui faisait la promotion de la démocratie directe, de la délibération, des assemblées générales et de la responsabilité directe des mandataires à l’égard de leurs instances à l’interne, ce que nous appellerons la « démocratie radicale[43] » ou la « démocratie contre l’État[44] » s’inscrivait dans un refus de la représentation politique et de la réduction de la participation démocratique au seul acte de voter tous les quatre ans : « Notre vision, c’est celle d’une démocratie directe sollicitée à chaque instant […] Notre vision, c’est celle d’une prise en charge permanente de la politique par la population, à la base, comme premier lieu de la légitimité politique[45]. »

À l’opposé, la position gouvernementale s’ancrait dans la prétention de l’État à représenter seul une volonté générale qui, par les élections, lui avait confié le pouvoir souverain qu’il prétendait incarner au nom d’une majorité souvent silencieuse[46]. Rapidement, le gouvernement a tenté de placer la lutte étudiante sur le terrain de son monopole politique, de manière à pouvoir le faire valoir contre la position étudiante. Cette logique sera reprise comme un leitmotiv par le gouvernement et ses alliés durant tout le reste de la crise. Ainsi Clément Gignac, ministre des Ressources naturelles et de la Faune, pouvait-il déclarer ceci : « Ça ne sera pas les leaders étudiants, ça ne sera pas les leaders syndicaux qui vont gouverner le Québec. “Si vous voulez gouverner le Québec, a-t-il ajouté comme s’il s’adressait directement à eux, mettez votre face sur le poteau et faites-vous élire.” On n’est pas dans une dictature, on est une démocratie[47]. »

La prétention à la légitimité de ces deux visions de la démocratie était, à son tour, fondée sur deux processus distincts qui structuraient deux sphères publiques relativement opposées : l’espace public vassalisé[48] et l’espace public oppositionnel. Comme le souligne Jürgen Habermas[49], l’espace public est structuré par les divers rapports de pouvoir qui traversent la société en général et desquels les débats publics peuvent difficilement être abstraits. Le rôle des médias et de l’industrie culturelle contribuerait alors à produire un type d’espace public dont la fonction de « manipulation de la population par des pouvoirs illégitimes[50] » aurait pris le dessus sur la fonction réflexive. Pour Jürgen Habermas, l’espace public dominé par les médias serait même « devenu une véritable arène vassalisée par le pouvoir[51] ».

Ainsi peut-on enraciner la production de l’hégémonie du camp gouvernemental dans un espace public structuré par des entreprises privées capitalistes à propriété fortement concentrée et qui se caractérise par l’asymétrie des points de vue présentés dans les médias. Dans un contexte où ces derniers auraient la capacité d’influencer l’opinion publique[52], ou au moins d’en façonner les priorités[53], la concentration de la presse révèle l’étendue des moyens de production de l’hégémonie des classes dominantes.

L’exemple du traitement médiatique de la question de la violence présumée du mouvement fournit à cet égard une illustration des modes de construction de cette hégémonie et il révèle des tentatives constantes d’exclure de l’espace politique légitime — et du champ de la négociation — les acteurs considérés comme les plus dérangeants et les plus susceptibles d’exercer une réelle pression politique et économique sur l’État. En dénonçant la violence étudiante, tout en refusant généralement de remettre en question sérieusement une violence policière pourtant plus intense[54], les médias se retrouvaient, de facto, à priver de légitimité l’action des étudiants et à légitimer une répression qui a pourtant été dénoncée même par l’Organisation des Nations Unies (ONU)[55].

Le gouvernement, relayé par les médias, posait la dénonciation publique de la « violence et [de l’]intimidation[56] » comme condition à la participation de la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) aux négociations. Par la suite, le cadre des négociations excluait de fait toute remise en question des priorités budgétaires du gouvernement. Ce faisant, celui-ci se trouvait à poser la condition d’entrée de la CLASSE dans l’espace public vassalisé en exigeant du mouvement deux concessions interreliées. La première était d’accepter la limitation du cadre politique du mouvement aux paramètres budgétaires prédéfinis par l’État, ce qui excluait le débat autour de l’opposition de l’organisation aux politiques néolibérales, opposition pourtant clairement affirmée par une bonne partie du mouvement[57]. La seconde concession impliquait de renoncer au rapport de force construit par la grève et la pratique de l’action directe, en cessant d’utiliser les moyens d’action dérangeants pour l’État et la classe dominante, et qui correspondaient à la catégorie discursive « violence et intimidation », dont la dénonciation constituait une condition préalable à la légitimation de la participation de la CLASSE au sein de l’espace public[58].

La production de cette hégémonie doit être liée au pouvoir de catégorisation des médias, qui opèrent un classement normatif de l’acceptable et de l’inacceptable, du raisonnable et de l’exagéré, du légitime et de l’illégitime, ce qui crée ainsi une norme présentant comme inacceptables les aspects qui contredisent les intérêts fondamentaux des propriétaires des médias et de la classe sociale à laquelle ceux-ci sont liés. Les médias contribueraient à la création d’un cadre normatif et politique dont une des caractéristiques principales serait la limitation du champ politique à des questions ne remettant pas en cause le pouvoir de la classe dominante[59]. De cette manière, l’espace public serait enfermé à l’intérieur des limites acceptables pour les dominants. La production de l’hégémonie serait alors liée à la capacité de cette dernière à créer une norme structurant le terrain politique. À son tour, la production de cette norme serait soutenue par la construction, par l’entremise des sondages, de la prétention des médias à définir l’opinion publique.

Devant cet espace public vassalisé essentiellement par les médias s’est constitué un espace public oppositionnel[60], constellation diffuse de médias alternatifs, de lieux de débat, d’espaces de discussion dans lesquels les expériences et les subjectivités exclues de l’hégémonie vassalisée sont venues se confronter. Cet espace oppositionnel peut donner forme à une contre-hégémonie, une vision du monde fondée sur des intérêts différents de ceux des dominants et se produisant par des processus réflexifs plus conformes à l’idéal habermassien[61] de la discussion publique.

Soutenue par une multitude de blogues, de journaux étudiants, de listes de discussion et de médias alternatifs et répercutée dans les médias sociaux, la réflexivité du mouvement permettait de faire contrepoids et aux récits souvent partisans publiés dans les grands médias et de les rééquilibrer. La présence constante de caméras de même que la diffusion instantanée, large et rapide des informations alternatives facilitait la remise en question des versions policières des incidents qui ponctuaient les manifestations relayées généralement sans grand sens critique par les médias. De cette manière, dans la distance entre les prétentions de l’hégémonie officielle et les faits constatés sur le terrain, les étudiantes et les étudiants ont ouvert un espace réflexif qui s’est souvent cristallisé dans une critique virulente du rôle des médias.

Les pratiques assembléistes du mouvement lui conféraient une légitimité très différente de celle réclamée par le camp gouvernemental. La discussion démocratique, rendue possible par le pluralisme inhérent à l’espace public oppositionnel et par l’importance des pouvoirs exercés par les assemblées générales[62], permettait de fonder la validité des normes et des prises de position politiques sur un processus intersubjectif. Comme le souligne Jürgen Habermas[63], le langage (non-manipulateur) suppose que les locuteurs procèdent à des présuppositions pragmatiques qui font qu’ils se trouvent, dans l’acte de la discussion même, à ouvrir l’espace d’une construction intersubjective qui est l’objectif même de l’acte de communiquer : la parole implique en effet que les locuteurs cherchent à s’entendre au minimum sur le sens à donner à l’objet de leur communication.

Jürgen Habermas fait de cette construction intersubjective le lieu privilégié de la production des normes et du processus démocratique : dès lors en effet que les participantes et les participants à une délibération peuvent y prendre part sur une base égalitaire et inclusive, le résultat obtenu se trouve légitimé par l’acceptation du processus qui produit la décision, et non par le contenu de la décision elle-même[64]. La légitimité ne dépend plus alors du caractère faussement universel produit par un appareil de communication à sens unique, mais plutôt du fait que les parties en présence reconnaissent la procédure démocratique comme légitime.

Les pratiques assembléistes et la démocratie directe, en autorisant une participation active et l’exercice constant du pouvoir par les étudiantes et les étudiants, permettaient justement au mouvement de jouir d’une grande adhésion aux normes et aux politiques qu’il défendait. Contrairement à la position soutenue par l’État, qui résultait d’une hégémonie produite par une discussion publique fortement encadrée par des oligopoles médiatiques reproduisant les clivages sociaux de classe, de sexe et de race, la contre-hégémonie produite par le mouvement étudiant subissait l’influence du fait que la population étudiante pouvait elle-même participer directement aux processus décisionnels. La légitimité de ce mouvement trouvait donc sa source en grande partie dans le fait que la population étudiante avait la possibilité de prendre part sans intermédiaire à la production de la norme et de la vision du monde qui la soutenait.

Cependant, l’asymétrie de pouvoirs qui traverse l’ensemble des rapports sociaux caractérisait aussi le mouvement étudiant. L’omniprésence du discours dominant et le poids important des médias et de l’industrie culturelle rendent inévitable que les idées des classes dominantes continuent à pénétrer plusieurs débats présents dans l’espace public oppositionnel. De plus, à l’intérieur du mouvement, la capacité des actrices et des acteurs à mobiliser des ressources, tant symboliques que matérielles, demeurait asymétrique : les clivages de classe, de sexe et de race n’étaient pas disparus et la manière d’interpréter des revendications précises pouvait parfois se faire au détriment de certaines minorités qui voyaient leurs problèmes exclus des thèmes abordés par le mouvement[65]. De même, la pénétration d’un discours à caractère nationaliste, centré sur un « nous » québécois auquel plusieurs personnes ne pouvaient s’identifier pouvait renforcer le racisme de certaines manifestations culturelles du mouvement[66].

Ces clivages étaient renforcés par les stratégies de l’État et des médias, qui visaient à isoler de leur base les porte-paroles du mouvement, pour en faire des individus responsables de discipliner leurs troupes, ou qui les construisaient discursivement comme des chefs ayant la possibilité de signer seuls des ententes qui auraient alors lié l’ensemble du mouvement. Cette logique a par ailleurs été avalisée ex-post par le système judiciaire, qui a condamné le porte-parole de la CLASSE pour outrage au tribunal en soulignant ceci :

Gabriel Nadeau-Dubois ne peut se cacher derrière son rôle de porte-parole de la CLASSE. Il ne peut se déresponsabiliser en affirmant qu’il portait simplement le message du groupe qu’il représentait. Au contraire, le rôle de porte-parole emporte son lot de responsabilités, parfois encore plus importantes en raison de la fonction exercée, dont celle de voir au respect de la Loi et des ordonnances des tribunaux[67].

Les médias et le gouvernement posaient comme condition à la reconnaissance officielle des porte-paroles et des négociateurs étudiants la soumission de ces derniers au monopole politique et juridique de l’État. La reconnaissance étatique et médiatique faisait découler la légitimité des organisations étudiantes d’une source indépendante des assemblées générales ou des instances démocratiques étudiantes. Elle créait ainsi une tension permanente entre les directions des associations étudiantes et leur base, en permettant à la direction d’appuyer partiellement sa légitimité sur la reconnaissance étatique et médiatique plutôt que sur le processus démocratique propre au mouvement. Les directions des associations étudiantes étaient donc constamment soumises à des tentatives d’intégration à l’hégémonie de la classe dominante. Or, en 2012, ces tentatives ont été limitées à la fois par l’intransigeance du gouvernement devant les revendications étudiantes, par la présence de pratiques assembléistes profondément implantées dans le mouvement et par l’action de groupes d’affinités réclamant une démocratisation interne du mouvement, ce qui a permis à l’antagoniste latent entre démocratie directe et démocratie représentative de s’affirmer plus clairement.

La structure décentralisée et pluraliste de l’espace public oppositionnel, couplée à la capacité de la population étudiante d’exercer en permanence sa souveraineté politique par les assemblées générales, maintenait aussi un niveau de réflexivité rendant possible la remise en question des rapports de pouvoirs internes au mouvement. Ainsi, quelques groupes critiques ont pu soulever des débats sur ces rapports de pouvoir et contester des décisions prises de manière peu démocratique parce que l’espace public oppositionnel impliquait d’ouvrir des discussions qui peuvent devenir des lieux de remise en cause des rapports de pouvoir internes aux mouvements sociaux[68]. Toutefois, ces remises en question n’allaient pas de soi, car elles étaient elles-même l’objet d’une lutte qui pouvait opposer le sommet du mouvement et ses représentants à des groupes plus critiques s’accrochant aux possibilités réflexives ouvertes par le processus de légitimation.

3 Le pouvoir de catégorisation de l’État et sa position faussement universelle

Dans la crise de légitimité sur laquelle a débouché la confrontation des deux hégémonies, il restait toutefois à l’État un atout majeur : il pouvait se prévaloir de son caractère faussement universel, basé sur la séparation fonctionnelle entre politique et économique, entre société civile et État, qui sous-tend la structuration de l’espace politique capitaliste.

La séparation entre l’économique et le politique est au centre des rapports sociaux capitalistes[69], car ceux-ci font des mécanismes du marché exigeant une égalité formelle entre les contractants le centre du processus d’extraction de la plus-value[70]. Contrairement aux autres modes de production qui permettaient un exercice direct de la violence par la classe dominante pour extraire les ressources des producteurs directs, le capitalisme centralise dans les mains de l’État la fonction d’exercer la contrainte, et ce sont les mécanismes impersonnels du marché qui permettent au classes dominantes d’extraire le surproduit du travailleur direct. La violence n’est plus directement exercée par la classe dominante, qui sécurise sa position économique à l’aide des mécanismes du marché, ce qui mène à une séparation institutionnelle entre politique et économique[71].

Cette séparation ne doit pas être interprétée comme une indication d’une autonomie du droit ou de l’État relativement aux rapports de classe. Le judiciaire est en effet intégré à l’appareil d’État[72] et, comme le souligne Robert Vandycke, l’appareil judiciaire fait effectivement partie de la « coalition dominante[73] ». De même, la magistrature, la haute fonction publique et les parlementaires sont très majoritairement recrutés parmi les élites, de sorte qu’ils partagent la vision du monde, la « sensibilité intime » commune aux « élites du pouvoir[74] ». Bref, il est raisonnable de croire qu’ils sont intégrés dans l’hégémonie de la classe dominante. D’un autre côté, l’État se trouve aussi soumis aux pressions extérieures en provenance des classes dominantes, qui disposent d’une grande capacité de nuisance et, par là, d’un outil très puissant pour discipliner les gouvernements[75], au point où certains auteurs considèrent que la classe capitaliste dispose d’un pouvoir structurel important qui s’exerce sur les États[76].

Toutefois, présenter l’État uniquement comme le défenseur d’intérêts particuliers procède d’une réification de ce dernier qui passe outre son caractère relationnel. L’État capitaliste n’est pas une chose : il est intégré dans un ensemble de relations sociales, il présuppose et il reproduit la séparation entre les sphères économique et politique. C’est cette séparation qui permet la constitution d’une citoyenneté politique abstraite, coupée du procès de production, reprenant l’égalité formelle comme son principe, mais qui, en même temps, consacre l’exclusion des rapports de classe du domaine politique et de la citoyenneté[77].

La forme contractuelle du rapport de classe, enfermée dans la société civile par la séparation fonctionnelle du politique et de l’économique, atomise la société civile en individus isolés, monades abstraites dont les rapports mutuels sont régis par le droit, et qui constituent à leur tour la base de la citoyenneté politique[78]. La séparation entre la société civile et l’État ainsi que l’individualisation de la citoyenneté et du rapport au politique sont donc des manifestations de rapports de production plus larges qui structurent les formations sociales capitalistes et deviennent, par conséquent, un objet de lutte entre les classes[79].

Un des effets les plus importants du droit semble alors être de formater les sujets politiques potentiellement collectifs en catégories juridiques et politiques qui permettent la reproduction de la séparation entre le politique et l’économique[80]. Cette catégorisation en vient à fragmenter les expériences vécues comme unitaires par les sujets et de diviser leur horizon phénoménologique, ce qui permet la reconstruction de l’hégémonie de la classe dominante à partir de catégories réifiées. L’expérience entière des sujets et les catégories avec lesquelles ils comprennent le monde et lui donnent un sens sont en quelque sorte « expropriées » par le droit. Elles sont reconstruites et codifiées d’une manière formaliste qui leur est tellement étrangère qu’elle demande, pour être comprise, l’acquisition d’une expertise technique et d’un savoir spécifique : la science juridique. En même temps, cette reconstruction du monde se fait dans des catégories individualisantes qui extirpent le plus souvent de leur caractère collectif les problèmes traités par le droit et reproduit alors les catégories du capitalisme.

Cette structuration du politique était contestée par la pratique du syndicalisme de combat[81] dont se réclame officiellement la CLASSE parce que, en optant pour la démocratie et l’action directe, le syndicalisme de combat refuse de confier à une instance séparée — le Parlement — et des acteurs séparés du mouvement — les partis — le rôle de définir l’espace politique et son contenu de manière monopolistique. Dans ce contexte, les prises de position politiques du mouvement étudiant, notamment contre le néolibéralisme, se trouvaient dans les faits à remettre en question le monopole étatique sur le politique, en affirmant le pouvoir des assemblées générales de prendre des positions dans ce domaine et surtout d’agir concrètement pour les défendre.

La judiciarisation du mouvement découlait donc des tentatives de l’État pour intégrer un ordre normatif contradictoire et lui donner une forme correspondant à la domination capitaliste. Elle s’inscrivait dans un processus ayant pour objet d’encadrer les prétentions hégémoniques concurrentes qui émergeaient du mouvement étudiant en vue de les faire entrer dans des catégories politiques et juridiques correspondant à l’hégémonie dominante. C’est pourquoi toute l’action de la justice et des injonctions, et par la suite de la loi spéciale, consistait à reconduire une compréhension individualisante et contractuelle de l’éducation et niait le droit des associations étudiantes à formater les problématiques de l’éducation en termes politiques. Or le mouvement étudiant a, par la pratique de la désobéissance civile, rendu ineffectif ce pouvoir de catégorisation du droit.

Tout comme le droit étatique, l’égalitarisme capitaliste se veut universel, mais, en mettant les rapports de propriété et la division sexuelle et « racisée » du travail hors du champ politique, il interdit à la démocratie les décisions qui pourraient remettre en question lesdits rapports sociaux. En même temps, son faux universalisme permet à la classe dominante de prétendre représenter l’intérêt général et de se donner une légitimité politique[82]. Le processus électoral reproduit ce processus de structuration et de fermeture de l’espace politique tout en contribuant à la production de l’hégémonie des classes dominantes par sa capacité à représenter l’État comme le siège de l’intérêt général. Il contribue ainsi à diviser les solidarités spontanées apparues dans les rapports sociaux en redéfinissant le politique comme une agrégation de volontés individuelles[83].

Parce que l’État n’est plus ainsi que pure force, pure répression, mais qu’il devient aussi un pouvoir de catégorisation structurant les catégories dans lesquelles viennent se mouler l’activité sociale et les rapports sociaux, la contestation de son monopole sur le droit et sur la légitimité politique devient un important champ de bataille pour les luttes sociales. La légitimité de l’État, confondue avec la légalité, en vient à s’opposer à la légitimité produite dans les mouvements sociaux. Dans le conflit entre le mouvement étudiant et l’État, l’avantage de ce dernier reposait en définitive sur sa capacité à se réclamer de l’intérêt général. Malgré l’ancrage de sa contre-hégémonie dans des pratiques réflexives, le mouvement étudiant ne pouvait se targuer que d’un point de vue particulier, contrairement à l’État qui était soutenu dans sa prétention à l’universalité par la légitimité du processus électoral.

Aux prises avec la crise de sa légitimité juridique précipitée par le non-respect des injonctions, puis par la non-effectivité du projet de loi no 78, le gouvernement voyait l’appui actif à la lutte étudiante s’élargir, alors que ses propres appuis ne se manifestaient pratiquement que dans l’espace public vassalisé et ne semblaient pas dotés d’une force de mobilisation comparable au mouvement étudiant. Devant l’obstination des assemblées générales étudiantes à continuer la grève, aux protestations soulevées par la répression policière et aux continuelles manifestations de rue (qui allaient en s’élargissant avec le mouvement des casseroles) la solution semblait de plus en plus échapper aux mains du gouvernement, qui ne conservait comme véritable atout que sa prétention à représenter l’universel. Les élections allaient lui permettre de refonder la légitimité de l’État dans un processus électoral où la limitation des diverses options politiques et la forme représentative prise par le parlementarisme sont venues consacrer la fermeture de l’espace politique ouvert de force par le mouvement étudiant.

Si la victoire du Parti québécois a permis l’annulation d’une partie de la hausse des frais de scolarité et de la loi spéciale, les objectifs politiques du mouvement étudiant, notamment ceux qui relevaient de la critique du néolibéralisme, auront été sacrifiés. Sur le fond, les politiques que le mouvement contestait, notamment celles qui concernaient la privatisation de l’éducation et des services publics[84], ont été maintenues par le Parti québécois. Ainsi, en acceptant par défaut l’issue électorale — ou en se la faisant imposer —, le mouvement étudiant a été forcé d’admettre la séparation entre l’économique et le politique caractéristique du capitalisme. Il a gagné sa revendication « économique » de gel des frais de scolarité, mais sans pouvoir remettre en question les politiques qui produisent de telles mesures et en confiant à une instance politique séparée la tâche de porter ses revendications, ce qui a donné ainsi à cette instance le pouvoir d’en limiter la portée. Par là, le mouvement s’est dépouillé lui-même de sa capacité d’action politique.

Conclusion

L’exemple de la lutte étudiante de 2012 nous montre que c’est la fragmentation de l’expérience directe et la destruction corollaire de son caractère collectif, fragmentation produite par la séparation du politique et de l’économique et reproduite constamment par le droit, qui permet à l’État de se prévaloir de son caractère faussement universel se trouvant au fondement de sa légitimité. De fait, il semble que les mouvements sociaux, placés devant la prétention de l’État de représenter l’universel et l’intérêt général, soient condamnés à se buter sur la séparation entre société civile et État, entre économique et politique, qui permet de nier le caractère collectif de leur pratique et les enferme dans une structuration du politique qui exclut, en dernière instance, la remise en cause du pouvoir des dominants.

Nous avons tenté, avec l’exemple du mouvement étudiant, de voir comment le rapport de classe tendait à recomposer un sujet politique oppositionnel qui, ancré dans le caractère collectif des rapports sociaux, était en mesure de produire un ordre juridique, symbolique et politique dont l’émergence menaçait la séparation fonctionnelle du politique et de l’économique à la base du capitalisme. Le rôle de l’État a semblé être, dans ce contexte, de veiller à la décomposition de ce sujet politique pour le reconstruire dans des catégories autorisant la reproduction du pouvoir de la classe dominante.

Or l’émergence d’un tel sujet oppositionnel dépend largement de la capacité des mouvements sociaux à remettre en cause le cadre politique limitant leur action, cadre qui leur est imposé par l’État, de sorte que cette recomposition est beaucoup plus une tendance, une potentialité qui émerge dans un processus de lutte sociale, qu’une catégorie figée, fixe, dont on pourrait déduire l’existence à partir d’une analyse de la structure sociale. À l’instar d’Edward Palmer Thompson[85], il nous faut admettre qu’une classe n’existe pas en soi, mais qu’elle émerge plutôt d’un processus actif dans lequel elle se crée elle-même au moins autant qu’elle est créée.

Pour conclure, nous voudrions suggérer deux idées en vue de clarifier les bases à donner à ce sujet politique oppositionnel. L’émergence d’un tel sujet nous semble indissociable de la confrontation de processus de légitimation normatifs et politiques radicalement différents qui se fondent, en dernière instance, dans les intérêts de classe, de race et de sexe contradictoires auxquels ils sont rattachés. Il paraît alors nécessaire d’ancrer ces processus formateurs de subjectivité politique dans les rapports de production qui sont au centre du rapport de classe.

La socialisation de la production, l’importance de plus en plus grande de la formation de la main-d’oeuvre dans la productivité du travail, de même que l’importance accrue de la science et de la technologie dans le « procès de production[86] » nous semblent plaider en faveur d’une intégration, au moins partielle, du mouvement étudiant dans une dynamique de classe liée aux rapports de production. Ici, les idées-forces de l’autonomisme italien, qui a le premier théorisé la notion de « recomposition de classe[87] », prennent tout leur sens : le capitalisme, en soumettant de plus en plus de secteurs d’activité aux lois de valorisation du capital, se trouve à intégrer les participants de ces secteurs d’activité à la lutte générale pour l’appropriation des surplus, ce qui fait ainsi de ces luttes de véritables luttes des classes[88]. Il s’agirait alors, pour un sujet politique oppositionnel naissant dans le mouvement étudiant, de surmonter la division du travail qui place les étudiants dans une position spécifique à l’intérieur des rapports de production capitalistes pour construire des alliances avec d’autres secteurs, de manière à pouvoir opposer au caractère faussement universel de l’État une subjectivité politique émergeraient du caractère hautement socialisé de la production.

Il semble aussi que la formation de la subjectivité politique oppositionnelle soit indissociable de la réflexivité associée à la démocratie radicale. Seul un processus de légitimation, émergeant de la réflexivité du mouvement, paraît capable d’opposer à l’hégémonie de l’espace public dominant un espace public oppositionnel pouvant se réclamer d’une rationalité différente. Or, ce processus implique lui-même l’ouverture d’un espace critique permettant la contestation des rapports de domination et d’exploitation internes des mouvements sociaux. Cette contestation apparaît essentielle à la recomposition d’un sujet politque oppositionnel, car le pouvoir de l’État est en grande partie fondé sur sa capacité à catégoriser et à diviser les subjectivités politiques qui contestent son hégémonie, et à ainsi produire une fragmentation sociale. Les mouvements sociaux, de leur côté, peuvent se révéler de puissants « vecteurs d’inclusion politique[89] » capables de contrecarrer les divisions produites par l’État en permettant aux subalternes d’imposer la reconnaissance de leur oppression.

La capacité des mouvements sociaux à contester les frontières dans lesquelles l’État les enferme reposerait, en définitive, sur leur capacité à réunir ce qui a été fragmenté, et ce, pour pouvoir opposer aux prétentions universalistes de l’État une légitimité fondée à la fois sur le caractère collectif des rapports sociaux et sur une rationalité communicationnelle réflexive. Ainsi, la question de l’irruption dans l’espace public oppositionnel de toutes les voix dominées et exploitées, la reconnaissance des sujets rendus invisibles par les rapports sociaux inégalitaires de même que leur inclusion pleine et entière dans les processus intersubjectifs qui produisent les normes et la légitimité politique apparaissent-elles comme des conditions absolument nécessaires à l’émancipation.