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“He knew all the way back in February how serious this crisis was, he said he didn’t tell us or give people a warning of it because he didn’t want to panic the American people.”

Joe Biden à propos du président Trump lors du débat présidentiel américain du 29 septembre 2020

“Une petite panique peut r’mettre les idées en place”

Oxmo Puccino, Souvenirs

I. INTRODUCTION : UNE EMOTION DYSFONCTIONNELLE ?

Dans un article intitulé « COVID-19 and panic buying », Gayithri Kuruppu et Anura De Zoysa présentent toute une liste de comportements liés à la pandémie de COVID-19 qu’ils regroupent sous l’expression d’achats paniques (Kuruppu et De Zoysa, 2020). L’exemple paradigmatique concerne, sans surprise, la consommation immodérée de papier toilette au cours du printemps 2020, menant à des ruptures de stock un peu partout sur le globe – un phénomène « sans précédent » d’après eux. Ils rapportent même un cas de braquage au couteau à Hong Kong. D’autres exemples incluent les longues files d’attente pour l’achat d’armes à feu aux États-Unis, des réserves d’essence extrêmes et non nécessaires, ainsi que des demandes excessives de certains produits alimentaires. Selon les auteurs, ces comportements seraient hautement irrationnels. Ils les considèrent comme étant indubitablement pernicieux et causant des conséquences économiques et sociales désastreuses. L’explication principale de ce phénomène sans précédent, d’après eux, est la panique déclenchée par la menace de la COVID-19. Cette émotion serait donc la cause suffisante de comportements irrationnels.

Il semble en effet que le terme panique soit le plus souvent employé pour faire référence à des situations où nous avons perdu le contrôle, et où, dépassés par les événements, nous nous mettons à faire n’importe quoi. Typiquement, l’expression « être pris de panique » évoque l’idée que nos émotions ont pris le dessus sur notre raison, que nous avons ainsi « perdu les pédales » et agissons de façon peu constructive, voire dommageable. La panique est ainsi typiquement considérée comme une émotion qu’il s’agit d’éviter mais qui, malgré nos efforts, nous saisit parfois.

Cette façon de concevoir la panique apparaît également chez les philosophes. Par exemple, dans un billet de blogue sur la pandémie de COVID-19, Christine Tappolet distingue la peur de la panique à travers une irrationalité qui serait essentielle à cette dernière: « [L]a peur n’équivaut pas à la panique. Elle ne conduit pas nécessairement à un comportement irrationnel. » (Tappolet, 2020) Robert Roberts s’accorde avec Tappolet sur ce point lorsqu’il écrit: « [L]a panique diffèr[e] de la [peur] dans la nature de ses conséquences comportementales, qui tendent à être irrationnelles. » (Roberts, 2003, p. 200, notre traduction) Gilbert Ryle quant à lui va jusqu’à qualifier les comportements motivés par la panique de non intelligents (2009, p. 33), et à les classer aux côtés de ceux liés au délire (p. 33), à l’ivresse (p. 107), à une forte fièvre (p. 58), à la distraction (p. 204), ou aux comportements d’idiots, de somnambules, et de perroquets (p. 33).

Ce bref tour d’horizon révèle que la panique est généralement considérée en dehors et au sein de la philosophie comme une émotion essentiellement irrationnelle, dysfonctionnelle, indésirable, une sorte de variante excessive de la peur. De la même manière que l’on peut voir la dépression comme une tristesse qui est si profonde qu’elle laisse le sujet qui en souffre sans ressource et impuissant face aux événements, la panique est typiquement conçue comme une peur qui est si intense qu’elle mène à une sorte de bug de notre système.

Contre cette doxa, nous défendrons ici l’idée selon laquelle il n’est pas toujours irrationnel de paniquer car, dans certaines circonstances, cette émotion remplit une fonction bien précise. Le raisonnement derrière cette idée repose, d’une part, sur le fait que la panique pourrait bien être une émotion à part entière, aux côtés de l’indignation, l’admiration, la tristesse, etc. D’autre part, des recherches menées ces dernières décennies nous apprennent que les émotions possèdent de multiples fonctions, des fonctions parfois cachées. Même les émotions dites « négatives », et même celles qui ont mauvaise réputation, comme la honte ou l’anxiété, peuvent être utiles, bénéfiques, rationnelles (voir Deonna, Rodogno, et Teroni, 2012; Vazard, 2019). Il convient donc de se demander sérieusement si la panique ne pourrait pas, en dépit des apparences, posséder une fonction en vertu de sa nature affective.

Les philosophes travaillant sur les émotions aujourd’hui considèrent en général que chaque type d’émotion (la peur, la honte, etc.) peut être fonctionnel étant donné certaines circonstances. Il y a deux raisons principales à cela. Premièrement, une émotion peut être conçue comme un état fonctionnel dans la mesure où elle nous procure un accès à certaines informations sur le monde qui nous entoure. En ce sens, on peut parler de la fonction cognitive des émotions (la cognition étant l’ensemble des processus mentaux qui se rapportent à la fonction de connaissance, de collecte et de traitement de l’information). Selon certains, par exemple, avoir peur permet de percevoir le danger (Tappolet, 2000, 2016; Prinz, 2004). La peur est une réaction à la présence d’un danger, et c’est par notre réaction de peur que nous sommes capables d’appréhender la présence d’un danger. En d’autres termes, selon ces théories, la peur est fonctionnelle en ceci qu’elle est une manière de percevoir ou d’appréhender qu’une certaine propriété évaluative (le dangereux) est instanciée sous une forme ou une autre dans notre environnement (d’autres théories philosophiques permettent de rendre compte de cette idée, pour une recension voir Bonard, 2021). 

La seconde raison principale – laquelle est, notons-le, complémentaire à la première – qui pousse les philosophes à considérer les émotions comme étant fonctionnelles concerne la façon dont elles nous poussent à agir. On peut dès lors parler de la fonction motivationnelle des émotions. Par exemple, la peur est fonctionnelle en ceci qu’elle déclenche des réactions comportementales adaptées face au danger (Deonna et Teroni, 2012; Scarantino, 2014). En présence d’un danger, la peur nous prépare physiologiquement (p. ex. accélération du rythme cardiaque, dilatation des pupilles), mentalement (p. ex. dirige notre attention), et nous motive à réagir par des actions appropriées (p. ex. nous pousse à fuir). La peur comme type d’émotion est, en ce sens, fonctionnelle car elle constitue une réponse comportementale adaptée à la survenue d’un danger. Elle fait apparaître comme une priorité pour nous le but de gérer ce danger au plus vite, et dicte ainsi notre comportement.

Dans ce qui suit, nous allons nous demander si l’on ne pourrait pas considérer la panique comme étant fonctionnelle sur ces deux plans, soit le plan cognitif et le plan motivationnel. Nous verrons ainsi, dans un premier temps, que la panique pourrait fournir une manière particulière de percevoir ou d’appréhender un type de danger (section II). Dans un deuxième temps, nous verrons que la panique génère certaines tendances à l’action qui lui sont propres, et nous nous demanderons dans quelle mesure celles-ci constituent des réponses adaptées à la situation (section III).

II. UNE FONCTION COGNITIVE POUR LA PANIQUE

Dans cette section, nous allons voir en quoi la panique nous fait percevoir ou appréhender notre environnement d’une manière bien précise, nous donnant ainsi accès à certaines informations sur le monde qui nous entoure (fonction cognitive). Pour cela, commençons par nous demander comment le monde nous apparaît lorsque nous paniquons.

Tout d’abord, il semble évident que la panique appartient à la famille d’émotions dont fait paradigmatiquement partie la peur, et qui regroupe des états émotionnels qui sont des réactions à des dangers ou des menaces. Selon Roberts (2003), cette famille inclut également des émotions comme la terreur, l’anxiété, et l’effroi. Les émotions de la famille de la peur, avance Roberts, peuvent se distinguer par l’évaluation qu’elles fournissent quant au degré d’incertitude lié à l’avènement de la menace perçue, et par l’importance des préoccupations sous-jacentes que cette menace risque d’enfreindre. Comme nous le verrons dans la prochaine section, ces facteurs ont des conséquences importantes sur la perception qu’ont les individus quant à leur capacité à réagir face à la menace, et donc sur les types d’actions qu’ils auront tendance à déployer.

Selon Roberts, l’intensité d’une émotion est fonction de la force de la préoccupation sous-jacente à l’émotion. C’est ainsi qu’il explique la plus grande intensité de la terreur et de la panique par rapport à une peur ordinaire. Les cas typiques de panique ou de terreur sont généralement liés à des préoccupations très fortes, comme se maintenir en vie, ou le bien-être de ses enfants. En somme, la panique est constituée d’une évaluation selon laquelle il y a une forte probabilité pour qu’une de nos préoccupations fondamentales soit fortement enfreinte. Et cette évaluation ne se manifeste pas sous la forme d’une vague intuition, mais plutôt d’une impression très vive. Roberts affirme ainsi que la proposition qui définit le mieux le contenu de la panique est la suivante: « X présente de façon frappante une possibilité extrêmement aversive d’un très haut degré de probabilité. » (Roberts, 2003, p. 201, notre traduction)

Jusque-là, nous trouvons la description de Roberts convaincante – nous verrons par la suite d’autres points sur lesquels nous tomberons en désaccord (section III). La panique semble donc bien signaler la présence d’un danger – du moins dans les cas où elle n’est pas déclenchée par une fausse alarme. Elle implique qui plus est une évaluation de certaines propriétés de ce danger : il représente une possibilité particulièrement aversive pour nous, et il est très probable qu’il se présente. Nous pourrions ajouter, à la suite de Frijda (2007, p. 103) et de Bouton (2005), que cette probabilité est liée à une imminence du danger et donc à une urgence. Maintenant, dans quelle mesure l’évaluation fournie par un état de panique se distingue-t-elle donc concrètement de celle fournie par d’autres états similaires, par exemple l’anxiété ?

Dans une situation où il nous manque des informations sur l’ampleur du danger en question, il semble que la panique nous pousse à tirer la conclusion que le danger est quasi certain, comme l’affirme Roberts mais aussi Frijda (2007, p. 204). L’anxiété, quant à elle, nous mène généralement à penser que la menace en question a une certaine probabilité de se réaliser, mais pas une probabilité très haute. Concernant l’attitude doxastique liée à l’anxiété quant à la probabilité de réalisation de la menace, il semble que la suspension de jugement lui corresponde le mieux (Vazard, 2019). En revanche, lorsque nous paniquons, nous appréhendons cette probabilité comme équivalente à de la certitude, sur le plan subjectif. Si on nous interrogeait alors, nous dirions que la menace va certainement advenir. Néanmoins, il convient de préciser que la personne paniquée n’évalue pas ce degré de probabilité comme étant une certitude absolue que le danger va l’atteindre. Si c’était le cas, elle ne serait pas dans un état de panique, mais plutôt dans un état de désespoir ou de résignation. Comme l’écrit Frijda: « La panique apparaît lorsqu’il y a une menace sérieuse et que les portes de sortie se referment; le désespoir, lorsqu’elles sont définitivement fermées. » (Frijda, 2007, p. 165, notre traduction) Paniquer, c’est appréhender un danger comme risquant fortement de nous atteindre si nous n’agissons pas immédiatement. La panique, et il est important de le préciser, comporte donc encore une composante d’espoir que nous échappions au danger.

Qui plus est, la panique semble impliquer une évaluation quant à notre capacité à agir face à cette menace. On peut concevoir ce type d’évaluation comme le fait la théorie des émotions dite appraisal theory (pour une recension par des auteurs majeurs de cette théorie, voir Moors et al., 2013). Selon une version répandue de cette dernière, nos différentes émotions (peur, colère, joie, etc.) sont en partie constituées par une évaluation du stimulus émotionnel sur plusieurs dimensions. Dans les cas typiques (par opposition aux cas où il y a une manipulation artificielle du cerveau, une prise de drogue, une lésion cérébrale, etc.), cette évaluation détermine causalement les autres parties constitutives des émotions : tendances à l’action, changements physiologiques, expressions moteur et ressentis subjectifs (Sander, 2013, p. 38). Trois des dimensions principales selon lesquelles le stimulus est évalué sont : le stimulus est-il (dé)favorable à nos buts ? est-il probable qu’il nous atteigne ? est-on capable de le gérer (par exemple en le modifiant ou en s’en éloignant) ? Dans les termes de l’appraisal theory, ce que nous avons vu jusqu’ici pourrait se formuler ainsi : la panique implique une évaluation du stimulus comme étant hautement défavorable à l’un de nos buts (le but de se maintenir en sécurité), comme ayant une très haute probabilité de nous atteindre, et comme étant très difficile à gérer.

Concernant ce dernier point, il semble en effet que la panique soit incompatible avec la capacité à envisager un plan d’action précis pour s’en sortir, une suite ou séquence d’actions déterminées que nous aurions l’intention de réaliser afin d’échapper à la menace (sur les plans d’action, voir Bratman, 1987). Nous paniquons parce que nous ne voyons pas d’issue. Mais nous croyons tout de même qu’il doit y en avoir une, sinon nous serions plutôt dans un état de désespoir ou de résignation. Prenons un exemple. Dans une maison en flammes, on panique lorsqu’on ne sait pas comment s’en sortir. Si cet incendie nous apeure mais que l’on sait très bien qu’il y a un moyen sûr de s’en tirer – qu’il suffit par exemple de courir vers la sortie de secours qui se trouve au bout du couloir à droite, sachant que l’incendie se trouve pour l’instant dans la direction opposée –, cette peur ne sera normalement pas une peur panique. Au contraire, si nous espérons pouvoir nous en tirer mais que nous n’avons aucune idée de la façon de s’y prendre, alors nous aurons tendance à paniquer. Enfin, si nous sommes absolument persuadés qu’il n’y a aucun moyen de s’en sortir, la panique cédera le pas au désespoir.

Il semble donc que trois composantes essentielles à l’émotion de panique soient : l’appréhension d’une forte menace, la certitude que cette menace est bien réelle et imminente, et une indétermination quant à la manière de l’éviter. Du point de vue du sujet, ces éléments constitutifs de la panique peuvent être résumés ainsi : « si je n’agis pas immédiatement, alors il est certain que le danger va m’atteindre ; or je ne vois pas quoi faire exactement en vue d’éviter ce danger ». Cela fait de la panique une manière bien précise d’appréhender le monde qui, à l’instar d’autres émotions, constitue un accès particulier à certains types d’informations (en particulier, certaines propriétés d’une menace donnée), des informations auxquelles nous n’aurions peut-être pas accès si nous ne pouvions pas ressentir la panique.

Ainsi, une première manière de défendre la thèse selon laquelle la panique peut être fonctionnelle est de dire, comme nous l’avons fait, que la panique nous permet d’appréhender certaines propriétés d’un danger ainsi que de notre relation à celui-ci[1] (notamment notre capacité à le gérer).

III. UNE FONCTION MOTIVATIONNELLE POUR LA PANIQUE

Une deuxième manière, comme nous l’avons dit plus haut, de défendre la thèse selon laquelle les émotions sont fonctionnelles, consiste à dire qu’elles nous motivent à agir favorablement à l’accomplissement de nos buts. Dans ce qui suit, nous tenterons ainsi de défendre l’idée selon laquelle la panique génère des réactions comportementales adaptées au type de danger qu’on appréhende en paniquant. Encore une fois, nous commencerons par considérer les remarques de Roberts, mais nous en éloignerons par la suite et les contredirons en partie.

La terreur et la panique, écrit Roberts, sont des variantes très intenses de la peur et de l’effroi. Si on peut remarquer une différence entre ces deux états, elle se trouve selon lui dans la nature des tendances comportementales qu’ils génèrent. La terreur semble être davantage une forme « paralysante » de l’effroi, alors que la panique « engendre une activité précipitée et non délibérée, telle que courir sans but, se débattre ou crier » (Roberts, 2003, p. 200, notre traduction). Du point de vue du sujet, la panique générerait selon lui ce désir : « laissez-moi faire quelque chose, n’importe quoi » (p. 201, notre traduction). Roberts ajoute que les tendances à l’action générées par la terreur et la panique sont en général irrationnelles. Selon lui, la panique est donc un état de peur extrême, mais qui n’est pas paralysant en ce sens que nous produisons des actions, même si celles-ci ne semblent ni contrôlées ni efficaces.

Nous sommes d’accord avec Roberts sur le fait que la panique engendre typiquement des actions expressives d’une part – telles que hurler et agiter les bras – et des actions de repli d’autre part – comme prendre ses jambes à son cou et se débattre. Contrairement à lui toutefois, nous ne pensons pas que ces tendances à l’action soient forcément irrationnelles. Au contraire, comme nous allons le voir, elles semblent tout à fait fonctionnelles étant donné ce que nous avons établi dans la partie précédente, à savoir que la panique est une réaction à un danger qui apparaît comme étant à la fois majeur, très probable et sans issue claire. Avant cela toutefois, il vaut la peine de faire un détour pour rejeter une autre idée de Roberts, soit l’idée que la panique est simplement une peur poussée à l’extrême.

Il nous semble en effet que, contrairement aux idées reçues, la panique ne soit pas un état de peur extrême ou « limite ». Roberts, entre autres, conçoit la panique comme un état où notre réaction émotionnelle est poussée à bout, où nous perdons en quelque sorte les pédales parce que nous sommes tout à fait submergés par une menace qui nous apparaît comme inéluctable. Cet état extrême nous pousserait à des comportements contre-productifs, un peu comme une machine peut se déglinguer, notamment lorsqu’elle surchauffe. Un comportement panique serait-il donc une sorte de surchauffe de notre système ? Selon nous, cette vision de la panique n’est pas seulement simpliste, elle est sans doute carrément fausse.

D’une part, il arrive certes que la panique nous pousse à des gestes quelque peu brutaux et soudains, comme s’enfuir en bousculant tout le monde, jeter ou détruire des objets, ou passer des coups de téléphone alarmants. Une fois l’urgence de la menace passée, si on nous demande « Qu’est-ce qui t’as pris de faire ça ? », on répondra généralement « J’ai paniqué. » Mais cela ne veut pas dire qu’on a fait strictement n’importe quoi. D’ailleurs la panique mène souvent au même type d’actions, comme nous allons le voir.

D’autre part, dans les cas où, face à une menace insurmontable, nous sommes poussés à des actions extrêmes ou autodestructrices (comme sauter du 10e étage d’une tour en feu), nous soutenons que ces réactions ne sont pas le produit de la panique à proprement parler, contrairement à ce que l’on pourrait penser. En effet, lorsque plus aucune issue ne semble envisageable, d’autres états affectifs peuvent succéder à la panique, comme le désespoir ou la résignation, qui eux présentent la situation comme sans issue et peuvent mener à un passage à l’action. Dans la panique, même si l’heure est grave, tout n’est pas perdu et un élément d’espoir persiste.

Ainsi, la panique n’est pas une peur poussée à l’extrême, dans le sens où nous serions submergés par une menace qui nous ferait disjoncter. Comme noté plus haut, même au coeur de la panique, le sujet conçoit d’une certaine manière qu’il y a des types d’actions à même de le sortir d’affaire, même si le plan lié à ces actions est très vague. Penchons-nous maintenant sur les types d’actions précis typiquement générés par la panique.

Comme dit plus haut, un premier type d’actions auquel la panique semble très souvent mener est expressif : agiter les bras au-dessus de sa tête, crier ou hurler, souvent sans contenu sémantique précis. À quoi cela pourrait-il servir ? Frijda explique que les types d’actions qu’une émotion génère dépendent en grande partie des comportements qui sont disponibles à l’agent à un moment donné – les actions présumées profitables qu’il est possible à la fois physiquement et mentalement pour lui d’entreprendre. Il écrit:

Le répertoire des actions dont nous disposons et qui sont pertinentes pour les contingences émotionnelles comprend des actions qui sont plus discrètes que les actions distinctement instrumentales, mais qui sont pourtant d’une importance sociale considérable. Il existe plusieurs types d’actions à faible risque et à faible effort qui sont généralement disponibles lorsque des actions plus exigeantes ne le sont pas. Elles peuvent être facilement négligées en tant qu’actions. L’une d’entre elles comprend les actions « expressives » involontaires et primitives telles que pleurer, donner des coups de pied, crier, tirer, embrasser et toucher, les expressions faciales, se taire et s’enfuir.

2004, p. 166, notre traduction

Alors que d’autres actions ne sont pas disponibles pour faire face à la menace qui semble dépasser les capacités de l’individu, ces actions de type « expressif » sont disponibles et, bien souvent, comme l’a remarqué Roberts, le sujet paniqué en fait usage. En revanche, comme le souligne Frijda, ces actions ne sont pas sans effet et peuvent recouvrir une fonction sociale, quand bien même cette fonction serait vague. Crier sert à alerter d’autres personnes alentour – n’importe qui – d’un danger imminent. Cela permet à la fois qu’elles se prémunissent du danger (sachant que celles qui nous entourent sont souvent des personnes alliées plutôt qu’ennemies), mais aussi, si cela est possible, qu’elles viennent à notre secours. Ainsi, le cri de panique peut vouloir dire à la fois « Sauve qui peut! » et « À l’aide! ». Il n’a pas besoin d’être dirigé vers une personne en particulier ni d’avoir un contenu sémantique clair – par ailleurs le cri de panique est souvent non verbal. On ne sait pas forcément qui pourrait nous entendre, si ces personnes pourraient nous aider, s’aider elles-mêmes et comment – c’est en ce sens que la fonction du cri est très vague. Néanmoins, c’est une manière de réagir qui correspond au type de danger que nous avons associé à la panique, à savoir un danger très important, très probable, et contre lequel nous n’avons nous-mêmes pas (encore) de plan d’action détaillé. Les mêmes remarques s’appliquent à d’autres comportements expressifs liés à la panique, comme le fait d’agiter les bras au-dessus de sa tête. À la suite de Frijda, nous pouvons également considérer les expressions faciales de la panique comme des actions ayant cette même fonction d’alerte.

Un autre type d’actions liées à la panique est ce que nous appelons des actions de repli, dont la fonction est de réduire son exposition au danger. En dehors des actions expressives, il y a principalement deux façons de réduire son exposition au danger : a) aller l’éteindre à sa source, faire qu’il disparaisse ; ou b) se protéger, s’en éloigner, se replier. La panique déclenche typiquement des comportements de ce second type : quand on panique, on considère en général qu’on est impuissant à modifier le danger à la source, alors on se replie, on fuit, on se calfeutre, on se cache. Notons d’ailleurs que la volonté de faire des stocks est tout à fait cohérente avec cette tendance au repli : on amasse de la nourriture, de l’essence, ou du papier toilette afin de se cacher, de se replier plus efficacement et pour plus longtemps. Nous reviendrons aux cas d’achats paniques dans la conclusion.

La tendance au repli que génère la panique peut encore une fois être expliquée et rationalisée par le type de danger auquel nous faisons face (ou avons l’impression de faire face) dans un état de panique. En effet, contrairement à d’autres types de peur où le danger apparaît comme étant majeur, très probable et imminent, mais où nous pensons savoir comment l’« éteindre » en s’attaquant à sa source, la panique implique une absence de plan d’action défini, et donc une incapacité à savoir comment s’attaquer à la source du danger pour réduire notre exposition à celui-ci. Par ailleurs, le repli typiquement lié à la panique peut apparaître comme incontrôlé car, encore une fois, aucun plan d’action précis ne définit comment s’en protéger exactement. On a un espoir de s’en sortir, mais on ne sait pas très bien comment, alors on prend ses jambes à son cou, on se débat ou encore on essaie de se cacher sans trop savoir avec qui ou pour combien de temps (d’où le fait de faire des stocks qui peuvent sembler disproportionnés).

En un certain sens, nous pensons donc que Roberts a raison de dire que la panique est étroitement liée au désir de « faire quelque chose, n’importe quoi » (2003, p. 201). Mais ce « n’importe quoi » est plus précis et restreint qu’on l’imagine : il recouvre des actions qui ont pour but d’échapper à un danger imminent, très probable, majeur, et contre lequel on ne sait pas très bien comment réagir. On peut aussi accorder à Roberts que la panique « engendre une activité précipitée et non délibérée » (p. 200), dans le sens où l’on n’a (l’impression d’avoir) ni le temps ni les moyens d’élaborer un plan d’action précis pour s’extirper du danger. Mais ce n’est pas vrai que la panique fait « courir sans but » comme le prétend Roberts (2003, p. 200) : le but est évidemment de s’en sortir au mieux et le plus vite possible, quand bien même on ne saurait pas exactement comment (par exemple, on ne sait pas quelle direction de fuite est la plus optimale).

On voit donc qu’il n’est pas généralement irrationnel d’agir de façon paniquée car, dans certains cas, étant donné l’importance et l’imminence du danger, et l’absence de plan d’action défini, les tendances à l’action de la panique maximisent nos chances de nous prémunir du danger (ou maximisent les chances des personnes qui nous entourent de s’en tirer). En ce sens, les tendances à l’action de la panique peuvent être rationnelles en cela qu’elles correspondent aux exigences de la raison pratique – soit atteindre ses fins étant donné ses moyens –, du moins dans les cas où la fonction cognitive de la panique a été correctement remplie, c’est-à-dire que le danger est tel qu’il est perçu : majeur, imminent et sans issue évidente.

Si ce que nous avons dit est correct, cela signifie que, contrairement à l’avis général, la panique peut également être considérée comme fonctionnelle et rationnelle d’un point de vue de la motivation à l’action.

IV. CONCLUSION

Dans cet article, nous avons soutenu que la panique a une fonction cognitive (section II), car elle nous permet d’appréhender la menace présente comme ayant des propriétés particulières. Nous avons aussi vu que la panique recouvre une fonction motivationnelle (section III) à travers des tendances à l’action expressives (crier, agiter les bras, etc.) et de repli (prendre ses jambes à son cou, se débattre, etc.) – des actions qui sont adaptées aux situations où la menace est telle qu’elle est perçue. Ainsi, contrairement aux idées reçues, la panique peut être une réaction rationnelle (du point de vue de la raison pratique) et adaptée.

Revenons maintenant aux exemples d’achats paniques liés à l’arrivée de la COVID-19. Compte tenu de ce que nous venons de dire, doit-on penser que tous ces comportements soient rationnels et adaptés à la situation ? On peut classifier ce type de réaction comme faisant partie des actions de repli typiquement générées par la panique et qui peuvent nous être utiles en cas de menace majeure, imminente et sans issue claire. C’est particulièrement l’incapacité d’établir un plan d’action clair qui permet d’expliquer ces actes. Au printemps 2020, nous manquions cruellement d’information quant aux conditions dans lesquelles cette crise sans précédent allait nous laisser. Allait-on devoir se réfugier chez nous pendant de longues périodes sans accès à la nourriture ? Allait-on arriver, à terme, à devoir défendre sa maison à l’aide de ses propres armes ?

Du point de vue macro-économique – celui des auteurs de l’article cité en introduction – l’achat de kilos de papier toilette, d’innombrables boîtes de conserve, ou d’armes était certes sous-optimal, mais cela ne veut pas dire que ça l’était étant donné l’accès aux informations des personnes concernées. Nous tenons en particulier à insister sur le fait que, même si ces actions étaient en effet irrationnelles – et si ce que nous avons soutenu est correct –, cela ne peut pas être expliqué simplement par le fait qu’elles soient des produits de la panique. Quelquefois, comme nous avons tenté de le montrer ici, nous avons de bonnes raisons de paniquer.