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1. INTRODUCTION

1.1. Contexte

L’arrivée récente de thérapies innovantes et coûteuses dans divers champs thérapeutiques suscite des espoirs importants bien que leur financement soulève un certain nombre de difficultés[1]. Aux États-Unis, un nombre croissant de patients sont contraints de renoncer aux soins en raison du prix élevé revendiqué par les industriels (Meropol, N.J., 2009 ; ASCO, 2016 ; Gordon et al., 2018). Dans les pays où les dépenses de santé sont socialisées (OCDE, 2017), ces revendications de prix remettent en question la soutenabilité des systèmes d’assurance maladie (INCA, 2015 ; Pajares y Sanchez et Saout, 2017). Offrir un accès équitable à ces innovations entre en concurrence avec d’autres investissements publics qui font également l’objet d’attentes sociales fortes : l’éducation, l’environnement, la prise en charge des personnes dépendantes, la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, etc. Ces thérapies innovantes et coûteuses contraignent les acteurs à définir, plus précisément qu’ils ne le faisaient auparavant, le montant maximum que la collectivité est prête à dépenser pour des gains de santé donnés. Survient alors la question de savoir si ce montant maximum doit varier en fonction des circonstances qui entourent les individus, notamment la rareté de la maladie, les modes de vies de ces individus, les inégalités sociales qu’ils ont subies tout au long de leur vie, etc.

Le calcul économique en santé couramment mis en oeuvre par les agences d’évaluation des technologies de santé repose implicitement sur un principe de type utilitariste visant à maximiser la somme des gains en santé (les QALY) obtenus grâce aux traitements financés. Les caractéristiques personnelles des individus (âge, genre, caractéristiques socioéconomiques, modes de vie, etc.) ne sont pas prises en compte pour apprécier la valeur d’un gain de santé. L’intérêt que représente une intervention de santé ne dépend que de la quantité des gains en santé qu’elle permet de produire – années de vie gagnées en bonne santé ou QALY – quelle que soit la situation du bénéficiaire. Pour autant, les discussions sur l’opportunité d’une priorisation des gains en santé pour certains patients sont nombreuses en économie de la santé. Cette priorisation peut être effectuée au moyen de pondérations appliquées sur les gains en santé ou, de manière formellement équivalente, par l’intermédiaire de valeurs de références variables pour l’interprétation des ratios différentiels coût-efficacité (RDCR), ce qui est proche du point de vue normatif. Ces pondérations ou règles d’interprétation des RDCR sont généralement attachées à des pathologies ou des situations particulières (Norheim et al., 2014). Leur utilisation peut être interprétée comme une façon d’introduire de l’aversion aux inégalités dans la répartition de certains outcomes dans la population (bien-être, états de santé, durée de vie, capacités physiques, etc.) (Wagland, 2012).

Ces pratiques convergeraient avec des travaux universitaires récents qui proposent de prendre en compte des principes de répartition égalitaristes dans l’évaluation économique (Sen, 1987 ; Brouwer, 2008 ; Cookson, 2017 ; Asaria, 2015). Sous réserve de disposer des données adéquates, les économistes peuvent sans difficulté intégrer dans leur calcul les priorités que le système de santé souhaite concrétiser. Il est en effet d’usage courant en économie de prendre en compte des dimensions distributives dans la formulation des objectifs de bien-être social. Il reste toutefois indispensable de justifier le choix des priorités retenues. La traduction des valeurs sociales dans les méthodes et pratiques d’évaluation en santé peut conduire à (ré)orienter les efforts de recherche et d’innovation des industries et des organisations du secteur sanitaire. L’enjeu est donc important.

1.2. Le critère de fair innings

Nous nous intéressons dans le cadre de cet article à une priorité particulière, celle qui est accordée aux populations les plus jeunes et qui est le plus souvent désignée, à la suite des travaux de J. Harris, sous le terme fair innings. Dans son ouvrage intitulé The Value of Life (1985), Harris soulignait que si la mort d’un individu est toujours terrible, elle peut être considérée comme une tragédie lorsqu’elle a lieu avant que l’individu n’ait bénéficié d’une durée de vie raisonnable, qu’il appelle fair innings[2]. Tout individu qui décèderait prématurément, c’est-à-dire avant d’avoir atteint cet âge-ci, subirait une injustice que la collectivité est justifiée de prévenir. Il serait alors légitime d’allouer davantage de ressources aux individus qui n’ont pas atteint cet âge limite et d’allouer moins de ressources à ceux qui l’ont déjà atteint. Harris ne précise cependant pas quel doit être cet âge de référence ni la méthode pour le définir. Selon lui, il n’est pas possible de distinguer différents degrés d’injustice en fonction de l’âge du décès. Dès lors qu’ils n’ont pas encore atteint ce fair innings, ils sont tout autant pénalisés, qu’ils aient 20, 30 ou 40 ans. Williams (1997) en revanche propose de définir l’âge de référence en s’appuyant sur l’espérance de vie moyenne à la naissance dans la population générale. Contrairement à Harris, Williams considère que l’injustice que subit l’individu qui décède prématurément croît en fonction de l’écart entre l’âge du décès et cette espérance de vie moyenne. Enfin, il recommande de prendre en compte la qualité de vie sur tout le cycle de vie de l’individu, ce qui soulève des difficultés informationnelles importantes (Williams, 1997). Il convient de préciser que le critère de fair innings se distingue d’une priorité accordée aux populations les plus jeunes en raison de l’espérance de vie plus longue dont ils bénéficient (Tsuchiya, 1999, 2000). Le critère de fair innings implique en effet d’accorder une valeur différente à l’allongement d’une même durée de vie, en fonction de l’âge.

Nous pouvons envisager différentes façons de mettre en oeuvre concrètement ce critère :

  • Option 1 : Ce critère pourrait être pris en compte dans le calcul économique au moyen de coefficients de pondération qui seraient appliqués sur les résultats de santé des interventions en fonction de l’âge moyen des patients. C’est ce qu’a envisagé, un temps, le NICE en Grande-Bretagne dans le cadre de ses travaux sur le value based pricing, à travers les notions de fardeau absolu (absolute shortfall) et fardeau relatif (proportional shortfall), avant finalement d’y renoncer (Towse, 2013)[3]. En Norvège, il est envisagé que la valeur seuil coût-efficacité, c’est-à-dire le montant maximum que la collectivité accepte de payer pour produire un an de survie supplémentaire en parfaite santé (QALY), dépende du nombre d’années de vie perdues par le patient, en l’absence d’intervention, par rapport à l’espérance de vie moyenne de la population (Ottersen et al. 2016). Aux Pays-Bas, le critère de fardeau de la maladie est pris en compte de façon croissante dans les décisions de remboursement des produits de santé (Reckers-Droog, van Exel, Brouwer, 2018).

  • Option 2 : Ce critère pourrait être pris en compte, en dehors de l’évaluation économique en santé, dans le cadre des procédures d’admission au remboursement et de négociation des prix des technologies de santé, par des commissions délibératives :

    • de façon modérée, en privilégiant les technologies qui s’adressent à des patients dont le pronostic vital est engagé et dont l’âge est inférieur à l’espérance de vie dans la population générale. On constate qu’il existe aujourd’hui un certain nombre de dispositifs pour financer des traitements coûteux, jugés inefficients, dans certains contextes pathologiques particuliers (par exemple, le Cancer Drug Fund en Grande-Bretagne). Le plus souvent, il s’agit de contextes pathologiques dans lesquels les patients ont une espérance de vie réduite par rapport à l’espérance de vie moyenne dans la population générale (Chamberlain et al. 2015). Cette façon de procéder correspondrait à une forme modérée de fair innings.

    • de façon extrême, en cessant de financer collectivement des interventions en santé pour des patients au-delà d’un certain âge[4].

À notre connaissance, aucun pays, à l’exception de la Norvège et des Pays-Bas, n’indique explicitement prendre en compte un critère de priorité vis-à-vis des populations les plus jeunes dans l’évaluation des technologies de santé. Il est toutefois vraisemblable qu’il existe un décalage entre les critères formels et les pratiques.

Dans le cadre de cet article, nous considérons que ces différentes modalités de mise en oeuvre reposent toutes sur un objectif commun que nous proposons d’examiner : allouer les ressources en santé de façon à réduire les inégalités de durée de vie. Les modalités de mise en oeuvre se distinguent toutefois en fonction du degré d’aversion aux inégalités de durée de vie retenu et en fonction des procédures utilisées (procédure évaluative [option 1] ou procédure délibérative [option 2]).Nous choisissons toutefois de ne pas considérer ici des formes extrêmes de fair innings car leur acceptabilité sociale est inenvisageable, comme en atteste l’intensité des débats que suscitent déjà des formes modérées du fair inning (Rivlin, 2000 ; Fisher, 2013).

1.3. Objectif

L’objectif que nous poursuivons dans cet article est d’examiner différents arguments qui permettent de justifier cet objectif de réduction des inégalités de durée de vie. Il ne suffit pas en effet de considérer que la mort prématurée est une tragédie ou une infortune pour déterminer qu’elle est une injustice. Si tous les malheurs étaient des injustices, la satisfaction de nos exigences de justice serait proprement impossible[5], et on risquerait alors, en reprenant la formule de Pogge, de tomber dans un « puits sans fond » (bottomless pit) (Pogge, 1989, 2004). Déterminer qu’un malheur est une injustice ne peut être justifié qu’en référence à une théorie de la justice dont l’objectif est d’établir une frontière entre, d’un côté, ce qui relève du juste et de l’injuste et, d’un autre côté, ce qui n’en relève pas (Weil-Dubuc, 2012). Nous nous demandons donc ici si cet objectif de réduction des inégalités de durée de vie est compatible avec les théories de justice sociale qui sont plus généralement envisagées (Sen, 1987; Van Parjis, 1991 ; Fleurbaey, 1996).

Cet article s’inscrit à la suite d’articles plus ou moins récemment parus sur le sujet (Tsuchiya, 1999, 2000 ; McMahan, 2002 ; Wagland, 2012 ; Bognar, 2015 ; Menzel, 2015 ; Solberg et Gamlund, 2016 ; Lauerer, Schätzlein et Nagel, 2016 ; Adler et al., 2019) et il tend à contribuer au débat qu’ils ont rouvert[6]. Nous reprenons certains de leurs arguments et proposons des reformulations et prolongements. Par ailleurs, nous envisageons un argument plus inédit, en nous appuyant sur une littérature philosophique plus classique spécifiquement centrée sur la question de l’acceptation de la mort. Nous aboutissons ainsi à la détermination de trois arguments distincts. En premier lieu, le fair innings peut être justifié au nom d’un objectif d’égalisation des opportunités de bien-être (section 2), au nom d’un objectif d’égalisation des chances de développer son plan de vie (section 3) ou encore au nom d’un objectif d’égalisation du temps offert à chacun pour accepter la mort (section 4). Nous discutons les limites internes de ces arguments dans chaque section et nous présentons des critiques supplémentaires qui pourraient leur être adressées dans une discussion complémentaire (section 5).

Nous ne cherchons pas dans le cadre de cet article à convaincre de la supériorité d’un argument par rapport aux autres. Nous souhaitons seulement contribuer aux discussions qui pourraient avoir lieu, au sein des agences d’évaluation des technologies de santé et d’espaces démocratiques, sur les critères de priorisation en santé, en explicitant ce qui pourrait justifier un des critères particuliers, celui de l’âge.

2. ÉGALISER LES DURÉES DE VIE POUR ÉGALISER LES OPPORTUNITÉS DE BIEN-ÊTRE

Plusieurs auteurs ont proposé de justifier le critère de fair innings en s’appuyant sur le concept de deprivation account proposé par Nagel en 1979 (McMahan, 2002 ; Solberg et Gamlund, 2016). Nagel propose en effet de considérer que la valeur de la mort d’un individu dépend de ce dont elle le prive, c’est-à-dire des activités que le sujet ne pourra pas réaliser et qui sont sources de plaisir ou de déplaisir. « Death is an evil because it brings to an end all the goods that life contains. It is bad not because of any positive features but because of the desirability of what it removes » (Nagel, 1979) (pour une présentation plus précise de la notion de « deprivation account », voir Bradley, 2004 ; Johansson, 2012 ; Phillips, 2014). Nagel admet qu’en fonction de leur âge, les individus disposent d’un certain nombre d’années de vie restantes, riches de possibilités futures (relations personnelles, expériences esthétiques, plaisirs) : ils sont plus ou moins lésés lorsqu’ils en sont privés précocement. « The death of Keats at 24 is generally regarded as tragic; that of Tolstoy at 82 is not. Although they will both be dead forever, Keats’s death deprived him of many years of life which were allowed to Tolstoy; so in a clear sense Keats’s loss was greater, (though not in the sense standardly employed in mathematical comparison between infinite quantities). » (Nagel, 1979)

Contrairement à McMahan, Solberg et Gamlund[7], nous ne croyons pas possible de justifier le critère de fair innings sur le seul concept de deprivation account tel qu’il a été exposé par Nagel.

  • Premièrement, Nagel ne mettait pas en avant cette notion de deprivation account pour justifier la prise en compte de l’âge dans l’allocation des ressources en santé. L’objectif de Nagel dans cet article était de contester l’argument hédoniste selon lequel la mort n’a aucune valeur en soi, ni bonne ni mauvaise, puisqu’elle ne peut pas être expérimentée par un sujet, le sujet disparaît au moment même où elle survient. « La mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. » (Épicure, Lettre à Ménécée). Il n’y a pas de dimension prescriptive dans l’analyse de Nagel.

    Deuxièmement, il conviendrait d’aller plus loin que le font McMahan, Solberg et Gamlund, et d’expliciter que le critère de fair innings est justifié par un objectif de réduction des inégalités sur cet outcome particulier qu’est le deprivation account. Le fair innings s’inscrit en effet dans le cadre d’un modèle de justice conséquentialiste de type égalitariste, qui, du reste, est cohérent avec les analyses plus générales que propose Nagel (Nagel, 1991).

  • Troisièmement, il convient d’admettre qu’en justifiant le critère de fair innings en référence à la notion de deprivation account, on s’inscrit dans le cadre d’un modèle de justice de type welfariste puisque la valeur de la mort est déterminée en fonction de la quantité de bien-être dont elle prive l’individu. Cette quantité de bien-être perdu n’est toutefois pas évaluée directement, elle est « approximée » à travers le nombre d’années de vie perdues, ajustées ou non sur la qualité de vie.

Plutôt que de justifier le critère de fair innings sur la base du concept de deprivation account, il nous semble donc plus convaincant de le justifier au nom d’un objectif d’égalisation des opportunités de bien-être, à la suite d’Arneson (1989). Le modèle de justice proposé par Arneson est un modèle de justice de type libéral égalitariste. Comme l’ensemble des modèles appartenant à cette catégorie, il propose d’allouer les ressources de façon à réduire la dispersion interindividuelle d’un distribuendum (objet que l’on souhaite répartir équitablement) dans la population. Ces modèles contrastent avec les modèles de justice de type utilitariste qui proposent d’allouer les ressources de façon à maximiser la quantité du distribuendum produit. Les modèles de justice égalitaristes se distinguent, entre eux, en fonction du type de distribuendum retenu. Rawls (1999 [1971]), Dworkin (2000) et Van Parjis (1991) proposent par exemple de répartir équitablement des moyens utiles à la réalisation d’un projet de vie et la satisfaction des préférences. Sen et Cohen proposent de répartir équitablement des opportunités de fonctionnement ou de réalisations. Arneson propose, quant à lui, de répartir équitablement des chances de bien-être. Pour une présentation comparative des modèles de justice, voir Sen (1987), Van Parjis (1991), Fleurbaey (1996).

D’après Arneson, il n’est toutefois pas possible, en pratique, de collecter toute l’information nécessaire pour estimer les préférences et les perspectives de bien-être de chaque individu. « In actual political life under modern conditions, distributive agencies will be staggeringly ignorant of the facts that would have to be known in order to pinpoint what level of opportunity for welfare different persons have had. To some extent it is technically unfeasibleor even physically impossible to collect the needed information. » (Arneson, 1988, p. 87). Il est donc le plus souvent nécessaire de se limiter à répartir équitablement des biens premiers ou des ressources, qui sont des proxys de ces opportunités de bien-être. «We may insist that governments have regard to primary good share equality or resource equality as rough proxies for the welfarist equality that we are unable to calculate. » (Arneson, 1988, p. 87). Il serait donc possible de justifier le critère de fair innings au nom d’un objectif d’égalisation des opportunités de bien-être, en indiquant que nous utilisons la durée de vie comme un indicateur proxy pour estimer la quantité de bien-être dont la mortalité prématurée prive les individus. Être en vie est en effet la première condition pour qu’un individu ressente de la satisfaction.

3. ÉGALISER LES DUREES DE VIE POUR PERMETTRE A CHACUN DE DEVELOPPER SON PLAN DE VIE ?

En deuxième lieu, à la suite de Daniels (1988), il est possible de justifier le critère de fair innings, au nom de l’égalité des chances de chacun de développer son plan de vie, dans une approche rawlsienne[8]. D’après Daniels, il est vraisemblable que des individus rationnels et prudents, placés sous le voile d’ignorance rawlsien[9], choisissent de répartir les ressources de façon à maximiser les chances de bénéficier d’une espérance de vie normale, quitte à renoncer à prolonger leur vie s’ils ont la chance d’atteindre un âge avancé. « Therefore it seems prudent for me to reserve certain life-extending technologies for my younger years. I would thus maximize the chances of my living a normal lifespan. » (Daniels, 1988)[10]. Selon lui, la majorité des personnes ont conscience qu’elles sont mortelles et conçoivent leur projet de vie compte tenu de la représentation qu’elles se font de leur espérance de vie. Il est primordial qu’elles puissent vivre jusqu’à un âge moyen, car c’est durant ces années qu’elles réalisent leur projet de vie. Le projet de vie désigne chez Rawls les buts que poursuit un individu, ce qu’il a l’intention de faire dans sa vie. Ce projet de vie est rationnel lorsqu’il est défini au terme d’une délibération, qu’il est cohérent avec les circonstances dans lesquelles se trouve l’individu, avec ses talents, et qu’il prend en compte l’ensemble des informations disponibles. Rawls indique que le projet de vie est moins précisément défini pour les âges de la vie les plus lointains et qu’il se précise au fur et à mesure que l’individu prend conscience de ses envies et de ses désirs. Un individu rationnel fera toutefois attention à conserver un large champ des possibles tant qu’il n’aura pas défini son projet de vie de façon complète et précise (Rawls, 2008, p. 357-358).

L’argument de Daniels a été largement discuté, en particulier par Mc Kerlie (1989 ; 2001) qui conteste entre autres l’idée selon laquelle la priorité accordée aux populations les plus jeunes soulève une question de justice intrapersonnelle et non une question de justice interpersonnelle. Pour Daniels, en effet, limiter l’accès à des technologies de santé en fonction de l’âge ne pose pas de problème du point de la justice interpersonnelle, car tous les individus finissent par vieillir. Elle pose en revanche une question de justice intrapersonnelle, car elle interroge la juste répartition des ressources en fonction des âges de la vie. D’après Mc Kerlie, tout dépend de la façon dont on intègre le temps dans l’application des principes redistributifs : cherche-t-on à répartir les distribuendum en prenant en compte ce dont les individus ont bénéficié tout au long de leur vie (approche longitudinale) ou cherche-t-on à répartir les distribuendum à un moment donné dans la population (approche transversale) ? De surcroît, l’argument de Daniels suppose qu’il existe une continuité du soi dans le temps, aux différents âges de la vie. Celle-ci est critiquée par Schefczyk (2008) qui met en avant l’idée des « multiples sois », à partir de l’analyse de Sidgwick (1874) et Posner (1995)[11].

Nous relevons de notre côté une limite supplémentaire à cette justification du fair innings basée sur l’égalisation des chances de développer son projet de vie. Il est vraisemblable en effet que les projets de vie évoluent à l’approche de la mort. Comme le souligne Montaigne, l’imminence ou la perspective de la mort révèlent la force des opinions d’un individu. Il est possible qu’à ce moment soient révélées les préférences les plus authentiques et que le projet de vie soit redéfini. Dans cette perspective, il n’est donc pas possible de considérer qu’à partir d’un certain âge, les individus raisonnables et prudents sont censés avoir atteint les objectifs de leur vie, puisque ceux-ci peuvent n’apparaître clairement qu’à partir du moment où ils prennent conscience de l’imminence éventuelle de leur mort et ce, quel que soit leur âge. Les quelques semaines, mois ou années qu’il est possible de gagner grâce aux soins médicaux seraient l’occasion pour les individus d’examiner leur vie compte tenu de leurs préférences et de leurs objectifs « vrais », cette fois-ci clairement aperçus. Ce sursis pourrait leur offrir la possibilité d’atteindre un sentiment d’accomplissement grâce à cet examen et grâce aux actions qu’ils peuvent décider de mener en conséquence (paroles, actes ou expériences diverses). Yalom (1980) rappelle que cette idée de la mort comme expérience révélatrice est souvent mentionnée à la fois dans la littérature classique (par exemple dans La Mort d’Ivan Ilitch ou encore dans le conte de Dickens intitulé Unchant de Noël) et en philosophie (la conscience de la mort permet d’après Heidegger le passage d’un mode d’être inauthentique à un mode d’être authentique, également appelé mode ontologique) (Heidegger, 1927). L’idée selon laquelle le projet de vie est amené à évoluer dans le temps est soulignée par Heyd et Miller. « The phenomenon of “adaptive preferences” usually considered as limiting the rationality of more “local” choices, seems to be essential and inevitable in the context of life planning, of the formation of human personality as whole » (Heyd et Miller, 2010, p. 27).

Doit-on pour autant renoncer à justifier le critère de fair innings sur le fondement du modèle de justice de type rawlsien ? Il nous semble que, malgré les limites mentionnées ci-dessus, l’argument de Daniels reste suffisamment robuste pour être soumis à la discussion. De surcroît, il est possible de compléter l’argument de Daniels en indiquant que l’utilisation d’un critère de fair innings dans l’allocation des ressources en santé peut accroître la confiance des individus dans les chances qu’ils ont de vivre une vie suffisamment longue. Le critère de fair innings implique en effet que la collectivité s’engage à allouer en priorité les ressources pour permettre à chacun de bénéficier d’une durée de vie raisonnable (selon la proposition de Harris) ou moyenne (selon la proposition de Williams). Cette confiance accrue dans leur chance d’atteindre une espérance de vie raisonnable ou moyenne, grâce à un accès facilité aux technologies de santé innovantes, peut ensuite avoir un effet sur les projets de vie qu’ils forment et qui déterminent ensuite leurs réalisations effectives. Le critère de fair innings pourrait donc contribuer à réduire les inégalités qui découlent d’un manque de confiance en l’avenir, comme le décrit Rawls :

Nous évaluons nos perspectives de vie en fonction de notre place dans la société et nous élaborons nos buts et objectifs à la lumière des moyens et des possibilités dont nous pouvons nous attendre à disposer en étant réalistes. Le fait d’être rempli d’espoir et optimiste pour le futur plutôt que résigné et indifférent dépend donc à la fois des inégalités associées à notre position sociale et des principes publiques de justice que la société, en plus de professer, met en oeuvre plus ou moins efficacement pour régir les institutions de la justice du contexte social. Ainsi la structure sociale, en tant que régime social et économique, n’est pas seulement un dispositif qui satisfait des désirs et des aspirations données, mais aussi un arrangement qui produit d’autres désirs et aspirations dans le futur. Elle le fait au moyen des attentes et des ambitions qu’elle encourage au moment présent et pour une vie entière.

Rawls, 2008, p. 87

Il convient de préciser que Rawls ne s’est lui-même pas prononcé sur le critère de fair innings et que son analyse des enjeux distributifs soulevés par l’allocation des ressources en santé est lacunaire. En 1971, il indiquait, dans A Theory of Justice, que la santé était un bien naturel vis-à-vis duquel la collectivité n’a pas de responsabilité. Il a plus récemment remis en cause cette position et indiqué que l’allocation des ressources pour financer les soins médicaux devait être effectuée sous le principe de différence. Dans cette perspective, il indique que « le traitement qui restaure la santé des personnes, qui les autorise à reprendre leur vie normale comme membres coopérants de la société, a une urgence considérable », sans aller plus loin[12]. On relève toutefois que la notion de vie complète revient fréquemment dans son discours, y compris lorsqu’il définit ce qu’est un bien primaire :

Nous introduisons l’idée de biens primaires. Il s’agit des conditions sociales et des instruments polyvalents variés qui sont généralement nécessaires pour permettre aux citoyens de développer et d’exercer pleinement leurs facultés morales de façon adéquate et de chercher à réaliser leur conception déterminée du bien. […] ces biens sont les choses dont les citoyens, considérés comme des personnes libres et égales vivant une existence complète, ont besoin ; elles ne sont pas des choses qu’il est simplement rationnel de vouloir ou de désirer, de préférer ou même d’adorer.

Rawls, 2008, p. 89

Nous regrettons donc que la question de la valeur du temps de vie, comme ressources à répartir, n’ait pas été plus explicitement discutée, d’autant que la notion de temporalité est centrale dans la notion de projet de vie :

Thus planning is in part scheduling. We try to organize our activities into a temporal sequence in which each is carried on for a certain length of time. In this way a family of interrelated desires can be satisfied in an effective and harmonious manner. The basic resources of time and energy are allotted to activities in accordance with the intensity of the wants that they answer to and the contribution that they are likely to make to the fulfillment of other ends.

Rawls, 1999 [1971], p. 360

4. ÉGALISER LES DUREES DE VIE POUR OFFRIR A TOUS UNE CHANCE EQUITABLE D’ACCEPTER LA MORT

Il nous semble enfin que le critère de fair innings pourrait être justifié au nom d’un objectif d’égalisation du temps offert aux individus pour accepter la mort. Ce qui pourrait justifier d’accorder une priorité variable en fonction de l’âge des patients n’est pas tant la durée de vie dont a bénéficié l’individu, que le caractère imprévisible de son décès, du fait de normes statistiques et sociales. Celui-ci le priverait de la possibilité de mettre en oeuvre un processus que les philosophes classiques, de Platon (avec la mort de Socrate) à Montaigne (Rohrbasser, 2001), aussi bien que certains psychanalystes, se sont attachés à décrire, et au terme duquel l’individu peut devenir prêt à cesser de vivre (Hetherington, 2013). Chez ces auteurs classiques par exemple, l’acception de la mort passait par la reconnaissance d’une forme de transcendance, à travers l’idée de Bien et Vérité chez Socrate[13], ou de Destin et d’Ordre du monde chez les épicuriens et les stoïciens classiques ou modernes[14].

Accorder davantage la priorité aux patients exposés à un risque de mortalité précoce pourrait dans ce cas être justifié par l’idée que ce travail psychique est entrepris à partir du moment où l’individu prend conscience de sa finitude, ce que tendent à ignorer les individus les plus jeunes, pris comme ils le sont dans leurs activités quotidiennes[15]. L’avancée en âge, parmi d’autres événements de la vie, peut venir alors rappeler aux individus cette finitude, et les amener à engager ce processus pour l’accepter. Il serait donc plus probable que les individus soient « prêts » à mourir lorsqu’ils sont plus âgés, plutôt que lorsqu’ils sont jeunes.

La limite de cette troisième justification est qu’elle implique de vérifier que le degré d’acceptation de la mort progresse bien, effectivement, avec l’âge, sans quoi elle revient à imposer un devoir de sagesse aux individus, dans une approche perfectionniste de la vie bonne. De surcroît, la question se pose de savoir s’il est réellement possible de se préparer à la mort, au-delà des discours qui peuvent être tenus tout au long de sa vie. E. Fiat décrit ainsi comment la proximité de la mort de soi ou des autres fait survenir une rationalité particulière, distincte de la rationalité quotidienne : « Mais quand bien même on se serait pré́paré́ et à̀ la mort, et à̀ l’amour, leur surrection dé́borde toujours le ré́ceptacle conçu pour les accueillir. Leur manifestation sature d’emblé́e les capacité́s ré́ceptives de qui les reçoit. Pour dé́crire la surrection de la mort ou de l’amour, il nous semble donc qu’il faudrait bâtir une autre phé́noménologie que la phé́nomé́nologie dé́crivant les phé́nomènes ordinaires de la vie. » (Fiat, 2009, p. 127) La réflexion de Menzel sur la valeur de l’espoir dans des situations de fins de vie, même lorsqu’il est vain, illustre encore cette forme de rationalité particulière propre à la fin de vie (2011).

5. DISCUSSION

Les deux premiers arguments conduisent à justifier le critère de fair innings en référence à des modèles de justice sociale de type libéral-égalitariste. D’après ces deux arguments, les durées de vie constituent des ressources dont il est légitime de chercher une répartition équitable, en vue d’une égalisation des opportunités de bien-être (1er argument) ou d’une égalisation des chances de développer son plan de vie (2e argument). Le troisième argument est plus inédit et ne s’appuie pas sur un modèle de justice général. Les limites internes de ces trois arguments ont été mentionnées. Il est toutefois possible de repérer des limites supplémentaires concernant les prérequis normatifs sur lesquels ils reposent (en amont) ou concernant les modalités de mises en oeuvre de critère (en aval).

En premier lieu, ces trois arguments reposent sur des systèmes éthiques auxquels d’autres s’opposent de façon irréductible.

  • Les trois arguments reposent d’une part sur des modèles de justice de type conséquentialistes, qui peuvent, bien sûr, être remis en cause au nom de principes déontologiques. L’éthique déontologique juge la moralité de l’action par principe, contrairement à l’éthique conséquentialiste qui évalue que l’action est juste en fonction de ses conséquences. Du point de vue de l’éthique déontologique, le critère de fair innings peut être jugé inacceptable au nom du devoir qu’aurait chaque soignant de mettre en oeuvre tous les moyens possibles pour sauver ses patients (Meghani et Galleger, 2008; Veatch, 2003 ; Elster, 1992). Il peut également être jugé inacceptable en vertu du caractère sacré de toute vie humaine ou encore au nom du respect que l’on doit à ses aînés.

  • Ces arguments reposent d’autre part sur des modèles de justice visant un objectif d’égalisation de la répartition du distribuendum dans la population plutôt qu’un objectif de maximisation de la production du distribuendum. Ils impliquent donc que la collectivité soit prête à consacrer d’importantes quantités de ressources pour produire des résultats modérés, au motif que ceux-ci bénéficient aux patients les plus défavorisés, en l’occurrence ceux dont l’espérance de vie est réduite. Il est donc bien sûr possible de s’opposer au fair innings au nom d’une éthique utilitariste qui propose d’allouer les ressources de façon à maximiser la production de gains en santé et de bien-être dans la population. Cet argument est mentionné par Rivlin (2000) parmi l’ensemble des arguments qu’il recense en défaveur du critère de fair innings.

En deuxième lieu, il paraît possible de remettre en cause les deux premiers arguments évoqués en faveur du critère de fair innings en fonction de la façon dont il pourrait être mis en oeuvre. Nous avons vu que ce critère pouvait être justifié au nom d’un objectif d’égalisation des opportunités de bien-être et des chances de réaliser son plan de vie. La durée de vie serait une ressource à répartir équitablement pour atteindre l’un ou l’autre de ces deux objectifs. Elle n’est toutefois qu’une ressource, parmi d’autres, plus couramment envisagées : ressources en termes d’éducation, conditions de vie matérielles, participation à la vie de la communauté, etc. Il n’est donc pas possible de justifier un objectif de réduction des inégalités de durée de vie si celui-ci ne s’inscrit pas dans le cadre d’un objectif plus global d’égalisation des ressources jugées essentielles pour garantir l’égalité des chances de bien-être ou de réalisation des projets de vie. Cette critique est également mentionnée par Rivlin (2000).

6. CONCLUSION

Le caractère toujours inéluctable de la mort, qui a marqué jusqu’à récemment les philosophies de la mort, et en premier lieu les philosophies stoïciennes, se présente aujourd’hui différemment[16]. Le développement conjoint des progrès scientifiques et des systèmes d’assurance maladie pose la question de la responsabilité collective vis-à-vis de l’accès aux technologies permettant de retarder la mort. La question de l’acceptation de la mort qui relevait du domaine de l’intime fait désormais également l’objet de décisions communes. Cette situation soulève des questions éthiques nouvelles sur la valeur de la mort du point de vue des théories de la justice. Dans le cadre de cet article nous avons examiné trois arguments permettant de justifier que la valeur de la mort décroît à mesure que l’individu avance en âge en raison d’un objectif d’égalisation des durées de vie, communément appelé fair innings. Dans un premier temps, nous avons envisagé que le fair innings puisse être justifié par un objectif d’égalisation des opportunités de bien-être. Dans un deuxième temps, nous avons proposé de justifier le fair innings par un objectif d’égalisation du temps offert aux individus pour réaliser leur plan de vie, conformément à la théorie de la justice comme équité de Rawls. Enfin, nous avons proposé de considérer que le fair innings pouvait être justifié en raison d’un objectif d’égalisation du temps offert aux individus pour accepter la mort. Ces trois arguments présentaient bien sûr de nombreuses limites et nous avons souligné certaines d’entre elles. Nous avons pu constater dans le cadre de ce travail que la valeur de la mort est finalement peu discutée par les théoriciens de la justice sociale contemporains. Il nous semble nécessaire de poursuivre les discussions sur la possibilité d’appliquer les principes d’équité en matière de répartition des ressources en général (éducation, revenu, etc.) à cet objet particulier qu’est la santé, en particulier au moment de la fin de vie.