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Le musée de la Mémoire et des Droits de l’homme, inauguré à Santiago le 11 janvier 2010, est l’évocation incessante et institutionnelle de la plus grande tragédie politique du Chili contemporain : le coup d’État de 1973 et une longue et sanglante dictature militaire qui a duré jusqu’en 1990. Comme d’autres en Amérique latine, ce musée est spécifiquement consacré aux droits de l’homme violés sous la dictature militaire (Carter, 2013) et assume l’identité d’être l’un des nombreux musées – qui ont proliféré à partir des années 1980 (Carter, 2018) – dont le but est de faire la promotion du respect des droits de la personne. Cela donne une spécificité à ce type de musées dans un contexte où, en principe, tout musée peut être conçu comme un terrain pour l’exercice des droits de l’homme et de la citoyenneté (Orange et Carter, 2012; Purbrick, 2011).

Le MMDH réunit deux concepts que – au moyen d’une étude comparative – Orange et Carter (2012) remarquent dans différents musées : un musée des droits de la personne et une muséologie des droits de la personne. D’une part, par son exposition permanente des atrocités de la dictature militaire, le MMDH place intentionnellement et explicitement les droits de l’homme au coeur de sa mission. D’autre part, grâce à des expositions non permanentes et à un programme mensuel d’activités, le MMDH aborde la question des droits de l’homme dans le sens d’une lutte permanente et plus globale associée aux notions de justice sociale, de diversité culturelle et d’inclusion, dans le contexte du dynamisme de la société elle-même (Runesson, 2008). Dans le cadre de cette muséologie des droits de la personne, les expositions non permanentes du MMDH ont traité, par exemple, de la situation des peuples autochtones ou de celle des minorités sexuelles (Basaure, 2017).

Cette muséologie implique un travail important dans le choix des thèmes (Orange, 2016) et transforme le musée en un lieu au-delà de l’impartialité et de la neutralité; elle en fait un musée activiste, un acteur politique du présent qui – comme dans d’autres expériences internationales – est conçu pour être un exemple de réflexion et de pratique visant à réaliser une société plus juste et inclusive (Sandell, 2016; Sandell et Nightingale, 2013). Cela conduit le MMDH à tisser des liens directs avec différentes « communautés de pratique » (Orange, 2016), mais crée aussi des problèmes spécifiques à cet activisme, puisqu’il y a plus de controverses et de discussions que de réconciliation.[1] Selon ce concept muséologique des droits de l’homme, le MMDH ne cherche pas à être un lieu qui résout des questions et des controverses, mais plutôt à promouvoir l’échange de divers points de vue sur les droits de l’homme, qui, à leur tour, sont compris comme l’objet d’une lutte continue et inlassable (Busby et al., 2015).

Cet article ne fait cependant pas référence aux controverses que suscite la muséologie des droits de la personne dans le MMDH, mais aux controverses générées par son exposition permanente, c’est-à-dire que je m’intéresse à son caractère de musée des droits de l’homme en tant que tel, selon ma lecture de la distinction d’Orange et Carter (2012). Dès l’annonce de sa construction, en 2007, le Musée a fait l’objet de controverses. Il n’a pas été construit sur un site de mémoire, que l’on qualifierait d’« authentique », ou sur un « site de trauma » (Cohen, 2011; Violi, 2012), mais ce fait n’a pas diminué son incidence à la fois en tant que lieu de visite et de controverse publique. Contre la tendance signalée dans les musées portant sur les violations des droits de l’homme sous d’autres latitudes, le musée de la Mémoire n’a pas été un simple dispositif de mémoire (Hughes, 2003), mais plutôt un véritable catalyseur d’une réflexion politique permanente (Basaure, 2017; Feld, 2017; Opotow, 2015). Ce qui est intéressant, c’est que, contre sa propre intention manifeste d’exprimer la réconciliation du Chili – et avec elle une sorte de dépassement des conflits du passé (Richard, 2018a) –, le Musée a eu en fait la fonction latente d’ouvrir et de rouvrir en permanence la controverse sur le passé.

En 2011 s’est installée une forte critique à l’encontre de ce musée. Selon celle-ci, le Musée échouerait dans sa mission, car il ne contextualiserait pas sa collection; en d’autres termes, il ne ferait pas référence au processus politique qui a précédé le coup d’État de 1973. En effet, cette collection est limitée à la période de la dictature civico-militaire et part donc du jour du coup d’État. Cette critique, qui a suscité l’une des controverses les plus intéressantes et les plus importantes autour de la mémoire politique du Chili contemporain, a été menée par des personnes appartenant à la droite politique chilienne.[2]

Il est difficile de dissocier cette critique de la volonté de justifier le coup d’État et la dictature; en effet, elle défend que le « contexte » permettrait de comprendre, du moins en partie, pourquoi les conspirateurs du coup d’État ont agi comme ils l’ont fait. Cependant, l’accusation d’absence de contexte a également une version de gauche (Sodaro, 2018). Dit d’une manière très générale, selon cette version, le MMDH aurait dû contextualiser le coup d’État et les crimes de la dictature et montrer ainsi le processus structurel du conflit social et la façon dont des forces réactionnaires, nationales et internationales, avaient cherché à mettre fin au mouvement social de démocratisation et de justice sociale anticapitaliste antérieur au gouvernement d’Allende (Lazzara, 2011; Ros, 2012).

La version la plus élaborée de cette critique de gauche peut être reconstruite de cette façon. Il s’agit d’abord de définir le caractère global ou transculturel des dispositifs de mémoire, auquel répondent de nombreux musées des droits de l’homme, ainsi que les commissions et les rapports de vérité (Apsel et Sodaro, 2019; Carter, 2013; Sodaro, 2018). Ceci est indiscutable (Basaure, 2020) et répond, dans une large mesure, au caractère universaliste de la déclaration des droits de l’homme (Barrett, 2015). En même temps, cette critique affirme que les musées ne sont pas et ne peuvent pas être arrachés au contexte historique dans lequel ils se situent (Carter, 2013), puisque la mémoire de la violence est locale et particulière et ne peut être réduite à une culture globale de mémoire.

Ainsi, le MMDH est critiqué pour avoir été conçu en affirmant la mémoire globale, mais en rejetant la particularité de la mémoire locale. Le MMDH serait un exemple de mémoire générique, modélisée selon les normes internationales. Cela entraînerait un déni de la mémoire concrète de la violence vécue, qui serait effacée par un concept neutre, standardisé, apolitique, basé sur le discours universel des droits de la personne et de la démocratie (Sodaro, 2018). C’est aussi pour cette raison que le MMDH n’a pas été construit dans un « lieu de mémoire », mais dans un lieu politiquement neutre, sans signification historique, sans mémoire de la violence de la dictature contre la gauche, et que, pour la même raison, il n’aurait aucun impact émotionnel, ni prétention à la vérité ou à l’authenticité, ni attraction « auratique » dans un sens benjaminien (Sodaro, 2018). Cela montre déjà que ce parti pris universaliste n’est pas naïf. Compte tenu de la situation politique précaire après la dictature – dans laquelle Pinochet a continué à maintenir des quotas de pouvoir –, les gouvernements de transition auraient cherché un concept politiquement acceptable pour tous, à savoir le rejet universel des violations des droits de la personne (Sodaro, 2018). Ainsi, les victimes ne sont que des martyrs dépolitisés, déracinés de leurs luttes, qui deviennent inconnues (Sodaro, 2018).

La formule choisie a consisté à se concentrer sur les violations des droits de l’homme commises entre le coup d’État et la fin de la dictature, et à mettre l’accent sur les droits de l’homme et la démocratie. Le contexte a été sacrifié parce qu’il n’y a pas de consensus à son propos, seulement des controverses. La politique des accords, propre à la période de transition, aurait été étendue au concept sans contexte du MMDH. Pour Sodaro (2018), tout cela non seulement limiterait l’impact du Musée, mais priverait aussi ses visiteurs de la possibilité de comprendre les causes et les conséquences historiques de la violence. Dans l’exposition, tout serait transféré à l’expérience de la violence, mais ses causes seraient annulées, de sorte qu’elle resterait inexplicable. Sans contexte, on ne peut pas révéler ou transmettre la vérité sur le passé politique du Chili, dit Sodaro (2018), car il n’y a rien qui situe et explique les causes du coup d’État.

Voilà pour la reconstruction de cette critique gauchiste du MMDH. Sodaro n’a pas raison de dire que ce musée manque d’impact. Son problème est qu’il n’observe que le concept et la dimension intentionnelle ou manifeste du MMDH. Les choses changent si on observe les effets involontaires du Musée. Comme nous le verrons plus loin dans cet article, le problème le plus grave de Sodaro (2018) réside cependant dans le caractère irréfléchi avec lequel il aborde la question des causes et du contexte du coup d’État.

Contrairement à la critique de droite, qui s’est déployée par de grands débats dans la presse écrite, la critique de gauche n’a pas eu de couverture médiatique. Ces dernières années, elle a été connue surtout au sein de cercles de spécialistes et de personnes impliquées dans les pratiques et les études de la mémoire politique du Chili. Entre les critiques de gauche et de droite, le musée exprime une certaine position qui répond sans doute au contexte politique dans lequel il émerge mais qui, en même temps, a l’intention de s’en échapper et d’adopter une position transhistorique.[3]

Ainsi, en dernière instance, le problème du contexte de la collection dévoile clairement le clivage sur la question de la mémoire politique du Chili contemporain; il a plus de signification que quelque chose de purement muséographique. En fait, il constitue l’un des champs de bataille symbolique au travers duquel se joue l’écriture de l’histoire du Chili contemporain. Mais, au-delà de ce clivage, dont le dépassement ne semble pas avoir de perspective à moyen terme, la question même du contexte est sans aucun doute pertinente. Son importance en elle-même ne peut être écartée. On ne peut s’opposer à l’exigence de la contextualisation, même par principe. Car ne pas donner de contexte serait non seulement décontextualiser mais aussi rendre confus et inexplicable.

Il existe une demande de compréhension historique, de registre de mémoire, que nous devons à toute période historique; d’autant plus lorsqu’il s’agit de l’une des périodes les plus complexes de l’histoire nationale. La contextualisation du coup d’État et de la dictature, également au sein du MMDH, est importante; cela ne fait aucun doute. Cela ne devrait pas être contesté. La question est plutôt de savoir comment contextualiser la collection dudit musée.

Ce travail est guidé par la question de savoir si le MMDH peut répondre par l’affirmative à l’exigence de contextualisation. Si cela était le cas, comment cette contextualisation devrait-elle être mise en oeuvre, c’est-à-dire selon quels principes et quels termes ? Pour répondre à ces questions, j’ai recours à une analyse du sens d’un mot allemand pour cerner le mot contexte : « Zusammenhang ». Étymologiquement, ce mot fait référence à ce qui va ensemble. La question est donc la forme de cet « aller ensemble ». La signification du mot allemand pointe dans deux directions. D’une part, elle fait référence à la notion de relation, de contact, de cohabitation dans l’espace et/ou le temps (in Kontakt, in Verbindung); d’autre part, il s’agit d’un type particulier de relation, que nous appellerons causale, selon lequel l’ordre des phénomènes est une relation de cause à effet. Les phénomènes « vont ensemble » parce que l’un explique l’autre. Dans ce second sens, le contexte est conjugué avec le « parce que », « en raison de », « à cause de », « à la suite de ». Par conséquent, la signification du mot contexte peut, ici, sous-entendre une causalité ou une non-causalité.

La thèse que je défends est que le MMDH peut, du point de vue de la muséographie, incorporer le contexte de la collection sans trahir sa mission, sa vision et sa fonction, dans la mesure où celui-ci est compris dans un sens de non-causalité.

Pour soutenir cette thèse, j’ai fait plusieurs démarches : la première consiste à reconstituer les limites que le Musée se donne aujourd’hui par sa vision, sa mission et sa fonction. Sachant ceci, on peut se demander dans quelle mesure une contextualisation pourrait les transgresser ou pas [I]. Dans un second temps, je reconstruis la critique susmentionnée du MMDH et sa demande de contexte. Je me concentre ici sur la critique de droite, celle qui a suscité la controverse à partir de 2011. Je tente de différencier le discours de la « droite dure » de celui de la « droite douce ». Alors que le premier discours rejette le MMDH, le second est finalement celui qui pose l’exigence de contextualisation, comme une « amélioration » [II]. Dans un troisième temps, je m’efforce de montrer que la critique de la « droite douce » est plus proche de la position du MMDH que de la critique de la « droite dure ». En partant de ceci, j’analyse les conditions d’un dialogue entre le Musée et cette « critique douce », un dialogue qui bute sur la question du contexte [III]. Dans un quatrième temps, je pose la question de la position correcte. Je montre que les critiques douces, en exigeant la contextualisation du Musée, trahissent les hypothèses même sur lesquelles elles se fondent. Je les remets donc en question, non pas sur la base de normes d’évaluation externes, mais bien plutôt sur celles qui définissent le Musée : son objectif explicite est de contribuer à la construction d’une culture des droits de l’homme. Cette analyse, qui vise à reconstruire et fonctionne de manière immanente, me permet de montrer que l’exigence de contextualisation faite par la droite douce est fausse pour trois raisons : une raison logique morale, une raison sociale théorique et une autre d’ordre historico-philosophique. J’affirme que ces problèmes trouvent leur origine dans le sens du mot contexte, car la critique douce considère qu’il possède intrinsèquement une causalité [IV].

Sur la base de cette même analyse, dans un cinquième et dernier temps, je montre que, grâce à sa propre logique, le MMDH non seulement ne souffre pas de ces problèmes, mais que sa force conceptuelle réside dans sa capacité à apporter une réponse adéquate à chacun d’eux. Cette force se nourrit toutefois de l’absence de contextualisation de ce qui s’est passé avant le coup d’État. Le seul contexte de la violation des droits de l’homme est la dictature elle-même. Cependant, à la question de savoir si l’incorporation du contexte de la période d’avant le coup d’État ferait perdre au Musée cette force, ou s’il tomberait dans une sorte de contradiction immanente, nous pouvons répondre : ni la logique du MMDH ni la force conceptuelle dérivée de cette logique n’en seraient affectées si ce contexte répondait à un concept de non-causalité [V].

I. Un musée de la mémoire et des droits de l’homme

Dans le cadre de la célébration du bicentenaire de la République du Chili, début 2010, le MMDH fut inauguré à Santiago par la présidente Michelle Bachelet (c’était durant son premier mandat, qui a duré de 2006 à 2010). Le Musée avait un objectif pédagogique (Orange, 2016), une tâche à remplir avant tout à l’égard des nouvelles générations (Frei, 2018). Il convient de définir les tâches que le Musée s’est officiellement imposées, qui s’inscrivent dans le cadre et le langage du droit international et du paradigme de la justice transitionnelle (Jara, 2018). Il ne fait aucun doute que le Musée répond à un dispositif global de commémoration des violations des droits de l’homme (Barrett, 2015) dont l’expression concrète est locale; la controverse étudiée ici l’est aussi.

Dans la présentation sur Internet du Musée, sous le titre « Mission », il est stipulé que sa tâche est de faire « connaître les violations systématiques des droits de l’homme commises par l’État chilien entre 1973 et 1990 afin de renforcer la réflexion éthique sur la mémoire, la solidarité et l’importance des droits de l’homme, de sorte que jamais plus il n’y ait d’événements qui affectent la dignité de l’être humain ».[4]

Dans la rubrique « Vision », il est dit qu’il entend être « un espace qui contribue à la culture des droits de l’homme et des valeurs démocratiques comme fondement éthique commun ». Par ailleurs, dans la rubrique « Fondements », il est écrit que « c’est un projet de réparation morale aux victimes qui propose une réflexion qui transcende le passé et sert aux nouvelles générations pour construire un avenir meilleur, fondé sur le respect sans restriction pour la vie et la dignité des personnes ».

Il est important d’analyser les termes dans lesquels les concepts de « mission », de « vision » et de « fondements » sont présentés : alors que les deux premiers ont une structure clairement fonctionnelle, la définition des « fondements » introduit un élément différent, qui a tendance à s’éloigner quelque peu d’un objectif fonctionnel.

a) La structure logique du MMDH

En effet, la « mission » et la « vision » peuvent être exprimées synthétiquement dans la formule suivante : exposer X (violations des droits de l’homme entre 1973 et 1990) pour générer Y (processus de réflexion spécifiques et profonds), qui sont les fondations de Z (volonté nationale, fondée sur un fondement éthique commun, que X n’ait « jamais plus » lieu). « Exposer-X » pour arriver à « jamais plus-X » résume l’essentiel de la stratégie du projet du MMDH, qui est, en ce sens, un « lieu de persuasion » (Apsel et Sodaro, 2019). Deux enjeux fondamentaux en découlent:

Le premier est que ce projet repose exclusivement sur X. Il part de cet événement fondateur comme fait originel, et le processus de construction politique et culturelle doit y naître. Le MMDH n’a pas pour objectif une reconstruction historique au sens strict, étant donné que sa propre logique n’exige ni ne repose sur une contextualisation de X. Les violations aux droits de l’homme sont en soi un événement négatif, qui ne peut qu’être restitué et rappelé dans la mesure où il sert les générations futures, pour que « jamais plus » il n’advienne.

Le Musée ouvre, à partir de là, tout un espace de réflexion dont le modèle est la relation, toujours complexe, entre objet et représentation, ou entre vérité et rhétorique. L’initiative et le contenu du Musée sont soutenus par des rapports d’une commission nationale de vérité, comme ceux qui ont eu lieu dans de nombreux autres pays après une guerre civile ou une dictature (Basaure, 2020; Ferrara, 2014). En tant que projet, « exposer-X » est sans aucun doute l’affirmation d’une vérité historique, mais il constitue aussi, fondamentalement, un événement qui doit être représenté pour servir la construction nationale. X n’est pas tant un objet d’analyse historique qu’un objet de représentation permanente. Le MMDH, s’il n’est rien d’autre que la « simple » « exposition-de-X », prétend pourtant être bien plus que cela, à savoir un « lieu de réflexion qui transcende le passé et qui sert aux nouvelles générations pour construire un avenir meilleur… ». En tant qu’arène thérapeutique (Meskell et Scheermeyer, 2008), le MMDH documente le passé, mais dans le but d’enseigner pour l’avenir. Son objectif est de surmonter le passé par le passé lui-même, c’est-à-dire de travailler sur la plaie.[5] C’est pourquoi un musée de la mémoire n’est pas un lieu où l’histoire est transformée en une pièce archéologique.[6]

Le deuxième enjeu est que la formule « exposer-X pour que jamais plus-X » souligne qu’entre l’exposition et l’objectif de construction d’une mentalité politique future, il y a des moments que le MMDH cherche à déterminer : l’exposition de X n’est pas nécessairement suivie de la réflexion (Y) et encore moins de l’effet, plus ambitieux, d’engendrer une éthique partagée à l’échelle nationale (Z). En effet, aucun acte ne peut assurer et contrôler une certaine forme d’effets, même s’il peut y aspirer. Ceci est très pertinent, car cela présente le MMDH, fondamentalement, comme un projet, comme un pari de la reconstruction de l’avenir dont l’hypothèse élémentaire est qu’il est possible d’apprendre, en tant que nation, de sa propre histoire, aussi tragique et terrible soit-elle.

Pour obtenir l’effet d’apprentissage, les seules sources et ressources disponibles sont l’exposition documentée de ce passé tragique – « difficult knowledge » (Simon, 2011) – et l’hypothèse que celui-ci est capable, à lui seul, d’engendrer une certaine réflexion, même si elle ne peut être garantie (Simon, 2011). Par conséquent, il est pertinent de faire des efforts pour obtenir ces effets. Il existe peu d’endroits où les exigences en matière d’architecture (Johnson, 2015; Richard, 2018b), de configuration de l’espace (Andermann, 2012a; Lyon, Nix et Shrum, 2017) et de techniques de représentation en interaction muséographique (Hoskins, 2003; Reading, 2003) se manifestent aussi clairement que dans un musée de ce type, afin d’engendrer une réflexion profonde et spécifique.[7]

b) La question de la réparation

La logique strictement fonctionnelle de la « mission » et de la « vision » du MMDH ouvre un nouvel élément dans les « fondements », où on parle d’un « projet de réparation morale aux victimes ». Ici, une certaine ambivalence apparaît : ceci peut être compris, dans une logique non fonctionnelle, comme un acte intentionnel de reconnaissance par l’État de sa propre responsabilité et de son comportement criminel envers les victimes.

Cela chercherait à établir de façon durable un récit historique spécifique, contre tout autre possible, sachant que de tels récits alternatifs constituent en eux-mêmes une nouvelle forme d’atteinte morale. Selon cette affirmation, « Exposer-X » est également compris, au-delà de toute intention pédagogique fonctionnelle envers les générations futures, comme un acte de réparation morale au travers du souvenir de la douleur des morts et de celle de leurs proches. Le Musée en question s’oriente davantage vers la réparation symbolique des victimes du passé que vers l’avenir, c’est du moins ainsi qu’il est présenté dans sa vision fonctionnelle.

Or, l’idée d’un « projet de réparation morale » contient une certaine ambivalence, puisque cela peut aussi être compris relativement aux effets indirects, bien qu’intentionnels, de l’objectif pédagogique fonctionnel de base du MMDH. Ainsi, la réparation morale aurait un effet sur les victimes et leurs proches lorsque leurs souffrances sont sauvées de l’oubli et orientées vers un projet pédagogique de construction d’une mentalité collective, tel qu’il est décrit ci-dessus.

Tout indique que c’est cette seconde variante qui prévaut. En correspondance avec la « mission » et la « vision » du MMDH, elle donne la priorité à une tâche historico-pédagogique, orientée vers le développement d’une culture politique de droits de l’homme, où les faits tragiques et les victimes permettent de montrer ce qui ne doit plus arriver. Ils sont la référence concrète qui soutient la mémoire ainsi que le « jamais plus ». Dans ce cadre, une tâche morale réparatrice ne peut être, comme je l’ai dit, qu’un effet indirect, aussi intentionnel soit-il.

Les alternatives pour comprendre la réparation morale sont conceptuellement différentes, même si elles peuvent être confondues dans les faits. Dans le contexte d’une controverse comme celle qui eut lieu autour du MMDH ces dernières années, de telles différences conceptuelles ne sont pas des délicatesses théoriques intellectuelles, mais elles sont extrêmement pertinentes. Dans le premier cas, ceci est plus proche de la notion de justice envers le passé (Jara, 2018), envers les victimes, une justice anamnestique à la Benjamin (Metz, 1989). Dans le second cas, il s’agit d’une conception des processus d’apprentissage moral des sociétés fondée sur l’intégration critique de leurs propres tragédies. Pour le moment, cependant, il convient de laisser de côté la reconstruction et les réflexions qu’elle soulève pour étudier les critiques du MMDH.

Cette analyse de la structure de la logique du MMDH sera reprise ultérieurement, lorsqu’il sera nécessaire d’évaluer dans quelle mesure la dimension contextuelle pourrait transgresser les limites imposées par ladite logique.

II. Une critique du MMDH

Comme d’autres espaces de mémoire, le MMDH a suscité une discussion sur la bonne manière de commémorer le passé (Andermann, 2012b; Feld, 2017; Hidalgo, 2012; Manning, 2012; Opotow, 2015). La construction du MMDH avait été annoncée par Bachelet trois ans avant son inauguration. À partir de là, une série de critiques émergèrent, la plupart d’entre elles émanant d’historiens de droite. Bien que cela ne soit pas facile, il est important de noter que toutes ces critiques ne sont pas émises par des partisans déclarés de la dictature d’Augusto Pinochet. On peut parler d’une critique dure ou d’extrême droite (a) et d’une critique douce (b).

a) La critique de droite du MMDH

La critique de l’extrême droite ignore la violation des droits de l’homme qui a eu lieu de 1973 à 1990, considérant les actes des organes de répression comme nécessaires à la défense nationale contre des groupes de gauche militairement organisés. On ne parle pas d’un coup d’État, mais d’un « pronunciamiento » militaire, non pas d’une dictature, mais d’un régime militaire (Medina, Mora et Soulages, 2016). Les victimes, dont le MMDH est en partie responsable de la réparation morale, seraient, selon cette vision, des ennemis de la patrie, tout comme le pourraient être des envahisseurs étrangers. Selon ces arguments, l’historien de l’Université pontificale catholique du Chili Gonzalo Rojas Sánchez souligne : « Les sacs avec lesquels [Fidel] Castro envoyait des mitraillettes à l’UP [Unité populaire] seront-ils dans ce musée? L’armement qui est entré par Carrizal Bajo et l’état des voitures du président Pinochet après la tentative d’assassinat seront-ils exposés? » (Lennon, 2007). Les membres de ces secteurs d’extrême droite ont organisé des hommages non seulement à Augusto Pinochet lui-même, mais également aux militaires emprisonnés aujourd’hui pour crimes contre l’humanité. Pour ces personnes, les militaires ont accompli un travail patriotique et, à ce titre, ils mériteraient d’être l’objet d’un hommage national, comme des héros de la mère patrie. Conformément à tout cela, les critiques qualifient le MMDH de stratégie de gauche contre les forces armées du Chili, fondée sur des mensonges historiques; à l’occasion d’un hommage à Pinochet, ils ont même annoncé la création d’un « musée de la vérité » (González, 2012).

b) Une critique du MMDH dégagée du pinochetisme

Contrairement aux critiques dures, les critiques douces ont ignoré le pinochetisme et ne négligent pas les violations des droits de l’homme commises pendant la dictature militaire. Leur argument critique contre le MMDH est fondé sur l’accusation de deux prétendus manquements, intimement liés, mais analytiquement différenciables : d’une part, le Musée ne représenterait pas l’histoire de manière ample et ne permettrait pas de contextualiser les violations aux droits de l’homme. D’autre part, il ne respecterait pas le travail pédagogico-constructif pour lequel il s’engage officiellement, de sorte qu’une dette importante demeurerait envers la population.

i) Plusieurs historiens ont critiqué l’absence de documentation sur la situation politique critique du Chili avant le coup d’État militaire, sous le gouvernement de l’Unité populaire. L’historien Francisco González, de l’Universidad de los Andes, a indiqué que le MMDH proposerait « [...] une vision biaisée de l’histoire, sans la regarder dans son ensemble [...] Nous ne pouvons pas diviser l’histoire sans rendre compte du contexte et ses causes » (Lennon, 2007). L’architecte Magdalena Krebs Kaulen, directrice de la Direction des bibliothèques, des archives et des musées (DIBAM) de 2010 à 2014, sous le gouvernement de droite de Sebastián Piñera, a également accusé le MMDH d’offrir une « vision incomplète des événements » survenus au Chili et de « circonscrire sa mission uniquement aux violations des droits de l’homme, sans fournir au visiteur les événements qui les ont générées » , concluant que « ce serait une grande contribution pour le Musée d’expliquer les faits d’avant le coup d’État » (Del Valle, 2015; El Observatodo, 2012).

Je ne pense pas qu’il soit approprié de confondre cette exigence de contextualisation avec la critique d’extrême droite. Celle-ci, dans une logique de récit de guerre interne, prétend que la seule vérité historique est celle du bien patriotique face à un ennemi interne, fondé sur des influences étrangères (un ennemi n’est pas une victime); or, la critique douce, pour sa part, évoque un climat de violence généralisé et de non-respect des institutions démocratiques et de l’État de droit.

ii) Cette critique, qui se traduit par une exigence de contextualisation sans méconnaissance de X, est orientée vers une autre critique, plus substantielle, qui fait référence à la fonction pédagogique du contenu du MMDH. L’historien González estime que le danger est « qu’au lieu d’aider à l’unité, [le Musée] finisse par diviser tous les Chiliens » (Lennon, 2007). De même, Magdalena Krebs Kaulen voit la fonction pédagogico-constructive du MMDH comme limitée. La manière dont il est conçu irait à l’encontre d’une « contribution à l’harmonie de la société » (El Observatodo, 2012).

En d’autres termes, le MMDH, aujourd’hui, encouragerait la division entre les Chiliens au lieu de contribuer à l’harmonie. Par sa configuration, et au-delà de ses intentions déclarées, on pourrait penser que le Musée constitue une mauvaise stratégie, car il met en péril le projet d’unité nationale. Il contribuerait à nourrir et à perpétuer la division et le conflit que tout le monde voudrait surmonter.

La grammaire de cette critique est conjuguée ainsi : « ce serait une grande contribution que... », « au lieu d’aider... », « contribuant à... ». Toutes ces expressions dévoilent indirectement le fait que cette critique cache un projet alternatif (non forcément explicite) au musée de la mémoire, un équivalent du MMDH, et ce, malgré le recours à une logique de contextualisation. Cette critique pourrait être résumée, dans une version positive, de la manière suivante : le travail pédagogique d’un musée visant à reconstruire l’unité et la coexistence nationales sur la base du respect de la dignité des personnes ne pourrait être mis en oeuvre que si le contexte sociopolitique qui précède les violations des droits de l’homme évoquées était également exposé, au lieu de se concentrer exclusivement sur lesdites violations. Ce contexte expliquerait ainsi une vision globale des faits que le MMDH n’aurait pas aujourd’hui. À partir de ce postulat, il ne semble pas erroné de penser que cette critique douce serait satisfaite par l’augmentation de la collection actuelle du MMDH ou par la modification de certaines pièces, dans lesquelles pourraient être introduits des éléments de contextualisation.

III. Les conditions d’un dialogue entre le MMDH et ses critiques douces

Une fois que la différence précédente est établie, il est facile de voir que la critique douce a plus de points communs avec la position du MMDH qu’avec la « droite dure » [a], une question qui permet de considérer les possibilités d’un dialogue entre ces positions; il est donc logique de préciser les conditions de ce dialogue [b].

a. Les deux critiques, la dure et la douce, coïncident, presque uniquement, sur la question du contexte historique, par opposition à l’absence de contexte actuel du MMDH. Ces critiques sont toutefois substantiellement différentes sur certains aspects qu’il est utile de différencier analytiquement.

La critique de la « droite dure »

- se concentre sur la logique entre vérité et mensonge pour affirmer la fausseté de la question de la violation des droits de l’homme et la nécessité de rétablir la vérité historique sur la base de la thèse d’une guerre interne;

- se débarrasse totalement de la question pédagogique d’un musée de la mémoire pour un « jamais plus » répondant à la violation des droits de l’homme;

- au lieu de comprendre que l’on peut apprendre de l’histoire, dans le sens spécifique d’une appropriation (auto)-critique de celle-ci, elle affirme la logique de la continuité d’une tradition nationale héroïque;

- réaffirme une culture du monument nationaliste du xixe siècle et s’éloigne ainsi de celle installée au xxe siècle dans le monde entier autour des ruptures des civilisations et des grandes catastrophes qui eurent lieu.[8]

En se référant strictement à ces aspects, on peut voir que la critique de la « droite douce » au MMDH a plus de points communs avec la perspective de ce musée qu’avec les critiques d’extrême droite. En effet, ces critiques, toutes deux de droite, sont très différentes. Elles ne coïncident, en réalité, que par leur insistance sur la question du contexte historique, et ceci, bien que, pour la critique douce, le contexte de « causalité » ou « explicatif » des violations des droits de l’homme se définit par l’idée d’un climat de crise généralisée des institutions et de l’ordre démocratique, et non d’une guerre interne entre le bien et le mal où les ennemis internes furent éliminés sur la base des principes nationaux et de la logique du « eux » contre « nous ».

Dans les autres aspects mentionnés ci-dessus, et malgré d’importantes différences de fond, il est possible de trouver des points communs entre la critique douce et la perspective du MMDH. Toutes les deux :

- coïncident sur la condamnation des violations aux droits de l’homme, dont l’existence est affirmée comme une pratique systématique de l’État chilien sous le régime militaire;

- comprennent que, sous certaines conditions, une histoire tragique comme celle du Chili peut servir à former une future pédagogie de la culture politique;

- font partie d’une culture des monuments ou de la mémoire dont le fondement est l’effort de compréhension (auto)-critique du passé en tant que projet de construction de la future vie nationale.

Ainsi reconstituée, la perspective du MMDH présente plusieurs points communs avec la critique douce, qui se différencie clairement des critiques de l’extrême droite. Cela nous invite à étudier dans quelle mesure il serait possible d’engager un dialogue permettant d’arriver à un consensus fondé sur les meilleurs arguments.

b. Les correspondances entre la perspective du MMDH et celle des détracteurs dits doux suggèrent qu’un tel échange n’est pas tout à fait impossible. Cependant, la possibilité de cet échange repose sans aucun doute sur la forme des arguments des détracteurs. En effet, contrairement à la position du MMDH, exprimée dans sa « mission », sa « vision » et ses « fondements » officiels, la critique douce de ce musée n’est pas officiellement exprimée; elle le fait de diverses manières, qui ne coïncident pas toutes les unes par rapport aux autres. Ce que j’appelle la critique douce ci-dessus est, en d’autres termes, une sorte d’« idéal type » de cette critique. Concrètement, les voix sont nombreuses et variées, certaines se rapprochant de cet « idéal type » tandis que d’autres s’en éloignent. Cette argumentation sert de référence pour développer l’analyse des conditions d’un dialogue fructueux entre les deux positions. Ici, ces conditions sont identifiées :

- la même vérité historique est reconnue : le déni de la violation des droits de l’homme est rejeté;

- cette vérité historique est condamnée sans ambiguïté, c’est-à-dire que toutes sortes d’euphémismes ou de banalisations sur la violation des droits de l’homme sont aussi rejetées;

- la responsabilité pédagogique de l’État par rapport au « jamais plus » est reconnue, d’où le fait que tout relativisme en matière de politiques publiques de mémoire soit rejeté, comme lorsque l’on dit qu’il est impossible d’affirmer une seule vérité historique officielle;

- la pertinence du MMDH est reconnue dans le cadre de la responsabilité de l’État susmentionnée. Par conséquent, toute tentative de fermeture du Musée ou d’asphyxie budgétaire est rejetée, ainsi que les initiatives qui cherchent à relocaliser l’exposition dans des locaux qui lui ôteraient sa pertinence et son impact;

- la question de la production d’une future culture commune des droits de l’homme est considérée comme la seule question pertinente pour le dialogue; c’est réaliser l’économie de tout jugement moral, juridique ou historique relatif aux morts ou aux vivants et à leurs actions. Ces jugements, tant personnels que publics, sont évidemment très à propos, et il existe des institutions, surtout juridiques, où ils sont les seuls pertinents aujourd’hui. Mais dans le débat spécifique sur le MMDH – sur les possibilités desquelles il est ici question –, les deux parties doivent définir leurs arguments spécifiquement en relation à l’objectif pédagogique de la formation d’une culture politique citoyenne future, défenseuse et promotrice des droits de l’homme.

Toutes ces conditions du dialogue ne semblent pas excessives lorsqu’on regarde la position de la critique douce. L’analyse ci-dessus permet, dans ce sens, aux parties impliquées de clarifier elles-mêmes les limites et les potentiels de leurs perspectives. Parallèlement à cela, il est possible de souligner que le consensus relatif entre la critique douce et la position du MMDH exprime la construction d’une culture politique libérale de respect des droits de l’homme et la marginalisation naturelle de la critique dure ou d’autres positions contraires à cette culture.

Ce dialogue trouve néanmoins un point de désaccord quant à la question de la contextualisation. À cet égard, il est nécessaire de se questionner à propos des arguments sur lesquels repose chacune des alternatives.

IV. Une critique immanente de l’exigence de contextualisation

Tout ce qui précède nous a amenés à établir les termes exacts d’un dialogue rationnel autour de la mémoire des violations des droits de l’homme. Ce dialogue trouve ses limites dans la question de la contextualisation. Le noyau dur de la position officielle du MMDH établit, de base, la violation des droits de l’homme comme un événement négatif; au-delà de toute contextualisation, la critique douce croit en sa nécessité pour remplir de manière satisfaisante le travail pédagogique qui lui est confié.

Ce sont, pour ainsi dire, deux types de musées qui sont pensés, le MMDH, déjà existant, et son alternative potentielle, un « musée de la mémoire contextualisée ». Mais ces deux projets sont différents et incompatibles. La réalisation du deuxième dénaturaliserait le MMDH. Si la position officielle du MMDH est d’établir X comme « événement originel » à rappeler comme clé pédagogico-historique, la position de ses détracteurs, déjà installée dans le dialogue proposé ici, établit, comme fondement, la formule A (antécédent-contexte), X (violation des droits de l’homme) et affirme, donc, que seule la représentation de cette relation causale historique A-X peut avoir une véritable fonction pédagogique.

Après avoir noté la présence de cette limite au dialogue, qui est en fait une incompatibilité de principe, il est nécessaire d’essayer de déterminer le meilleur moyen de créer une culture politique de respect des droits de l’homme. Conscient de cela, je m’efforcerai désormais de contribuer à ce débat par une série d’arguments visant à affirmer que la position officielle du MMDH est plus convaincante que celle de ses détracteurs. Je montrerai trois types de difficultés : d’ordre logico-moral (a), théorico-social (b) et par rapport à la philosophie de l’histoire (c).

A. La formule pédagogique de contextualisation A-X se heurte à une difficulté sur le plan logico-moral, car elle ne peut se débarrasser d’une justification indirecte de la violation des droits de l’homme. La position de la critique douce du MMDH – qui est considérée ici comme adéquate pour un dialogue rationnel et public – est bien résumée dans les mots déjà cités de Magdalena Krebs Kaulen lorsqu’elle souligne l’erreur qui impliquerait « de circonscrire sa mission aux seules violations des droits de l’homme, sans fournir au visiteur les antécédents qui les ont générés », et conclut que « ce serait une grande contribution pour le Musée d’expliquer les faits antérieurs au coup d’État » (El Observatodo, 2012). Cette formulation est exemplaire, car elle est strictement réduite à la nécessité de travailler selon la formule pédagogique A-X.

La question qui se pose est de savoir comment suivre cette voie sans justifier, au moins indirectement, les violations des droits de l’homme et sans contredire les fondations du « jamais plus ». Si ces critiques condamnent les violations des droits de l’homme et ne les justifient pas non plus, la question est de savoir comment, malgré ces intentions déclarées, Magdalena Krebs Kaulen peut se débarrasser de l’effet indirect, et peut-être non intentionnel, de justification en donnant le contexte. Ici, la critique douce trouve une limite logique, qui mène à une contradiction en soi.

L’exigence de contextualisation et l’absence de justification de la violation des droits de l’homme ne vont pas ensemble. De toute évidence, il ne suffit pas simplement de dire qu’avec cette exigence il n’y a aucune intention de justifier ces violations. Ce qu’il faut, c’est résoudre cette contradiction par une option et en assumer les conséquences.

B. À ces difficultés s’en ajoute une deuxième, que l’on peut inscrire dans un champ plutôt théorico-social. La formule pédagogique de la contextualisation, voulue ou non, tend à subordonner la valeur des droits de l’homme à la valeur de l’ordre institutionnel. Selon cette vision, il est nécessaire de contribuer à la construction d’une culture politique selon laquelle il faut éviter à tout prix les situations de conflit et les ruptures sociales et institutionnelles (A; les antécédentes), car ainsi, on empêche la violation des droits de l’homme (X).

Dans la mesure où la mentalité citoyenne est capable d’incorporer vigoureusement la valeur de l’ordre institutionnel, conformément à la logique interne de la formule de contextualisation, elle évitera dans la même mesure cet « antécédent » qui aurait historiquement généré des situations de violations des droits de l’homme. Si vous ne voulez pas que X se produise, vous devez enseigner, au moyen de la mémoire historique, que A ne doit pas se produire. Il n’est pas étonnant, en ce sens, que la « droite douce » préconise aujourd’hui un « musée de la démocratie ».

C’est le souvenir de la valeur de l’ordre démocratique institutionnel ou de la paix et de l’harmonie sociale qui permettrait d’affirmer d’autres valeurs, telles que le respect des droits de l’homme. Le sujet derrière le « jamais plus » de ce nouveau musée ne serait donc pas directement la violation des droits de l’homme, mais, au contraire, la génération de climat de belligérance, de conflits sociaux et de ruptures institutionnelles. En fait, une telle commémoration ne ferait que s’ajouter aux nombreux rituels, symboles et institutions qui appellent à l’unité nationale au-delà des différences et des conflits.

D’un point de vue théorico-social, cette conséquence de la formule de contextualisation se heurte à au moins deux questions. D’un côté, il est très difficile de croire qu’il soit logique de faire de la pédagogie de la paix ou de l’ordre institutionnel. Chaque historien saura que les dictatures, les conflits, les guerres internationales ou civiles, ou encore les invasions extérieures sont constitutifs de l’histoire. Cela ne signifie pas que la paix et l’harmonie sociale ne soient pas un bien dont nous devrions nous préoccuper. Ce qui est douteux et contre-intuitif, c’est de l’affirmer comme référence de mémoire : entre autres choses, l’une des raisons est qu’il est très difficile d’admettre qu’en toute circonstance la paix et l’harmonie sociale constituent un bien en soi qui doive faire l’objet d’une pédagogie par le biais de la mémoire.

D’un autre côté, la paix et l’harmonie sociale ne peuvent être une fin en soi que si l’ordre social dans lequel on vit est parfaitement juste, adéquat et insurmontable (la fin harmonieuse de l’histoire), affirmation que peu de personnes oseraient énoncer. En d’autres termes, il est difficile d’imaginer un musée où le « jamais plus » serait la crise institutionnelle sans nier l’aspect historiquement productif du conflit social et sans assumer un conservatisme pacifiste récalcitrant. Chaque historien sait que nombre des conflits sociaux de notre histoire débouchèrent sur un travail productif. Cela est illustré par les révolutions modernes qui ont rendu possible l’incarnation institutionnelle des valeurs fondamentales des sociétés occidentales telles que la liberté et l’égalité. Nier ceci reviendrait à nier le legs de la Révolution américaine, de la Révolution française, des guerres d’indépendance, etc.

Par ailleurs, la paix sociale peut être l’expression de formes d’oppression et de subordination indésirables, et dont le dépassement, comme le montre l’histoire la plupart du temps, implique un conflit ouvert, des ruptures institutionnelles, etc. Dans une logique de construction d’une culture politique fondée sur la dignité du peuple, cette stratégie peut même être contre-productive.

C. Cette difficulté en appelle une troisième. En effet, la formule pédagogique de contextualisation, A-X, se heurte également à une difficulté dans le domaine de la philosophie de l’histoire. Cela renvoie au fait que, pour constituer une pédagogie orientée vers la conscience future des citoyens, cette formule doit nécessairement affirmer que ce qu’ils doivent apprendre à éviter sont les circonstances historiques équivalentes aux antécédents A qui ont conduit à X. Éviter A1 à l’avenir évitera l’apparition de X1; éviter An évitera l’apparition de Xn. Dans la discussion de la philosophie de l’histoire, il y avait de très bonnes raisons pour qu’une telle affirmation, implicitement supposée dans la formule de contextualisation dans la mesure où elle prétend être une formule pédagogique, ne soit pas convaincante. Deux arguments sont fondamentaux ici. Tout d’abord, c’est un argument insoutenable de dire que de l’antécédent A (climat de belligérance et effondrement des institutions) découle X (violation des droits de l’homme), ou que A ait expliqué la survenue de X. Il n’existe aucun lien de causalité historique de ce type. Il est tout simplement impossible de voir pourquoi, dans un climat de belligérance et de désintégration institutionnelle, ces atrocités devraient advenir. Un deuxième argument vise à démanteler deux hypothèses qui se cachent derrière la formule susmentionnée : que l’histoire se répète et que les êtres humains ne sont pas transformés par l’histoire. Ce n’est que si l’on considère ces hypothèses comme vraies que l’on peut affirmer que la formule A-X peut avoir une fonction pédagogique à l’avenir. La conscience historique moderne, partagée et installée depuis le xviiie siècle, rejette entièrement de telles hypothèses.

Il convient de rappeler ici la distinction, avec l’aide du concept allemand de « Zusammenhang », entre les deux sens du concept « contexte », car il est évident que les trois problèmes antérieurs découlent en définitive du type de contextualisation qu’impose l’exigence de la critique douce : une contextualisation conçue comme causalité.

V. Contextualiser la collection du MMDH

Contrairement à la formule pédagogique de contextualisation, la position officielle du MMDH n’est pas confrontée aux difficultés mentionnées ci-dessus, en vertu de la structure de sa logique.

A. Sur la difficulté sur le plan logico-moral. En plaçant la violation des droits de l’homme comme l’événement originel, la pédagogie du MMDH stipule qu’en aucun cas A, Z ou X ne doit se reproduire. Elle fait exclusivement référence aux violations des droits de l’homme. Sa nature nécessite en fait l’absence de contexte conçu comme causalité, car ce n’est que comme cela qu’elle peut conserver son sens universel.

B. Sur la difficulté théorico-sociale. Pour ce qui précède, la position du MMDH ne se heurte pas aux problèmes théorico-sociaux, car elle permet d’affirmer que, même en cas de conflits sociaux – quelle que soit leur gravité –, les droits de l’homme ne doivent pas être négligés. Quel que soit le conflit ou la crise, il ne devrait pas être résolu par une interruption de la démocratie et la violation des droits de l’homme.

C. Sur la difficulté dans le domaine de la philosophie de l’histoire. Avec ce qui précède, enfin, la position du MMDH est également libérée des difficultés d’ordre philosophique que nous avons soulignées, car sa perspective rompt précisément la relation nécessaire entre un antécédent A et un consécutif X. L’aspiration pédagogico-historique du MMDH doit marquer une rupture historique, un changement d’époque : compte tenu de la survenue de X à un moment tragique de notre histoire et de son souvenir par l’entremise du Musée, aucun événement futur ne mènera aux mêmes conséquences.

Cette aspiration s’oppose précisément à une répétition de l’histoire, d’où son appel à en faire l’apprentissage de manière critique et à étendre son impact sur l’avenir, en devenant une partie importante de notre identité nationale. Le MMDH fait partie d’un temps qui ne comprend pas le progrès comme un processus menant à un avenir parfait, mais comme un apprentissage qui consiste à ne pas répéter les tragédies du passé.

La violation des droits de l’homme pendant la dictature est un mythe fondateur négatif qui ne peut être revu de manière historique, mais représente et exploite encore et encore son potentiel symbolique. Son orientation utopique n’est rien de plus que la non-répétition de l’horreur par l’intégration de cette horreur dans l’identité nationale. C’est un dispositif d’intégration et de production d’identité négative (Basaure, 2017; Wight, 2016) .

C’est à partir de cette sécurité conceptuelle du MMDH qu’il faut encore se demander dans quelle mesure l’incorporation d’une dimension contextuelle, concernant la période antérieure au coup d’État, aurait une incidence négative sur cette force ou cette sécurité conceptuelle, par exemple, dans une contradiction immanente. La réponse qui est défendue ici est que ce n’est pas le cas, mais seulement dans la mesure où l’on opte, de façon muséographique, pour une approche de non-causalité du contexte.

Au contraire, la causalité du contexte détruirait le sens même du MMDH. Celui-ci fait référence à des faits et à des phénomènes qui coexistent, sans qu’ils soient ordonnés séquentiellement comme causes et conséquences. Inclure dans la collection muséographique des documents décrivant la situation de crise politique et sociale survenue au cours des dernières années de l’UP n’est pas quelque chose dont l’effet escompté soit contrôlable : nous pouvons tenter de diriger le visiteur vers une explication de non-causalité, mais, en dernière instance, nous ne pouvons pas éviter que le visiteur tire une conséquence de cause à effet. L’interprétation finale en reviendra toujours au visiteur.

Sans aucun doute, le défi des responsables de l’exposition est plus grand : ils doivent éviter, par tous les moyens et techniques muséographiques disponibles, que le public établisse un lien de causalité.[9] En effectuant une étude comparative, Purbrick (2010, 2011) a montré que, à travers l’architecture, la disposition des collections, des installations et des textes, différents sens de la valeur universelle des droits de la personne peuvent être transmis et exprimés. À l’aide d’exemples de diversité sexuelle, Sandell (2016) montre comment, par la construction de récits publics, les musées façonnent et co-déterminent la façon dont les droits de la personne sont concrètement vécus. En ce sens, en s’appuyant sur ces expériences, on pourrait faire la différence entre les notions de contexte différenciées ici.

Cela peut être intentionné, mais évidemment pas du tout évité, car l’observateur participe à la construction du récit (Gutman, 2009; Linenthal, 1994). À ce stade, nous devons reconnaître ce qui échappe au concept et à la pratique de la collection. Si nous introduisions un contexte au sein du MMDH, le plus grand « triomphe muséographique » serait de mener la réflexion suivante : le coup d’État est le produit d’une décision et non d’une crise politique et sociale, car ceux qui l’ont exécuté auraient toujours pu choisir de ne pas le faire. Ils sont responsables de l’agression : ils ont opté pour le coup d’État plutôt que pour la démocratie. Le succès d’un concept de non-causalité du contexte trouve sa réalisation dans une muséographie adéquate; il n’est pas indépendant de sa réalisation et repose donc sur la façon de le mettre en oeuvre. Il s’agit de concepts qui n’ont pas de sens sans leur réalisation matérielle, tout comme la réussite de ces réalisations dépend entièrement du fait qu’elles illustrent leur concept.

Dans tous les cas et en principe, au-delà du défi muséographique insurmontable, du point de vue purement abstrait et conceptuel, on peut dire que la notion du contexte sans causalité ne possède aucun des problèmes qui affligent les critiques de la droite dite douce : cette notion ne peut être accusée de faire passer en douce une justification du coup d’État ou la violation des droits de l’homme. Du point de vue de la théorie sociale, ce sens particulier du mot contexte n’affecte pas la finalité éducative du MMDH : quelle que soit la crise politique et sociale présentée comme contexte, la réflexion envisagée est que cette crise ne doit pas être résolue par l’interruption de la démocratie et encore moins par la violation des droits de l’homme. Du point de vue historico-philosophique, enfin, il est clair que le sens du mot contexte exprime de manière radicale la rupture de toutes les relations entre antécédents et conséquences. Le contexte n’est pas un « antécédent »; le MMDH ne répond pas au genre historiographique.

Si, grâce à une approche muséographique bien réfléchie, le concept de contextualisation vu comme non-causalité était mis en oeuvre avec succès, celle-ci n’impliquerait pas une contradiction avec la mission, la vision et la fonction du musée, mais pourrait au contraire les renforcer. La conviction que le coup d’État et ses atrocités n’ont ni cause ni antécédents et ne peuvent en avoir renforce effectivement la mission pédagogique du MMDH.