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Ruwen Ogien et Dalida n’ont pas grand-chose en commun, mis à part le fait d’avoir tous deux vécu à Montmartre et de partager leur dernière demeure, le célèbre cimetière du même nom. C’est sans aucun doute la tombe de Dalida qui va continuer à figurer sur les guides touristiques et à recevoir le plus grand nombre de visites. Mais c’est sur la tombe de Ruwen Ogien que beaucoup de philosophes et surtout d’éthiciens contemporains préféreront se recueillir. D’un dénuement radical, aux antipodes du monument érigé à la mémoire de Dalida, cette tombe conviendra bien comme repaire pour les minimalistes moraux, mais aussi pour ceux qui rêvent d’une société meilleure, moins cruelle et moins injuste. Ils pourront y réfléchir aux nombreuses questions qui ont préoccupées Ruwen Ogien au fil de ses écrits. Fil qui l’a conduit de la psychologie morale, avec son livre sur la faiblesse de la volonté[1] et ses travaux sur les émotions et plus généralement sur la motivation morale,[2] à la métaéthique, avec notamment ses travaux sur le réalisme moral,[3] à l’éthique normative[4] et finalement à la philosophie politique,[5] sans oublier les importants jalons que sont ses ouvrages sur la pornographie,[6] l’éducation,[7] l’amour,[8] pour ne nommer que ceux-ci. Comme cette liste l’indique, Ruwen Ogien était à la fois prolifique et curieux. Ses intérêts recouvraient tout ce qui touche à l’éthique et à la normativité. S’il y a un auteur contemporain qui incarne bien l’idée que les questions de métaéthique les plus abstraites sont intimement liées aux questions normatives les plus concrètes, c’est bien lui! C’est ainsi en hommage à la mémoire de notre ami de longue date, Ruwen Ogien, que nous publions ce dossier thématique.

La métaéthique a longtemps été considérée comme une discipline se pratiquant en vase clos et n’ayant aucune incidence sur la vie ordinaire, que ce soit au niveau des théories normatives, qui cherchent à préciser ce que nous devrions faire, ou encore de la philosophie politique. Plus récemment, cette façon de voir a été remise en question. Ainsi, certains arguments métaéthiques contemporains prennent comme prémisses des thèses normatives, alors que la psychologie morale regarde de plus en plus du côté de la psychologie sociale. Les textes assemblés ici, qui ont été présentés lors des 6èmes Journées de Métaéthique (Montréal, 2018), sont l’occasion d’examiner les allers-retours entre les questions plus abstraites de la métaéthique et les questions normatives d’éthique et de philosophie politique.

En avant-propos du dossier, Stéphane Lemaire rend un bref hommage à Ruwen Ogien. Au coeur du dossier, six articles portant sur différentes questions à l’intersection de la métaéthique et de l’éthique normative. Ils sont suivis, pour clore ce numéro, d’un dialogue philosophique, imaginé par Ronald de Sousa, entre minimalisme et amoralisme moral.

Dans « Le concept de bien », Charles Larmore cherche à montrer que les approches naturalistes de la morale, qui s’inscrivent dans un certain courant de la culture moderne, peuvent et doivent être rejetées. Ainsi, en premier lieu, il discute et rejette la thèse expressiviste selon laquelle les jugements moraux ne font qu’exprimer des désirs ou des émotions. Tenant du réalisme moral, Larmore soutient que les énoncés moraux sont descriptifs. Puis, en second lieu, il rejette une position naturaliste qui voudrait réduire les raisons à des désirs. En effet, suivant Anscombe, il insiste sur le fait que nous désirons toujours quelque chose en vertu d’une certaine raison. Ceci le conduit, au même titre que Scanlon et Parfit, à défendre une métaéthique non-naturaliste qui repose sur la notion fondamentale et première de raison. Bref, selon Larmore, il faut défendre la cohérence et la plausibilité d’un réalisme non-naturaliste, tout en soulignant que ce dernier n’est nullement incompatible avec nos idéaux de tolérance.

Dans le second article, intitulé « Connaissance morale et dogmatisme », Simon-Pierre Chevarie-Cossette fait écho aux préoccupations concernant la compatibilité entre réalisme moral et tolérance. Ainsi, cet article se penche sur l’accusation de dogmatisme qui est parfois portée contre le réalisme en métaéthique. Selon cette critique, le réalisme souffrirait doublement de dogmatisme, à la fois dans ses fondements, au sens où les seuls arguments en faveur du réalisme auraient la forme de pétitions de principe ou, comme le dit l’auteur, seraient circulaires, et dans ses conséquences pratiques, au sens où le réalisme pousserait à une certaine forme d’intolérance eu égard aux désaccords moraux. On retrouve notamment ces deux critiques chez Christine Korsgaard, qui considère non seulement que le réalisme est fondé sur le dogmatisme, mais que cette position métaéthique peut également en venir à cautionner le dogmatisme en éthique normative. Afin de récuser cette double accusation et de répondre à Korsgaard, Chevarie-Cossette propose une analyse fine du concept de dogmatisme et de ses nombreuses acceptions. Sa conclusion n’est toutefois pas que négative. Chevarie-Cossette propose en dernière instance une approche ouverte du réalisme, qui, dit-il, contraint « l’éthicien réaliste à scruter une pléthore de mondes possibles », faisant du réalisme une position qui est tout sauf dogmatique.

Dans « Le constructivisme humien et les raisons des autres », Félix Aubé Beaudoin se penche quant à lui sur un problème auquel font face non pas les réalistes moraux, mais les constructivistes humiens. Selon Selim Berker, le constructivisme humien impliquerait une asymétrie entre nos jugements concernant nos propres raisons morales et nos jugements concernant les raisons morales des autres. En d’autres termes, si le constructivisme humien était vrai, nous serions plus fiables pour juger de nos propres raisons que pour juger des raisons des autres. Or, non seulement cette conclusion semble peu plausible, mais elle entre en conflit avec plusieurs versions courantes du constructivisme humien. Une manière possible de résoudre ce problème serait d’identifier des facteurs de convergence des désirs et des raisons pratiques des agents moraux. Aubé Beaudoin soutient que la biologie évolutionnaire pourrait être un facteur de convergence entre les points de vue pratiques des agents, mais non le seul. D’autres facteurs (culturels, par exemple) pourraient expliquer pourquoi les agents ont des désirs et des raisons pratiques similaires.

L’article intitulé « Métaéthique et philosophie normative : deux approches » d’Ophélie Desmons et de Jocelyn Maclure compare deux grandes approches en métaéthique. Il s’agit des approches axées sur la sémantique (à l’instar de Ruwen Ogien) et de celles axées sur les questions normatives (à l’instar de John Rawls). Les premières étudient d’abord la signification des termes moraux, alors que les secondes accordent une importance beaucoup plus marquée aux intuitions normatives. Les auteurs s’identifient au second courant, mais se demandent si le minimalisme métaéthique auquel mènent les approches normatives est satisfaisant. En conclusion, les auteurs discutent de la possibilité de compléter l’approche normative.

Dans « Réalisme métaéthique et contractualisme moral : une relation de dépendance relative », Victor Mardellat tente d’identifier la relation entre éthique et métaéthique. Par exemple, les théories éthiques de premier ordre dépendent-elles de nos présupposés métaéthiques ? Si oui, cette relation de dépendance est-elle partielle ou totale ? Pour répondre à ces questions, Mardellat tente d’abord de déterminer si l’opposition entre conséquentialisme et contractualisme ne pourrait pas trouver sa source du côté de la métaéthique. Il défend l’idée selon laquelle une prémisse métaéthique centrale du contractualisme scanlonien, soit le réalisme des raisons, peut aussi nous mener à accepter des thèses conséquentialistes. Ainsi, le fait d’accepter certaines positions métaéthiques a des répercussions sur les théories éthiques que l’on peut accepter de manière cohérente. Cependant, des présupposés métaéthiques (comme le réalisme des raisons) sont compatibles avec plusieurs théories éthiques incompatibles entre elles. Étant donné ce qui précède, Mardellat en conclut que l’éthique et la métaéthique sont dans une relation de dépendance partielle : nos théories éthiques de premier ordre ne sont ni totalement dépendantes, ni totalement indépendantes de présupposés métaéthiques.

Dans « In Praise of Lumpen Humanity », Véronique Munoz-Dardé se penche sur la « conception étroite » de la moralité développée par Thomas Scanlon dans What We Owe to Each Other et qui porte sur les principes gouvernant la façon dont les individus doivent se traiter les uns les autres. Une des limites bien connues de cette « morale étroite » est de ne pouvoir en appeler directement à des valeurs impersonnelles – Munoz-Dardé donne en exemples la beauté naturelle et les biens culturels – et rend donc difficile de se prononcer sur certains problèmes moraux assez sérieux, notamment en ce qui concerne l’agrégation ou ce que l’on appelle parfois le problème du nombre : comment pouvons-nous affirmer, par exemple, que nous devrions sauver le plus grand nombre, toutes choses étant égales par ailleurs, sans pour autant simplement « agréger » le bien-être des individus, à l’instar du conséquentialisme ? Pour y répondre, nous dit Munoz-Dardé, il nous faut affronter une ambigüité chez Scanlon au sujet de la portée de ce que l’on se doit les uns les autres. C’est ce qu’elle vise dans ce texte, en réfléchissant à la façon dont le contractualisme, dont se réclame Scanlon, peut intégrer l’intuition morale forte qui motive les approches agrégatives, sans pour autant succomber à la sirène conséquentialiste. Pour ce faire, Munoz-Dardé a recours à ce qu’elle appelle le perspectivisme (« perspectivalism »), qui privilégie la perspective des victimes dans le processus de justification morale et qui, selon elle, permet au contractualisme de répondre au problème du nombre, sans agrégation.

Ce dossier se clôt sur un texte qui se veut à la fois philosophique et ludique, « Pour un amoralisme : polémique – coda sous forme de dialogue entre amoraliste et un minimaliste moral », de Ronald de Sousa. Dans ce dialogue, de Sousa invite le minimaliste moral à faire un pas de plus, qu’on peut décrire comme celui du scepticisme moral le plus radical qui soit. Plutôt que de simplement limiter la portée des principes moraux, le minimaliste ferait bien de renoncer carrément au discours moral. Le plus gros problème, selon de Sousa, provient de l’idée qu’il existe une catégorie de raisons, dites morales, qui auraient le privilège de nécessairement l’emporter sur les autres sortes de raisons, quelles qu’elles soient. Une des difficultés que rencontre tout métaéthicien est de délimiter ce qui est de l’ordre du moral de ce qui n’appartient pas à cet ordre. Selon de Sousa, il n’y aurait pas de bonne réponse à cette question, car il n’y a en fait rien d’objectif qui permette de trancher dans un sens ou dans un autre. Le discours moral serait essentiellement hétéroclite. Pire encore, la tendance totalisante de la morale, héritée du discours religieux, devrait impérativement être contrecarrée. Dit autrement, la morale serait une sorte de monstre informe qui tente d’étaler ses tentacules à tous les domaines de l’activité humaine. Mieux vaudrait donc immédiatement couper court au discours moral. Évidemment, cela ne revient pas à se débarrasser du domaine normatif dans son ensemble. En effet, les concepts de valeurs, de raisons et de vertus garderaient tout leur sens. Il faudrait simplement renoncer à les affubler de l’épithète « moral ».

Qu’aurait pensé Ogien de cette suggestion ? Il paraît vrai qu’un agent ayant fait sienne la recommandation de de Sousa pourrait mener une vie décente. Mais si on admet que le point focal de la morale concerne ce que nous devons à autrui, pour reprendre la formule bien connue de Thomas Scanlon, on peut se demander comment, à l’aide de quel concept, un tel agent délibérera quand viendra le temps de voir s’il vaut mieux sauver sa peau ou celle des autres. Quoi qu’il en soit, il est heureusement fort probable que ses sentiments le pousseront à agir pour le bien des autres.