VariaChronique

De l'événement à la convivance[Notice]

  • Gérard Wormser

Mon père n’aura pas vu le malheur frapper sa ville. Disparu une semaine auparavant, il emportait avec lui des frayeurs d’enfant persécuté sous la botte nazie et collaborationniste, la fierté d’être fils d’une grande histoire de progrès, de liberté et de tolérance, et l’honneur de penser que sa génération, comme me le disait un soir Stéphane Hessel (je le lui avais répété), avait relevé les défis qui s’imposaient à elle – la reconstruction économique et politique de l’Europe, le dépassement des clivages idéologiques et nationaux et la décolonisation. Ainsi laissait-elle aux suivantes leurs propres tâches. Cet optimisme est-il encore de saison ? Alors qu’elle se préparait à accueillir une Conférence sur notre avenir climatique, Paris est devenue la ville-martyre d’une violence politique hypermoderne, une attaque coordonnée au sol par des commandos ennemis. Cette opération exigeait la perméabilité entre les réseaux internationaux djihadistes et le terrain d’opération visé : c’était une mission pour des agents Français. Si les kamikazes du Stade de France avaient pu convaincre les gardiens de les laisser pénétrer sans billet, comme ils l’ont tenté, leur attentat-suicide aurait eu lieu durant la transmission télévisée du match France-Allemagne auquel assistaient le président français et le ministre allemand Steinmaier. Les attentats de Paris sont des représailles, une réplique à la capacité des États occidentaux à mener des missions loin de leurs bases. La réponse de Daech se situe en apparence sur le terrain même où nous les combattons. Les États qui participent au système international tentent des frappes ciblées – Daech vise le cœur des villes, lieux vulnérables s’il en est. Le retentissement d’actes terribles affirme leur puissance, motive des volontaires à les rejoindre et divise leurs adversaires. Sur ce plan, leur victoire totale à Paris augure de suites tragiques malgré des ajustements diplomatiques qui profiteraient à Bachar el-Assad. Les soldats de Daech sont issus d’Europe, comme les pilotes du 11-Septembre avaient suivi des cours de pilotage aux USA. Quel sera le prochain objectif ? La destruction d’une infrastructure centrale ? Une gare, des couloirs de métro, un musée ? Si la fréquentation des salles de spectacles et des lieux publics devait diminuer, si notre mode de vie était affecté par ces attaques, les assaillants auraient atteint leur but. Nous devenons la génération Bataclan après nous être levés pour Charlie. Relever ce défi, c’est aussi prendre notre part d’une réflexion sur la violence et proposer un chemin pour la « convivance ». Européens ou non, revenant ou non de Syrie, certains individus peuvent se sacrifier en assassinant de sang-froid des dizaines d’autres jeunes venus faire la fête un vendredi soir. La décision de se sacrifier renvoie à des motivations et à des engagements aussi obscurs qu’individuels. Rien d’extérieur aux vécus singuliers ne peut l’éclairer . Leur acte est un serment de violence sans retour, dont le suicide est le terme. Les mercenaires du Bataclan ont mené une opération militaire, les mitrailleurs des terrasses s’en sont pris à la liberté d’un style de vie urbain. Leur nihilisme vise notre société en son cœur de tolérance et de libre communication. André Glucksmann, penseur de la guerre disparu quelques jours avant l’événement, s’était penché sur cette question : « Qui est prêt à se sacrifier lui-même s’estime digne de sacrifier autrui. Le terrorisme s’élève ainsi à une " mystique ", " une possession absolue de soi ", " une extase vers le bas ", prêche Tchen dans La Condition humaine, où Malraux fait écho à Dostoïevski. » Leur sacrifice fait de la destruction à la fois le moyen et la fin. Essentialiser leur haine ou lui trouver des justifications serait encore leur …

Parties annexes