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Les changements sociopolitiques et économiques des trente dernières années ont bouleversé notre monde et nos institutions, notamment les afflux migratoires qui ont à la fois enrichi et déstabilisé la société québécoise. Ces nouvelles réalités nous invitent à repenser nos cadres cliniques habituels ainsi que nos façons de travailler. Le processus de l’évaluation clinique demeure un outil essentiel du travail des nombreux professionnels du domaine de la santé et des services sociaux. Au fil des premières rencontres, le clinicien essaie en effet de préciser la raison de la consultation et de construire des hypothèses concernant la nature de la détresse de son client. Du bon déroulement de ce processus dépend la capacité de l’intervenant à poser un diagnostic pertinent, proposer des services appropriés ou encore faire des recommandations pour des réorientations ou références dans d’autres lieux de soin. Dans les divers corps professionnels, l’évaluation se situe donc au coeur de l’intervention ; elle se veut une démarche standardisée et objective, qui tente de déterminer le plus fidèlement possible la nature et les enjeux des problèmes présentés.

Cependant, les intervenants tout comme les chercheurs constatent que les personnes et familles rencontrées sont de plus en plus issues de milieux diversifiés, notamment en ce qui concerne les valeurs et normes en vigueur dans leurs groupes d’appartenance ; de leur côté, les cliniciens ont leurs propres systèmes de références, systèmes construits à partir des valeurs prônées par la société majoritaire, renforcés au cours de leur formation professionnelle et imprégnés de leurs propres expériences et enjeux identitaires. Ces professionnels travaillent également dans des institutions variées dont les mandats spécifiques peuvent diverger de façon significative. Dans un tel contexte, nous pouvons poser la question de l’adaptation de nos modèles évaluatifs à cette multiplicité d’enjeux intervenant à un degré ou l’autre dans la rencontre clinique. Comment le contexte vient-il informer le matériel qui circule lors de la rencontre d’évaluation ? Comment nos cadres d’évaluation tiennent-ils compte de cette diversification croissante au niveau de la clientèle consultant les services ? Et comment ces mêmes protocoles évaluatifs viennent-ils conditionner, favoriser ou encore dénaturer les échanges entre clinicien et client ?

Cet article tente d’aborder ces enjeux associés à la démarche d’évaluation clinique en s’attardant plus spécifiquement aux particularités des évaluations transculturelles réalisées dans des contextes institutionnels variés. Nous nous intéressons à la façon dont les mandats institutionnels influencent les processus d’évaluation et au rôle que peuvent jouer des interactions interinstitutionnelles dans l’élargissement du cadre évaluatif.

Un cadre qui prend en compte la complexité

La culture a longtemps été définie de façon simpliste, statique et facilement réductrice (Lopez et Guarnaccia, 2000). Dans cette optique, il devenait facile de caractériser des populations entières en faisant des généralisations à partir d’un certain nombre de caractéristiques bien définies, comme les façons de se nourrir, de se vêtir, ou encore les manières de se représenter le monde et les aléas des existences humaines. L’anthropologie contemporaine propose une vision de la culture qui s’avère beaucoup plus complexe, fluide et dynamique. On y souligne notamment la nature hétérogène des ensembles culturels, l’importance des dimensions sociales et économiques ainsi que le dynamisme inhérent aux ensembles culturels et à leurs métissages inévitables (Moro, 2002 ; Mouchenik, 2004). Plusieurs auteurs mettent en évidence ces liens étroits entre la culture et les dimensions politiques, économiques et historiques des sociétés concernées (Jenkins et Karno, 1992 ; Kleinman, 2004).

La culture peut aussi être vécue de façon différente par les individus qui en ont été imprégnés précocement et en portent intimement les traces et les contours. Ce concept d’une relation unique et originale de l’individu à sa ou ses cultures d’appartenance demeure un élément important à considérer lors d’une évaluation transculturelle. En effet, l’individu n’est pas déterminé de façon univoque et rigide par des références collectives : il contribue lui-même à donner forme aux déterminants culturels de son groupe d’appartenance et évolue à partir d’une expérience et d’une histoire singulière qui contribuent à le définir parallèlement à ses références culturelles.

De façon générale, la littérature portant sur l’évaluation en contexte transculturel évoque la nécessité de tenir compte des spécificités culturelles du patient et de sa famille, mais aussi de conserver un regard critique et de reconnaître à la fois les limites du clinicien et de son contexte de travail.

En ce qui concerne la prise en compte des facteurs culturels, les auteurs soulignent l’importance de documenter les éléments sociodémographiques tels le lieu de naissance, la religion et le sentiment d’appartenance. Les trajectoires prémigratoires et migratoires, décrites notamment en termes de traumatismes et de séparations, constituent des dimensions souvent cruciales de l’histoire clinique, tout comme la prise en compte des phénomènes d’acculturation, des idiomes de détresse (modes d’expressions de la souffrance culturellement légitimés) ainsi que des modèles étiologiques en vigueur pour expliquer les situations vécues. Il peut aussi être utile de considérer les relations antérieures ou actuelles aux institutions de la société ainsi que les éventuelles expériences de discrimination passées (Bhui et Bhugra, 1997 ; Johnson-Powell, 1997 ; Gopaul-McNicol et Brice-Baker, 1998 ; Edwards et Kumru, 1999 ; Canino et Inclan, 2001 ; Schwab-Stone et al., 2001 ; Tseng, 2001 ; Watters, 2001 ; Group for the Advancement of Psychiatry, 2002).

De son côté, le clinicien doit aussi prendre conscience des spécificités propres à son cadre de travail et d’analyse, avec les limites éventuelles des outils utilisés. Au besoin, il doit pouvoir établir des collaborations fructueuses avec d’autres mondes professionnels (hors de son institution de travail), traditionnels ou encore religieux, si cela s’avère pertinent dans la situation clinique en question (American Psychological Association, 1993 ; Dana, 2000 ; Rodriguez, 2000 ; Canino et Inclan, 2001 ; Schwab-Stone et al., 2001 ; Harper, 2001 ; Ganzer et Ornstein, 2002 ; Group for the Advancement of Psychiatry ; 2002).

La question de l’impact des enjeux institutionnels et politiques n’occupe pas une place très importante dans la littérature sur l’évaluation transculturelle. Par ailleurs, au-delà des dimensions culturelles en jeu, les évaluations cliniques se produisent également dans un contexte qui a ses propres enjeux de pouvoir, à l’image de toute interaction sociale. Négliger cette dimension du contexte évaluatif risque d’entraîner la constitution de tâches aveugles pour les intervenants impliqués qui sont eux-mêmes aux prises avec leurs propres problématiques de pouvoir et de contrôle (Rousseau, 1998).

L’évaluation clinique ne peut donc pas être considérée indépendamment des mandats des institutions pour lesquelles travaillent les intervenants. En effet, les institutions elles-mêmes se sont développées dans des climats politiques, économiques et historiques particuliers à l’évolution de la société dans son ensemble. Par exemple, la définition de la violence et de l’abus par les services sociaux a beaucoup changé au cours du temps, tout comme se sont également transformées — au fil des nouvelles versions du DSM — un certain nombre de définitions et de catégorisations des maladies mentales.

La question de savoir qui fait la demande de consultation et qui la rémunère constitue également un aspect important à prendre en compte dans une évaluation clinique ; en effet, la perspective, les comportements ou encore les attitudes de la personne responsable de l’entrevue vont varier selon son institution d’appartenance et les mandats spécifiques dont elle est tributaire (DPJ, CLSC, hôpital, école). Ce contexte institutionnel particulier a aussi des impacts évidents sur la personne visée par l’évaluation, notamment au niveau de sa collaboration et de sa confiance dans le processus. Par exemple, une évaluation clinique est très différente selon qu’elle est faite dans le cadre d’un processus d’audiences pour l’immigration, pour statuer sur l’orientation d’un enfant dont le développement est jugé compromis (en fonction de la Loi sur la Protection de la Jeunesse) ou encore pour obtenir davantage de services scolaires pour un enfant en difficulté.

S’il est nécessaire d’adapter les contextes d’évaluation en situation transculturelle, l’expérience a cependant démontré qu’il existe aussi des limites quant à la flexibilité du cadre d’évaluation en place. En effet, poussée à l’extrême, cette flexibilité peut provoquer une déstabilisation et une fragilisation excessives des intervenants, privés de leurs points de repères habituels. Travailler sans la structure familière d’un protocole établi et éventuellement sans le soutien des collègues peut en effet devenir très exigeant. Les intervenants qui adaptent leurs protocoles évaluatifs doivent bénéficier d’un minimum de guidance, de soutien et de support afin de conserver leur capacité à penser et à agir dans le respect du mandat général qui leur est confié.

Les séminaires transculturels

C’est à la demande des intervenants concernés que s’est mis en place le séminaire transculturel interinstitutionnel. À l’origine, ce séminaire visait à permettre avant tout un approfondissement des connaissances et des réflexions dans le domaine de l’interculturel pour les intervenants oeuvrant à des niveaux divers dans le secteur de la santé et des services sociaux. En place depuis près de trois ans dans sa forme actuelle, le séminaire regroupe des intervenants de différentes professions (éducateurs, psychologues, travailleurs sociaux, infirmières) travaillant pour le CLSC Côte-des-Neiges ainsi que pour le Centre Jeunesse de Montréal, notamment la Direction de la Protection de la Jeunesse et les services du territoire de Côte-des-Neiges ; des intervenants de l’organisme SARIMM (Service D’Aide aux Réfugiés et Immigrants de Montréal), associés au CLSC Côte-des-Neiges, participent également aux rencontres. Celles-ci ont lieu un après-midi chaque deux semaines et prennent place de façon alternée dans chacun des milieux en question (CLSC/Centre Jeunesse). Ces séminaires se structurent autour de présentations de cas faites par un ou plusieurs intervenants d’une même institution, suivies d’une discussion par le groupe dans son ensemble.

Ce séminaire clinique se définit à la fois comme un séminaire transculturel et interinstitutionnel : transculturel, d’abord, puisqu’il s’agit de discuter de situations cliniques impliquant des familles immigrantes et pouvant ainsi engendrer potentiellement des conflits de valeurs avec les intervenants impliqués ; interinstitutionnel ensuite, puisque ce lieu de rencontre regroupe des intervenants issus d’institutions aux mandats très distincts, soit deux médecins psychiatres qui coordonnent le processus, les professionnels de formations diverses travaillant en CLSC, ainsi que les intervenants du Centre Jeunesse de Montréal (C.J.M.) oeuvrant dans le cadre de la Loi de la protection de la jeunesse.

Traditionnellement, on retrouve l’utilisation des présentations de cas comme outil pour développer des liens entre la théorie et la pratique dans divers domaines, par exemple en commerce, en droit, en médecine, ou encore en éducation (Mayo, 2002). Les présentations de cas permettent aux intervenants de réfléchir à partir de faits réels tout en favorisant le développement et l’intégration de nouvelles connaissances ; ceci nourrit la flexibilité et la confiance des cliniciens (Biggs, 1988) malgré la possibilité d’y retrouver des interprétations maladroites ou des suggestions parfois douteuses (Thomas et al., 2001 ; Horsburg et al., 2001). Contrairement à la formation didactique, les membres du groupe participent activement à la co-construction des savoirs en partageant leurs réflexions à partir de leurs expériences et expertises lors de la discussion de cas. Le climat de la discussion n’est pas compétitif et un effort est fait pour supporter les présentateurs et reconnaître les efforts réalisés.

Ainsi, au cours du séminaire de discussion de cas, les mandats professionnels, les outils d’évaluation ainsi que les multiples schémas interprétatifs sont mis en évidence. La clarification des rôles de chaque profession et institution, avec leurs forces et faiblesses, permet de mieux collaborer et de diminuer la fragmentation des services. Ceci constitue certainement un atout important étant donné la nécessité de complémentarité et de continuité dans les services offerts en plus de fournir des bénéfices très clairs pour les personnes concernées (Hall et Weaver, 2001). Pope-Davis et Coleman (1997) ont suggéré que les présentations de cas pouvaient être particulièrement utiles lors de supervision de groupe d’intervenants oeuvrant en milieu multiculturel, ceci d’autant plus que de plus en plus de situations cliniques impliquent des clients et des intervenants issus de cultures dites « collectives ».

Les intervenants qui présentent et discutent les cas proviennent de diverses disciplines et institutions. Ils sont également porteurs d’identités culturelles variées. Ces perspectives multiples permettent de penser des cas cliniques de façon plus complexe, malgré la déstabilisation qui peut y être éventuellement associée. Ces différents regards sur une même situation permettent une meilleure prise de conscience de la part des intervenants, de leurs forces et de leurs tâches aveugles (Thomas et al., 2001), tandis que les différents cadres de référence, qu’il s’agisse des cadres psychodynamique, anthropologique, médical ou culturel, permettent un mouvement et une complémentarité entre les différentes approches.

L’évaluation et les mandats

La position des intervenants dans un cadre d’évaluation spécifique n’est jamais tout à fait neutre : ces derniers travaillent en effet à l’intérieur des limites posées par un mandat institutionnel bien défini avec une marge de manoeuvre parfois relative quant à la prise de décision finale. Nous tenterons maintenant d’illustrer de façon plus concrète l’impact des appartenances institutionnelles sur le travail clinique en revenant sur quelques-unes des situations discutées dans le cadre du séminaire de formation décrit plus haut.

Les vignettes qui suivent illustrent l’influence du contexte de travail sur le déroulement et les conclusions des évaluations, particulièrement lorsqu’il y a présence d’enjeux culturels situés en dehors du champ d’expérience des intervenants. Il faut cependant rappeler ici qu’à l’intérieur de chaque institution, des différences parfois significatives existent au niveau des cultures professionnelles en place, avec des cadres théoriques et des façons de faire et de dire qui peuvent varier. Également, de la même façon que les individus entretiennent avec leur culture d’origine des rapports à « géométrie variable », les intervenants et professionnels se situent également dans des rapports variables par rapport aux cadres institutionnels dans lesquels ils évoluent. De façon générale, on peut penser que les intervenants qui s’intéressent aux enjeux culturels occupent d’emblée une place plus marginale face à leur propre culture institutionnelle et professionnelle puisqu’ils essaient de se décentrer face à ces normes de pratique pour mieux tenir compte des spécificités du travail clinique en situation transculturelle.

Également, ces situations cliniques illustrent la façon dont les intervenants peuvent solidifier de manière significative leur alliance thérapeutique avec les familles par la prise en considération de leurs histoires familiales, des normes culturelles qui leur sont propres ainsi qu’en misant sur les forces présentes, qu’elles appartiennent au domaine personnel, familial ou encore communautaire.

Exemple 1

Les Centres Jeunesse suivent le cas d’une adolescente originaire d’Afrique du Nord qui a été retirée de sa famille après avoir dénoncé des abus physiques de la part de son père. Sa tante, avec laquelle elle a grandi jusqu’à ce qu’elle retrouve son père au Canada une année plus tôt, vit toujours dans le pays d’origine. Après une détérioration sévère des comportements de la jeune fille, celle-ci se retrouve placée en milieu sécuritaire.

Aucun intervenant impliqué n’a pensé contacter la tante en cours de processus, toujours dans le pays d’origine mais qui demeure toujours l’unique personne significative dans la vie de l’enfant. On peut penser que si elle avait été sollicitée, celle-ci aurait peut-être pu reprendre sa nièce, préservant ainsi des liens affectifs jusque là très protecteurs. Un tel acte, non orthodoxe par rapport aux modes de fonctionnement habituels, aurait cependant requis de la part des intervenants la reconnaissance de la place de la famille étendue, toujours significative pour cette jeune malgré la distance géographique.

Dans cette situation, le but initial de l’intervention, à savoir la protection de l’adolescente, a mené à une détérioration du comportement de la jeune fille et à un traitement de plus en plus restrictif et punitif, sans que ne soient pris en compte les liens affectifs structurants que cet enfant avait toujours conservés avec des membres de sa famille d’origine. La réflexion offerte dans le cadre du séminaire permet de s’interroger sur les impasses vécues au niveau de l’intervention et de renouveler les alternatives thérapeutiques disponibles dans de telles situations cliniques marquées par la complexité et l’impuissance.

Exemple 2

Une travailleuse sociale du Centre local de services communautaires (CLSC) suit une mère africaine et ses enfants qui se retrouvent en situation fortement précaire. Dans un premier temps, celle-ci avait cherché à trouver refuge au Canada en laissant ses enfants au pays, sous la protection de membres de sa famille. Par la suite, sa situation n’étant pas encore tout à fait régularisée, elle était repartie au pays clandestinement afin de ramener ses enfants de façon illégale.

Cette situation a mené à des complications multiples pour la mère et les enfants, notamment sur le plan légal. De telles complications auraient probablement pu être évitées si un intervenant préalablement impliqué avait pu questionner cette femme sur son itinéraire de vie ainsi que ses projets concernant les enfants laissés au pays. De nombreux intervenants et paliers de services ont dû être mobilisés autour de cette situation clinique qui s’était dégradée de façon catastrophique pour tous les membres de la famille.

Un travail de concertation important entre les divers niveaux d’intervention impliqués ainsi qu’une modification des mandats institutionnels plus « traditionnels » a cependant permis de limiter les dommages encourus et de rétablir progressivement la situation. Le travail réalisé au sein du séminaire a permis de penser et de soutenir un tel travail de concertation.

Exemple 3

Un enfant de 2 ans, cadet d’une famille d’Asie du Sud établie au Canada depuis 10 ans, est signalé à la Direction de la protection de la jeunesse en urgence. Le père aurait en effet menacé de tuer son fils lors d’une entrevue (sans interprète) avec des intervenants de l’hôpital ; l’enfant y reçoit des services psychiatriques pour des problèmes de comportement. La travailleuse sociale chargée d’étudier le signalement observe lors de sa visite au domicile que le père, qui souffre de problèmes physiques importants, est visiblement débordé par les agirs de son fils, dus vraisemblablement à un trouble envahissant du développement. Il exprime cependant son attachement important à cet enfant qui le désarçonne.

En créant un lien de confiance avec la famille et en collaborant avec une travailleuse du quartier de même origine culturelle que la famille, l’intervenante sociale peut prévenir un placement de l’enfant et aider la famille à mieux gérer les comportements difficiles de leur jeune. Elle peut aussi inverser la vision négative entretenue par les services de santé concernant le père en soulignant l’impact sur ce dernier de la souffrance physique associées à ses problèmes de santé personnels ainsi que son sentiment d’impuissance face aux difficultés de son enfant. Également, le vécu de déstabilisation importante associé à sa situation de pourvoyeur principal de soin aux enfants, position qui se situe tout à fait à l’encontre des normes culturelles du pays d’origine, peut être reconnu et validé.

La sensibilisation aux aspects culturels, soutenue par le séminaire, ainsi que le support offert aux intervenants à l’intérieur de ce cadre de formation-discussion, permettent de valider et d’encourager des modalités d’intervention qui se veulent à l’écoute de la famille et de ses véritables besoins.

Exemple 4

Une famille gitane qui demande le statut de réfugié est référée à la Direction de la Protection de la Jeunesse pour négligence parentale et violence de la part du père. Le père abandonne sa famille et quitte le pays. La mère, dépassée par les impératifs de survie, accepte que ses nombreux enfants soient placés dans plusieurs familles d’accueil.

Un réseau d’intervenants réunis autour de la famille (services sociaux, hôpital) met en place un dispositif permettant de préserver les liens mère-enfants tout en reconnaissant les limites présentes au niveau des capacités parentales maternelles. La mère et ses enfants se retrouvent ainsi dans le cadre de la clinique externe pédopsychiatrique de l’hôpital concerné à raison d’une fois par mois, cadre qui permet également que se poursuive l’utilisation de la langue maternelle dans la famille. De cette façon, le placement permet aux enfants de se développer en contexte sécuritaire, tout en conservant des liens familiaux d’autant plus essentiels qu’un avis de déportation de la famille dans le pays d’origine demeure toujours possible.

La précarité de statut d’une famille ainsi que la menace d’une déportation éventuelle de tous ses membres demeurent en effet un élément essentiel à garder en mémoire dans un contexte d’une intervention pour abus et négligence. Dans le cas de cette famille gitane, la déportation a finalement eu lieu après plusieurs mois d’intervention, ceci au grand désespoir des intervenants impliqués ; cette jeune mère (négligente ou non) a ainsi dû regagner son pays avec ses enfants suite à une réunification familiale qui s’est déroulée dans l’urgence.

Nous pouvons penser (et espérer) que cette intervention, qui a tenté préserver le plus possible les liens familiaux tout en validant le désir de la mère de préserver des éléments de l’héritage culturel (la langue), aura des effets protecteurs pour chacun, et pour les enfants en particulier. La discussion dans le cadre du séminaire ainsi que les liens établis entre les divers intervenants impliqués (ici l’hôpital et les intervenants des centres jeunesse) a permis de mieux penser l’intervention et de supporter les intervenants aux prises avec cette situation clinique problématique à plus d’un titre.

Exemple 5

Un jeune homme d’origine iranienne est référé à la psychologue du CLSC pour des troubles anxieux et des somatisations, après qu’il se soit présenté à l’urgence pour un soupçon de crise cardiaque. L’évaluation de la psychologue révèle que le jeune homme travaille plus de 14 heures par jour sur son doctorat et qu’il est perçu comme irritable et impatient par ses collègues. Fils aîné de la famille, il tient beaucoup à avoir la reconnaissance de ses parents demeurés au pays. La famille est peu éduquée et valorise beaucoup l’instruction. Autrefois, les parents vivaient comme des riches commerçants dans la capitale irakienne, ville qu’ils avaient dû fuir pour retourner en Iran après la révolution de 1979. La famille avait alors perdu tout statut social.

Comme le frère cadet de ce jeune homme est également suivi par une psychologue du même CLSC, il est décidé de discuter de leurs situations respectives dans le cadre de la même séance du séminaire.

Ce dernier a fait des études d’ingénieur dans un pays du Moyen-Orient avant de venir s’installer au Québec pour rejoindre le frère aîné, ceci après une séparation de plusieurs années. Progressivement, l’état psychologique du frère cadet s’est détérioré et il doit bientôt être traité pour dépression. Il craint avant tout être renvoyé en Iran et se retrouver dans l’armée, dans un « monde d’hommes ». A un moment, il doit être hospitalisé pour une aggravation des symptômes dépressifs ainsi que des symptômes d’allure psychotique.

Une relation psychothérapeutique marquée par une grande confiance s’installe entre lui et une psychologue du CLSC, dans le cadre de laquelle les enjeux liés à la fois à l’histoire migratoire, le contexte familial ainsi que l’histoire personnelle (dont une histoire d’abus sexuel antérieure) peuvent être progressivement travaillés.

La discussion dans le cadre du séminaire suggère diverses pistes d’intervention, comme de poursuivre des rencontres « à quatre » (deux patients et deux intervenants), afin d’articuler davantage les deux volets de l’intervention thérapeutique pour les membres de cette même famille disloquée par l’exil. Le séminaire permet également de réfléchir sur l’impact de la situation internationale sur la dynamique particulière de cette famille, à cheval entre deux pays traditionnellement en conflit, sur les conséquences des exils répétés ainsi que sur la place des référents socioculturels dans le maintien d’une certaine intégrité identitaire. Les enjeux plus complexes liés à la sexualité ainsi que la complexité des rapports entre les éléments psychodynamiques, les éléments socioculturels ainsi que ceux liés à la dynamique familiale sont aussi considérés de façon complémentaire et non exclusive. Également, la nature de la relation thérapeutique entre patient et psychologue peut être analysée à la lumière des éléments socioculturels et psychodynamiques mis en évidence.

Ces courtes vignettes illustrent la difficulté, la complexité ainsi que les sentiments de confusion fréquemment associés à la gestion de telles situations cliniques où les enjeux transculturels se surajoutent aux enjeux légaux, sociaux, personnels et familiaux. Pour que l’évaluation puis l’intervention puissent être efficaces, une certaine adaptation des mandats institutionnels est souvent nécessaire. Pour pouvoir en arriver à une certaine « plasticité de mandat », un minimum de flexibilité des intervenants et des institutions est requis, ceci en dépit des contraintes inévitables auxquelles ces institutions sont elles-mêmes soumises.

La transmission des connaissances

Comment peut-on penser la formation et la transmission des connaissances afin d’éviter le plus possible les évaluations biaisées ou réductrices ? L’idéal serait de pouvoir transformer les pratiques institutionnelles afin qu’elles puissent davantage tenir compte de la complexité des situations cliniques, en particulier lorsqu’il est question de familles ayant une origine culturelle autre que celle de l’intervenant.

Remettre les enjeux culturels à l’avant-plan de l’évaluation comporte cependant un risque éventuel, soit celui d’une culturalisation excessive des tableaux cliniques ; cette situation signifierait alors un déplacement des tâches aveugles de l’intervention plutôt qu’une réelle prise de conscience des biais individuels et institutionnels. Par exemple, la reconnaissance du rôle de la culture au niveau de la prise de données initiale, de la formation des intervenants et du déroulement de l’intervention elle-même ne doit pas conduire à négliger l’importance des facteurs biologiques ou intrapsychiques dont le rôle peut être déterminant même pour des familles immigrantes. La culture constitue certes une des dimensions de la complexité clinique, peut-être la plus évidente, mais elle n’est pas la seule ; la prise en compte des facteurs culturels peut cependant constituer un bon moyen de sensibiliser à la multiplicité nécessaire des perspectives pour travailler les situations cliniques complexes.

Enrichir nos cadres d’évaluation clinique ne fournit pas de garantie contre les erreurs ou les biais mais, comme l’a souligné Rousseau (2002, 764) : « L’incertitude nommée et contenue dans un espace clinique peut confirmer la position de sujet du patient (….) et redonner une place à l’ambiguïté dans le questionnement éthique qui accompagne la clinique ».

Toute évaluation conserve en effet une marge d’incertitude ou d’« incomplétude » qui ne peut être réduite en la niant ou en l’occultant ; on peut cependant apprendre à mieux la gérer en acceptant d’emblée les limites de nos outils et de nos cadres de travail tout en conservant notre possibilité de penser et d’agir.

Dans ce contexte, les séminaires de discussion de cas paraissent constituer un outil privilégié pour transmettre des connaissances utiles dans le travail en interculturel ainsi que pour favoriser un certain décentrage des intervenants par rapport à leurs mandats institutionnels, tout en leur offrant support et contenance.

La pertinence de séminaires transculturels et interinstitutionnels

Des évaluations répétées des séminaires avec les intervenants participants ont permis de mettre en évidence la contribution de cette approche à l’évaluation de situations transculturelles. Ces évaluations se sont tenues avec les intervenants membres du séminaire à la fin de chaque année académique, puis de façon plus structurée après trois ans, autour d’un questionnaire ouvert mené par les responsables du séminaire. Lors de cette dernière séance, les discussions ont été enregistrées et retranscrites par la suite. A noter que depuis ses débuts, le groupe est demeuré constitué d’un noyau stable d’intervenants de chaque milieu avec une certaine rotation pour le reste des places disponibles, ceci en fonction des aléas de la vie institutionnelle et des contraintes personnelles.

Tout d’abord, les intervenants reconnaissent que le travail collectif autour de la compréhension d’un cas permet de mieux appréhender la complexité.

Si je peux me permettre, j’ai le sentiment de vivre parfois un genre de problématique dans le cadre de mon institution où on est facilement réducteur, on voudrait avoir une pensée très simple, une espèce de solution magique qu’on applique dans tous les cas et tout ce qui est un petit peu trop complexe et qui est un petit peu trop sophistiqué, n’est pas nécessairement à sa place […] je pense que la plus belle publicité qu’on peut faire c’est quand on réalise des percées dans une intervention ou qu’on résout certains cas difficiles avec une approche différente.

La réflexion collective et les visions divergentes permettent aussi aux intervenants de se décentrer par rapport à leurs apriori ou préjugés éventuels.

Je pense qu’il y a une façon de penser autrement ou d’accepter de penser de plusieurs façons en même temps et de ne pas dire qu’il y a seulement une façon de penser, une vérité objective.

En dernier lieu, les intervenants soulignent qu’une nouvelle grille d’évaluation se met progressivement en place dans leurs pratiques et vient compléter ou nuancer les cadres d’évaluation liés plus directement à leur mandat institutionnel.

Moi, je ressors de mes quelques participations avec tranquillement une grille de lecture qui commence à se construire en dedans de moi et je délaisse une partie de ma naïveté par rapport au processus migratoire.

Cette nouvelle grille comprend aussi une prise en compte des non-dits et des silences sans nécessairement chercher à les combler. En ce sens l’ignorance du clinicien et les secrets nécessaires pour le patient ont droit de cité dans le modèle évaluatif.

Même si toutes les informations n’étaient pas là, les trous étaient conscients, c’est-à-dire que les gens savaient les parties d’histoire qui manquaient et on n’a pas toujours besoin d’avoir toutes les parties de l’histoire mais c’est terriblement important de savoir ce qui nous manque.

Finalement l’évaluation tient également compte des réactions évoquées par la situation clinique chez l’intervenant. Cette expérience de l’intervenant définit en effet en partie le champ du possible au niveau de l’intervention.

Dans les dernières présentations, on a vu quelque chose qu’on avait jamais vu auparavant, c’est-à-dire des gens qui disent pourquoi personnellement ce cas-là les rejoint… et je trouve que là on est allé à un niveau encore un peu plus loin pour comprendre comment les cas nous interrogent aussi comme personnes.

Conclusion

L’évaluation clinique est un processus complexe qui demeure crucial pour orienter les interventions des divers professionnels du secteur de la santé et des services sociaux. Bien qu’elle conserve une certaine part d’objectivité, l’évaluation est aussi fortement teintée par le contexte socioculturel où se sont développés nos outils théoriques et nos grilles évaluatives. En contexte transculturel, la complexité des situations cliniques est révélée avec d’autant plus de force qu’une négligence des dimensions culturelles peut bien souvent mener à des erreurs diagnostiques, des échecs thérapeutiques ou en tout cas à des alliances fragilisées avec les personnes qui consultent.

Les mandats respectifs des institutions auxquelles sont rattachés les intervenants colorent également la façon de penser et de faire des professionnels. Ces mandats conditionnent les tâches aveugles tenues collectivement par les intervenants en établissant des ordres de priorité, des conceptions particulières parfois réductrices ou encore des modes de relations de pouvoir spécifiques qui peuvent intervenir à l’insu des professionnels dans l’espace thérapeutique. La prise de conscience de ses aprioris professionnels et institutionnels s’ajoute à celle des préjugés plus personnels des individus afin d’aider les intervenants à se dégager le plus possible des biais réducteurs. Le défi de la complexité semble aller de pair avec le développement de la capacité à développer une multiplicité de perspectives de travail ainsi que la prise de conscience de ses propres valeurs afin d’en arriver à une vision davantage prismatique de la réalité clinique plutôt qu’unidimensionnelle.

Pour tous les professionnels, l’évaluation clinique demeure un processus souvent inachevé et incomplet ; la reconnaissance de cette marge d’incertitude dans nos façons d’appréhender les situations cliniques complexes permet une position plus humble et réaliste de la part des professionnels, tout en préservant la possibilité de réviser les hypothèses de travail en cours de route et de se laisser surprendre par le matériel clinique.

Les séminaires transculturels interinstitutionnels semblent constituer une modalité de travail particulièrement intéressante afin de sensibiliser les intervenants aux dimensions culturelles des tableaux cliniques, tout en soutenant l’élaboration d’hypothèses de travail multiples et en encourageant une articulation améliorée des divers niveaux de l’intervention. Les discussions en contexte interinstitutionnel favorisent également une meilleure prise de conscience des biais éventuels dans l’évaluation et l’intervention, biais qui peuvent être à la fois d’origine personnelle, culturelle ou encore institutionnelle.