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Aux États-Unis, le droit à l’avortement est sous attaque. En 2021 seulement, les législatures de 19 différents États américains ont promulgué à travers de multiples lois un total de 108 nouvelles restrictions limitant l’accès à l’avortement[2]. En un an, il s’agit d’un record depuis la décision de 1973 Roe v Wade[3] (Roe) où la Cour suprême américaine a reconnu que la Constitution des États-Unis protège le droit d’une femme enceinte de choisir de recourir à un avortement avant la viabilité du foetus[4] aujourd’hui considérée à environ 22 à 24 semaines.

Cet engouement s’explique par l’espoir que la super majorité conservatrice de six juges à la Cour suprême qui s’est concrétisée durant le mandat du président républicain Donald Trump renversera Roe[5]. Cet espoir semble fondé puisque, le 1er septembre 2021, à la suite du refus de la Cour suprême de suspendre d’urgence son entrée en vigueur[6], une heart beat law entre en vigueur pour la première fois dans un État américain[7]. Appelée SB8[8], cette loi aujourd’hui mise en oeuvre et appliquée au Texas ne respecte clairement pas Roe et la jurisprudence qui en découle en faisant fi du droit à l’avortement jusqu’à la viabilité du foetus. En effet, SB8 interdit de recourir à un avortement après l’apparition des premiers battements de coeur du foetus, soit environ dès la sixième semaine de la grossesse[9]. Or, à ce stade, plusieurs ne savent même pas être enceintes[10]. Cette loi offre une exception permettant l’avortement après l’apparition des battements de coeur soit uniquement lorsqu’une urgence médicale survient et que la grossesse met en danger la vie et la santé de la femme[11]. Rien n’est prévu pour les victimes de viol et d’inceste. De plus, ayant décidé d’entendre l’affaire Dobbs v Jackson Women’s Health Organization[12] mettant en cause une loi du Mississippi[13] présentement inopérante qui interdit pratiquement tous les avortements survenant après la 15e semaine de la grossesse, la Cour suprême envoie le signal qu’elle est prête à reconsidérer Roe et la jurisprudence en matière d’accès à l’avortement depuis 1973. Elle rappelle ainsi que le droit à l’avortement ne tient finalement qu’à un fil aux États-Unis[14].

La lutte entre anti-choix et pro-choix aux États-Unis fait régulièrement la manchette autant dans les médias américains qu’internationaux. Plus loin des projecteurs, il existe toutefois un autre front contre l’avortement tout aussi délétère pour les femmes sinon plus. Effectivement, tel qu’il le sera démontré dans ce court essai, par le biais de la Mexico City Policy, tout président américain peut, par voie exécutive, empêcher des femmes de partout à travers le monde d’exercer leur droit humain qu’est leur droit à un avortement médicalisé et sécuritaire. Chaque président républicain le fait depuis Ronald Reagan. Mettant ainsi en danger la santé et la vie de ces femmes, la Mexico City Policy doit donc être amenée sous les projecteurs.

La Mexico City Policy est une politique gouvernementale américaine instituée pour la première fois en 1984 en vertu du pouvoir exécutif et des lois fédérales encadrant l’utilisation de l’aide étrangère américaine[15]. Sous peine de perdre certains types d’aide étrangère américaine leur étant attribuée, elle conditionne les organisations non gouvernementales (ONG) étrangères à certifier qu’elles n’utiliseront aucun fonds (incluant même ceux ne provenant pas du gouvernement américain) pour pratiquer des avortements et/ou en faire la promotion activement comme méthode de planification familiale[16]. Les ONG étrangères étant alors bâillonnées en matière d’avortement, les opposants à la Mexico City Policy la surnomment la Global Gag Rule (GGR)[17].

Le 26 mars 2019, alors Secrétaire d’État américain dans l’administration Trump, Mike Pompeo tient une conférence de presse et est questionné par des journalistes à propos de la GGR rétablie et étendue de façon sans précédent par le président républicain Trump en 2017. En voici un extrait :

Question : Mr. Secretary, some people have called the Mexico City Policy Trump’s global gag rule. What is the problem with describing it as this? And do you take exception to that description?

Secretary Pompeo :  Yeah, I mean, that’s silly. This is a policy that is designed fundamentally to protect human beings. It’s not the policy we’re arguing about, we’re talking about human lives.

[…]

Question :  [M]any of the NGOs that provide healthcare on the ground, particularly in Africa and some Asian countries, tell a totally different story than what you do. They say that this is particularly hurtful to healthcare to women in the rural areas and, in fact, it will lead to greater pregnancy, more pregnancies and inevitably to more abortions. Is there – what do you – how do you respond to this and is there anything you’re doing or can do?

Secretary Pompeo :  They’re just – they’re just wrong, Carol. They’re just wrong about that. This argument has been presented for an awfully long time, and they’re just factually wrong about that.[18]

Ce qu’avancent les ONG étrangères, tel que soulevé par la journaliste, est vrai et ce que prétend le Secrétaire d’État Pompeo est faux.

  • La GGR est une mauvaise politique.

  • La GGR est dangereuse.

  • La GGR doit être éliminée et ce, de façon permanente.

L’abolir par mémorandum comme l’ont fait les présidents démocrates Clinton, Obama et maintenant Biden dans les premiers jours de leur administration respective n’est pas suffisant. C’est ce que démontrera cet essai divisé en trois parties. D’abord, dans la partie I, les origines de la GGR et son évolution jusqu’à sa dernière mouture sous Donald Trump seront présentées. Dans la partie II, les effets délétères sur les ONG étrangères et sur la vie des femmes touchées par la GGR seront illustrés ainsi que la façon dont la GGR viole leurs droits humains. En conclusion, considérant la gravité des effets de la GGR, quelques solutions envisageables seront explorées.

I. Origines et évolution de la GGR : De Roe à Trump

Tel que l’illustrent plusieurs auteures[19], la GGR s’inscrit dans un backslash[20] anti-choix survenu à la suite de la décision Roe de 1973 où la Cour suprême américaine reconnaît que la Constitution des États-Unis protège le droit d’une femme enceinte de choisir de recourir à un avortement avant la viabilité du foetus.

Roe entraine une onde de choc. Elle permet de canaliser[21] les différents activistes anti-choix dans un mouvement d’envergure ayant comme objectif de renverser Roe ou du moins, empêcher l’exercice du droit constitutionnel à l’avortement qui y est reconnu[22]. Ce mouvement devient une force politique à Washington et rapidement, utilise le parti républicain pour faire la promotion d’un agenda anti-choix sur la scène nationale[23]. Réalisant rapidement que renverser Roe, notamment en tentant d’amender la constitution[24], est complexe, le mouvement anti-choix s’attaque aussi au domaine de l’aide étrangère américaine où obtenir du succès législatif est plus facile[25]. Le Congrès adopte alors plusieurs législations limitant l’utilisation de l’aide étrangère américaine à des fins liées à l’avortement par des ONG étrangères[26]. Ainsi, notamment, en 1973, il adopte le Helms Amendment qui prévoit que « no foreign assistance funds may be used to pay for the performance of abortion as a method of family planning or to motivate or coerce any person to practice abortions »[27] et en 1981, le Congrès adopte le Siljander Amendment qui prévoit qu’aucune aide étrangère américaine « may be used to lobby for abortion »[28].

Le mouvement anti-choix ne se limite pas au pouvoir législatif, il influence aussi l’exécutif. Il joue un rôle clé dans l’élection à la présidence de Ronald Reagan en 1980[29]. À la veille de l’élection de 1984, voulant se réassurer son support, Reagan nomme un ancien sénateur anti-choix à la tête de la délégation américaine envoyée à la Conférence internationale des Nations Unies sur la population à Mexico City[30]. C’est à cette conférence, d’où son nom, que la Mexico City Policy est instituée pour la première fois par l’exécutif américain[31]. La Mexico City Policy va plus loin que les restrictions législatives limitant l’utilisation de l’aide étrangère américaine à des fins liées à l’avortement mentionnées plus haut. En effet, sous peine de perdre l’aide américaine en matière de planification familiale, ces législations ont pour but d’empêcher les ONG étrangères d’utiliser ladite aide américaine à des fins liées à l’avortement. Elles ne les empêchent pas de mener des activités liées à l’avortement avec d’autres fonds. Or, la Mexico City Policy fait précisément cela sous peine de perdre l’aide américaine. Elle est donc encore plus contraignante puisqu’elle empêche les ONG étrangères recevant de l’aide étrangère américaine directement, ou indirectement à travers des ONG américaines, d’utiliser quelconque fonds pour pratiquer des avortements, fournir de l’information à propos de l’avortement comme méthode de planification familiale et faire pression sur des gouvernements étrangers pour légaliser l’avortement[32].

Cette politique est appliquée par l’entremise de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) qui exige une certification des ONG étrangères récipiendaires d’aide américaine qu’elles se conforment à la Mexico City Policy[33]. Ne pouvant alors plus utiliser des fonds obtenus de sources indépendantes des États-Unis sous peine de perdre l’aide étrangère américaine, ces ONG se retrouvent bâillonnées relativement à l’avortement. C’est pour cette raison que la Mexico City Policy est surnommée la GGR.

La GGR est maintenue durant les administrations républicaines Reagan et H. W. Bush. Depuis, toujours par voie de mémorandum présidentiel dans les premiers jours de leur administration respective, elle sera abolie par chaque président démocrate et réinstituée par chaque président républicain. Le démocrate Bill Clinton l’abolit en 1993[34]. Après une victoire électorale controversée où certains experts considèrent que l’avortement a été un enjeu clé en faveur du républicain George W. Bush[35], ce dernier la réinstitue en 2001[36]. En 2003, à la veille de la campagne présidentielle de 2004, anticipant l’importance de sa base électorale anti-choix, W. Bush élargit son application aux initiatives du Département d’État en matière de planification familiale[37] malgré les effets négatifs documentés de la GGR. En 2009, le démocrate Barack Obama l’abolit[38]. En 2017, le républicain Donald Trump, entouré d’un cabinet anti-choix[39], la réinstitue[40] et l’élargit de façon sans précédent[41]. Plutôt que de se limiter à l’aide américaine attribuée pour la planification familiale aux ONG étrangères par USAID et aux initiatives du Département d’État conformément à la version antérieure de la GGR, Trump l’étend à l’ensemble de l’aide étrangère américaine en matière de santé globale distribuée aux ONG étrangères par tous les départements et agences du gouvernement américain[42]. Des ONG étrangères participant à des programmes de lutte contre le Sida, la malaria, la tuberculose, la malnutrition et la COVID-19 doivent dorénavant se conformer à la GGR. De plus, ces ONG doivent maintenant certifier ne pas supporter financièrement une ONG qui ne respecterait pas la GGR même si cette dernière ne bénéficie pas d’aide américaine[43]. On passe ainsi d’une GGR s’appliquant à environ 600 millions de dollars d’aide étrangère[44] à une nouvelle GGR s’appliquant à environ 8,8 milliards de dollars[45]. Finalement, tout comme ses prédécesseurs démocrates et comme promis en campagne électorale, le 28 janvier 2021, le président démocrate Joe Biden l’abolit, lui aussi, par mémorandum[46].

II. Effets de la GGR sur les ONG étrangères, les femmes et leurs droits humains

Dans cette partie, étant les premières cibles de la GGR, ses effets pernicieux sur les ONG étrangères seront d’abord présentés. Ensuite, comprenant comment la GGR affecte le travail des ONG étrangères en matière de santé reproductive, l’impact de la GGR sur la santé reproductive des femmes sera illustré. Finalement, on constatera que la GGR viole des droits humains prévus dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[47] (Pacte) et fait en sorte, qu’ayant ratifié ce dernier en 1992[48], les États-Unis ne s’acquittent pas de leurs obligations internationales en la matière lorsque la GGR est appliquée.

A. Effets de la GGR sur les ONG étrangères

Considérant que les États-Unis sont le plus grand donateur d’aide étrangère en matière de santé globale et que les ONG étrangères, récipiendaires et dépendantes de cette aide, jouent un rôle central dans la planification familiale et l’offre de soins de santé dans plusieurs États en voie de développement, la GGR a des effets catastrophiques. La littérature scientifique est claire à ce sujet[49]. Notons que les études quantitatives sur les effets de la GGR portent davantage sur les GGR instituées par les présidents républicains précédant Trump à cause des données disponibles et du temps écoulé[50].  

Un article paru en 2019 résume la littérature scientifique publiée entre 1984 et 2017 sur les effets de la GGR sur les ONG étrangères[51]. D’après cet article, en plus de compliquer l’application de programmes intégrés et complets combinant logiquement prévention du Sida et santé reproductive[52], les ONG étrangères sont confuses au sujet de la GGR et dans certains cas, ne peuvent faire des choix éclairés à l’égard de celle-ci[53]. Incapables de remplacer complètement l’aide américaine, les ONG étrangères ne se conformant pas à la GGR subissent une perte de financement considérable. Par exemple, sous la GGR de W. Bush, ayant refusé de se conformer par principe, l’importante ONG étrangère en matière de planification familiale International Planned Parenthood Federation (IPPF) perd 18 millions de dollars en aide américaine[54].

Quant aux ONG étrangères qui se conforment à la GGR, cette dernière crée un chilling effect. Craignant de ne pas la respecter et d’ainsi perdre l’aide américaine, elles limitent leurs activités plus que ce qui est nécessaire en vertu de la GGR. Même si elles ont le droit de le faire sous la GGR, certaines ONG étrangères refusent de traiter et de conseiller des femmes souffrant de complications à la suite d’avortements non médicalisés[55]. La GGR mine aussi les efforts pour libéraliser l’avortement dans plusieurs États notamment au Népal, au Pérou, en Éthiopie, au Kenya, au Mozambique, au Nigéria et en Ouganda[56]. En effet, les efforts coordonnés d’ONG étrangères jouent un rôle clé dans l’avancement des droits des femmes à l’échelle nationale et internationale[57]. Or, en empêchant les ONG étrangères de faire la « promotion » de l’avortement, elle les confine aux lignes de côtés du débat sur la libéralisation de l’avortement privant ainsi les femmes de leurs meilleurs représentants. Indirectement, la voix des groupes anti-choix est amplifiée par l’absence de ces ONG étrangères et libéraliser l’avortement devient encore plus complexe. De plus, des coalitions d’ONG étrangères luttant sur d’autres enjeux non liés à l’avortement sont brisées puisque, par crainte de perdre l’aide américaine, les ONG étrangères en recevant ne coopèrent plus avec des ONG étrangères qui refusent de se conformer à la GGR. Instigateur de changements, le pouvoir collectif des ONG étrangères oeuvrant pour les droits des femmes se trouve affaibli[58].

B. Effets de la GGR sur la santé reproductive des femmes

Avant d’illustrer les effets de la GGR sur la santé reproductive des femmes, quelques remarques sur l’avortement s’imposent. Selon l’Organisation mondiale de la santé, l’avortement est l’une des procédures médicales les plus sûres si les directives en la matière sont suivies[59]. Cependant, si ces directives ne sont pas suivies, les complications dues à un avortement dit non médicalisé sont la cause d’au moins un cas sur six de mortalité maternelle. Ce faisant, l’avortement non médicalisé figure parmi les principales causes de mortalité maternelle dans le monde[60]. L’avortement non médicalisé est un problème grave et fait des ravages partout. Cependant, comme 97 % de l’ensemble des avortements non médicalisés surviennent dans les États en développement[61], ce sont les femmes y vivant qui en subissent le plus les terribles conséquences. De plus, des études démontrent clairement que plus l’avortement est facilement accessible et légal sur un territoire donné, moins il y a de décès résultant d’avortements non médicalisés[62]. Finalement, d’autres études montrent que plus de restrictions limitant l’accès à l’avortement n’entrainent pas une baisse significative du nombre d’avortements pratiqués et amènent plutôt une hausse du nombre d’avortements non médicalisés[63]. En fait, on constate que le taux d’avortement est sensiblement le même (40 avortements chaque année pour 1000 femmes âgées entre 15 et 49 ans) dans les États où il est largement légal que dans les États où il est illégal[64]. Bref, qu’il soit permis ou non, les femmes ont recours à l’avortement qui, rappelons-le, est considéré comme une procédure médicale par l’Organisation mondiale de la santé.

Sachant cela, quels sont les effets de la GGR sur la santé reproductive des femmes ? Dans une première étude, se penchant sur l’application de la GGR dans 51 États entre 1994 et 2008, Rodgers montre que les probabilités d’avoir recours à un avortement sont environ trois fois plus élevées en Amérique latine et aux Caraïbes et environ deux fois plus élevées en Afrique subsaharienne lorsque la GGR est appliquée dans les États sévèrement exposés par rapport à lorsqu’elle ne l’est pas[65]. Dans une deuxième étude, sur l’application de la GGR au Ghana entre 1984 et 2001, Jones illustre que la GGR a entrainé une hausse des grossesses, particulièrement en milieu rural, et qu’environ 20 % de celles survenant en milieu rural se terminaient par un avortement[66]. Finalement, une étude publiée en 2019 démontre sans équivoque les effets pernicieux de la GGR sur les femmes en comparant les périodes où elle est appliquée par rapport à celles où elle ne l’est pas dans 26 États d’Afrique subsaharienne. En effet, Brooks y démontre que l’on connait dans les États subsahariens sévèrement exposés à la GGR (le Bénin, le Ghana, la Guinée, le Kenya, le Libéria, Madagascar, le Malawi, le Mali, le Rwanda, le Sénégal, la Tanzanie, l’Ouganda et la Zambie), lorsque celle-ci est en place, une baisse de 14 % dans l’usage des modes de contraception modernes, une hausse de 12 % du nombre de grossesses et une augmentation de 40 % du nombre d’avortements. En revanche, dans les périodes où la GGR n’est pas appliquée, ces tendances sont renversées, démontrant ainsi le rôle central de la GGR et le caractère réversible de ses effets[67]. Dans toutes ces études, le degré d’exposition à la GGR est calculé en fonction du montant d’aide américaine reçu par personne.

Les conclusions de ces études sont pour le moins surprenantes. Lorsque la GGR est appliquée, il y a plus de grossesses et plus d’avortements. Pourtant, la raison d’être de la GGR n’est-elle pas justement de réduire le nombre d’avortements ? Les auteurs de chacune de ces études expliquent tous leurs résultats notamment par le fait que les ONG étrangères, ne s’étant pas conformées à la GGR par principe, ont perdu l’aide américaine qui leur était attribuée et ainsi ont dû réduire leur offre de services en matière de santé reproductive et de planification familiale. Dans bien des cas, surtout en milieu rural, ces ONG étrangères étaient les premiers fournisseurs de tels services. Ceux-ci n’étant pas fournis par d’autres acteurs, les femmes se retrouvent sans assistance professionnelle en matière de contraception ou carrément sans moyen de contraception moderne. Le nombre de grossesses involontaires augmente donc tout comme le nombre d’avortements. Ne pouvant alors plus bénéficier d’un avortement pratiqué par un professionnel de la santé dans un milieu adéquat, les femmes sont contraintes d’en obtenir un non médicalisé et ainsi mettent leur vie en danger[68]. Notons que ces études se basent sur les avortements déclarés et ne prennent pas à en considération les avortements non déclarés dû au manque de données évident. Or, l’avortement demeurant très tabou, ces avortements non déclarés, et par la force des choses aussi non médicalisés, sont assurément très nombreux. Les auteurs reconnaissent donc que la GGR entraine en fait encore plus de femmes à se faire avorter et ainsi entraine bien plus de dégâts que ce que suggèrent leurs études.

Par exemple, n’ayant par principe pas accepté d’être bâillonnée par la GGR et perdant ainsi l’aide américaine essentielle à son budget d’opération, l’ONG étrangère Marie Stopes International, l’une des plus importantes en matière de santé reproductive, estime que pendant l’ensemble du premier mandat de Trump, ce sont plus de huit millions de femmes qui n’auront plus accès à ses services en matière de planification familiale en raison de la réduction de son offre de services menant ainsi à six millions de grossesses non désirées, 1,8 millions d’avortements non médicalisés et 20 000 décès maternels évitables[69]. Du côté de l’IPPF ayant également refusé d’être bâillonné par la GGR, on estime que la GGR l’empêchera de prévenir près de 4,8 millions de grossesses non désirées, 1,7 million d’avortements non médicalisés et aussi près de 20 000 décès maternels[70]. Bref, le bilan de la GGR est non seulement plus d’avortements, mais aussi plus d’avortements non médicalisés et surtout plus de décès maternels.

C. La GGR viole les droits humains des femmes

En plus de mettre la vie de femmes en danger en limitant leur accès à un avortement médicalisé sécuritaire, la GGR fait en sorte que les États-Unis violent leurs obligations internationales en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[71] (Pacte) ratifié par 172 États dont les États-Unis depuis 1992[72]. Notons que les États-Unis n’ont toujours pas ratifié la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF)[73] ; traité central en matière de protection des droits des femmes. Entré en vigueur en 1981, ce traité impose des obligations relatives à l’accès à l’avortement aux États parties[74]. L’Iran, les Palaos, la Somalie, le Soudan et les Tonga sont les seuls autres États à ne pas avoir ratifié la CEDEF[75].

Le droit à l’avortement n’est pas prévu de façon expresse dans le Pacte. Effectivement, c’est le Comité des droits de l’homme (CDH) chargé d’interpréter les dispositions du Pacte[76] qui a confirmé, qu’en vertu du droit à la vie (art 6), du droit à la protection contre la torture, les peines ou les traitements inusités, inhumains ou dégradants (art 7), du droit à la vie privée (art 17) et le droit à la non-discrimination à l’égard de la loi (art 26), l’accès à l’avortement est garanti par le Pacte dans des circonstances spécifiques[77]. Ces dernières sont lorsque l’avortement est nécessaire pour préserver la santé de la femme enceinte[78] lorsqu’il est nécessaire pour lui sauver la vie[79], lorsque la grossesse résulte d’un viol ou d’inceste[80] et lorsque le foetus souffre d’une malformation sévère[81]. Empêcher une femme de bénéficier d’un avortement médicalisé dans ces circonstances particulières constitue donc une violation de ses droits humains énumérés plus haut.

Comme démontré, en contraignant les ONG étrangères, la GGR empêche dans les faits les femmes d’avoir accès à un avortement médicalisé sécuritaire indépendamment des circonstances les poussant à vouloir se faire avorter y compris celles où le CDH reconnaît que l’accès à un avortement médicalisé est un droit humain. Par conséquent les femmes enceintes dont la grossesse met leur santé et/ou leur vie en danger ne peuvent plus bénéficier d’un avortement médicalisé puisque l’ONG étrangère, seul endroit où elles pouvaient se tourner pour un tel service, n’en offre plus à cause de la GGR. Celles enceintes à la suite d’un viol ou d’inceste sont dans la même situation tout comme le sont celles dont le foetus souffre de malformations sévères. Forcées alors d’obtenir un avortement non médicalisé dangereux mettant leur santé et leur vie en danger, plusieurs de leurs droits humains prévus au Pacte sont violés. L’interprétation de l’article 2 (1) du Pacte par le CDH met en cause la responsabilité des États-Unis à l’égard de cette violation puisque le CDH énonce que les États ayant ratifié le Pacte ont non seulement des obligations à l’égard des individus, mais aussi à l’égard des autres États parties au Pacte. Ainsi, un État partie ne peut empêcher la réalisation de droits prévus au Pacte dans un autre État partie[82]. Or, l’ayant ratifié en 1992 tel que mentionné plus haut, c’est exactement ce que font les États-Unis dans les faits avec la GGR en empêchant les femmes dans plusieurs États parties d’avoir accès à un avortement médicalisé et sécuritaire. À la demande de plusieurs ONG[83], le CDH a d’ailleurs demandé des explications sur la GGR aux États-Unis dans le cadre de leur 5e rapport périodique sur la mise en oeuvre des droits consacrés par le Pacte. Dans ce dernier présenté en janvier 2021, les États-Unis continuent de rejeter toute interprétation du Pacte reconnaissant le droit à l’avortement comme un droit humain[84].

Bref, toutes républicaines, les administrations américaines ayant appliqué la GGR empêchent les ONG d’effectuer leur travail qui en est un essentiel à la santé et la vie de femmes. Ces administrations le font en pleine connaissance de cause puisque les effets délétères à propos de la GGR présentés en l’espèce sont grandement documentés, et ce depuis longtemps. Depuis 1984, des femmes voient leurs droits humains prévus au Pacte violés par la GGR lorsqu’appliquée. Depuis 1984, lorsqu’appliquée, les États-Unis ne respectent pas leurs obligations internationales découlant du Pacte qu’ils ont ratifié en 1992. Surtout, depuis 1984, la GGR empêche des femmes dans le besoin de recourir à un avortement médicalisé. La GGR les mets en danger, fait augmenter le nombre d’avortements non médicalisés pratiqués et ce faisant, fait augmenter la mortalité maternelle. Depuis 1984, la GGR tue.

III. Conclusion et solution pour enlever le bâillon définitivement

Comme démontré, ce qu’a avancé le Secrétaire d’État Pompeo sur la GGR dans sa conférence de presse tenue le 26 mars 2019 présentée en introduction est faux. La GGR bâillonne les ONG étrangères, ne protège certainement pas la vie de quiconque (indépendamment du moment où on croit que la vie commence), viole des droits humains et en plus, est contre-productive puisqu’elle fait en sorte qu’il y a plus de grossesses et que plus de femmes se font avorter et non le contraire. Considérant les faits, en continuant d’affirmer que la GGR est « a policy that is designed fundamentally to protect human beings »[85], qui reflète d’ailleurs la position de l’administration Trump à l’égard de la GGR, Pompeo fait preuve d’incompétence ou de malhonnêteté intellectuelle. Dans tous les cas, cela est inexcusable. Des femmes meurent à cause de la GGR.

On peut se conforter en se disant que l’administration Trump n’occupe aujourd’hui plus la Maison-Blanche et que le nouveau président démocrate Biden a aboli la GGR par mémorandum dès la première semaine de son administration, mais c’est insuffisant. Un démocrate n’occupera pas la Maison-Blanche éternellement. Un président républicain sera à nouveau élu et l’histoire confirme que par conviction personnelle et/ou par opportunisme politique pour satisfaire sa base électorale anti-choix, il réinstituera la GGR. Donner l’impression de s’attaquer à l’avortement à l’étranger semble importer davantage aux précédentes administrations républicaines, pas seulement l’Administration Trump, que les faits parfaitement clairs sur l’inefficacité et la dangerosité de la GGR. La vie de femmes vivant à l’extérieur des États-Unis ne doit pas et ne doit plus être instrumentalisée à des fins politiques. Ces femmes sont plus que de simples pions aux services de la politique partisane américaine. Leur santé et leur vie comptent.

Une solution permanente est donc nécessaire afin de mettre fin à ce va-et-vient entre administration démocrate et républicaine lourd de conséquences. Certains[86] suggèrent une solution judiciaire afin de faire déclarer la GGR inconstitutionnelle et ainsi l’invalider de façon permanente. Elle a d’ailleurs à plusieurs reprises été contestée sans succès devant les tribunaux américains. Considérant l’actuelle composition conservatrice de la Cour suprême avec les récentes nominations des juges Gorsush, Kavanaugh et Coney Barrett par l’administration Trump, une solution judiciaire semble improbable à court et long terme. Comme discuté, le fait que la Cour suprême ait laissé entrer en vigueur pour une première fois une heart beat law, la loi SB8 du Texas, et qu’elle ait décidé d’entendre l’affaire Dobbs v Jackson Women’s Health Organization malgré Roe et la jurisprudence en découlant suggère que c’est plutôt la jurisprudence en matière d’accès à l’avortement aux États-Unis qui est menacée et non pas la GGR.

Préférée par d’autres[87], reste alors la solution législative. Le 28 janvier 2021, le même jour où le président démocrate Joe Biden a aboli la GGR par voie exécutive, le projet de loi Global Health, Empowerment and Rights Act[88] (HER Act) a été réintroduit à la Chambre des représentants par la démocrate de Californie Barbara Lee. L’article 2(1) de ce projet de loi prévoit qu’une ONG étrangère

shall not be ineligible for such assistance solely on the basis of health or medical services, including counseling and referral services, provided by such organizations with non-United States Government funds if such services do not violate the laws of the country in which they are being provided and would not violate United States Federal law if provided in the United States.[89]

S’il obtenait force de loi, le HER Act permettrait enfin d’abroger définitivement la GGR faisant en sorte qu’aucun président ne puisse la réinstituer sans l’accord du Congrès américain. Le HER Act est supporté par 196 membres démocrates de la Chambre des représentants[90] et 50 sénateurs dont deux sénatrices républicaines soient Susan Collins du Maine et Lisa Murkowski de l’Alaska[91].

Adopter une telle législation s’annonce extrêmement difficile considérant à quel point l’avortement demeure un enjeu polarisant aux États-Unis. Effectivement, malgré le fait que les démocrates contrôlent la Maison-Blanche ainsi que la majorité au sein des deux chambres du Congrès américain : le Sénat et la Chambre des représentants, à cause de priorités concurrentes et de l’intense partisanerie notamment autour d’un sujet comme l’avortement, ce projet de loi n’a toujours pas été soumis à un vote. Or, tout doit être fait du côté démocrate pour réussir à forcer un vote. Si deux sénatrices républicaines supportent publiquement le HER Act, il est possible de croire que la partisanerie peut bel et bien être mise de côté. Il est alors permis d’espérer que d’autres républicains, autant sénateurs que membres de la Chambre des représentants, se joindront à leurs deux collègues supportant le HER Act. Après tout, les faits ne peuvent être plus limpides quant aux effets désastreux de la GGR.

Cette opportunité doit être saisie avant que les démocrates ne perdent le contrôle de la Maison-Blanche et/ou du Congrès. La société civile doit se mobiliser maintenant afin de s’assurer qu’éliminer la GGR de façon permanente par voie législative soit à l’agenda à Washington D.C., car oui, la GGR est bien plus qu’un enjeu politique ou partisan. Il s’agit d’un enjeu de santé. La vie de femmes en dépend. Leur sort ne devrait pas, ne devrait plus et n’aurait jamais dû dépendre du pouvoir discrétionnaire de celui qui occupe la Maison-Blanche à un moment donné. Le HER Act le garantirait enfin.