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Introduction

La recherche s’inscrit dans le champ de l’ingénierie pédagogique dans l’enseignement supérieur à l’heure des technologies numériques (Baron, 2020; Caron, 2020; Karsenti et Lepage, 2020). L’enjeu est de comprendre les potentialités d’action des étudiants qui s’engagent en situation d’apprentissage avec un prescrit pédagogique, instanciant Facebook (FB) en tant qu’instrument cognitif (Idris et Wang, 2009; Rabardel et Béguin, 2005; Sánchez et al., 2014). FB est un des outils de communication mobilisés par les étudiants pour entretenir des relations amicales, mais aussi dans un but pédagogique et communicationnel (Ben Rebah et Dabove, 2017; Fanelli-Isla, 2012; Mélot et al., 2017). Dans cette perspective, les médias sociaux sont utilisés en général comme des outils de communication sociale et les éducateurs portent de plus en plus attention à leurs apports dans l’apprentissage (Mazman et Usluel, 2010). FB est porteur de nouvelles manières d’enseigner focalisant l’apprentissage social (social Learning), la co-construction et le développement d’une culture participative (Fluckiger, 2019; Millerand et al., 2010; Pinte, 2010). Il offre une variété des échanges pratiqués en ligne (Cappellini, 2013) selon les interactions sous trois formes : in-class interaction, class-to-class interaction, class-to-world interaction (Aljerbi Asad, 2018, p. 14).

La première forme intéresse cette étude car les groupes d’étudiants jeunes et plus âgés d’un même master utilisent FB pour interagir dans une perspective cognitiviste. Certaines recherches mettent en relief FB comme un outil cognitif favorable à l’interaction sociale chez les jeunes étudiants de moins de 35 ans. Ces derniers préfèrent communiquer sur FB plutôt que sur un simple forum de discussion à distance du fait de sa popularité, la rapidité des interactions et la mise en réseau des productions (Boyd et Ellison, 2007; Guillemet, 2014; Pélissier et Qotb, 2012). En revanche, d’autres travaux rappellent que FB ne présente pas toujours les mêmes atouts chez les adultes plus âgés, car leur rapport sociotechnique à cet outil influence leur comportement et ils l’éviteraient pour la communication sociale (Jung et al., 2017).

Partant de ces constats divergents et des travaux de Idris et Wang (2009), nous interrogeons l’affordance de FB quant aux potentialités d’action perçue par les étudiants et leur rapport à l’outil. En considérant ce rapport sur le plan de la relation étudiant-FB qui s’inscrit dans un environnement socioculturel en situation d’apprentissage, l’étude soulève cette question de recherche : comment les conditions environnementales (le scénario pédagogique) instanciant FB dans une activité d’apprentissage influencent-elles l’affordance perçue en situation du point de vue socioculturel?

Pour tenter de répondre à cette question, l’article s’appuie sur le concept d’affordance (Gibson, 1979) au regard des pratiques numériques de l’apprentissage universitaire à distance (Lameul et Loisy, 2014; Njingang Mbadjoin et Jaillet, 2017). Les recherches indiquent aussi que l’affordance dépend d’un processus progressif d’acculturation sociotechnique, individuel ou collectif dans un dispositif d’apprentissage en ligne (Ohlmann, 2006; Simonian, 2020). Cette recherche a la particularité de se positionner sur le rapport à l’environnement (le scénario pédagogique) dans lequel FB s’inscrit en mobilisant dans le cadre théorique la dimension sémiotique et socioculturelle de l’affordance (Morgagni, 2011; Niveleau, 2006; Simonian et al., 2016). Nous présentons dans la suite les éléments contextuels ainsi que la démarche de recueil des données quantitatives sur FB (types de ressources partagées et messages échangés) et qualitatives (discours). L’analyse des résultats et la discussion précèdent la conclusion générale.

1. Éléments de contexte et ingénierie pédagogique

L’étude est réalisée auprès d’étudiants inscrits en master 2 sciences de l’éducation parcours DOE (Direction et organisation éducative) lors de l’année universitaire 2018-2019. L’âge moyen est de 28 ans : le plus jeune a 21 ans, le plus âgé 47 ans. La démarche de l’ingénierie pédagogique (IP) fait écho à la conception du prescrit (le scénario pédagogique) perçu, prévu, vécu et à la recherche d’interaction participative au moyen d’outils de communication collaborative en ligne (Caron, 2020; Peraya, 2020; Njingang et Jaillet, 2017). Nous considérons également dans le contexte que l’outil FB est un instrument social ou culturel destiné aux interactions dans une activité et à la capitalisation de l’expérience (Rabardel, 1995). Ainsi, la focalisation porte sur le prescrit d’une activité d’enseignement magistral intitulée « Approches sociologique et anthropologique du numérique » qui s’effectue lors de 17,5 heures de travaux dirigés. Le chercheur est l’enseignant qui a conçu le prescrit dans le contexte imposant l’usage de FB pour l’interaction à distance pendant l’activité portant sur une étude de cas professionnel et qui se déroule en groupe sur quatre séances. Les groupes ont été constitués de manière « libre » par les étudiants pour qu’ils puissent apprendre à se connaître et à se forger une culture commune (Eneau et Simonian, 2011). Il est constaté d’après le tableau 1 ci-dessous que trois groupes ont été formés selon les profils d’étudiants (en formation initiale ou continue, professionnel ou sans emploi et la tranche d’âge).

Tableau 1

Constitution des groupes FB

Constitution des groupes FB

* Féminin (F), masculin (M).

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L’échéancier de réalisation est de quatre semaines. L’enseignant réserve 105 minutes au cours d’une séance en présentiel pour assurer le suivi et répondre aux questions des étudiants. Le prescrit proposé est défini au préalable : les objectifs opérationnels, les compétences attendues, les modalités de production et les critères d’évaluation. Il impose les modalités d’interaction intragroupe pendant et entre les séances en utilisant FB pour : échanger, discuter les ressources partagées en ligne, enrichir la compréhension des consignes et des contenus du cours magistral (ex. : concepts et modèles pédagogiques).

2. Cadre théorique

2.1 De l’affordance à l’affordance socioculturelle

Les travaux proposent de partir de la plus ancienne approche théorique d’affordance selon Gibson (1979) vers les nouvelles formulées ces dernières années en considérant l’approche écologique et socioculturelle (Kirlik, 2004; Simonian 2020). Pour Gibson (1979, cité et traduit par Niveleau, 2006, p. 193), « la question centrale pour la théorie des affordances n’est pas de savoir si elles existent ou si elles sont réelles mais si l’information est disponible dans la lumière ambiante pour les percevoir ». Dit autrement, une entité de l’environnement porte une information d’ordre supérieur sur sa structuration, perceptible pour un organisme vivant mais non contenue dans ce dernier (Stoffregen, 2003). De ce point de vue, l’affordance est issue des propriétés relationnelles d’ordre supérieur émergentes de l’unité organisme-environnement (Simonian et al., 2016). Les recherches connexes permettent d’affirmer que l’affordance dépend d’un processus progressif d’acculturation sociotechnique et socioculturelle, individuel ou collectif, organisationnel et institutionnel (Morgagni, 2011; Norman, 1988; Simonian, 2019). Ainsi, la relation sujet-objet a progressivement intégré les facteurs socioculturels de l’affordance (Kirlik, 2004).

2.2 Affordance socioculturelle et prescrit (scénario pédagogique)

L’affordance socioculturelle est comprise comme une propriété de l’environnement perçu permettant d’agir dans un environnement, sachant qu’elle n’est ni une propriété de l’être vivant ni une propriété de l’environnement, mais un invariant opératoire produit par les propriétés de ces deux entités (Gibson, 1979; Simonian et al., 2016). La dimension culturelle implique les affordances (déontique, allocentrique, égocentrique) s’inscrivant dans une dynamique qui ne peut se réduire à la seule identification de l’action ni aux seules capacités du sujet (Morgagni, 2011; Morineau, 2001). L’affordance déontique relève du monde institutionnel et politique caractérisé par toute activité humaine, allant des codes, règles formelles et informelles aux us et coutumes (Morgagni, 2011). L’allocentrique se traduit d’après l’auteur par la perception du sujet (étudiant) à se projeter dans l’activité et à la planifier. L’invariant socioculturel est le rapport sujet-environnement qui produit cette capacité à se planifier en se projetant et permet de comprendre les enjeux du scénario (prescrit pédagogique) comme orchestration de l’activité (Simonian et al., 2016). L’affordance égocentrique s’oppose à la précédente par l’absence de projection, car le rapport à l’outil est perçu comme résultat final et immédiateté de l’action dans la sphère intrapersonnelle (orgagni, 2011; Ohlmann, 2006). La dimension sociale est orientée par des modalités organisationnelles et relationnelles (affordances sociales) d’un ensemble d’individus qui se coordonnent et coopèrent, y compris par l’intermédiaire d’instruments pour réaliser une activité (Clark, 1997; Gaver, 1991; Norman, 1988; Simonian 2019). Elle se traduit aussi par l’affordance dite collective offrant la possibilité aux étudiants d’agir ensemble en coopérant pour contribuer et coordonner leurs actions (Kaufmann; 2010; Simonian; 2020). Elle implique aussi l’affordance individuelle consistant à solliciter en se tournant vers les autres au « coup par coup » (Dokic, 2012; Kaufmann, 2010; Morineau, 2001).

Il faut rappeler que l’affordance d’un outil de communication considéré comme un instrument en situation lorsqu’il est instancié dans un scénario pédagogique prescrit par l’enseignant implique, selon Simonian et al. (2016),

la construction d’une signification commune, elle-même en relation avec les actions effectuées en situation permettant de comprendre […] que les actions d’un étudiant ne sont jamais prédéterminées, y compris par le degré de prescription du scénario mis en oeuvre.

p. 71

Cet aspect met en tension les conditions de l’activité et ce qui se produit au cours de la situation d’apprentissage selon les besoins des sujets (Clark, 1997; Gaver, 1991; Norman, 1988). De ce point de vue, l’affordance traduit l’invariant socioculturel qui émerge de la signification perçue dans la relation sujet-objet et son effectivité (Simonian, 2019). En d’autres termes, elle traduit la perception d’un sujet, d’un schéma d’information perçue dans un environnement spécifique impliquant la recherche :

  • d’un invariant socioculturel issu de l’unité sujet-environnement pouvant être réduite à celle du sujet-artefact (Gaver, 1991; Kirlik, 2004; Morgagni, 2011; Niveleau, 2006; Simonian, 2019);

  • des conditions et raisons qui explicitent l’affordance d’un artefact comme potentialités d’action dynamique située (Simonian, 2019);

  • de la propre perception des sujets sur leur capacité à agir dans une relation avec l’environnement (Morgagni, 2011).

L’étude s’inscrit dans cette orientation d’affordance socioculturelle des groupes FB entre : condition d’environnement (prescrit de l’enseignant) et raisons/besoins des sujets/étudiants (leur signification) en référence à l’outil FB et leur propre champ d’action située (Clark, 1997; Norman, 1988). Ce champ d’action située nous amène à nous interroger par ailleurs sur l’acculturation du sujet au numérique qui reflète son rapport à l’environnement et les manières de travailler avec l’explosion des réseaux sociaux où les échanges s’accélèrent et obligent à des situations nouvelles pour s’adapter rapidement (Blanc, 2016).

Le tableau 2 ci-dessous synthétise la description des concepts d’affordance socioculturelle et les indicateurs d’invariants socioculturels (signification : potentialité perçue dans la relation sujet-objet ou sujet-instrument).

Tableau 2

Concepts d’affordance socioculturelle – Description et indicateurs

Concepts d’affordance socioculturelle – Description et indicateurs

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2.3 Question et hypothèses de recherche

À partir de ce qui précède, nous nous penchons sur les potentialités d’actions perçues par les étudiants quant à leur rapport à FB en situation d’apprentissage. La relation étudiant-FB en situation s’inscrit dans un environnement socioculturel soulevant ainsi la question suivante : comment les conditions environnementales (le scénario pédagogique) instanciant FB dans une activité influencent-elles l’affordance perçue par les étudiants en situation d’apprentissage du point de vue socioculturel? Il en découle deux hypothèses : l’affordance peut être différente entre groupes d’étudiants FB dans un processus socioculturel qui se produit au cours de la situation (H1). Elle ne dépend pas seulement du prescrit pédagogique, mais aussi du rapport antécédent à un même objet (FB) impliquant l’usage des outils de communication non prédéterminés par le scénario du concepteur (enseignant) (H2).

3. Méthodologie et collecte de données sur le terrain

Pour tenter de répondre à la question de recherche, nous suivons deux étapes permettant de repérer les affordances socioculturelles.

3.1 Étape 1. Procédure de collecte des données sur FB

Temps 1 – Il correspond à l’élaboration de la grille (cf. tableau 3) des codes et caractéristiques de différents types de ressources partagés par les étudiants (n = 26). La grille a permis de collecter les données dans les groupes FB et présentées dans le tableau 6 de la section résultat.

Tableau 3

Grille de répartition de ressources d’apprentissage en ligne au sein des groupes Facebook

Grille de répartition de ressources d’apprentissage en ligne au sein des groupes Facebook

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Temps 2 – Les messages échangés associés aux ressources partagées ont été analysés et différenciés en deux catégories (McDonald et Gibson, 1998; Njingang Mbadjoin et Jaillet, 2017; Peraya et Dumont, 2003; voir tableau 4) : les messages directs à l’apprentissage (MDA) qualifiés de cognitifs/métacognitifs focalisant sur l’objet d’apprentissage (étude de cas professionnel); les messages socioaffectifs indirects (MIA) portant sur les expressions de la courtoisie, les salutations, les encouragements.

Tableau 4

Répartition des messages en deux catégories selon le groupe

Répartition des messages en deux catégories selon le groupe

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Temps 3 – Une analyse des messages MDA en unités de sens (Quintin, 2008) conduit à la segmentation en fonction d’indicateurs d’affordance socioculturelle sur la base du tableau 2. Le tableau 5 ci-dessous présente des exemples du processus de segmentation.

Tableau 5

Potentialités d’actions perçues dans le rapport à FB et exemples de segments de messages selon le type d’affordance

Potentialités d’actions perçues dans le rapport à FB et exemples de segments de messages selon le type d’affordance

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Le tableau 7 présente plus bas l’ensemble des résultats du processus de segmentation des messages que nous analysons en fonction des trois groupes FB.

3.2 Étape 2. Entrevue et analyse

Les entretiens semi-directifs sont réalisés sur une semaine à la fin des travaux auprès d’étudiants volontaires (N = 9) provenant des groupes FB (cf. tableau 1), soit 3 étudiants par groupe : G1 (plus âgés), G2 (plus jeunes), G3 (mélangés). Le guide est composé d’une question inaugurale et de quatre questions sur : la perception du scénario pédagogique, les besoins d’activité et Facebook, le vécu d’expérience.

L’analyse des discours a permis de repérer le rapport entre les besoins perçus d’étudiants (potentialités d’action sur Facebook) en situation et les conditions environnementales (scénario pédagogique) en matière d’invariants socioculturels (affordance) exprimés pour : collaborer et coproduire (affordance collective); planifier une tâche (affordance allocentrique); suivre et respecter les règles/le scénario (affordance déontique); exprimer l’immédiateté d’une action comme résultat final (affordance égocentrique). Les extraits de contenus des discours codés par numéro d’étudiant (En) et numéro de groupe (Gn) sont présentés plus bas. Exemple de code : E2G1 = E2 (étudiant no 2) du groupe 1 (G1).

4. Résultats

4.1 Analyse des données sur FB (type de ressources partagées et messages)

On observe dans le tableau 6 une relation de dépendance entre les ressources partagées et l’appartenance au groupe avec une tendance de G2 (plus jeunes) à partager des vidéos (VHT, VLBS) et des liens vers des blogs (LIBV). En revanche, le G1 se caractérise par une sous-représentation de l’usage des vidéos (VHT) et une tendance à utiliser des fichiers textes (FITA). L’utilisation des figures et tableaux (FITG) est dominante dans le groupe 3.

Tableau 6

Répartition du nombre de ressources pédagogiques partagées par groupe FB, selon le type de ressource. Résultat au test khi 2 : χ2=18,6; ddl = 8; p = 0,01

Répartition du nombre de ressources pédagogiques partagées par groupe FB, selon le type de ressource. Résultat au test khi 2 : χ2=18,6; ddl = 8; p = 0,01

* N (n): nombre observé (attendu).

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De son côté, le tableau 7 indique l’existence d’une relation de dépendance entre les affordances qui se différencie significativement selon les groupes Facebook. L’affordance de FB de manière déontique (AD) est plus forte en G1 que dans les groupes G2 et G3. Exemple de message AD : « Nous sommes encore obligé[s] de réduire la synthèse de chacun avant de l’intégrer dans le dossier final pour respecter le nombre de pages requis. » Ressortent ici deux mots clés d’unité de sens (réduire, suivre) correspondant aux potentialités perçues par l’étudiant d’utiliser FB de façon déontique pour mettre en évidence la contrainte au respect des règles formelles imposées par le scénario. A contrario, le groupe G2 (plus jeunes) a une prédominance d’affordance allocentrique (AA). Ex. : message AA : « Ta proposition […] est intéressante pour se répartir le travail et définir le temps de parole de chacun au moment de notre exposé. » Il présente deux mots clés d’unité de sens (repartir, définir) correspondant à deux segments sur la potentialité d’affordance perçue de FB de façon allocentrique pour se projeter sur l’exposé à venir. Le groupe G3 a la plus faible tendance quant à l’affordance de FB de manière égocentrique (AE) : « Je sais le faire parce que j’ai l’habitude de publier de telle[s] vidéo[s]. » Les deux segments de message sont identifiés dans la phrase par les verbes (savoir, publier) constituant deux mots clés. Ils correspondent aux potentialités perçues du résultat final en se positionnant sur soi-même (sphère intrapersonnelle).

Tableau 7

Répartition du nombre de messages (observés et attendus) par groupe FB en fonction du type d’affordances socioculturelles. Résultat au test khi 2 : χ2 = 45,7; ddl = 6, p = 0,0001

Répartition du nombre de messages (observés et attendus) par groupe FB en fonction du type d’affordances socioculturelles. Résultat au test khi 2 : χ2 = 45,7; ddl = 6, p = 0,0001

* N (n) Nombre de segments de message observé (attendu).

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4.2 Analyse des discours

Nous présentons, suivant l’étape 2 de la méthodologie, les contenus de discours exprimant les besoins perçus en situation dans la relation étudiants-Facebook du point de vue socioculturel et des conditions du prescrit (le scénario pédagogique), tout en différenciant l’analyse par des invariants d’affordance spécifique aux trois groupes FB.

4.2.1 Le prescrit et l’affordance déontique de FB dans le groupe G1

L’influence du prescrit pédagogique sur l’affordance déontique apparaît dans les discours en G1 lorsque ces derniers évoquent l’utilisation de FB du fait des règles imposées :

Je fais l’effort d’utiliser Facebook dans cette formation pour suivre les consignes pédagogiques car j’ai plutôt d’autres préférences pour échanger sans passer forcément par ce réseau social.

E1G1

L’invariant socioculturel lié à l’affordance déontique est identifié par le suivi et le respect des règles (consignes). Toute relation sujet-outil (étudiant-Facebook) s’inscrit dans un environnement sociotechnique plus large, car pour atteindre l’objectif d’apprentissage, d’autres outils de communication que Facebook sont mobilisés :

Ne connaissant pas bien toutes les fonctionnalités de Facebook, j’ai participé très peu aux échanges, mais je l’ai simplement utilisé pour solliciter la rencontre sur WhatsApp avec les collègues dans l’optique de discuter sur notre travail (étude de cas)...

E3G1

Le faible échange sur FB et le recours à un autre outil de communication pourraient susciter un questionnement sur le niveau d’acculturation de cet étudiant à FB.

4.2.2 L’affordance individuelle et allocentrique de FB dans le groupe G2

Les étudiants ici ont tendance à utiliser FB pour sélectionner et partager une variété de ressources en vue d’acquérir les connaissances, de préparer l’exposé oral et de planifier la coproduction sur Google Drive du rapport final :

Pour travailler l’étude cas, tout comme mes collègues, j’ai sélectionné et post[é] beaucoup de vidéos et blogs […] pour animer la discussion et avoir l’opinion de chacun.

E4G2

Pour la présentation orale :

J’ai tenté une opération vidéo en live pour préparer notre exposé […] j’ai demandé à certains collègues de poser des questions pour anticiper ce qui pourrait arriver à l’oral.

E6G2

À l’action individuelle s’ajoute ici une affordance allocentrique de FB, car l’invariant socioculturel spécifique est perçu dans l’action de se projeter par l’opération vidéo sur FB visant à préparer l’exposé oral. De plus, l’étendue de l’écosystème de communication à un autre outil spécifique est lié ici à l’affordance allocentrique :

Un de nos camarades a proposé dans notre groupe [Facebook] à la dernière semaine un plan de notre rapport d’étude de cas, en suggérant de le produire en commun sur Google Drive […], j’ai trouvé l’idée géniale car nous l’avons à d’autres occasions, c’était plutôt facile pour tout le monde.

E5G2

L’affordance allocentrique est identifiée ici par l’invariant socioculturel perçu dans l’action de planifier à partir de FB la coproduction en utilisant un outil de communication tiers, Google Drive.

4.2.3 L’affordance collective de FB pour le groupe G3

Les discours d’étudiants de ce groupe indiquent le besoin d’agir ensemble pour : réguler l’activité sur Facebook et organiser le partage des vidéos et des tâches de production du dossier final :

Nous l’avons utilisé [Facebook] pour réguler notre travail en équipe et organiser le partage des vidéos.

E8G3

Ce besoin du travail collectif se fait plus précis pour dégager un consensus sur des questions à traiter :

[…] établir une idée collective […] sur les problèmes et questions soulevés pour finaliser le travail du dossier.

E7G3

Par ailleurs, ce groupe mélangé exprime autrement le besoin d’entraide pour compenser la faiblesse d’interaction des collègues peu acculturés à Facebook, en s’organisant pour publier sur le réseau les contenus de leurs échanges par SMS et par courriel :

Pour organiser et suivre notre activité sur Facebook, certains jeunes collègues ont parfois aidé les plus âgés à publier les échanges par courriel de ces derniers (textes, tableaux, graphiques) en contribution au travail du groupe.

E8G3

D’autres jeunes étudiants précisent avoir publié plutôt des SMS ou des captures d’écran par courriel de leurs camarades en difficulté :

Dans notre groupe Facebook, nous avons un esprit collectif […], quelquefois un étudiant qui reçoi[t] un SMS ou un mail d’un collègue en difficulté […] peut faire une capture d’écran qu’il dépose sur le groupe Facebook, ce qui permet aux autres d’avoir directement accès à sa demande pour participer.

E9G3

L’invariant socioculturel d’affordance collective concerne la potentialité d’agir ensemble perçue dans le besoin d’étudiants à : coopérer, s’organiser et soutenir la participation de collègues en publiant sur FB leur contribution.

L’expression des affordances spécifiques en situation du point de vue socioculturel selon les groupes FB est constatée dans l’ensemble des discours précédents. Ce résultat renforce l’analyse des données de trace (tableau 7) et confirme notre hypothèse H1 selon laquelle l’affordance Facebook peut être différente entre groupes d’étudiants par un processus socioculturel qui se produit au cours de la situation. Par ailleurs, l’hypothèse H2 selon laquelle l’affordance « ne dépend pas seulement du prescrit pédagogique, mais aussi du rapport antécédent à un même objet (FB) impliquant l’usage d’outils non prédéterminés par le prescrit du concepteur » (enseignant) » est partiellement vérifiée du fait que les discours dans les trois groupes indiquent que la perception de l’affordance socioculturelle de FB est le maillon d’un écosystème technique plus large (Audran et Simonian, 2012) où les étudiants mobilisent d’autres outils de communication non prédéterminés par le scénario pédagogique (WhatsApp, Google Drive, courriel).

5. Discussion

Nous avons constaté qu’il existe des différences d’affordances socioculturelles spécifiques à chaque groupe d’étudiants. La construction des affordances en situation semble justifier le rapport à la culture antécédente des étudiants à FB (que l’article n’étudie pas en profondeur). Nous relevons néanmoins que le groupe G1 présente la plus faible activité sur FB avec moins de ressources partagées (tableaux 6 et 7). On le comprend dans la perception des étudiants plus âgés qui expriment dans les discours leur déception des contraintes pédagogiques imposant l’utilisation de FB alors qu’ils n’étaient pas habitués à ce réseau social. On pourrait penser que leur activité est influencée au-delà du prescrit par leur acculturation au numérique et notamment leur rapport antécédent à FB lié à l’âge (Blanc, 2016; Jung et al., 2017). L’attitude de ces étudiants (peu favorables au réseau FB) a conduit le groupe à trouver des solutions complémentaires de communication sur WhatsApp pour étendre les échanges et favoriser la participation à la tâche collective (discuter des consignes et ressources du cours, etc.). Cette extension des actions collectives sur WhatsApp semble expliciter pourquoi FB est un outil de liaison d’un environnement socioculturel plus large (Morgagni, 2011; Simonian et al., 2016). L’usage de FB présente ici une limite pédagogique en considérant que l’affordance collective ou déontique qui se produit en son sein fait appel à d’autres outils de communication non prescrits par le scénario, tel WhatsApp. Cette analyse corrobore les études où l’affordance des fonctionnalités de Facebook s’exprime au-delà en fonction de l’appartenance des sujets à une culture spécifique (Tagg et Seargeant, 2016).

Nous observons dans le groupe G2 une forte tendance à utiliser FB pour publier une variété de ressources multimédias (vidéos, blogues, images, graphiques, simulation, tutoriel) et acquérir des connaissances/modèles conceptuels. L’intense activité dans ce groupe fait écho aux travaux sur l’apprentissage social chez des jeunes de moins de 35 ans très actifs sur le réseau social FB pour échanger les contenus (Boyd et Ellison, 2007; Lampe et al., 2011; Pélissier et Qotb, 2012). En revanche, on peut rappeler qu’en 2007, FB commençait tout juste à exister et que ces jeunes de moins de 35 ans sont aujourd’hui des adultes acculturés à ce réseau. À l’instar des travaux de Schneider (2013), les contenus échangés sur FB par les jeunes expriment le besoin de donner du sens aux matériaux informationnels trouvés et sélectionnés pour leur apprentissage et un éventuel classement. L’affordance individuelle concerne la perception d’un invariant socioculturel d’ordre supérieur (Stoffregen, 2003) qui apparaît dans ce groupe lorsque chaque jeune se tourne vers les autres avec une variété de contenus multimédias sélectionnés individuellement et diffusés sur FB. D’après les tableaux 6 et 7, les échanges et les publications des jeunes sont assez élevés. Ce résultat met en évidence une forte activité qui pourrait justifier leur rapport assez prononcé à FB et le besoin de partager en publiant davantage les ressources pour leur apprentissage. Cette analyse corrobore les travaux montrant que Facebook comble chez les jeunes des besoins spécifiques d’autoprésentation et de diffusion de ressources (Kuo et al., 2013). En outre, comme pour le groupe 1, Facebook est un outil de liaison des affordances allocentrique et collective qui se produisent sur Google Drive, faisant ainsi écho à un écosystème de communication plus large (Audran et Simonian, 2012; Descombes, 2012; Turvey, 1992).

Enfin, rappelons que le groupe 3 est composé d’étudiants d’âges hétérogènes. La présence des jeunes semble avoir une importance sur les usages de FB quant aux échanges et à la production de contenus qui sont rendus possibles : les étudiants plus âgés participent aux échanges sur FB en envoyant leurs contributions aux plus jeunes par courriel et SMS pour qu’ils publient les contenus sur FB. Le réseau offre ainsi un moyen à tous les membres de percevoir l’affordance de FB pour agir ensemble et réaliser l’activité dans le groupe (affordance collective). Cette affordance de FB positionne ici l’objet comme un outil de liaison, car il permet au groupe de discuter des contenus des membres provenant des outils de communication tiers non prescrits par le scénario pédagogique. Ce résultat renforce les travaux de Schneider (2013) et de Kalelioğlu (2017) qui soulignent l’important pour des sujets en formation d’utiliser FB pour commenter les contenus SMS stockés en plus des notes de cours et photocopies distribuées par l’enseignant.

Conclusion

Nous avons tenté de comprendre dans cette étude la variabilité des affordances qui se produisent en situation et, notamment, comment elles sont perçues par les groupes d’étudiants dans les conditions d’un même prescrit (le scénario pédagogique) instanciant FB dans une activité d’apprentissage. On observe des différences d’affordances du point de vue socioculturel dépendant des groupes FB. Le profil et le rapport antécédent des étudiants à FB semblent expliquer la variabilité des affordances socioculturelles en situation. Nous avons vu que le groupe G3 mélangé de sujets (jeunes en formation initiale et plus âgés en formation continue) fait émerger une affordance collective qui se manifeste sur FB par l’initiative prise par de jeunes étudiants pour trouver des solutions et faire participer tous les membres du groupe. Par exemple, ils publient sur le réseau les contenus (messages et ressources) des collègues plus âgés échangés sur d’autres outils de communication (SMS, courriel) pour contribuer à la discussion du travail d’équipe. L’objectif est d’accompagner leurs collègues plus âgés qui évoquent dans les discours qu’ils ne sont pas habitués à FB (ayant un faible rapport à l’outil). Ce faible rapport peut laisser penser à une faible acculturation numérique à ce réseau social (Blanc, 2016). En outre, dans le groupe G1 composé uniquement d’étudiants plus âgés et en formation continue, d’autres outils de communication sont également utilisés pour contourner la contrainte du prescrit pédagogique de FB. Ces constats semblent appuyer les travaux de Jung et al. (2017) portant sur les personnes âgées et leur perception de FB où ils indiquent six raisons principales d’un non-usage, préférant utiliser d’autres outils de communication pour échanger. Cette perception est aussi comprise dans cette recherche au chapitre des affordances déontique et collective perçues respectivement dans les groupes G1 et G3. En revanche, cette étude a la particularité de montrer que dans le groupe G2 composé uniquement d’étudiants plus jeunes en formation initiale, l’affordance allocentrique est perçue dans l’action de planifier sur FB la coproduction du rapport final en utilisant Google Drive comme un outil tiers.

Plus généralement, il est constaté que l’affordance socioculturelle s’inscrit dans un environnement sociotechnique plus large non prédéfini par le prescrit pédagogique de départ. Celle-ci permet de comprendre que le réseau social FB se positionne ainsi comme un outil de liaison, voire un maillon d’un écosystème technique et socioculturel impliquant en situation l’usage des outils complémentaires de communication (SMS, courriel, Google Drive, WhatsApp). Ce résultat montre les limites imposées par le fait d’isoler toute relation sujet-objet dans l’élaboration d’un scénario sans la positionner dans un environnement sociotechnique formel ou informel plus large.

In fine, loin de généraliser nos résultats du fait d’un faible échantillonnage, l’étude contribue à préciser la conception d’un scénario d’apprentissage instanciant FB dans une démarche d’ingénierie pédagogique (Caron, 2020; Kirschner et al., 2004; Peraya, 2020). Il ressort de cela que les conditions environnementales définies par le prescrit pédagogique ne se suffisent pas pour signifier toutes les potentialités d’action en cours d’apprentissage. Ces potentialités s’inscrivent dans une dynamique situationnelle et d’acculturation dépendant, pour partie, du rapport antécédent à l’outil. Par conséquent, tout concepteur d’un scénario pédagogique doit tenir compte de deux critères : formaliser la signification de FB ou un outil de communication par rapport aux tâches à réaliser; considérer que cette signification sera l’objet d’un processus d’acculturation par les étudiants en les autorisant à mobiliser de manière complémentaire d’autres outils de communication en situation.