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Introduction

Les centres de détention sont des organisations où les hommes ont traditionnellement oeuvré. Au Québec, les femmes ne représentaient, au début de années 1990, que 13,3 % de l’effectif total des services correctionnels (Conseil du trésor, 1992). Conscient de cette sous-représentation, le gouvernement du Québec a ciblé cette catégorie d’emploi dans son Programme d’accès à l’égalité de la fonction publique pour les femmes 1992-1997, lequel avait pour objectif de « redresser la situation des groupes victimes de discrimination dans l’emploi, d’accélérer l’augmentation de leur représentation et ultimement d’éliminer leur sous-représentation au sein de la fonction publique » (Conseil du Trésor, 1992). Cet objectif présentait des défis importants dans ce contexte.

En effet, la littérature produite sur les agentes de services correctionnels indique de nombreux obstacles. Les études révèlent la prédominance d’une culture masculine et d’une vision stéréotypée et sexiste des rôles (Batton et Wright 2019; Bourbonnais et al., 2008; Britton, 1997; Carlson et al., 2003; Dubois, 1992; Jurik, 1988; Matthews et al., 2010). Elles montrent la présence d’attitudes négatives envers les femmes comme le harcèlement sexuel, les luttes de pouvoir (Hemmens et al., 2002) et une ségrégation dans les tâches (Belknap, 1991; Britton, 1997 et 2003; Dubois, 1992; Griffin, 2001; Jurik, 1988).

La conciliation travail-famille est aussi un obstacle compromettant leurs chances d’obtenir une promotion (Britton, 2003), de même que le faible support de l’organisation dans leur progression de carrière (Burdett, Gouliquer et Poulin, 2018; Dubois, 1992; Jurik, 1985; Pogrebin et Poole, 1998). Ces obstacles amènent les agentes à utiliser des stratégies d’adaptation essentiellement individuelles (Armstrong et Griffin, 2004; Savicki et al., 2003).

Toutefois, malgré les obstacles rencontrés, des statistiques récentes indiquent une augmentation importante du nombre d’agentes dans les centres de détention québécois. Les agentes représentent 40  % des effectifs, atteignant même 48 % dans les plus grands établissements. Les femmes y font carrière avec un taux de rétention d’environ 95 % (Ministère de la sécurité publique, 2017).

État des connaisances et problématique

Dans le contexte où le champs carcéral a fait l’objet de peu d’études multidisciplinaires (Salle, 2016), une revue de la littérature scientifique a montré qu’il n’y avait pas de recherches permettant d’expliquer spécifiquement cette augmentation dans le contexte québécois. À l’exception de l’étude de Rasche (2017) qui traite du chemin parcouru par les agentes de services correctionnels pour parvenir à l’égalité professionnelle, celles qui existent n’ont pas recensé les facteurs qui facilitent la progression des femmes, outre quelques études montrant l’importance de développer de bonnes relations avec les collègues (Armstrong et Griffin, 2004), de projeter une image professionnelle, d’avoir un mentor, de développer ses compétences et de travailler en équipe (Jurik, 1988; Savicki et al., 2003).

C’est dans ce contexte qu’une recherche ayant une perspective bidirectionnelle a été réalisée en souhaitant répondre aux questions suivantes : 1- Quels sont les changements dans les pratiques organisationnelles qui ont facilité cette progression et rétention?; 2- Est-ce que la plus grande mixité a permis une réelle transformation organisationnelle sur le plan de la coexistence des genres dans un nouvel espace de travail? Ces questions permettront de déterminer si la mixité permet de réduire les inégalités de genre au travail, car cette progression pourrait cacher de nouvelles formes de domination. Cette recherche souhaite également découvrir si cette progression repose uniquement sur les capacités des femmes à s’adapter à un milieu de travail traditionnellement masculin ou si ce milieu s’est véritablement transformé en termes de climat de travail, de gestion des ressources humaines et de processus de travail.

La recherche a été réalisée dans deux centres de détention d’importance au Québec ayant connu cette progression et rétention des agentes. À la suite de la présentation d’un cadre conceptuel et théorique intégrant différentes approches, la démarche méthodologique et les résultats de recherche seront présentés, lesquels nous permettront, en conclusion, de dresser plusieurs constats et de répondre aux questions de recherche.

Cadre conceptuel et théorique

Les études produites sur la rétention et la progression des agentes de services correctionnels portent principalement sur les obstacles rencontrés. Pour les fins de la recherche, elles sont présentées en trois catégories : celles ayant trait à la culture organisationnelle, à la conciliation travail-famille et aux pratiques organisationnelles. Afin de comprendre comment les femmes ont pu progresser de façon aussi significative dans le contexte québécois, d’autres approches théoriques ont été mobilisées de manière convergente: les approches sur la mixité au travail et les théories féministes, la théorie institutionnelle et la théorie du changement.

Culture organisationnelle dans un milieu traditionnellement masculin

Les études révèlent la prédominance d’une culture masculine et de visions stéréotypées et sexistes des rôles (Bourbonnais et al., 2008; Britton, 1997; Carlson et al., 2003; Dubois, 1992; Jurik, 1988; Matthews et al., 2010). Les femmes sont perçues comme de bonnes intervenantes lorsqu’il s’agit d’entretenir une relation d’aide avec les déténus. En revanche, leurs collègues et supérieurs masculins considèrent qu’elles n’ont pas la force physique requise pour assurer un contrôle sûr des détenus. Burdett et al. (2018) expliquent comment le sexisme, l’hostilité et le paternalisme sont maintenus et renforcés dans le milieu carcéral. Les femmes se voient rappeler de façons implicite et explicite leur fragilité et leur infériorité physique, ce qui nourrit les stéréotypes et la culture masculine prédominante.

Le stress important vécu par les personnes qui oeuvrent en milieu carcéral a un impact sur les relations entre collègues et, ce faisant, sur la culture organisationelle. Le stress peut être lié à la nature intrinsèquement difficile de l’emploi, à la reconnaissance reçue, à la relation avec les supérieurs hiérarchiques, ainsi qu’au climat de travail (Finney et al., 2013; Vickovic et Morrow, 2019).

L’accent mis sur la sécurité des lieux et l’organisation parfois militaire des établissements influencent la perception du travail des femmes et incitent les hommes à développer une attitude négative et stéréotypée par rapport à elles. Ces attitudes plus hostiles se reflètent lors de l’embauche, de l’évaluation et des promotions (Jurik, 1985). Kakuk (2019) a montré que les femmes membres des équipes tactiques souffrent de l’hégémonie masculine et que leurs rôles restent limités par les stéréotypes de genre. Cette vision des rôles attribués aux femmes favorise une ségrégation dans les tâches empêchant ainsi des agentes d’être responsables de la surveillance des détenus et d’interagir avec ceux-ci. Ces interactions sont pourtant essentielles pour démontrer ses compétences, gagner du respect et se qualifier pour d’éventuelles promotions (Belknap, 1991; Britton, 1997 et 2003; Dubois, 1992; Griffin, 2001; Jurik, 1988).

Des études sur la mixité au travail dans des métiers traditionnellement masculins (Gallioz, 2007; Fortino, 1999; Meynaud, Fortino et Calderón, 2009; Ravelli, 2017) montrent l’importance d’une coexistence des hommes et des femmes dans un même espace social et une réelle (re) distribution-partage du travail entre les sexes. Avec les changements occasionnés dans les processus de travail, il peut arriver que les femmes se retrouvent avec des tâches dites féminines, reproduisant ainsi un partage inégalitaire du travail (Ravelli, 2017). Meynaud et al. (2009) soutiennent qu’il faut aller au-delà de la coprésence spontanée des hommes et des femmes dans un contexte organisationnel donné et analyser si cette présence remet en cause les attributions historiquement attribuées selon les sexes dans la répartition du travail.

Dans ce contexte, les théories féministes permettent de prendre en compte les dimensions contextuelles et culturelles des organisations et les rapports de force androcentriques hétéronormatifs (Lee-Gosselin, Brière et Ann, 2013). Elles analysent leur impact dans une perspective où les organisations ne représentent pas naturellement des espaces ouverts qui neutralisent les effets des inégalités systémiques et liées au genre qui se manifestent au niveau de la culture organisationnelle (Calas, Smircich et Holvino, 2014). Selon Fortino (1999), la mixité ne peut être pensée indépendamment du contexte dans lequel elle se situe et elle ne se mesure pas seulement par un nombre ou un ratio, mais surtout par un processus de changement porté autant par les hommes que par les femmes.

C’est dans cette perspective que la théorie institutionnelle et la théorie du changement permettent de mieux analyser la culture organisationnelle dans toutes ses dimensions, de comprendre le positionnement des personnes face à cette mixité et d’identifier leurs résistances quant à une répartition égalitaire des tâches. Selon la théorie institutionnelle, le changement organisationnel peut se produire à travers les parties prenantes, car elles représentent les diverses façons de penser, les alternatives et les possibilités pour le changement, notamment aux niveaux culturel/cognitif et des pratiques (Walker et Sartore-Baldwin, 2013). L’analyse du changement est particulièrement utile pour porter un regard réaliste et mieux comprendre les résistances, le positionnement des personnes et les stratégies de changement (Collerette, Lauzier et Schneider, 2013).

Enjeux liés à la conciliation travail-famille

La conciliation travail-famille constitue un défi pour les agentes de services correctionnels. Bien que les hommes et les femmes semblent avoir sensiblement les mêmes ambitions, les femmes sont plus souvent forcées de délaisser leur travail en raison de leurs responsabilités familiales, celles-ci assumant de facto ce rôle dans bien des cas. Britton (2003) montre que, par conséquent, les femmes progressent moins facilement ou refusent tout simplement de progresser afin d’éviter une surcharge de travail.

Cet enjeu dans des milieux traditionnellement masculins amène à se questionner sur le traitement différentiel que la société accorde aux groupes sociaux de sexe (Kergoat, 2005) et à vouloir découvrir si les situations de mixité en milieu de travail changent ou non les rapports sociaux entre les sexes et la division sexuelle du travail (Gallioz, 2007; Fortino, 2014). Selon Kergoat (2005), la présence de femmes dans un univers d’hommes peut ou non mener à une redéfinition des rapports sociaux de sexe et un nouveau partage des tâches à travers une nouvelle façon de repenser le système qui organise la différence hiérarchisée entre les sexes. Dubois (2016) montre que les prisons reproduisent en partie la division genrée du travail, dont le résultat le plus évident est de confiner les femmes dans des bureaux et les hommes sur le plancher.

Il s’agit alors d’analyser dans quelle mesure le fait de travailler ensemble a une influence ou non sur les représentations du féminin et du masculin, sur la déconstruction éventuelle des stéréotypes sexués, ainsi que sur la façon de vivre et de se percevoir en tant que femme ou homme (Fortino, 2014). Les théories féministes permettent cette analyse critique des rapports sociaux de sexe dans les processus et les pratiques organisationnelles (Code, 2000). Les approches féministes favorisent une analyse intersectionnelle qui, en plus de prendre en compte les diverses inégalités qui influencent les trajectoires des femmes, met en lumière leurs expériences différenciées (Palomares et Testenoire, 2010). Cette perspective offre ainsi une alternative fort pertinente pour aborder la complexité des relations entre les sexes dans les organisations.

Pratiques organisationnelles en matière d’égalité

Les agentes de services correctionnels doivent aussi faire face à diverses barrières organisationnelles qui peuvent brimer leurs possibilités d’avancement et leur désir de rester en emploi. Les femmes se retrouvent en position de tokenism[1] dans leur milieu de travail lorsqu’elles sont en faible représentation numérique dans un milieu majoritairement composé d’hommes. Les femmes se trouvent ainsi à incarner la symbolique associée à leur genre et toute situation est interprétée en fonction de celui-ci. Comme on accorde plus d’attention aux erreurs commises par les femmes, leurs évaluations de performance sont plus faibles et elles ont moins d’occasion de progression (Dubois, 1992; Jurik, 1985; Pogrebin et Poole, 1998).

La littérature montre, en effet, un faible support de la part de l’organisation (Jurik, 1985; Burdett, Gouliquer et Poulin, 2018), ce qui a pour conséquence que les femmes mettent de l’avant des stratégies essentiellement individuelles afin de s’adapter et de progresser, comme celle qui consiste à développer des relations positives avec les collègues (Armstrong et Griffin, 2004; Savicki et al., 2003). D’autres stratégies consistent à utiliser l’humour, à trouver un mentor afin d’obtenir une visibilité positive et à démontrer des compétences uniques.

Dans ce contexte, il importe d’analyser comment les organisations gèrent l’introduction de la mixité dans des équipes traditionnellement non-mixtes afin de voir si celle-ci résulte ou non dans l’implantation de pratiques organisationnelles favorisant l’égalité (Fortino, 2014). Le concept de ‘plafond de verre’ (Laufer, 2003; Marchand, Saint-Charles et Corbeil, 2007; Benquet et Laufer, 2016) montre bien toute la difficulté des facteurs systémiques discriminants qui empêchent les femmes d’obtenir des postes dans les échelons supérieurs. Les théories féministes poststructuralistes sont alors utiles pour comprendre ce phénomène, car elles insistent sur l’importance d’aller au-delà de l’étude des trajectoires individuelles des femmes afin de comprendre les facteurs systémiques influençant leurs parcours (Calás et Smircich, 2009; Lansky, 2000).

Dans l’analyse de ces facteurs systémiques, la théorie institutionnelle propose un cadre d’analyse qui, en plus du pilier culturel/cognitif, permet l’analyse des dimensions régulatrices (lois, règles, protocoles, etc.) et normatives (attentes, emplois, rôles des autorités, etc.) au sein de l’organisation. Cette théorie soutient que les organisations sont socialement constituées et soumises à des pressions externes qui influencent leurs structures et pratiques, et qui leur permettent de fonctionner légitimement dans un domaine particulier (Dillard et al., 2004; Martinez et Dacin, 1999; Scott, 2014). L’organisation est définie dans ce contexte comme « une structure sociale durable, aux multiples facettes, composée d’éléments symboliques (culturels/cognitifs, normatifs et régulateurs), d’activités sociales et de ressources matérielles » (Lounnas, 2004 : 10). Dans cette perspective, la ‘théorie du changement’ permet d’effectuer une analyse stratégique de l’organisation et sa disposition au changement, en plus de proposer une démarche permettant de mieux comprendre les résistances au changement et les moyens qui favoriseront sa mise en oeuvre (Collerette, Lauzier et Schneider, 2013; Maletto, 2009; Soparnot, 2010; Rondeau, 2008).

En somme, l’ensemble de ces théories sont utiles pour répondre aux questions de recherche et pour analyser s’il y a eu une diminution des obstacles à la progression des femmes, comme ceux mentionnés dans le littérature. Elles permettront de constater comment l’augmentation de la présence des femmes dans le milieu carcéral permet ou non de tendre vers l’égalité, soit une organisation genrée, adaptée à son environnement et ayant intégré de véritables changements. Tel qu’illustré dans le Tableau 1, cette intégration fournit une compréhension globale du phénomène, absente à ce jour dans les recherches liées sur le sujet. Les variables de ce tableau constituent les prémisses du cadre de recherche.

Méthodologie

Compte tenu des questions de recherche et du cadre conceptuel, l’étude exploratoire qualitative s’est avérée la plus appropriée. Reconnaissant l’importance de donner la parole aux femmes, la théorie ancrée (grounded theory) et la théorie de la connaissance située (standpoint theory) ont été mobilisées. La théorisation ancrée permet de générer des connaissances « enracinées » à partir des données empiriques et de refléter concrètement la réalité observée (Strauss et Corbin, 1994). La théorie de la connaissance située (Harding, 2004; Stoetzler et Yuval-Davis, 2002) permet de reconnaitre toute personne en tant qu’agent et agente social dont les opinions et les expériences s’inscrivent dans un contexte social, culturel et historique donné. Les histoires partagées par les participants et les participantes sont considérées comme une forme de connaissance qui ne peut être transmise que par des personnes qui ont vécu les évènements narrés.

Le choix des établissements ayant accepté de participer à la recherche a été fait par l’équipe de recherche sur la base d’une autorisation du ministère de la Sécurité publique octroyant une permission de faire cette collecte de données. La composition des groupes nominaux a été établie de concert avec les établissements.

Cette collecte s’est traduite par la consignation des points de vue d’agentes, d’agents et de gestionnaires (grâce à des entrevues semi-dirigées et des groupes nominaux). Un guide d’entretien semi-dirigé a été développé à partir du cadre conceptuel. Des questions ont été formulées autour de chaque variable. Une analyse documentaire a aussi été effectuée en complément aux entrevues. Celle-ci s’est traduite par l’analyse de documents organisationnels, de rapports statistiques, de programmes gouvernementaux, d’études produites par le Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec (SAPSCQ-CSN), etc.

Tableau 1

Cadre intégré et convergent des approches théoriques : variables de recherche

Cadre intégré et convergent des approches théoriques : variables de recherche

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La collecte de données s’est échelonnée de juin 2016 à février 2017. Un total de 43 personnes ont été rencontrées par l’entremise de 10 groupes nominaux et 4 entrevues individuelles regroupant 26 agentes, 12 agents et 4 gestionnaires (deux hommes et deux femmes). L’équipe de recherche s’est rendue à plusieurs reprises dans les établissements et a eu l’occasion d’y faire de l’observation non-participante, c’est-à-dire des visites des institutions, de l’observation de situations d’intervention et des rencontres informelles avec le personnel. Cette observation s’est faite avec l’accord et la présence d’un ou des membres du personnel de l’établissement. Les codes utilisés pour analyser et traiter les données étaient les mêmes que pour les entrevues. Le principe de saturation des données a déterminé le nombre d’entrevues requises. La diversité des participantes, en termes d’âge, de situation familiale, de présence régionale et d’appartenance culturelle a favorisé la prise en compte de l’hétérogénéité des personnes rencontrées.

Pour le traitement des données, une analyse inductive par une lecture détaillée de données brutes (documents, transcriptions d’entrevues et groupes nominaux) a été effectuée afin de faire émerger des catégories permettant d’interpréter les données (Blais et Martineau, 2006). Des liens entre le cadre conceptuel et les catégories identifiées ont été établis. Dans chaque catégorie validée ou émergente, des sous-catégories, y compris des points de vue opposés et de nouvelles perspectives, ont été analysés. Un regroupement des données a été effectué afin d’identifier les variables dans le système de codage en fonction de la nature et de la fréquence de chaque citation. Des citations ont été sélectionnées afin d’illustrer l’essence de chacune des catégories. Pour assurer la validité du processus d’analyse, l’équipe a effectué un codage aveugle parallèle et a validé certaines catégories avec des participantes et participants à l’étude. Le traitement et l’analyse des données ont été effectués à l’aide du logiciel QDA Miner puisque ce logiciel permet de coder et d’analyser des données qualitatives, ainsi que de traiter une quantité importante de données de façon complexe. Il permet également de faire émerger de façon exploratoire de nouvelles relations entre les données de recherche. Des extractions de données ont été effectuées afin de déterminer les principaux constats. Les citations présentées dans les résultats sont directement issues du logiciel.

Résultats

Globalement, les résultats indiquent que l’augmentation du nombre d’agentes a engendré des changements au sein des centres de détention. Au niveau de la culture organisationnelle, on constate une certaine évolution des mentalités qui se traduit par une diminution du paternalisme, une valorisation de la relation entre les pairs et une amélioration du climat de travail. Pour la conciliation travail-famille, des horaires stables et des accommodements ont été mis en place, tout en évitant une forte reproduction de la division sexuelle du travail dans les tâches et équipes de travail, puisqu’elles sont les mêmes pour les femmes et les hommes. De nouvelles pratiques organisationnelles ont également été implantées suite aux cibles fixées par le programme d’accès à l’égalité, que ce soit au niveau des processus de recrutement, des conditions de travail ou des protocoles d’intervention. Ces changements apportés aux protocoles et techniques d’intervention ont contribué à diminuer l’utilisation de la violence auprès des détenus.

Une culture organisationnelle masculine qui évolue

Diminution du paternalisme

Les entrevues ont montré que plusieurs perceptions demeurent bien ancrées en ce qui a trait aux différences de comportements entre les hommes et les femmes comme le souligne cette citation : « La femme est beaucoup plus émotionnelle. Elle va écouter beaucoup plus le besoin du gars. Le gars, rendu à un point x de l’intervention, on va mettre le pied à terre. C’est terminé. » (agent). Il convient de noter que le discours sur la force physique continue d’être un enjeu dans la perception du travail à effectuer. À propos de la présence des femmes lors d’interventions, un agent mentionne : « Si c’est dangereux, on est plus vulnérable si cela vire au physique. On ne se le cachera pas. C’est ce qu’on pense tous entre gars. ».

Toutefois, un autre agent souligne : « Il y a des gars qui ont peur aussi. Moi, il y en a qui m’ont dit, en intervention, ils y vont et il y en a d’autres qui se cachent en arrière, même si c’est un gars ou une fille. » (agent). Une agente mentionne : « Il y a un secteur, dans le ‘trou’ où les interventions physiques sont plus présentes et c’est cela que moi j’aime […] ». Très peu d’exemples concrets et documentés ont été rapportés concernant des interventions avec des équipes mixtes qui auraient mal tourné.

Le témoignage de ce gestionnaire montre l’évolution des mentalités : « Lorsque les femmes sont rentrées en 1985, c’est sûr qu’il y a eu beaucoup, beaucoup de paternalisme […] il y a beaucoup d’hommes qui ont eu de la difficulté parce qu’ils voulaient les surprotéger. Il y a des femmes qui ont embarqué dans ce jeu. Oui, ils faisaient tout à leur place comme tu protèges ton enfant. ». Un agent témoigne de l’évolution de ce type de comportement en donnant l’exemple qui suit : « Admettons que la femme se fait siffler, on n’intervient pas, parce que si on intervient, on montre aux incarcérés qu’elle n’est pas capable, elle-même, de se défendre, qu’elle est inférieure. ».

Valorisation de la relation entre les pairs et climat de travail

Pour le climat de travail, les agents et les agentes se sont donnés des règles de travail informelles au sein de leurs groupes. Les résultats indiquent que la relation avec les pairs, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, est extrêmement importante : « En général, parce que tu es avec une clientèle difficile, si tu as une belle relation entre tes pairs, cela te valorise beaucoup. » (agent). Ce milieu de travail génère également du stress chez le personnel et entre les collègues : « Il y a beaucoup de stress au travail. Par exemple, moi, je travaille au bureau des plaintes. […] je pense qu’il y a beaucoup de monde qui ont des problèmes, soit d’alcool ou même de drogue ou même psychologique ici. » (agente). Les relations avec les détenus ne sont pas faciles. Des agentes ont témoigné des commentaires et gestes déplacés auxquels elles devaient faire face : « C’est vraiment des injures et des menaces […] ‘Ma christ de salope’. C’est hallucinant, ça en est épouvantable, tannant. Ils m’ont dessiné sur les murs […] Ils marquaient que j’avais de belles lèvres, des rencontres de mariage, de restaurant, de bières, j’en ai mille fois par jour. ».

Dans ce contexte, des mécanismes permettant de gérer les situations difficiles ont été mis en place. Des gestionnaires ont mentionné : « Lorsqu’il arrive des évènements, on fait une rencontre pour planifier les interventions avant, puis on se rencontre après pour voir comment les choses ont fonctionné. ». Il existe aussi un processus pour porter plainte contre un détenu qui aurait un comportement déplacé envers une agente ou un agent. Un gestionnaire mentionne : « Je dis que ta force, c’est ton crayon, lorsque quelque chose ne va pas bien, on le met tout de suite dans un rapport, car pourquoi se battre. ».

Les données n’ont pas permis de traiter en profondeur la gestion des cas de harcèlement dans le milieu de travail entre les collègues et de la part des détenus. Les cas de harcèlement semblent fréquents selon ce qu’en disent les personnes : « Je trouve que l’on manque énormément de programmes de sensibilisation à ce niveau-là. Le harcèlement sexuel est présent à un tel point qu’à un moment donné on ne s’en rend même plus compte, c’est rendu une habitude dans notre milieu de travail. » (agente). Les résultats obtenus montrent que les agentes savent qu’elles disposent de recours si elles en sont victimes. Un gestionnaire mentionne que les cas sont pris en charge par la direction des ressources humaines du ministère : « On a une spécialiste internationale qui fait cela […] Elle est très bonne. Donc quand il y a des plaintes de harcèlement, cela s’en va directement à elle. » (une gestionnaire).

Une conciliation travail-famille facilitée

Stabilité et accommodements dans les horaires

Les témoignages recueillis montrent que la conciliation a été facilitée au fil du temps. Un des éléments facilitants est la stabilité des horaires de travail, surtout après quelques années d’ancienneté. Une agente mentionne : « Selon moi, les horaires de travail attirent les femmes dans le milieu. On a 3 shifts : de 7 à 15h, ce qui est bien si on a des enfants et on doit aller les chercher à l’école, faire les devoirs, … puis de 15h à 23h, puis de 23h à 7h. On n’a jamais de difficulté avec le trafic ! Pendant 5 ans, on n’a pas nécessairement d’horaire stable, mais, après, il est possible de travailler que le jour. ».

Conformément au régime québécois d’assurance parentale et aux conventions collectives, des mesures sont prévues pour le congé parental et un retrait préventif est possible pour les femmes[2] : « Si je tombe enceinte demain, j’ai deux ans de congé de maternité : le retrait préventif et le congé en tant que tel. ».

En revanche, les résultats indiquent que la gestion des horaires atypiques avec des enfants n’est pas toujours facile et repose sur le réseau personnel de soutien. Une agente témoigne : « Il n’y a pas de système de garderies adapté aux horaires atypiques. […] le soutien, c’est la famille, c’est la voisine, le voisin. Quand la famille est proche, ça va. ».

Néanmoins, des personnes ont mentionné qu’il était toujours possible de requérir des mesures d’accommodements : « Il est peut-être un peu plus difficile lorsque tu es à temps partiel ou non permanent, mais il y a toujours des ententes possibles pour accommoder les femmes. Souvent, on va offrir des accommodements de 3 mois, donc par exemple, lui donner un horaire de 8h à 16h, au lieu de 7h à 15h, si elle a des nausées en matinée ou si elle ressent plus de fatigue. On essaie d’arranger les choses le plus possible (une gestionnaire) ». Un autre gestionnaire mentionne : « Il y a plusieurs années, j’ai créé un horaire pour les femmes, les personnes qui se divorcent, les hommes […] un programme qui permet aux employés lorsque les choses ne vont pas bien en dehors du travail de changer leurs horaires pour 3 mois. Tous les directeurs ont ce pouvoir. ».

Enfin, une agente mentionne : « Je ne remercierai jamais assez le ciel, je suis choyée d’être ici pour avoir des enfants. J’ai eu deux retraits préventifs aussitôt que j’étais enceinte. J’ai pu faire un retour à temps partiel. […] Travailler ici, ça m’a permis de faire des choses que je n’aurais pas pu faire en termes d’horaires allégés. ».

Diminution de la reproduction de la division sexuelle du travail dans les tâches et équipes

La recherche a démontré que les tâches effectuées par les hommes et les femmes sont les mêmes. Les équipes sont diversifiées et la répartition des membres ne se fait pas selon le sexe comme l’indique cette gestionnaire : « On ne peut pas dire qu’on va mettre autant de femmes que d’hommes. Les équipes ne sont pas faites au fur et à mesure, c’est vraiment en fonction de l’ancienneté. ». Un agent témoigne également du travail qui est fait à la fois par les hommes et les femmes : « Que ce soit un homme ou une femme, il faut sentir pareil que notre collègue est en arrière de nous autres. C’est une question de solidarité et c’était comme ça aussi quand je suis rentrée […] Homme ou femme, ça ne fait pas de différence, pas dans mon cas. ».

Cette mixité est recherchée dans l’équipe de direction : « C’est compliqué et c’est simple, dans mon comité, j’ai moitié hommes et moitié femmes. […] J’ai donné des promotions à des gens d’autres ethnies, ce qui est rarement le cas dans les régions. » (gestionnaire). Cette mixité semble favoriser un sentiment positif des femmes dans leur insertion à ce milieu : « J’appréhendais mon arrivée dans un milieu d’hommes, mais dès mon arrivée je me suis rendue compte que ces appréhensions n’étaient pas fondées. » (agente).

La seule exception est la pratique des fouilles à nu, lesquelles doivent être faites par une personne de même sexe. Cela demeure un enjeu, voire même un irritant dans le milieu, comme le montre cette citation d’un agent : « Ce n’est pas travail égal, salaire égal […] Cela fait partie de nos frustrations. ». Cette situation a même fait en sorte d’exclure des femmes de certains secteurs : « Pendant longtemps au transport, il n’y en avait pas de filles et c’était la raison, parce que quand tu vas dans un autre centre de détention chercher des détenus, il faut que tu les fouilles avant de les embarquer dans le truck [camion]. ».

De nouvelles pratiques organisationnelles implantées

Cibles-programme d’accès à l’égalité

La collecte de données a permis de découvrir que la profession d’agente de services correctionnels était l’une de profession ciblée dans le Programme d’accès à l’égalité du gouvernement du Québec, 1992-1997. Des cibles à atteindre avaient même été fixées dans le programme. Un gestionnaire témoigne : « J’ai fait le concours et j’ai réussi. À cette époque, il y avait de la discrimination positive envers les filles. ».

Changements dans les processus de recrutement

Les exigences pour le recrutement des agents et agentes ont été modifiées afin d’élargir le bassin à une variété de diplômes professionnels, techniques et universitaires. Les femmes rencontrées avaient étudié dans des domaines diversifiés, tels que la criminologie, l’éducation spécialisée, le service social, le droit, etc. Un programme d’études collégiales de technique en services correctionnels a été développé. Selon une gestionnaire : « Il y a de la promotion faite dans les écoles des programmes spécifiques dans le milieu correctionnel […] Plusieurs filles ont appliqué là-dessus. »

Le recrutement se fait par concours au ministère de la Sécurité publique, ce qui facilite le recrutement des femmes car elles y performent généralement bien. L’impact semble également positif quant à la diversité : « De nos jours, on compte environ 25 agents, sur ces 25, il doit y avoir en moyenne pas loin de 19, 20 personnes d’ethnies différentes. Ce sont des gens d’origine africaine, haïtienne, européenne, etc. » (un gestionnaire).

Changements dans le protocole d’intervention-techniques et diminution de la violence

Des transformations dans la pratique du métier ont été constatées. Plusieurs personnes ont abordé la dimension liée à l’aide et à la réinsertion sociale dans leur travail : « Les détenus vont venir nous voir pour poser des questions, demander des conseils sur divers sujets, comme le retour à l’école, des choses à faire qui pourraient les aider. ». Cette relation d’aide apporte une variété dans les tâches relatives à la surveillance des détenus.

Les processus d’intervention ont aussi évolué, ce qui a entraîné une baisse de la violence et une augmentation du dialogue avec les détenus. Une gestionnaire souligne : « Ce que j’ai développé, comme plusieurs autres, c’est d’amener les gars dans une situation de confiance et de diminuer les confrontations. ». Une autre gestionnaire met de l’avant cette nouvelle façon de procéder : « Il y a plus de discussion aussi […] les étapes sont plus nombreuses avant de faire une intervention […] étant donné que c’est la sécurité des agents qui est prioritaire maintenant. Avant, peu importe, ça frappait, ça entrait. ».

L’augmentation du nombre de femmes a changé la manière de faire et l’approche auprès des détenus. Une gestionnaire affirme : « L’importance de l’écoute s’est développée. Il y avait des gars qui étaient bons aussi, mais il y a eu un impact avec l’arrivée des filles à ce niveau. ». Il s’agit là d’un avantage qui est également reconnu par les agents : « Cela enlève beaucoup de confrontation. C’est un avantage honnêtement et un aspect positif. » (agent).

Des techniques et outils sont à leur disposition pour intervenir sans user de la force physique, comme l’illustre cette gestionnaire : « Avec l’avènement du poivre de cayenne, c’est nettement plus sécuritaire. ». Aussi, lorsqu’une situation devient plus problématique, la direction du centre fait appel à un groupe spécialisé de type « SWAT ». Des femmes font aussi partie de cette équipe spécialisée.

Les changements résultent également du fait que les détenus ont plus de droits. Un agent mentionne : « Aujourd’hui, la confrontation live, directe, il n’y en a presque plus, surtout avec le système de droits de la personne […] Il y a des caméras aussi. ».

Accès à des postes de décision

Des postes de décision s’obtiennent au terme de concours, ce qui semble avoir facilité la promotion des femmes. Plusieurs des personnes rencontrées ont signalé que les femmes obtiennent les postes de gestionnaire, car elles performent dans les concours dans « un ratio qui est plus 60 % de femmes pour 40 % d’hommes. » (une gestionnaire). Il est plus intéressant de gravir les échelons en début de carrière parce qu’après une certaine période de temps, les personnes acquièrent une stabilité dans leurs horaires et qu’elles ne veulent plus changer pour obtenir des postes de décision. Cela a comme conséquence que des agents, surtout des hommes qui sont là depuis plusieurs années, ne postulent pas à ce type de poste : « Les gens qui ont 7 jours de congé, ils ne veulent plus revenir sur un horaire 5-2. » (une gestionnaire). Plusieurs femmes gestionnaires ont aussi mentionné avoir bénéficié de l’appui de leurs mentors : « J’ai eu de bons mentors. Des hommes gestionnaires m’ont aidée et m’ont fait connaitre. » (une gestionnaire).

Analyse et conclusion

La présente recherche visait, par la combinaison de plusieurs approches théoriques, à documenter l’augmentation fulgurante du nombre d’agentes de services correctionnels au Québec au cours des dernières années. Les résultats ont montré que des changements dans les pratiques organisationnelles ont facilité cette rétention et progression, tout comme la présence d’équipes de travail mixtes qui a favorisé des transformations en diminuant le sexisme et en permettant une meilleure coexistence des genres dans un nouvel espace de travail. Cette recherche a révélé que cette mixité au travail dans le milieu carcéral a été soutenue au plan organisationnel (climat de travail, gestion des ressources humaines et processus de travail), plutôt que de reposer uniquement sur les capacités des femmes à s’adapter à un milieu de travail traditionnellement masculin. Ces changements ont contribué à réduire les inégalités de genre dans ce milieu.

Contribution réelle des femmes

Les données révèlent une progression et une contribution réelle des agentes. Les résultats indiquent que ces femmes ne sont pas des token (Kanter, 1993), c’est-à-dire qu’elles ne sont pas mises de l’avant ou nommées dans des postes de décision simplement pour donner l’impression qu’elles progressent.

Il est vrai que des cas d’épuisement professionnel et de comportements hostiles des hommes envers les femmes ont été relatés par les participantes, mais la collecte de données a aussi mis en évidence la possibilité d’en réduire les impacts négatifs pour la rétention en emploi. Une certaine évolution des mentalités et des pratiques organisationnelles, soit une diminution des attitudes paternalistes des collègues masculins ou encore une valorisation de l’importance du travail d’équipe, contribue à réduire ces impacts.

Contrairement aux études mentionnant une faible reconnaissance de l’organisation et l’assignation des femmes à des rôles traditionnellement masculins (Belknap, 1991; Britton, 1997 et 2003; Dubois, 1992 et 2016; Griffin, 2001; Jurik, 1988; Kakuk, 2019), les résultats de cette recherche montrent que les femmes ont intégré les équipes de travail afin d’effectuer les mêmes tâches que leurs collègues masculins et que les équipes de travail sont composées à partir des personnes présentes pour le quart de travail. Les résultats indiquent également que l’augmentation des effectifs féminins s’est accompagnée d’une progression des femmes dans les postes décisionnels.

Cela illustre bien, à l’instar de Rasche (2017), tout le chemin parcouru tant de la part des femmes que des organisations qui ont progressivement modifié leurs pratiques afin de s’adapter à cette nouvelle réalité. Cette recherche apporte une contribution significative à la littérature en montrant que malgré les obstacles persistants, une transformation est progressivement possible. Il est également intéressant de souligner le temps qui fut nécessaire à ces véritables changements, sachant que ceux-ci ont été initiés à la suite d’une réelle volonté gouvernementale il y a plus d’une vingtaine d’années.

Changements organisationnels

Une deuxième contribution de cette recherche est de montrer les changements organisationnels effectués. Quelques mécanismes d’adaptation et de rétention ont été proposés dans la littérature (Armstrong et Griffin, 2004; Savicki et al., 2003), mais la recherche a permis de constater que des adaptations ont été effectuées au niveau de la diversification des processus de recrutement, de la formation, des horaires de travail et du congé parental. Il est vrai que le défi de s’occuper des enfants avec des horaires de travail atypiques est présent, mais plusieurs des femmes ont souligné, contrairement à l’étude de Britton (2003), avoir peu de problèmes de conciliation travail-famille, se disant même privilégiées d’avoir eu des enfants dans cette organisation. En plus des mesures formelles, cette conciliation est facilitée par le choix d’un quart de travail fixe ou de mesures d’accommodements, surtout pour ceux qui n’ont pas leur permanence.

Sur le plan de l’emploi, à la différence la littérature, les résultats font ressortir des transformations au sein du milieu de travail, soit une baisse importante de l’utilisation de la violence et l’augmentation du dialogue avec les détenus. Il est vrai que l’augmentation des droits des détenus et les exigences en matière de documentation de procédures d’intervention contribuent à expliquer ce phénomène, mais la progression du nombre de femmes dans les centres de détention n’est certainement pas étrangère à ce changement. L’accroissement de l’effectif féminin au sein des services correctionnels a été l’occasion de s’interroger sur l’importance de la force physique dans les aptitudes attendues de la part du personnel et dans les techniques à employer pour intervenir auprès des détenus. La remise en cause de l’utilisation de la force physique n’était pas une priorité organisationnelle à l’époque où les hommes étaient surreprésentés. On supposait que ceux-ci étaient aptes à utiliser la force physique peu importe la situation. Or, les témoignages recueillis révèlent clairement que l’emploi de plus en plus marginal de la force physique dans les interventions quotidiennes des agents et agentes bénéficie tant aux hommes qu’aux femmes.

Au niveau des pratiques organisationnelles, la recherche a montré que des adaptations avaient été effectuées dans les organisations dans le but de surmonter les obstacles rencontrés par les femmes. Ces pratiques se sont traduites par l’introduction de nouveaux mécanismes, tels que la gestion de situations difficiles et l’utilisation d’un processus de plainte lors de comportements inacceptables de détenus.

Au niveau de la dimension culturelle, les résultats indiquent que les changements se sont amorcés dans un contexte où les femmes ont eu à se tailler une place auprès de leurs collègues, lesquels ne savaient pas trop comment réagir face à leurs nouvelles consoeurs qui venaient changer leur quotidien et leurs habitudes de travail. Malgré l’ampleur des changements de mentalité requis, il y a une véritable évolution en matière de comportements et de culture organisationnelle, ce qui contribua à la rétention des femmes.

Impact de la mixité au travail dans un milieu traditionnellement masculin

Une autre contribution de la recherche est l’impact de la mixité au travail dans ce milieu traditionnellement masculin. Dans le contexte où des études réalisées sur la mixité (Meynaud et al., 2009; Ravelli, 2017) soulignent que les expériences organisationnelles peuvent cacher de nouvelles formes de domination et de résistances dans la répartition inégalitaire du travail, les résultats indiquent plutôt que ces inégalités dans la répartition des tâches, tant dans les conditions que dans la progression de carrière, ne semblent pas avoir été reproduites.

C’est avec une quasi-unanimité que les personnes interviewées ont parlé des modifications apportées aux protocoles d’intervention afin de faire davantage place au dialogue plutôt qu’à la violence. Ces changements dans les interventions profitent tant aux hommes qui ont envie de dialoguer pour régler un conflit qu’à ceux qui peuvent utiliser les outils et techniques à leur disposition pour désamorcer des situations de violence. L’étude a montré que les collègues masculins ont évité de surprotéger les femmes devant les détenus, ce qui aurait aussi contribué à diminuer leur crédibilité comme agentes.

Ces résultats liés à la force physique indiquent, comme les travaux de Gallioz (2007), que cet enjeu représente une construction sociale qui peut être déconstruite, favorisant ainsi une plus grande mixité. Ils indiquent que les services correctionnels ont évité le piège de la réaffirmation de l’essentialisme, soit de miser sur les valeurs dites féminines au travail et la différenciation sexuée dans l’exercice de la profession (Meynaud et al., 2009). Les agentes ne semblent pas être vues comme les seules porteuses d’une pacification sociale, phénomène souvent observé dans l’introduction de la mixité dans des métiers traditionnellement masculins (Gallioz, 2009).

Perspectives de recherche

Cette recherche apporte à la fois une contribution au plan de la pratique professionnelle et des connaissances scientifiques. Malgré les limites liées à la généralisation de cette enquête, la recherche permet de dégager des éléments porteurs d’une démarche d’égalité au sein des organisations, dont le recrutement à partir d’un plus vaste bassin de compétences, une répartition des tâches selon une approche non genrée, la mise en place d’équipes mixtes, une bonne conciliation travail-famille, des horaires stables et la possibilité de se prévaloir d’accommodements particuliers. Cette démarche mériterait d’être validée par de nouvelles recherches au sein d’autres milieux de travail historiquement masculins.

Enfin, cette recherche illustre que ce milieu, qui a connu une croissance importante des effectifs féminins au cours des dernières années, intègre encore timidement les enjeux liés à l’égalité dans son processus de communication et de formation. Certains enjeux ont émergé dans la recherche, mais semblent peu discutés ouvertement dans les organisations. Pourtant, ce processus de partage sur des enjeux aussi fondamentaux mérite d’être discuté. L’expérience du milieu correctionnel a montré que l’adaptation des pratiques organisationnelles semble aussi bénéficier à une diversité de personnes et que de nouvelles recherches devraient mieux documenter ce phénomène.