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C’est un ouvrage courageux que nous présentent ces auteurs, car il propose une perspective critique des moyens et des résultats de la lutte pour l’équité en emploi dans les syndicats canadiens. Les auteurs de cet ouvrage collectif ont en effet la vertu de ne pas présumer que les syndicats n’ont aucune responsabilité dans la mise en place ou le maintien de certaines iniquités. Ils et elles ne craignent pas d’aborder la complexité de la position syndicale dans la lutte contre les iniquités en emploi et au travail.

Qui est responsable de l’iniquité en emploi ? Les chartes et les lois protégeant les droits fondamentaux de la personne bouleversent certaines traditions dans l’administration du droit des rapports collectifs du travail. Selon une nouvelle jurisprudence découlant des chartes, on a abandonné la recherche de l’intention des auteurs du geste inéquitable, pour se concentrer sur son effet préjudiciable; toutes les instances pouvant contribuer à éliminer ce dernier sont mises à contribution. La jurisprudence consacre que les syndicats en font partie dans l’arrêt Renaud (Renaud c. Centrale Okanagan School District, no 23, [1992] 2 R.C.S. 970) dans lequel le syndicat est trouvé coresponsable de discrimination par effet préjudiciable, sans que l’intention de produire un tel effet ne soit recherchée. Qui plus est, l’article 17 de la charte québécoise interdit à quiconque d’exercer « de la discrimination dans l’admission, la jouissance d’avantages, la suspension ou l’expulsion d’une personne d’une association [...] de salariés… », ce qui lie les syndicats (une semblable disposition s’applique aussi aux syndiqués d’une organisation de compétence fédérale, voir l’article 9 (1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), c. H-6). Même lorsqu’une disposition n’a pas d’effet discriminatoire pour la majorité des travailleurs mais qu’elle en a pour les membres d’un groupe protégé de la discrimination par les chartes, le syndicat est tenu d’accommoder ou de contribuer à accommoder le travailleur lésé.

La logique syndicale traditionnelle mène à rechercher l’expression d’une voix unanime, celle de l’intérêt collectif, pour instaurer un rapport de forces; le plus souvent, il correspond à la voix de la majorité. Or, certains observateurs de la scène des relations du travail notent une transformation dans la « demande de représentation » de la part d’une nouvelle main-d’oeuvre auprès des syndicats. Les travailleurs contemporains sont plus fragmentés, ont des identités multiples et sont moins enclins à céder leurs revendications si la majorité n’y adhère pas. On pense ici notamment aux femmes, aux minorités raciales et ethniques, aux personnes handicapées, aux personnes âgées, aux jeunes, aux homosexuels.

D’entrée de jeu, en introduction, Gerald Hunt campe l’objet de l’ouvrage : l’action syndicale a réduit les écarts attribuables à la classe sociale. A-t-elle autant contribué à réduire les autres écarts fondés sur le sexe, la race, l’origine ethnique, le handicap, l’orientation sexuelle ? Au-delà de la participation aux campagnes politiques et aux manifestations, que font concrètement les syndicats et qu’obtiennent-ils ? Sont-ils tous actifs en cette matière ? Sont-ils actifs sur tous les fronts ou certaines iniquités sont-elles mieux combattues ?

Les directeurs de la publication réunissent des contributions qui rendent compte d’expériences syndicales locales en matière d’équité ou qui analysent en profondeur une dimension de la lutte pour l’équité pour rendre compte de l’évolution historique. Ils concluent qu’au Canada, en vertu de l’orientation du gouvernement fédéral vers le multiculturalisme et de l’orientation du mouvement ouvrier, plus affairiste que tournée vers l’antinomie des classes sociales, on trouve un environnement plus propice qu’aux États-Unis et qu’en Europe au développement des luttes segmentées pour les droits de groupes intra syndicaux. Les divers textes estiment la profondeur de cette transformation, donnent des comptes rendus d’expériences assortis des facteurs de succès et d’échec et proposent un ordre du jour pour l’avenir. L’ouvrage conclut, sans surprise, sur une note optimiste modérée; de l’ensemble des contributions, les directeurs dégagent la présence d’une nette transformation en faveur de l’équité dans les syndicats, en même temps qu’un déficit d’adaptation qui reste à combler pour survivre aux transformations sociales actuelles.

Plusieurs contributions ne manquent pas de remettre en question la tendance syndicale à l’uniformisation des conditions pour éviter le favoritisme et l’arbitraire, sans flexibilité pour les cas particuliers, et l’attachement à l’ancienneté, malgré le peu d’ouverture qui en résulte pour les nouveaux et les nouvelles venues. Les auteurs ne craignent pas non plus de remarquer que l’employeur n’est pas le seul ennemi des travailleurs syndiqués en matière d’équité, car les dirigeants et les militants n’en maîtrisent pas toujours les notions essentielles. Les iniquités concernant le sexe sont les mieux couvertes dans l’ouvrage et occupent la belle part avec quatre textes consistants.

Julie White dresse d’abord un portrait historique de l’action syndicale du dernier siècle concernant les femmes et les minorités, portrait nuancé des progrès obtenus et des forces conservatrices à l’oeuvre dans les syndicats. Elle apporte un éclairage pénétrant quant aux sources d’un certain protectionnisme dans les syndicats de travailleurs de métiers très qualifiés et de la négligence des travailleurs non qualifiés et des femmes dans les revendications syndicales. L’auteure dresse un portrait sans complaisance quant à la présence de sexisme, de racisme et d’autres formes de discrimination dans les syndicats, tout en s’assurant de resituer ces tendances dans un contexte historique.

Anne Forrest signe un texte particulièrement lumineux quant au défi que présente la recherche de l’équité salariale entre les hommes et les femmes pour les syndicats. Le but de son analyse est ambitieux et réussi : démontrer que les lois qui promeuvent l’équité salariale au Canada ont transformé le concept syndical de « juste rémunération », que cette transformation est néanmoins limitée et que les résultats obtenus par les syndicats sont inégaux et contraints par ces limites.

L’auteure met à mal l’idée reçue et répandue selon laquelle le syndicalisme est un facteur automatique d’équité salariale, au nom du fait que les travailleurs syndiqués jouissent d’une rémunération supérieure aux non syndiqués, d’une plus grande justice et d’une plus grande équité dans la détermination de leur rémunération. Une telle observation passe sous silence l’écart entre hommes et femmes syndiqués. Bien que bénéficiant des salaires plus élevés que les femmes non syndiquées pour les emplois industriels non qualifiés, les femmes conservent un écart salarial important avec les hommes syndiqués.

De façon très originale, Forrest étudie dans son texte comment trois principes syndicaux fondateurs de l’action en équité salariale ne sont pas exempts de sexisme et, au contraire, ont pu le promouvoir : rémunérer l’emploi et non la personne; un salaire égal pour un travail égal; comparer la rémunération avec des secteurs pertinents.

Au sujet du principe de rémunérer l’emploi et non la personne, l’auteure soulève une accablante contradiction. Elle fait d’abord état des succès obtenus par les syndicats en matière de réduction des écarts attribuables aux caractéristiques personnelles des travailleurs dans les salaires industriels (l’âge, l’éducation, la performance, le statut marital). Dans un tel contexte, fait-elle remarquer, on pourrait croire que les femmes allaient en profiter, mais tel n’était pas le cas. Le sexe demeurait une caractéristique personnelle pertinente au moment d’établir un taux de rémunération, fut-il le seul. Demander un salaire égal pour les femmes pour éliminer la pression à la baisse des salaires ? Les syndicats, notamment chez Ford, le faisaient pour que l’employeur renonce à embaucher des femmes, n’y ayant plus d’intérêt. Les syndicats ont reproduit cette exception pour les travailleurs à temps partiel, lorsque la distinction entre les hommes et les femmes est devenue illégale. L’auteure fait à juste titre remarquer que les travailleurs à temps partiel sont souvent des femmes.

Au sujet du principe « un salaire égal pour un travail égal », l’auteure met en évidence combien la grande ségrégation des emplois empêche les femmes de voir s’améliorer leurs salaires. En effet, les négociations salariales se fondent sur la comparaison locale des emplois. Or, selon elle, c’est là l’obstacle principal pour les femmes peu qualifiées, car les critères d’évaluation des emplois moins qualifiés prennent encore pour étalon les caractéristiques des emplois industriels masculins. Malgré l’intérêt du principe alternatif « un salaire égal pour un travail d’égale valeur », les syndicats ne l’ont pas promu en négociation avant que les lois pour l’équité salariale ne le leur imposent.

Au sujet du choix des comparateurs pertinents pour la rémunération, l’auteure rappelle que dans un marché du travail où règne une grande ségrégation, où on sépare les unités d’accréditation des cols bleus et des cols blancs, les métiers et les vendeurs des professionnels, les travailleurs à temps complet et à temps partiel, les femmes dans les unités d’emplois peu qualifiés et majoritairement féminins sont défavorisées, en milieu syndiqué. Bien sûr, en principe, les groupes syndiqués féminins peuvent rechercher des comparateurs masculins à l’extérieur de leur entreprise; mais elles ne jouissent pas des solidarités syndicales et des alliances nécessaires. L’auteure cite le triste exemple d’un groupe d’infirmières dont le tribunal ontarien d’équité salariale avait évalué les emplois au même niveau que les policiers de la région; l’employeur et le syndicat des policiers s’y sont opposés fortement, car jamais les policiers n’utiliseraient la comparaison avec les infirmières en négociation, préférant se comparer à leurs pairs, et ne veulent pas que l’employeur n’utilise une telle comparaison non plus. Cette tendance, opposée au syndicalisme industriel et aux vastes unités inclusives, empêche la négociation de s’attaquer aux écarts entre les hommes et les femmes car tant dans le secteur privé que public syndiqué, les unités regroupant des emplois masculins négocient de bien meilleurs salaires que les unités regroupant des emplois féminins.

Judy Haiven, dans un registre différent, propose une étude de cas locale de la négociation de l’équité salariale à la table de négociation, à l’initiative des parties, hors du cadre d’une loi d’équité salariale. L’auteure a suivi une démarche commencée en 1991, lorsqu’un militant d’un syndicat local affilié au Canadian Union of Public Employees (CUPE) obtient, en marge de la négociation collective, la mise en place d’un comité mixte (avec la direction de la Commission scolaire catholique de Saskatoon) pour réévaluer les emplois en vue d’obtenir l’équité salariale. Le milieu de travail est caractéristique des tendances observées par White et Forrest : les unités d’accréditation sont nettement divisées selon le sexe, les emplois masculins liés à l’entretien, d’une part, et les emplois féminins liés au travail de bureau, d’autre part. Le résultat quantitatif est censé rendre tous les emplois comparables, le pointage devenant l’équivalent d’une monnaie qui permet de comparer des valeurs abstraites, sans égard à la nature de l’emploi ou à ses détenteurs. Ni plus ni moins, il s’agit de l’application du principe syndical « rémunérer l’emploi, pas la personne » aux femmes, alors qu’elles en ont traditionnellement été exclues. L’expérience illustre bien la résistance persistante à cette application… À l’issue de la démarche d’évaluation des emplois, on conclut par les vertus de l’arithmétique à la valeur équivalente de certains emplois de cols bleus et de cols blancs. En outre, en résultante de la démarche d’évaluation neutralisée selon le sexe, certains niveaux de rémunération d’emplois masculins sont jugés trop élevés et sont « étoilés », c’est-à-dire privés de toute augmentation salariale jusqu’à ce qu’ils atteignent le nouveau niveau de rémunération jugé pertinent pour la valeur de leur emploi.

Ces conclusions ont entraîné une grande colère chez les hommes, la convocation d’assemblées générales spéciales, un mouvement d’opposition des hommes au comité mixte et de scission intra-syndicale. Les instances nationales de CUPE ont reculé devant la menace de requête en annulation de l’accréditation locale par le groupe contestataire.

L’étude du cas débouche sur des considérations plus larges, quoique manifestant la prudence nécessaire. Les préjugés sexistes qui attachent une valeur supérieure aux emplois masculins persistent; les hommes s’opposent toujours à la comparaison des emplois féminins et masculins et croient avant tout au principe : salaire égal pour un travail égal; la comparaison d’emplois différents et sexués heurte le principe syndical des comparaisons pertinentes. L’équité salariale est définie comme un enjeu de femmes et non de justice et d’équité en emploi et, en corollaire, la lutte est perçue comme défendant des « intérêts particuliers », ou pire, des traitements de faveur, quand ce n’est pas de la « discrimination à rebours ». Les démarches d’équité salariale conformes aux lois promulguées sont condamnées à des effets limités parce qu’elles commandent de trouver les comparateurs chez le même employeur; or, si les hommes de la même unité d’accréditation subissent les coûts de la démarche, l’échec du processus est quasi garanti.

Karen Bentham met à jour l’enquête de Pradeep Kumar datant de 1993 et portant sur les dispositions des conventions collectives protégeant les femmes et les familles : harcèlement sexuel, équité salariale, équité en emploi et mesures d’accès, garderies, conciliation entre l’emploi et la famille, conditions du travail à temps partiel, accès à la formation, flexibilité du temps de travail. Encore ici, le constat concernant les syndicats est sévère; les conventions collectives étudiées présentent des changements intéressants, mais trop peu : des horaires flexibles, des congés parentaux. Peu protègent les femmes du harcèlement sexuel et de l’iniquité salariale, que les syndicats tardent à s’approprier et à intégrer à l’ordre du jour général. L’auteure attribue ces insuccès à la perception de ces enjeux comme « féminins » plutôt qu’ouvriers ou liés à la justice en emploi… qui en fait des objets d’intérêts particuliers, par rapport à des enjeux dits universels. L’auteure appelle au gender mainstreaming, soit l’examen des effets de toute décision, action, politique, règle ou revendication sur la position relative des femmes et des hommes, comme une politique plus propre à favoriser l’amélioration de la position des femmes au sein des syndicats.

Selon Gerald Hunt et Jonathan Eaton, le mouvement syndical a été prompt à soutenir les intérêts des gays, lesbiennes, bisexuels et transgenres après son apparition dans le forum public. Les syndicats de l’automobile, des postiers et du secteur public sont à l’avant-garde en matière de dispositions contre la discrimination et le harcèlement sexuel. Les auteurs font l’inventaire des gains obtenus sur ce front dans les politiques syndicales et la représentation formelle dans les structures, dans les conventions collectives, dans les décisions arbitrales de griefs, dans dix grands syndicats canadiens. Ils concluent à un grand engagement syndical en cette matière : accès des couples de même sexe aux régimes d’avantages sociaux, revendication de mesures contre le harcèlement en milieu de travail et contre la discrimination dans l’embauche, la promotion et le congédiement, organisation de conférences syndicales, siège réservé à la vice-présidence du CTC, modification de dispositions dans les lois de l’impôt sur le revenu, etc.

David Rayside et Fraser Valentine abordent la difficile question des droits des personnes handicapées en emploi, moins avancée que celle des autres groupes dont la condition est protégée contre la discrimination. Pourtant, le sous-emploi et la pauvreté y sont plus grands encore que dans les autres groupes. Les syndicats ont gagné de grands progrès sur le front de la santé et de la sécurité au travail mais n’ont que récemment élargi leurs revendications pour inclure les personnes ayant un handicap préalable à l’emploi; on voit émerger des dispositions dans les politiques internes des organisations syndicales, l’amélioration des conditions d’accès dans leurs locaux, leurs assemblées et leurs événements et des revendications concernant l’équité en emploi pour ces personnes. Après avoir lutté pour une forme de citoyenneté sociale comprenant le soutien financier, l’accès aux soins de santé et à l’éducation, les personnes handicapées luttent pour leur autonomie financière et leur droit à l’emploi.

Tania das Gupta aborde la question du racisme dans le mouvement syndical en dressant un compte rendu de l’évolution historique depuis un siècle. Elle fait état du long chemin parcouru à partir de l’exclusionnisme du XIXe siècle jusqu’aux politiques syndicales contre le racisme. Les premiers syndicats défendant leurs intérêts ont été constitués hors des rangs des syndicats de travailleurs blancs, qui luttaient pour des taux de salaire inférieurs et la ségrégation des emplois. L’auteure a la prudence de rappeler le contexte économique provoquant le protectionnisme des instances syndicales. Comme les autres mouvements, celui des travailleurs immigrants, et particulièrement des femmes immigrantes, s’est d’abord renforcé dans des organisations qui lui étaient propres, plus communautaires que syndicales, pour ensuite revenir en meilleure position s’attaquer au racisme présent dans les organisations syndicales. Cette double forme d’organisation semble toujours nécessaire et les rapports entre les deux mouvements ne sont pas exempts de tensions.

David Rayside clôt le projet de l’ouvrage collectif par un travail de comparaison qui élève l’examen à l’échelle internationale et situe le mouvement ouvrier canadien sur l’échiquier de la lutte pour l’équité en milieu de travail. Les syndicats peuvent adopter une position défensive comme ils peuvent collaborer davantage avec les groupes non syndicaux de défense de droits, s’inscrivant ainsi plus ou moins dans la tendance du social movement unionism. Les forces à l’oeuvre dans ce défi posé aux syndicats sont universelles et le mouvement ouvrier canadien y répond ni plus ni moins bien que les autres. L’auteur précise que les syndicats sont plus enclins à réagir devant la discrimination directe, comprennent mieux le langage du traitement formel égal pour tous, soit le langage de l’égalité, que celui de l’équité, qui requiert de considérer différemment des groupes au nom d’un déficit historique accumulé.

S’il y a un regret à ressentir en refermant cet ouvrage, c’est celui de n’avoir pas attaqué cet important objet d’opposition entre la pratique que commandent les chartes et la pensée syndicale, focalisée par tradition sur la notion juridique d’égalité formelle entre ses membres, selon laquelle chaque individu jouit d’une voix d’égale portée. Dans la pratique, il s’agit d’une égalité de traitement, qui s’obtient par une neutralité des décisions et des pratiques, soit lorsqu’on traite tous les individus rigoureusement de la même façon. Selon un raisonnement fondé sur l’équité, en revanche, le législateur reconnaît qu’il faut parfois, pour obtenir l’égalité des résultats, tenir compte de l’inégalité des positions de départ et traiter différemment les individus de différents groupes pour leur donner d’égales chances de parvenir à la ligne d’arri-vée. Tant dans la population que dans les syndicats, on perçoit toujours les mesures de redressement temporaires comme des traitements de faveur, alors que la recherche démontre que sans de telles mesures, les forces contraires au progrès contraignent à l’immobilisme.