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Si l’économie sociale et solidaire (ESS) se distingue par l’universalité de ses principes, ceux-ci ont pu s’incarner sous des formes différentes selon les aires géographiques. Cette diversité reste méconnue en Occident, où circule une vision européo-centrée de l’ESS, entretenue par les barrières linguistiques lorsque les études ne sont pas traduites en anglais. Il faut donc signaler la parution en anglais de cet ouvrage collectif, coordonné par Akira Kurimoto, sur les coopératives de consommation japonaises, car il apporte un témoignage capital sur la vitalité de l’ESS au Japon, déjà soulignée par Rémi Laurent dans le précédent numéro de la Recma [2]. Cette étude est le fruit d’un travail collectif mené sous l’égide du Consumer Co-operative Institute of Japan (CCIJ), lequel, depuis sa création en 1989, s’attache à combler les lacunes bibliographiques sur l’ESS en promouvant les recherches à caractère sociologique ou économique.

Les onze contributions de l’ouvrage [3] analysent les caractéristiques historiques de la coopération de consommation, sa diversification et son rôle actuel dans la société et l’économie japonaises. Le mouvement concerne aujourd’hui près d’un foyer sur trois (24 millions de sociétaires, soit presque un Japonais sur cinq). Longtemps présenté comme un modèle de militantisme dynamique, il a subi depuis les années 90 des changements importants en liaison avec l’évolution socio-économique du pays.

La coopération de consommation est apparue à Tokyo et à Osaka en 1879. Influencée par le modèle rochdalien jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, elle s’en est détachée ensuite pour adopter les caractéristiques propres à la société nipponne. Durant les années de l’après-guerre, marquées par une situation de pénurie alimentaire, ont été créées des associations pour l’achat en commun des denrées de première nécessité, dans la lignée des pratiques collectives ancestrales de travail de la rizière. Parmi ces associations, certaines étaient fondées par des syndicats de salariés, mais la plupart étaient établies sur la base des liens vicinaux. Elles s’appuyaient sur les groupes Hans, animés par des mères de famille. Ces femmes au foyer sont alors devenues les fers de lance du mouvement, qui en retour leur a tracé la voie de l’émancipation hors de l’espace domestique.

Le mouvement a pris véritablement son essor au cours des années 60 et 70, en réaction contre les effets indésirables de la croissance économique : hyperinflation, dégradation de l’environnement, utilisation d’additifs chimiques dans l’industrie alimentaire. Non seulement les coopératives de consommation ont été un facteur de régulation générale des prix, mais avec l’émergence des préoccupations écologiques, elles ont acquis leur réputation, jamais perdue, de pourvoyeuses d’une alimentation saine et bon marché. Malgré l’hostilité des petits détaillants et leur acharnement à faire pression sur les pouvoirs publics pour limiter l’activité des coopératives, le nombre total des sociétaires est passé de 2 millions en 1970 à 14 millions en 1990.

De son côté, la coopération de consommation a exercé un lobbying soutenu pour pousser le gouvernement à prendre des mesures relatives à la sécurité alimentaire. Il n’est donc pas étonnant de la retrouver partie prenante du mouvement pacifiste au cours des années 80. Un chapitre de l’ouvrage est consacré aux coopératives universitaires, qui ont accompagné la démocratisation de l’enseignement supérieur en aidant les étudiants à se procurer logement, nourriture et livres. Un autre chapitre présente les coopératives médicales, qui pallient les insuffisances de l’Etat social dans les déserts médicaux, qu’ils soient géographiques (régions isolées) ou sociologiques (travailleurs pauvres). Depuis une dizaine d’années, ces coopératives médicales se sont investies dans l’éducation à la santé et dans la prise en charge de la dépendance liée au grand âge, problème d’une actualité cruciale au Japon. L’originalité de leur fonctionnement tient à une imbrication réussie de l’expertise médicale et de la participation des utilisateurs, informés et formés par des professionnels de la santé acquis à l’esprit coopératif.

La décennie 90, marquée par l’envolée de la croissance économique du Japon, inaugure une période plus difficile pour la coopération de consommation, par différents aspects : sur le plan du fonctionnement, l’entrée massive des femmes sur le marché du travail se traduit par un déficit d’encadrement dans les coopératives, qui perdent également leur base bénévole. Nombre de groupes Hans sont alors dissous. Sur le plan de leur activité, les coopératives doivent revoir leur stratégie face à la concurrence de produits d’importation bon marché. Contraintes de s’engager dans un processus de regroupement, elles se trouvent confrontées à ce dilemme qui traverse toute l’économie sociale : comment concilier les caractéristiques d’un mouvement social-démocratique avec les mutations structurelles imposées par le climat concurrentiel ? Heureusement, les leçons ont été tirées des errements de la coopérative de Sapporo, qui en 1970, cinq ans après sa création, s’était lancée dans une politique d’expansion agressive imitée de celle des chaînes commerciales. Le Consumer Co-operatives Institute of Japan (JCCU) recommande aux organisations adhérentes de renforcer leur base sociétale en développant l’information aux sociétaires et en préservant une gouvernance fiable. Signalons au passage que les coopératives n’ont pas l’autorisation légale (lois de 1948 et de 2007) de vendre à des clients non membres, ce qui les différencie de la plupart des coopératives européennes. Le meilleur garant de leur image de marque est qu’elles continuent à distribuer des produits de qualité, en jouant de la transparence auprès des sociétaires-consommateurs. Malgré le changement d’échelle, les structures coopératives restent relativement décentralisées, et la baisse de la participation des adhérents a été plus tardive et moins sensible qu’en Occident.

Cette étude n’apporte pas seulement un éclairage appréciable sur un mouvement méconnu en France. Elle énonce nombre de problèmes qui se posent dans les mutuelles ou les coopératives françaises, à commencer par celui de la crise de la gouvernance. A ce sujet, les contributions mettent en évidence le fait que la rotation des tâches et la rotation des dirigeants ont constitué les clés de la gouvernance dynamique des groupes Hans et des coopératives universitaires. Il ne faut jamais négliger de revisiter l’histoire…

Dans ce contexte de crise aiguë du capitalisme, il y a certainement des enseignements à tirer des expériences coopératives étrangères ou passées, pour que l’ESS aide, comme le suggère Naohiko Jinno, à « la réalisation d’une société plus conviviale, différente du secteur concurrentiel, qui ne recherche que le rendement ». Le lecteur reste un peu frustré de l’absence de synthèse conclusive. Est-ce à dire que celle-ci figurera dans une prochaine publication du Consumer Co-operative Institute of Japan ? Nous l’espérons !