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Depuis plusieurs années, les études de socialisation politique ont retrouvé un intérêt certain auprès de nombreux chercheurs, qu’elles s’expriment par les travaux abordant la question de l’éducation civique, de la revalorisation de la démocratie citoyenne, ou en retournant aux fondements mêmes de la discipline (comme le propose, par exemple, le nouvel ouvrage collectif dirigé par Simone Abendschön, Growing into Politics, ECPR Press). Une telle attention aurait été pratiquement impossible il y a dix ou quinze ans. Ce regain d’intérêt s’explique-t-il par les questions que pose la montée d’engagements politiques différents parmi les nouvelles générations (grâce, peut-être, aux réseaux sociaux et à Internet) ou simplement par la disponibilité de plus en plus grande de nombreuses bases de données permettant d’effectuer des analyses transversales et internationales (pensons, par exemple, à l’International Civic and Citizenship Study [ICCS] ou à l’European Social Survey [ESS]) ?

D’une certaine façon, les études de socialisation politique ont toujours représenté une certaine image de la science politique elle-même. Discipline très largement américaine, elle est née dès le départ d’une démarche empirique basée sur la généralisation des sondages et de leur traitement à l’aide des ordinateurs qui, dans les années 1960, faisaient leur entrée sur les campus. Théorie et méthode, en quelque sorte, ont été très largement liées. Cette période ne dura cependant qu’une vingtaine d’années et la socialisation politique, en tant que sous-discipline, disparut aussi rapidement qu’elle était apparue. Avec raison, Richard G. Niemi et Mary A. Hepburn (1995) ont souligné que ce désintérêt a probablement résulté d’une incompréhension propre aux attentes face à ce type de recherches. Non, la socialisation politique ne permet pas de prévoir, mais ses différentes approches permettent certainement de mieux comprendre les comportements politiques des individus.

En langue française, la problématique de la socialisation « politique » n’a pas été développée de façon aussi intense, bien qu’elle soit un des « noyaux durs » de la science politique en France (Déloye et al., 2002). Déjà, reconnaître que la « politique » s’inscrit dans des mécanismes différents de ceux de la socialisation en général est loin d’être accepté. Annick Percheron[1] – l’une des chercheurs de langue française qui s’est le plus illustrée dans ce domaine – défendait cette autonomie et soulignait que, « [d]ans un sens très large, on pourrait avancer que la socialisation est ‘politique’ chaque fois qu’elle aboutit à expliquer, dans une proportion variable, le développement de certaines attitudes, la genèse de certains comportements, la prédisposition pour jouer tel ou tel rôle politique » (1974 : 6-7).

Ce faible niveau d’intérêt s’explique de plusieurs façons : ainsi, plusieurs chercheurs français, se basant sur les résultats des travaux de politologues américains, l’ont d’abord rejetée en n’y voyant qu’une entreprise essentiellement normative. Le concept de socialisation, d’après eux, ne se serait résumé qu’à l’étude de mécanismes sociaux assurant l’acceptation par les jeunes générations de l’ordre existant, plutôt que d’encourager la contestation du système (Percheron, 1974 : 15). Pourtant, si de telles analyses renvoient une image essentiellement statique – et fort négative – de la socialisation, rien n’indique que cette image soit effectivement inhérente à l’étude des processus d’apprentissage des valeurs sociales et politiques – au point, à tout le moins, de justifier le rejet de la recherche dans ce domaine.

Un second facteur explique davantage le nombre restreint de travaux sur l’impact des processus de socialisation sur les individus : l’analyse des mécanismes de socialisation demande souvent l’introduction de variables d’ordre psychologique dans la compréhension des processus – une réalité avec laquelle les sociologues ne sont pas toujours à l’aise. Comment, en effet, expliquer sans recourir à la psychologie les différences entre des personnes qui, ayant évolué dans des situations ou des lieux semblables, n’agissent pourtant pas de la même façon ? Ainsi, dès les premières études de socialisation politique, la famille, l’école, les camarades ou les médias ont été identifiés comme les grands « agents » formant les comportements et les valeurs politiques des individus, et en particulier des jeunes. L’étude des grands groupes, les enquêtes à l’aide de questionnaires, le montraient à l’évidence et continuent toujours à le montrer. Pourtant, au sein d’une même famille, sur le plan empirique individuel, on observe souvent des différences notables au niveau des orientations politiques. Comment s’expliquent-elles ? Quelle est dès lors la proportion respective et effective de ces différents « agents » ? Y aurait-il des mécanismes qui nous échapperaient en restant ainsi au niveau global ? En cette matière, la méfiance mais surtout l’absence de modèles adéquats a longtemps caractérisé la science politique (Grawitz, 1985 : 2-3), ce qui ne facilite nullement le développement de la connaissance. Certains auteurs, toujours américains, ont tenté d’intégrer ces variables psychologiques dès les premières études (on pense ici à Lane, 1959, et à Greenstein, 1965), mais leurs conclusions sont restées très générales et les approches novatrices, notamment celle de Shawn W. Rosenberg – qui se fonde sur les travaux de Jean Piaget –, sont encore rares[2].

D’autres pistes méritent aujourd’hui d’être explorées, comme celles que présentent les « sociologies de l’individu » qui ont été développées dans le récent opuscule de Danilo Martuccelli et François de Singly (2009). Elles ont l’avantage de considérer sérieusement une perspective théorique fondée sur la diversité des trajectoires individuelles qui se trouve encouragée par la diversité du monde moderne. Comment concevoir, explicitement ou non, les processus de socialisation dans une logique déterministe où un environnement unique (famille, école, camarades) imprime attitudes et comportements, alors que chaque individu se trouve aujourd’hui au croisement d’un nombre considérable d’influences ? Les processus de socialisation sont dialectiques et non déterministes : il est trop simple de n’identifier que des lieux de socialisation alors que l’influence de ces expériences multiples est toujours traduite par les individus dans un processus d’assimilation ou de sélection (Renshon, 1977 : 17). Voilà ce qu’apportent les sociologies de l’individu qui placent justement les expériences personnelles au centre de l’analyse sociale (Berman, 1982). Comme le rappelle encore Annick Percheron, « On peut répertorier [les agents de socialisation] les plus visibles (famille, école, partis, mass media…) mais il est impossible d’en épuiser la liste ou même de les hiérarchiser une fois pour toutes selon leur degré d’importance. Cela dépend des époques, des sujets, des groupes, des cultures » (1974 : 27). On se retrouve ainsi devant une mosaïque de possibilités (Fournier, 2008).

Le champ de recherche de la socialisation politique est donc loin d’être épuisé et c’est ce que souhaite démontrer ce numéro thématique en présentant justement une série de nouveaux travaux empiriques. Martin Baloge, par exemple, s’intéresse aux formes de protestation intra-partisane et plus particulièrement aux différentes critiques que les militants formulent à l’égard de leur parti. Ces critiques sont définies comme une forme de jugement dépréciatif, socialement structurée, porté à l’encontre de l’institution et/ou de ses membres. Afin de mieux les comprendre, il accorde dans sa contribution une place centrale aux processus de socialisation politique. Il essaie ainsi de montrer comment des mécanismes sociaux structurent les dispositions critiques en fonction des différentes trajectoires sociales des personnes enquêtées. Ce faisant, sa contribution permet de mieux cerner l’influence des processus de socialisation politique sur la formation et l’expression des critiques militantes. Pour y arriver, Martin Baloge a mené une série d’entretiens semi-directifs avec des militants et des dirigeants de deux sections du Parti socialiste à Paris, ce qui lui permet de présenter trois idéaux-types de critiques militantes. Premièrement, les critiques radicales, les plus violentes, vagues et souvent très virulentes, sont principalement émises par des adhérents peu actifs, peu intégrés, en situation de rupture partisane. Ces critiques sont notamment le résultat d’une socialisation primaire faible durant l’enfance et d’une socialisation secondaire se caractérisant par des interactions rares ou conflictuelles avec les autres militants. Deuxièmement, les critiques spécifiques sont formulées par des militants qui prennent pour cible une dimension de l’institution qui leur semble problématique. Ces critiques peuvent porter sur la position du parti sur une question qui leur semble primordiale ou sur un aspect de l’institution qu’ils souhaitent voir évoluer. Ces critiques découlent d’une socialisation primaire plus forte, souvent focalisée sur un point, et sont émises par des personnes issues de familles politisées mais pas forcément militantes. On notera que leur socialisation secondaire se caractérise par des interactions régulières mais souvent concurrentielles avec les autres membres du parti. Troisièmement, les critiques élitaires sont formulées par des dirigeants profitant des ressources dont ils disposent et de leur position dans l’institution pour émettre, souvent publiquement, des critiques qui leur permettent de réaffirmer leur place dans la hiérarchie partisane. Ce type de critiques se concentre principalement sur les militants qu’ils doivent gérer et, de manière plus virulente encore, sur les nouveaux adhérents qui ne possèdent pas les codes et la culture du parti. Les dirigeants bénéficient fréquemment d’une socialisation primaire familiale très forte, puisque leurs parents sont souvent des militants. Leur socialisation secondaire est caractérisée par des interactions soutenues, constructives et souvent conflictuelles avec les autres membres du parti. La contribution de Martin Baloge permet donc de cerner plus précisément les profils des personnes qui émettent des critiques intra-partisanes, en soulignant le contexte et la perspective dynamique dans laquelle se situent les militants depuis leur plus jeune âge.

Valérie Becquet, quant à elle, examine le rôle du service civil volontaire dans la socialisation politique des jeunes Français. Pour ce faire, une enquête quantitative longitudinale a été réalisée auprès de jeunes effectuant un tel service au sein de l’association Unis-Cité depuis 2006. Afin de bien comprendre les influences de ce service civil volontaire, le questionnaire a été administré au début et à la fin de l’expérience vécue par les jeunes. Quatre dimensions ont été examinées : le rapport aux institutions, le comportement électoral, la participation protestataire et la participation à des projets et à des organisations collectives. Selon l’auteure, les résultats du questionnaire tempèrent l’affirmation selon laquelle le service civil volontaire agit effectivement, au regard de ses objectifs et de son contenu, comme une matrice de socialisation politique. Ainsi, d’une manière générale, la progression des connaissances est plutôt moyenne ou faible au terme de cette expérience. Par ailleurs, lorsqu’on observe une amélioration des connaissances, celle-ci ne se traduit pas nécessairement par une augmentation de la confiance dans différentes institutions politiques. Globalement, le service civil n’a pas amélioré le rapport des jeunes au monde politique, mais a plutôt maintenu ou renforcé la distance des jeunes. Toutefois, il semble que le service civil influence fortement les velléités d’engagement dans le secteur associatif. Ainsi, le fait d’avoir effectué son service civil au sein d’une association et, dans ce cadre, d’avoir réalisé des projets, a clairement contribué à améliorer la connaissance de ce secteur et au désir de continuer à s’y investir. Par contre, un engagement politique plus large n’est pas nécessairement constaté. Finalement, la contribution du service civil volontaire à la socialisation politique des jeunes apparaît relativement diffuse, voire globalement faible.

Comme l’avait rappelé Annick Percheron (1993), on ne naît pas intéressé à la politique, on le devient. Dans leur contribution, Eugénie Dostie-Goulet et Jean-Herman Guay s’intéressent précisément à cette vision actuelle de la politique chez les adolescents. Afin de savoir si ces adolescents voient celle-ci de manière positive ou négative, ils analysent leurs perceptions quant à cinq termes : corruption, conflit, bien commun, compromis et pouvoir. Leur objectif est d’abord de vérifier si certains termes associés à la politique se rejoignent effectivement dans une vision positive ou négative. Ensuite, ils se penchent sur les définitions données par les jeunes de la politique et montrent dans quelle mesure ceux qui la définissent en termes positifs sont davantage susceptibles de s’y intéresser. Pour mener à bien leur étude, les auteurs ont réalisé une enquête dans quatre écoles secondaires de Montréal. À partir de l’analyse factorielle, il ressort que les termes « bien commun » et « compromis » sont vus positivement par les jeunes, alors que les termes « pouvoir », « conflit » et « corruption » sont considérés plus négativement. Par ailleurs, l’article permet de constater que la construction d’une vision négative, liant la politique à la corruption, au conflit et au pouvoir, n’augmente ou ne diminue en rien l’intérêt pour la politique. C’est plutôt une vision positive qui met l’accent sur le bien commun et le compromis qui est positivement liée à l’intérêt pour la politique. Autrement dit, les auteurs peuvent affirmer, à la suite de leur enquête, que si une vision positive de la politique est clairement associée à un plus grand intérêt, une vision négative n’est pas aussi fortement liée à une diminution de l’intérêt. Ces résultats permettent de complexifier les études qui analysent les facteurs influençant directement l’intérêt politique des jeunes.

Finalement, Vincent Tournier aborde la question d’un point de vue différent en portant son attention sur le degré de religiosité dans les populations issues de l’immigration musulmane en France. Il essaie de comprendre pourquoi cette religiosité, loin de décliner, se maintient à un niveau élevé, voire se développe sur des indicateurs comme le jeûne du ramadan, les prières quotidiennes ou la fréquentation des mosquées. Pour expliquer le processus d’affirmation islamique, l’auteur mobilise les données de l’enquête TeO (Trajectoires et Origines : Enquête sur la diversité des origines en France), réalisée entre septembre 2008 et février 2009 auprès d’environ 22 000 personnes âgées de 18 à 60 ans résidant en France métropolitaine. Grâce aux données récoltées, l’auteur montre premièrement que le niveau de religiosité des musulmans est généralement plus élevé que celui que l’on rencontre dans la population française (c’est-à-dire les Français d’origine ou les Français de souche) et dans les autres groupes de migrants, même si leur situation n’est pas unique. Deuxièmement, l’auteur s’intéresse à certaines caractéristiques sociologiques que l’on retrouve spécifiquement dans les populations musulmanes. Il montre entre autres que la religion des parents constitue le principal facteur d’engagement dans l’islam. Par ailleurs, la situation sociale est également prise en compte puisque les musulmans sont plus souvent issus de milieux défavorisés. Ensuite, il constate que les musulmans sont sensiblement plus nombreux à se dire victimes de discrimination et de racisme. Enfin, Vincent Tournier accorde une place importante au terrain politique. Il souligne en effet le relatif déficit dans l’engagement associatif des musulmans, ceux-ci ayant l’un des plus faibles taux d’adhésion aux associations. Par contre, les musulmans présentent un niveau de politisation relativement élevé, notamment lorsqu’il s’agit de l’intérêt pour la politique internationale. Ce constat est toutefois rapproché d’un autre résultat : la faible identification à la nation française et la force des liens affectifs avec les pays d’origine. D’une manière générale, l’auteur considère donc que le sentiment d’identité nationale se développe plus difficilement chez les musulmans. La contribution de Vincent Tournier suggère donc que la vigueur de l’islam est moins favorisée par des facteurs sociaux que par des facteurs culturels et politiques – ou tout au moins par un enchevêtrement entre ces différents types de facteurs –, ce qui ne peut manquer d’être intéressant du point de vue de la compréhension des phénomènes de socialisation politique.

Les nouvelles études de socialisation politique ont beaucoup à offrir. On ne peut se contenter cependant d’identifier de grands facteurs, ces lieux de socialisation dont nous parlions au début de cette introduction. Chaque étude de terrain permet d’apprécier les dynamiques particulières des phénomènes de socialisation politique. Telle est la contribution, nous semble-t-il, de ce numéro thématique.