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Les Fâcheux, avec Mélanie Traversier et Julia Gros de Gasquet. Château de Grignan, Grignan (France), 2022.

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À la vérité, je ne doute point que le peu de capacité que les hommes accordent aux femmes n’ait donné lieu au bruit que quelques-uns ont affecté de répandre. Cependant, sans chercher des exemples dans l’antiquité, notre siècle a fourni assez de dames savantes pour détruire cette prévention, et je pourrais en citer une infinité pour autoriser ce que j’avance. Mais je me contente de parler ici des excellents ouvrages en prose et en vers de l’illustre Mademoiselle de Scudéry, des belles poésies de Madame la Comtesse de la Suze, de Madame Deshoulières, et de sa spirituelle fille qui marche si bien sur ses traces. Les prix d’Académie, qui sont pour ainsi dire devenus l’apanage des dames depuis que deux de celles que je viens de nommer leur en ont ouvert la carrière, sont des preuves incontestables du mérite de notre sexe; et s’il faut y ajouter quelque chose au sujet du poème dramatique, les tragédies de Mademoiselle Bernard sont trop récentes pour être effacées de la mémoire des envieux de notre gloire. Ils diront sans doute que nous ne faisons que prêter notre nom à tous les ouvrages qu’on nous attribue. Mais comment les hommes nous cèderaient-ils une gloire qui n’est pas à nous, puisqu’ils nous disputent même celle qui nous appartient?

Marie-Anne Barbier, Arrie et Pétus

Tels sont les mots et la question brûlante que Marie-Anne Barbier nous adresse dans la préface d’Arrie et Pétus, une tragédie qu’elle compose en 1702 et fait jouer à la Comédie-Française (Barbier, 2011 [1705] : 367-368). S’inscrivant au coeur d’une lignée de Françaises savantes dans l’art de composer, elle livre à la postérité, dans ce texte liminaire, son sentiment de femme et d’autrice. Dans le cadre de la présente réflexion, nous aimerions nous mettre à l’écoute non pas de personnages féminins de fiction, mais de quelques femmes autrices de théâtre ayant réellement existé, qui ont fait entendre leurs voix dans les paratextes de leurs pièces. Cette parole féminine révèle la manière dont ces femmes autrices pensent leur relation à l’art, aux hommes, à la République des lettres, au public et à la postérité. Les réflexions de Dominique Maingueneau sur la scène d’énonciation comme « scénographie » tracent une perspective éclairante : « Nous n’employons pas ici “scénographie” conformément à son usage théâtral, mais en lui donnant une double valeur : ajoutant à la dimension théâtrale de la “scène”, celle de la graphie, de l’inscription […]. La graphie doit donc être appréhendée à la fois comme cadre et comme processus » (Maingueneau, 1999 : 82; 84).

Nous chercherons, à travers quelques paratextes d’autrices du XVIIe siècle, à montrer en quoi et comment cette « scénographie » est à la fois un « cadre » et un « processus » qui permet à ces voix féminines de construire leur identité et de se positionner dans l’espace social. La lecture de ces textes fait naître en effet une scène de théâtre qui garde la trace et la mémoire des représentations passées et qui s’adresse à la postérité, à ceux et celles qui prolongeront l’expérience théâtrale par la lecture. Les autrices agissent dans leurs paratextes comme sur une scène imaginaire qu’elles construisent après la représentation et avant la lecture, une scène « après la scène ». La rhétorique qu’elles emploient est canonique et conforme à ces exercices parfaitement codifiés que sont les préfaces, les épîtres dédicatoires et les Avis aux lecteurs, comme l’a montré Véronique Lochert dans ses travaux :

Les principaux enjeux des discours liminaires concernent […] ces trois aspects : l’information du public à travers la présentation de l’oeuvre, la mise en oeuvre d’une rhétorique de la séduction, une discussion polémique avec des adversaires plus ou moins identifiés. […] [L]a préface se définit sur le plan rhétorique par la pratique conjointe du style judiciaire et du style épidictique et par son passage par une série de lieux topiques (captatio benevolentiae, topos humilitatis, topos ab adversariorum, etc.). Le discours de défense de l’auteur (« plaidoyer », « apologie », « defensio », « carta di defensa ») y est souvent associé à l’attaque de ses adversaires, qui donne une coloration satirique à la préface (« satire », « satira »)

(Lochert, 2014 : 21-22).

Les paratextes liminaires des femmes dramaturges ne dérogent pas à cette rhétorique et à ses conventions. Mais les autrices démontrent un maniement très subtil des reproches qui leur sont adressés dans le déploiement de stratégies et d’arguments de défense. Dans cet exercice, au lieu d’apparaître comme assujetties à des conventions qu’elles suivent pourtant à la lettre, elles sont pleinement créatrices. Derrière l’humilité de convention, on entend une affirmation de soi. L’espace des paratextes s’ouvre à des scènes d’énonciation où le discours démontre la pleine maîtrise des codes sociaux et littéraires qui régissent le champ dans lequel ces autrices s’inscrivent. Par cette mise en scène de soi dans le discours, se constitue un ethos singulier, à la fois conforme et non conforme.

En entrant dans ces textes par la notion rhétorique d’ethos, combinée à celle de « scénographie », s’ouvre un champ d’étude qui permet de saisir « l’instance subjective qui se manifeste à travers le discours comme voix et comme corps énonçant, historiquement spécifié et inscrit dans une situation que son énonciation tout à la fois présuppose et valide progressivement » (Maingueneau, 1999 : 76). Il convient de contextualiser la redécouverte de ce répertoire oublié, en rappelant tout d’abord les travaux qui depuis une vingtaine d’années, en France et aux États-Unis, ont défendu et promu le théâtre de femmes sous l’Ancien Régime. Une importante anthologie du théâtre de femmes du XVIIe siècle a été publiée sous la direction d’Aurore Evain, Perry Gethner et Henriette Goldwyn. À partir de 1650, après une éclipse de quelques décennies, des femmes ont en effet écrit pour le théâtre : parmi elles, Françoise Pascal, Madame de Villedieu (Marie-Catherine Desjardins[1]), Anne de la Roche-Guilhen ou encore Antoinette Deshoulières et Marie-Anne Barbier ont accédé au statut de dramaturges, jouées par des troupes professionnelles pour certaines d’entre elles. Plus récemment, l’histoire culturelle a montré, à travers les travaux d’Éliane Viennot (2020) et de Martine Reid (2020), comment et dans quelle proportion ces femmes ont accédé à ce statut. Edwige Keller-Rahbé (2018) a travaillé sur l’usage du mot « autrice », déjà en circulation au XVIIe siècle. Elle a montré à quels cercles appartenaient ces femmes dramaturges, quelles étaient leurs origines sociales, et a exploré le rôle du mentorat des hommes dans leur production dramatique. Certes, peu de femmes étaient alors assez éduquées pour écrire du théâtre; certes, le théâtre n’étant pas facilement lucratif pour les hommes et encore moins pour les femmes[2], celles-ci se sont tournées vers d’autres genres, comme le conte ou le roman pour lesquels l’Histoire a retenu leurs noms, car oui, l’écriture dramatique était une affaire d’hommes. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, en France, on note tout de même l’apparition d’une vingtaine d’autrices de théâtre qui ont travaillé tous les genres – tragédie, farce, comédie-ballet –, par exemple Anne de la Roche-Guilhen, à qui Charles II a commandé à Londres en 1677 une comédie-ballet intitulée Rare-en-tout. Si l’on prend ce corpus du point de vue de la performance, force est de constater qu’il a été joué à la création par des troupes professionnelles : c’est le cas notamment du théâtre de Françoise Pascal, à Lyon, de Marie-Catherine Desjardins, à Paris (à l’Hôtel de Bourgogne et au Palais-Royal) ou de Catherine Bernard à la Comédie-Française. Une production théâtrale qui a été saluée, parfois applaudie à Versailles devant le roi Louis XIV.

Pourtant, aujourd’hui, dans le réseau institutionnel de production, ce corpus est très peu connu et a bel et bien disparu. On peut considérer qu’il n’est pas entré au répertoire car il a été pris, comme les oeuvres de beaucoup d’auteurs dits mineurs, dans des phénomènes extra-littéraires liés à la troupe et à son fonctionnement à partir de l’unification du théâtre de Guénégaud et de l’Hôtel de Bourgogne par Louis XIV en octobre 1680. On pourrait aussi dire que ce corpus a disparu parce qu’il est l’oeuvre de femmes, moins instruites que les hommes et moins savantes dans les ressorts de l’art dramatique. Elles écriraient ainsi moins bien. C’est du moins un argument que ces femmes dramaturges allèguent elles-mêmes, avec une ironie sur laquelle nous reviendrons.

Il est pourtant aisé de montrer que cet argument est d’autant moins convaincant qu’au moment où elles ont écrit et créé leurs oeuvres, elles travaillaient pour beaucoup d’entre elles en collaboration avec des hommes, qui étaient leurs amis et leurs mentors. Elles ont d’ailleurs été louées par la critique du temps dans La Muse historique de Jean Loret et dans les poésies de leurs admirateurs. Isaac de Benserade a ainsi lancé la carrière littéraire de Françoise Pascal. Elles connaissaient les usages et les modes dont elles étaient aussi prescriptrices dans les salons. Un exemple frappant de ce phénomène est celui du lexique. Volker Mecking a montré que dans Manlius, tragi-comédie de Marie-Catherine Desjardins, dite Madame de Villedieu, première pièce d’une femme jouée par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne en 1662, le travail du lexique est absolument conforme et sans aspérités régionales, archaïsantes, ou fautes graves contre l’usage :

Le vocabulaire de Manlius se signale par son caractère extrêmement châtié : précis, résolument moderne, parfaitement normalisé. Le respect total des normes en vigueur ainsi que l’uniformité lexicale du corpus traduisent, ce nous semble, une volonté forte de la part de l’auteur de se soumettre au bon goût du lectorat visé, de plaire à tout prix tant par le contenu que par la forme

(Mecking, 2009 : 143).

Manlius a d’ailleurs été l’occasion d’une querelle qui a opposé l’abbé d’Aubignac, mentor de Marie-Catherine Desjardins, et Jean Donneau de Visé sur des questions de poétique. Le motif de la querelle était que Desjardins faisait de Torquatus un père trop humain, qui graciait son fils au lieu de lui faire couper la tête par le Sénat, ce qui constituait une entorse à l’histoire romaine telle que la rapportait Tite-Live[3]. C’est dire si leurs oeuvres ne sont pas alors passées sous silence ou minorées. Ces autrices existaient sur la scène théâtrale professionnelle et travaillaient en collaboration avec les hommes les plus importants du moment. Molière a monté Le Favori de Desjardins à Versailles avec une reprise en ville au théâtre du Palais-Royal.

Il s’agit, dans les pages qui suivent, de saisir ce que ces femmes ont dit d’elles-mêmes, de leur travail, de leur rapport à la création et de leur féminité. Comment leur point de vue permet-il de les découvrir au travail? Comment les paratextes font-ils saisir leur ethos et, à travers lui, les images qu’elles ont construites d’elles-mêmes et qui les rendent si vivantes aujourd’hui encore? À la lecture de ces textes, quels sont donc ces voix et ces corps énonçant? Nous montrerons d’abord par quelles nuances se manifeste une voix de l’ironie et de l’humour qui leur permet de s’affirmer comme femmes dramaturges par rapport à leurs collègues masculins. À cette voix, s’ajoute celle que nous appellerons la voix du bel esprit, qui les fait apparaître comme des lettrées en réaction à la République des lettres. Enfin, nous verrons en quoi ces autrices jouent avec les codes de la théâtralité et font agir leurs créatures de papier comme des figurines sur ces petits théâtres imaginaires.

La voix de l’ironie

L’Avis au lecteur de l’Agathonphile martyr (1655) de Pascal est matriciel. On y perçoit la voix de l’ironie à travers des arguments qui seront repris par d’autres femmes après elle : « Mon sexe, le peu d’expérience que j’ai dans cet art, et la bassesse de mon esprit ne me permettent pas d’avoir des pensées si hautes, et si relevées que ces Apollons qui y réussissent si bien tous les jours, se composant avec leurs merveilleux ouvrages des Couronnes d’immortalité » (Pascal, 2008 [1655] : 146). Françoise Pascal fait évidemment bien entendre que ce qu’elle dit est le contraire de ce qu’elle pense, et elle joue avec ce qu’Erik Leborgne a repéré aussi dans la production littéraire de Marie-Catherine Desjardins : « cette manière d’inverser les rapports de force en utilisant les armes de l’adversaire, qui est typique de la stratégie dont use l’héroïne, pour engluer ses interlocuteurs dans leurs propres contradictions » (Leborgne, 2016 : 43). Cette voix de l’ironie fait ressortir la voix de la fierté et l’affirmation de soi comme créatrice. Pour ces autrices, il s’agit de ne devoir qu’à elles-mêmes leur création : « Je ferai voir, du moins, que je n’ai rien dérobé de leur gloire, et que ma seule veine a tous produits les vers. Tu me croiras dès que tu en feras la lecture. Adieu » (Pascal, 2008 [1655] : 146).

Cette affirmation est une constante. On la retrouve, par exemple, chez Barbier en 1705, cinquante ans après Pascal : « Ils diront sans doute que nous ne faisons que prêter notre nom à tous les ouvrages qu’on nous attribue. Mais comment les hommes nous cèderaient-ils une gloire qui n’est pas à nous puisqu’ils nous disputent même celle qui nous appartient? » (Barbier, 2011 [1705] : 368.) Cette voix ironique ne joue pas seulement dans le rapport entre les hommes et les femmes, mais peut aussi faire entendre d’autres antagonismes, par exemple l’opposition entre Paris et la province : Paris, la ville capitale, est en rivalité notamment avec Lyon, foyer d’art et de culture, dont Pascal est originaire. Consciente de cette opposition, elle en fait une excuse dans l’Avis au lecteur de Sésostris :

Je connais bien qu’il y a dans ma poésie des dictions provinciale, et des expressions qui ne sont pas bien dans la pureté de la langue. […] Mais comme c’est un péché d’origine dont je ne suis coupable que parce que je suis lyonnaise, et que la bienséance de mon sexe ne m’a pas permis de voir l’Académie que sur quelques livres dont les règles nous instruisent bien moins par les yeux que par les oreilles, […] il y aurait trop de sévérité de m’en blâmer, puisque je ne les commets que par une espèce de nécessité qui, étant la maîtresse des lois, me doit aussi dispenser de la peine qu’elles imposent

(Pascal, 2015 [1661] : 89-90; nous soulignons).

Cette voix de l’ironie et de l’humour est indissociable de la voix du bel esprit, laquelle est encore plus manifeste si l’on prend le soin de citer cet Avis au lecteur de Sésostris en entier.

La voix du bel esprit

Sésostris est, en 1661, la troisième pièce de Pascal. Elle a alors vingt-neuf ans et a déjà acquis suffisamment de connaissance du public pour en offrir une classification – les « ignorants », les « jaloux », les « savants » :

Je ne sais bien quel est ton sentiment, mais pour te déclarer sincèrement le mien, j’estime qu’il est extrêmement difficile de rencontrer quelque chose dans le monde qui puisse nous satisfaire également. Nos esprits ainsi que le reste, ont leurs différences, et comme nous suivons aisément nos inclinations, qui sont des guides aveugles et bizarres, il arrive aussi pour l’ordinaire que ce qui agrée aux uns, déplaît aux autres. Ce que nous appelons bien, dans l’ordre des choses naturelles, est souvent le sujet de nos plaintes et l’occasion de nos maux. Il y en a pour qui les richesses et les honneurs n’ont que des épines et de la fumée; et quoi que la santé soit entre les biens naturels les plus doux et le plus charmant, il se trouve néanmoins des personnes, particulièrement de mon sexe, qui ne craignent pas de l’altérer, et de contracter une fièvre artificielle et des opilations affectées, pour paraître pâles en dépit de la nature qui ne les a pas faites blanches. On peut dire de même des productions de l’esprit : il y en a bien eu qui ne rencontrent ou des censeurs, ou des critiques. Et je n’ai pas cette vanité de croire que mes petits ouvrages s’en puissent défendre, qui ne sont, pour t’en parler dans la vérité, que l’occupation de quelque soirée, ou l’entretien de mon génie quand il s’éveille avant le jour, que j’emploie plus sérieusement à la peinture. Je dis bien plus que j’en connais de trois espèces : les uns sont ignorants, les autres jaloux, et les troisièmes savants. Les premiers s’émancipent de dire que ce n’est pas grand-chose, les autres que je n’agis toute seule et que j’ai des aides étrangères; mais les troisièmes, plus judicieux, avouent que c’est beaucoup pour une fille, et que tout s’y voit d’un style égal. Le jugement des premiers n’est pas recevable; les seconds font leur supplice de ma gloire; et je reçois volontiers instruction des troisièmes. De sorte que comme je méprise les premières, j’ai de la compassion des seconds et du respect pour les troisièmes, parce qu’en effet je connais bien qu’il y a dans ma poésie des dictions provinciale, et des expressions qui ne sont pas bien dans la pureté de la langue. Mais comme c’est un péché d’origine dont je ne suis coupable que parce que je suis lyonnaise, et que la bienséance de mon sexe ne m’a pas permis de voir l’Académie que sur quelques livres dont les règles nous instruisent bien moins par les yeux que par les oreilles, […] il y aurait trop de sévérité de m’en blâmer, puisque je ne les commets que par une espèce de nécessité qui, étant la maîtresse des lois, me doit aussi dispenser de la peine qu’elles imposent. Vois maintenant mon lecteur, dans quel ordre tu te veux ranger. Si tu es du nombre des ignorants, l’applaudissement universel que cette pièce a reçu condamnera ton sentiment particulier. Si tu es des jaloux, je te prie de faire mieux avant que de mépriser ce petit talent qui n’est pas commun. Si tu es enfin des savants, tu pourras prendre pour ton divertissement ce que j’ai fait pour le mien

(idem; nous soulignons).

Le discours procède habilement : en commençant par une comparaison entre les choses ordinaires et les productions de l’esprit, l’autrice fait entendre qu’elle sait bien qu’elle ne peut pas plaire à tout le monde, et que les jugements des « ignorants » et des « jaloux » n’ont aucune prise sur elle. Elle respecte celui de la troisième catégorie, les « savants », et répond à ses détracteurs par une pirouette pleine d’humour et d’une logique implacable dans le raisonnement : lyonnaise, elle commet quelques irrégularités de langage; femme, elle n’est pas bien instruite, car les femmes ne reçoivent pas d’éducation. Or ces deux faits ne peuvent pas lui être reprochés – on ne reproche pas à quelqu’un d’être né quelque part… et comment lui reprocher son manque d’éducation, si précisément, on l’en prive –, elle ne peut donc être blâmée dans ses productions théâtrales ni par les uns ni par les autres. La voix de l’ironie, que nous soulignions plus haut à propos de l’opposition entre Paris et la province, est mêlée à cette voix du bel esprit raisonneur. Ce mélange de l’ironie et du bel esprit est aussi très présent chez Desjardins. Son humour vise souvent l’Académie et la République des lettres; elle joue par exemple à mettre en scène le dialogue de savants que son épître dédicatoire de Nitétis, adressée au duc d’Aignan, irrite : « J’en conviens avec Messire le Docte; […] en bonne police, la République des lettres devrait me condamner à l’amende; mais j’ai cru qu’il était moins périlleux pour moi d’en courir les risques que de vous laisser prendre ce poulet pour un oiseau de mauvais augure » (Desjardins, 1993 [1664] : 106). Outre le jeu de mots entre « poulet », « petite missive amoureuse » et « oiseau de mauvais augure », la désinvolture de Desjardins tient ici au fait qu’elle commence son épître dédicatoire par la fin, c’est-à-dire par la signature :

À MONSEIGNEUR

LE DUC

DE S. AIGNAN

BILLET.

MONSEIGNEUR,

Je suis,

Votre très humble et

très obéissante servante,

DESJARDINS.

À ce nom poursuivez de grâce,

Ce n’est ni placet pour le Roi,

Ni vers nouveaux, ni dédicace,

Ni rien de ce qui peut regarder votre emploi :

Il me semble déjà voir quelqu'un de Messieurs les Savants,

(Car on sait que chez vous on voit incessamment

Tous les illustres de notre âge)

Se révolter à ce commencement,

Et dire avec emportement,

Quelle faute contre l’usage!

Juste ciel quel dérèglement!

Quoi, renverser ainsi la belle économie,

Dont Voiture et Balzac ont tracé leurs écrits :

Et que dira l’Académie?

Que diront tous les beaux esprits?

Pour moi, je ne m'en saurais taire,

Et pour en parler franc et net,

Dedans le genre épistolaire,

C’est un monstre qu’un tel billet

(ibid. : 105-106).

Desjardins joue à mettre en scène les doctes, « Messieurs les Savants », et leur donne la parole, leur faisant commenter sa propre faute contre l’usage qui est de commencer son billet par la fin, par sa signature. Ils représentent une autorité qu’elle reconnaît tout en la narguant. C’est que ces autrices ne se sentent pas appartenir à cette République des lettres utopique qui s’incarne, comme l’a montré Fabien Simon, dans des itinéraires, des pôles, des lieux de savoir :

Tout utopique qu’elle soit, la République des lettres s’incarne dans des lieux. Elle s’ancre dans un territoire, avec ses pôles, ses itinéraires et ses sociabilités. Les universités ou les collèges – sièges de la transmission du savoir – sont de ceux-ci. Les académies scientifiques, plus ou moins formalisées, en constituent les citadelles, de l’Accademia del Cimento florentine (1657) à l’Académie des sciences (1666) et la Royal Society (1660). Ces lieux sont en réalité de nature très variée : les ateliers typographiques, les coffee houses londoniens arpentés par des membres de la Société royale, mais aussi les collections et les bibliothèques, celle, par exemple, de Jacques – Auguste de Thou où se constitue l’académie des frères Dupuy – autant de laboratoires de la République des lettres

(Simon, 2020).

Les universités, les collèges, les collections et les bibliothèques sont les circuits et itinéraires qui définissent le périmètre mouvant de cette République des lettres, à laquelle ces femmes dramaturges n’ont que peu de part. Leur rapport aux lieux du savoir est distant. Leur regard littéraire et théâtral, elles le forgent par la scène, par la conversation mondaine dans les salons et par la lecture des auteurs. Lorsque Pascal écrit en 1657 un « sonnet fait à la Comédie[4] », elle témoigne bien de son goût profond pour le théâtre et de sa fréquentation assidue des salles et des représentations théâtrales à Lyon; Desjardins écrit en 1659 le Récit de la farce des Précieuses, avec un regard de mondaine[5] qui favorise sans doute sa collaboration avec Molière quelques années plus tard pour sa pièce Le Favori. Leur éducation se fait donc par la pratique professionnelle au sein des mondes artistiques qu’elles côtoient. Il en résulte un rapport à la création dans lequel priment le plaisir de faire et le divertissement partagé. Aussi Desjardins écrit-elle dans l’épître dédicatoire du Favori : « c’est moins pour vous louer que pour vous divertir que mon favori et ma coquette osent se présenter devant vous » (Villedieu, 2015 [1665] : 387). Ce bel esprit voisine avec l’art du plaidoyer que les autrices manient avec tact.

L’autrice en avocat

C’est en effet un véritable plaidoyer que l’on peut lire chez Catherine Bernard, par exemple, dans la Préface de Brutus :

Je sais que la coutume des préfaces que l’on met au-devant des pièces de théâtre est de réfuter, et même assez fièrement, ce qui a été dit contre la pièce; je tâcherai à ne point suivre cet usage. On a fait des critiques sur Brutus : je ne demande que la liberté de me défendre. Après quoi, si l’on n’est pas content de mes raisons, je passe condamnation

(Bernard, 2011 [1690] : 112).

Il ne s’agit pas d’une réfutation, mais d’une défense de soi, dit-elle. Mais quelle est la différence? La réfutation en rhétorique implique d’identifier l’argument de la partie adverse, puis de critiquer cet argument pour expliquer la pertinence de la réfutation. Il s’agit donc moins pour Bernard d’entrer dans une polémique en bataillant point par point que de justifier son entreprise, et ce que celle-ci implique pour elle dans l’acte d’écriture.

Ce plaidoyer pour soi, on le trouve aussi chez Pascal dans l’Avis au lecteur, déjà cité, lorsqu’elle précise : « Et je n’ai pas cette vanité de croire que mes petits ouvrages s’en puissent défendre, qui ne sont, pour t’en parler dans la vérité, que l’occupation de quelque soirée, ou l’entretien de mon génie quand il s’éveille avant le jour, que j’emploie plus sérieusement à la peinture » (Pascal, 2015 [1661] : 89). On entend l’argument : en minorant son oeuvre (« mes petits ouvrages »), elle fait mine de pratiquer le théâtre en dilettante par rapport à la peinture, art qui retient plus encore son attention. Elle se met en scène écrivant dans la nuit, négligemment. Or on sait qu’elle est professionnelle et reconnue comme telle. À ce jeu, elle ne peut tromper personne, mais elle ne peut, dès lors, être ouvertement blâmée, si elle se décrit comme simple « amatrice » de théâtre et non comme autrice professionnelle. De ce fait, non seulement elle se défend, mais elle offre une image de créatrice complète, qui écrit et peint dans un même mouvement. Du papier à la toile, elle se déplace et construit ainsi un atelier imaginaire dans lequel elle déploie son art à sa guise. C’est que sa voix d’autrice est indissociable d’une présence, d’un corps éloquent ou plus exactement d’un « corps énonçant » (Maingueneau, 1999 : 76) comme le dit Maingueneau.

Quels « corps énonçant »?

Ces voix d’autrices sont en effet indissociables de leurs corps de créatrices au travail. Dans de nombreuses préfaces, elles procèdent en donnant la parole à leurs personnages qui sortent alors du cadre de la fiction. Chez Madame de Villedieu, par exemple, dans l’épître dédicatoire de Nitétis au Duc d’Aignan : « NITETIS prend la liberté de vous rendre une visite. N’attendez d’elle ni grande harangue, ni panégyrique; je ne l’ai pas instruite à vous tenir le langage de la meilleure partie de nos poètes; […] [e]lle se contentera donc de vous dire qu’elle se donne à vous de tout son coeur » (Desjardins, 1993 [1664] : 104). Cette délégation de la parole pose la question de ses modalités et de ce que cela implique du point de vue du discours. Certes, le procédé n’est pas neuf. On le trouve chez de nombreux auteurs masculins comme Benserade, par exemple, dans son épître dédicatoire à Richelieu pour sa Cléopâtre : « Je vous supplie très humblement de protéger mon égyptienne, elle est si faible, qu’elle ne peut pas subsister d’elle-même, et ce serait assez pour la faire tomber que de ne la pas soutenir » (Benserade, 1636).

L’auteur donne ensuite la parole au personnage de Cléopâtre qui, depuis la fiction, s’adresse directement au dédicataire, Richelieu :

Je reviens des enfers d’une démarche grave,

Non pour suivre les pas d’un César, mais d’un dieu,

Ce que je refusais de faire pour Octave,

Ma générosité le fait pour Richelieu

(idem).

Georges de Scudéry, dans la préface d’Eudoxe, fait aussi parler le personnage de l’impératrice d’Occident, dans une adresse aux dames :

EUDOXE, aux dames.

Quoi que je ne paraisse pas devant vous, avec toute la pompe, et toute la magnificence, qu'ont accoutumé d'avoir les personnes de ma condition, j'espère que vous n'oublierez pas que j'ai porté des sceptres et des couronnes, que je me suis vue deux fois sur le trône; et que les princes dont je suis sortie, ont été les maîtres de monde. Mais aimables et illustres dames, je ne vous fais pas souvenir de ma gloire, pour vous obliger au respect : il suffit que vous ayez quelque pitié de mes infortunes : et je ne vous parle de l'état glorieux où je me suis vue, que pour vous porter plus aisément à cette pitié, quand vous verrez celui où je suis réduite

(Scudéry, 1641).

Hélène Baby (2014) a montré de quelle valorisation mutuelle, pour l’auteur·trice et le ou la dédicataire, était porteuse cette entrée de la fiction dans la réalité. Ce qui est frappant, dans les paratextes de femmes par rapport à ceux des auteurs masculins, c’est que les autrices font toujours parler leurs personnages au discours indirect, un procédé qui maintient leur présence; autrement dit, dans les textes que nous avons lus, elles ne s’effacent jamais derrière leurs personnages. Par exemple, dans l’épître dédicatoire à Mademoiselle de Montpensier de Manlius, tragi-comédie de Madame de Villedieu, on entend très bien ce discours indirect :

[T]outes les augustes qualités de votre personne royale ont fait une si douce violence à notre jeune Manlius que, sans considérer ses défauts, il vient audacieusement se jeter aux pieds de la plus merveilleuse princesse qui soit aujourd’hui dans le monde.

[…]

Il dit que, par tout l’Univers

On sait que Manlius était téméraire,

Qu’il eut toujours ce caractère,

Et dans l’histoire, et dans mes vers,

Et que, dût-il servir mille fois de victime

À l’austère sévérité,

Il veut faire avouer à la postérité

Que souvent ce n’est pas un crime

Qu’une heureuse témérité

(Villedieu, 2015 [1662] : 319).

Villedieu opère en construisant un espace dans lequel la dédicataire reçoit le personnage. Ce lieu de réception fonctionne comme une scène de théâtre sur laquelle la dédicataire et le personnage sont présent·es. Sur cette scène, elle fait agir le personnage comme une figurine qu’elle expose en jouant de la connivence avec son lectorat : « notre jeune Manlius », « sans considérer ses défauts », autrement dit « comment ose-t-il se présenter, lui si imparfait, devant une si auguste princesse? Mais il est jeune, on peut l’excuser… » La stratégie est habile : à travers le personnage de Manlius, elle protège et défend la pièce Manlius. Elle fait ensuite se mouvoir le personnage qui se « jet[te] aux pieds » de la princesse et elle le fait parler à travers son propre discours. Il ne parle pas au style direct; elle ne s’efface pas derrière le discours du personnage. On retrouve ce jeu avec les personnages dans l’épître dédicatoire du Favori :

Monseigneur,

Ce n’est pas pour avoir l’honneur de faire votre éloge que je prends la liberté de vous dédier cette comédie, bien que ce soit la maxime de la plus grande partie d’auteurs d’en user de cette sorte. Une épître me semble de trop peu d’étendue pour un ouvrage de cette importance, et je suis trop mauvaise rhétoricienne pour l’entreprendre. Je laisse à ceux qui écriront l’histoire du plus juste et du plus grand de tous les rois à vous donner la place que la gloire de son choix vous a fait mériter. Et le caractère du panégyrique n’étant conforme ni à l’enjouement de ma science, ni à la faiblesse de mon génie, c’est moins pour vous louer que pour vous divertir, que mon favori et ma coquette osent se présenter devant vous. Si Moncade est assez heureux pour dérober à l’univers une heure de votre audience, je le tiens plus honoré de cette faveur, que de toute celles du roi de Barcelone.

Et pour notre jeune coquette
Si son amour pour la fleurette,
Ses regards affectés, ses souris et ses soins,
Sont assez heureux pour vous plaire,
On blâme en vain son caractère;
On peut être coquette à moins.

Quelque succès que leur témérité puisse avoir, j’en aurai toujours un très favorable pour moi, si cette petite offrande est reçue de vous comme une marque du zèle que je vous ai voué, et si, à la permission de vous présenter cet ouvrage, vous y joignez celle de me dire,

Monseigneur,

Votre très humble et très obéissante servante,
DESJARDINS

(Villedieu, 2015 [1665] : 387; nous soulignons).

En cherchant à qualifier ce rapport à la création et l’inscription du corps de Madame de Villedieu dans ces scènes d’énonciation, c’est la figure de la marionnettiste qui semble le mieux manifester ce geste qui manipule[6] et donne la parole aux créatures de papier. Dans cette volonté de ne pas s’effacer, mais au contraire de se tenir à côté de ses personnages, elle s’approche en effet de la marionnettiste qui fait se mouvoir ses figures à vue, sans faire semblant de disparaître. En poursuivant cette comparaison, il y a aussi quelque chose de la ventriloquie dans cette manière de procéder : prêter sa voix au personnage, par une technique vocale exceptionnelle qui semble sortir de la figure et non de sa manipulatrice[7].

***

Pour conclure, la lecture de ces quelques paratextes d’autrices du XVIIe siècle fait entendre leurs voix et leur redonne vie. On perçoit leur humour, leur ironie tout autant que leur rapport à la création littéraire. Si elles se montrent soucieuses de suivre les règles et de respecter les goûts de leur temps, elles revendiquent surtout la maternité de leurs oeuvres. Tout en s’inscrivant dans les conventions stylistiques et les figures obligées de l’humilité et de l’éloge propres à ces paratextes, elles parviennent à exister en tant que créatrices à part entière. Elles sont pleinement au coeur du code et l’excèdent en même temps. Cette mise en scène de soi peut se lire et s’entendre comme une signature de leurs oeuvres de manière toujours souveraine, désinvolte parfois, sans esprit de sérieux souvent. Et c’est finalement ce que leurs discours nous adressent et nous lèguent aujourd’hui : la fierté d’exister et de revendiquer leur part dans l’art, avec détachement et panache.