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De la traduction comme acte créateur : raisons et déraisons d’un déni[Notice]

  • Jean-Yves Masson

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Que la traduction ne soit pas « créatrice », c’est le lieu commun le plus répandu à son sujet, justifiant le mépris millénaire dans lequel elle a été tenue en Occident. On se souvient du dialogue entre un géomètre et un traducteur dans les Lettres persanes de Montesquieu : On aurait tort de croire que cet échange, qui revient apparemment à une condamnation de la traduction, reflète au premier degré la pensée de Montesquieu lui-même : il s’agit plutôt d’une sorte de mise en abîme discrète et ironique de la nature même des Lettres persanes, dont l’auteur (tout en gardant l’anonymat) se présente dans son introduction, ne l’oublions pas, comme le simple traducteur. L’original des Lettres est bien entendu censé être en persan, et lui-même, pour les traduire, prétend les avoir dérobées à l’attention de leurs véritables auteurs. Comme il s’agit là d’une fiction que Montesquieu ne cherche même pas à rendre crédible, aucun lecteur ne peut se tromper sur le fait que les Lettres persanes sont une pseudo-traduction qui masque en réalité un original. Ce qu’a voulu l’auteur des Lettres persanes avec ce préambule, c’est bien sûr souligner l’artifice qui fait le génie de son livre : donner à voir son propre pays par les yeux d’étrangers qui s’étonnent de ce qui paraît tout naturel aux autochtones. Mais c’est donc qu’il s’agit aussi pour lui d’utiliser le français tout en y faisant résonner une pensée venue d’ailleurs, obéissant à des modes de pensée qui ne sont pas français. Il s’agit d’introduire de l’étranger dans la langue, d’écrire comme s’il traduisait une langue étrangère. Bien sûr, le faux traducteur ne manque pas, pour rassurer son lecteur, de dire qu’il a coupé certaines tournures par trop orientales ; les Lettres pourront donc se lire « comme un livre français »… Montesquieu, sous son masque, feint ainsi de remplir le « pacte de lecture » que tout traducteur, à l’époque classique, est tenu de conclure avec son public : on attend de lui qu’il adapte (bien que le mot n’existe pas encore dans ce sens !) en ôtant tout ce qui peut choquer ou ennuyer le bon goût français. Ainsi s’explique le fait qu’Uzbek et ses compatriotes, bien qu’étant persans, s’expriment comme de parfaits gentilshommes parisiens. Mais n’est-il pas évident que Montesquieu entend ainsi souligner que s’il était vraiment traducteur, justement, il ne resterait pas passif devant le texte à traduire ? Loin de s’abstenir de penser, comme le croit le géomètre de la lettre 129, il interviendrait même massivement, comme c’était si souvent l’usage à son époque, en n’hésitant pas à retrancher des pans entiers du texte. Cervantès, dans Don Quichotte, autre traduction fictive (l’original du livre, rappelons-le, est censé être un manuscrit rédigé en arabe), a mis en oeuvre le même genre de rappels périodiques, indiquant dans certains chapitres qu’il retranche les longueurs de la narration initiale. Mais le plus important n’est pas là : la fiction qu’emploie Montesquieu sert à introduire dans l’esprit du lecteur une distance relativement au texte qui permettra d’excuser les façons de penser « barbares » d’un étranger amené à émettre sur la France des affirmations qu’on ne tolérerait peut-être pas de la part d’un Français. L’oeuvre étrangère est ainsi plus « naturellement » scandaleuse pour le lecteur qui ne saurait complètement s’offusquer que des Persans n’aient pas les façons de penser de son propre pays. Montesquieu, bien sûr, n’y est pour rien : il n’est, dit-il dans sa tentative particulière de captatio benevolentiae, « que » le traducteur. C’est qu’il est bien rassurant, mais de toute évidence faux, de séparer traduction et …

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