Les infortunes des Oeuvres de Jean Racine (Pierre Didot, 1801-1805) : réflexions sur la production et la réception d’un livre-monument[Notice]

  • Annie Champagne

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  • Annie Champagne
    Université du Québec à Montréal

Par ces vers, l’éditeur-imprimeur Pierre Didot (1760-1853) célèbre Jean Racine (1639-1699) et son théâtre, qu’il estime incarner la quintessence de la tradition littéraire française. Tiré du prospectus de 1799, dans lequel Didot annonce son édition de grand luxe des pièces de Racine, cet extrait révèle les sources antiques privilégiées par le tragédien de même qu’il insinue le débat au long cours, relancé pendant plus de deux siècles, entre Racine et Corneille. En filigrane de l’éloge qui s’impose d’emblée dans ces vers, il faut y voir se dessiner le climat culturel du tournant de 1800 teinté par l’essor des nationalismes modernes. En quête de son identité nationale, la France révolutionnée exhibe ses racines et fait revivre ses ancêtres, elle « panthéonise » ses grands hommes sur la base toute démocratique du mérite et du talent. Racine et son théâtre sont estimés comme des joyaux nationaux, et c’est dans ce contexte qu’il faut envisager la publication des Oeuvres de Jean Racine, grand in-folio illustré en 3 volumes et publié chez Pierre Didot à Paris, à partir de 1801. Par de telles entreprises d’envergure, l’éditeur embrasse la cause patriotique et cherche à « attester la splendeur générale du gouvernement ». Le contexte de production du Racine révèle une triple monumentalité – typographique, littéraire et politique – qui constitue le pilier de la stratégie éditoriale de Pierre Didot. Conçu comme un hommage, célébrant la mémoire et l’oeuvre du tragédien classique, l’ouvrage honore du même souffle le nouveau régime consulaire (1799-1804) et souligne l’excellence des artisans français du livre. En dépit d’une stratégie éditoriale ambitieuse et, pouvait-on penser, infaillible, le plus prestigieux livre de Pierre Didot n’a suscité l’enthousiasme ni des commentateurs ni des collectionneurs de son temps. À la critique trop peu loquace se greffe la déroute commerciale de l’entreprise qui s’est avérée un gouffre financier. Ces « infortunes » marquant la réception du Racine contrastent avec l’exubérance de sa production pour laquelle Didot déploie la grande pompe éditoriale. Pour mieux cerner la signification et la valeur culturelles des Oeuvres de Jean Racine, je m’intéresse dans ces pages à l’édification du livre-monument et à sa triple monumentalité, puis à sa réception mitigée. Comment interpréter ces infortunes à l’aune de la tradition des livres à gravures, de la valeur culturelle du théâtre racinien et du contexte politique et culturel dans lequel l’édition est reçue ? Je propose en conclusion quelques pistes de réflexion pour mieux comprendre l’accueil formel qu’on lui réserve, sans tambour ni trompette, malgré la perfection présumée de sa matérialité et la vitalité du culte racinien au tournant du siècle. Sous la Révolution et jusque dans les premières années de l’Empire, Pierre Didot est estimé comme l’un des membres les plus marquants de la célèbre dynastie d’imprimeurs français, par l’ennoblissement du livre qu’il a accompli. La série dite « du Louvre », conçue au Palais National des Sciences et des Arts d’où elle tire son nom, constitue l’apogée de l’esthétique Didot, habile conjugaison de grandiose et de dépouillement. Cette série a été publiée à partir de 1798, après que l’éditeur-imprimeur ait eu le privilège d’installer ses presses au Louvre, « à titre d’artiste », insigne honneur réservé aux grands créateurs. L’édition des Bucoliques, des Géorgiques et de l’Énéide de Virgile (1798) est le premier livre de peintre d’un ensemble de cinq qui installe les particularités du genre, peaufinées dans l’édition des Odes d’Horace de 1799 puis, plus encore, dans les Oeuvres de Jean Racine de 1801. Suivront les Fables de La Fontaine en 1802 et, beaucoup plus tardivement en 1819, les Oeuvres de Boileau. Dans la préface qui ouvre le …

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