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[…] my daughter hath fallen in love with your bastard […]. I always thought what would come o’ breeding up a bastard like a gentleman, and letting un come about to vok’s houses[1].

En entrant dans l’âge mûr, Voltaire tenta de se convaincre, ou peut-être souhaitait-il convaincre la postérité, que le respectable notaire parisien François Arouet n’était pas son père. On ignore si le jeune François-Marie remettait en question la paternité d’Arouet. En revanche, on sait qu’âgé de 50 ans, Voltaire commença à laisser entendre qu’il était un enfant naturel et que son vrai père était le chevalier Rochebrune, un aristocrate, officier, auteur de chansons populaires et, pour reprendre les termes de Voltaire, « un homme d’esprit[2] ».

Dans sa récente biographie, René Pomeau soutient que Voltaire lui-même finit par croire qu’il était de naissance illégitime[3]. Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs critiques ont fait le lien avec la naissance de sa création la plus pérenne : Candide, autre enfant naturel[4].

La croyance qu’il était un bâtard aux origines aristocratiques peut, en partie, expliquer pourquoi Voltaire se laisse séduire par l’Histoire de Tom Jones de l’Anglais Fielding[5]. La Correspondance de Voltaire révèle que dès 1750, le poète avait pris connaissance de l’adaptation française de ce roman intitulée l’Enfant trouvé. Un exemplaire de ce livre se trouve à ce jour dans sa bibliothèque à Saint-Pétersbourg[6]. Voltaire disait ne pas particulièrement goûter le roman. En parlant de l’Ancien Testament, il écrit à la marquise du Deffand : « cela me parait meilleur que Tom Jones, dans lequel il n’y a rien de passable que le caractère d’un barbier[7] ». Une étude récente montre néanmoins que par le truchement de la traduction de La Place, il est possible de soutenir que l’Enfant trouvé influença Candide de manière significative, contribuant à ses personnages, à ses thèmes, à sa narration, ainsi qu’au langage qui sous-tend l’ensemble[8].

Que Voltaire sondât sa propre vie en termes littéraires n’a rien de surprenant pour ceux qui connaissent ses multiples déguisements. Qu’il s’identifiât à divers aspects du roman de Fielding n’est donc pas invraisemblable. C’est ainsi qu’on peut mettre en lumière les incidents communs à la vie de Voltaire et à l’Enfant trouvé. Hormis les circonstances de la naissance de Voltaire, mentionnées plus haut, je soulignerai sa relation avec son frère aîné, le janséniste Armand Arouet. Ensuite, une crise déterminante dans la vie du jeune Voltaire : sa bastonnade rue Saint-Antoine par les laquais du chevalier de Rohan. Enfin, je suggérai que Voltaire voyait non seulement son passé dans l’histoire de l’Enfant trouvé : il portait ce roman avec lui pendant une trentaine d’années et en dramatisa un passage bien connu vers la fin de sa vie. Le célèbre épisode de « l’aube sur le Jura » dérive du récit de « l’Homme de la Montagne » rapporté à la fin du Livre 8 de l’Enfant trouvé.

Deux événements liés à la naissance de Voltaire touchent notre propos. En premier lieu, Voltaire contesta sa date d’anniversaire officielle. Ensuite, il prétendait que son père biologique était Rochebrune, cité plus haut[9]. À partir de 1750, l’année même où parut l’Enfant trouvé, Voltaire fit circuler que sa naissance était clandestine, et que son père naturel était Rochebrune[10]. L’âge aidant, Voltaire ressentit le besoin d’évoquer une version révisée de sa « nativité »[11]. Mais pourquoi ? Dans une lettre datée du 8 juin 1744, le poète laissa entendre au duc de Richelieu, son ami proche, qu’il était « le bâtard de Rochebrune[12] ». Quel était son but ? Voltaire était enclin aux commentaires provocateurs. Aussi est-il tentant d’interpréter ce propos comme un caprice passager, une foucade. Mais dans la dizaine d’années qui suivirent, Voltaire soutint à au moins deux reprises que Rochebrune était son père. Dans une lettre à sa nièce Mme Denis (11 août 1753), il se remémore la mort de Rochebrune d’un oedème et s’en inquiète, puisqu’ils partagent, dit-il, tous deux « le même tempérament[13] ». La même anecdote est consignée trois ans plus tard en compagnie à la suite de la visite de D’Alembert aux Délices. D’Alembert était lui-même un enfant trouvé ; Voltaire le considérait comme le fils du grand Fontenelle. Jean Louis Du Pan, présent ce jour-là, écrivit que le vieillard saisit l’occasion de la visite de D’Alembert pour informer ses nièces que sa propre mère avait eu une liaison avec un certain « Roquebrune » et que lui, Voltaire, était le produit de cette union. Mme Denis et Mme Fontaine en furent consternées. Mais loin de vouloir cacher les circonstances de sa naissance, Voltaire d’affirmer qu’il avait toujours été reconnaissant d’avoir eu pour père un « homme d’esprit », plutôt que l’ennuyeux Arouet[14].

Si Voltaire se considérait comme bâtard, l’Enfant trouvé devait assurément le toucher. Le roman de Fielding n’a cesse de répéter que Jones n’est qu’un vilain bâtard. La chute du roman en est d’autant plus fascinante, lorsque, dans un retournement des plus satisfaisants, Tom Jones s’avère être le fils d’un homme « d’esprit et de bonnes manières ». Il est, en d’autres termes, un gentilhomme. Si Voltaire se considérait réellement comme le fils de Rochebrune, il est aisé d’entrevoir pourquoi les antécédents nobles de Tom ont pu lui plaire, et pourquoi il y aurait projeté la conviction qu’il était fils d’un homme d’esprit, aristocrate par-dessus le marché.

Une conséquence importante de la révélation que Tom Jones est le fils de Bridget Allworthy est la découverte qu’il a un demi-frère, l’infâme Blifil. Les moeurs austères de ce dernier ainsi que son hypocrisie rappellent à coup sûr le frère aîné de Voltaire, Armand Arouet. Le commentaire contemporain de Fréron sur l’Enfant trouvé n’attire-t-il pas tout particulièrement l’attention sur le thème des frères ennemis à la fin du roman[15] ? « Votre ami, madame, votre ami Jones est mon neveu ! […] Il est le frère de ce serpent que j’ai si longtemps réchauffé dans mon sein ! » (ET, IV p. 260). Armand Arouet n’était pas un serpent, mais c’était un convulsionnaire fanatique, arrêté pour cause de ses activités jansénistes. Rares sont les écrits de Voltaire sur Armand à nous être parvenus. Les documents que nous possédons laissent cependant peu de doute sur la nature de ses sentiments envers son frère aîné. Au marquis d’Argens, il écrivit : « J’avais autrefois un frère janséniste ; ses moeurs féroces me dégoûtèrent du parti[16]. » Voltaire dut se souvenir de son frère Armand dans Candide, au chapitre 21, dans ce passage célèbre où Martin parle de la « canaille convulsionnaire » parisienne.

Plus jeune que Tom Jones, Blifil n’est pas moins représenté comme un grand frère réprobateur. Tout chez lui évoque le puritanisme austère que Voltaire exécrait sa vie durant. Voici comment Voltaire aurait fait la connaissance du « très religieux » Blifil : « Il était sobre, posé, pieux, discret bien plus qu’un autre à quarante ans. On l’aimait, en un mot, autant que l’on haïssait Jones » [ET, I, p. 73].

Pendant ce temps Tom Jones entretient une ressemblance plus que passagère avec un autre mauvais sujet, lequel fit l’expérience du blâme parental. Nous faisons allusion à François-Marie lui-même. Les conflits du jeune François-Marie avec le vieil Arouet sont bien documentés. Considérons son histoire d’amour éphémère avec « Pimpette », à laquelle son père fut fortement opposé. Plusieurs ont vu dans la passion juvénile et interdite de François-Marie pour la jeune Olympe Dunoyer l’origine de l’amour interdit de Candide pour Cunégonde[17]. On peut supposer que l’amour impossible de Jones et Sophia dans le roman de Fielding dut trouver une profonde résonnance chez un Voltaire vieillissant.

Un autre exemple de la façon dont le roman de Fielding fait écho à la biographie voltairienne implique deux épisodes où Tom, innocent et sans défense, est victime d’une violente attaque, d’abord aux mains d’un officier, puis, plus loin, par le pair irlandais Fitzpatrick. Dans un cas comme dans l’autre, le cas de Tom rappelle la bastonnade que Voltaire se vit infliger par un groupe de truands à la solde du chevalier de Rohan trente ans avant la publication de Candide. Tous les biographes s’accordent à dire que l’outrage constitua une humiliation foudroyante et une césure majeure dans la vie du grand auteur[18]. Comment Voltaire n’aurait-il pas relevé cette altercation, d’autant mieux qu’elle présente certains détails rappelant l’épisode de Rohan. À l’instar du jeune Voltaire, Jones est victime d’un guet-apens dans la rue à la porte d’un hôtel particulier. Le texte rapporte qu’il est « violemment ébranlé d’une attaque […] imprévue » [ET, IV, p. 91]. Or à peine se relève-t-il de l’assaut de Fitzpatrick qu’il est assailli par des voyous à la solde d’un autre aristocrate puissant : lord Fellamar. L’expression cadre on ne peut mieux avec la bastonnade de Rohan.

Dans ce moment un certain nombre d’hommes armés tombèrent sur notre héros et se saisirent de sa personne. […] Le pauvre Jones essuya mille […] railleries de cette canaille qui n’était autre que la troupe employée par milord Fellamar pour l’enlever et le faire conduire à la flotte. Ces misérables, postés au coin de la rue, n’attendaient que sa sortie pour faire leur coup.

ET, IV, p. 92

Il est difficile de croire que l’humiliation endurée par Voltaire à l’époque ne resta pas gravée dans sa mémoire jusqu’au jour de sa mort. Il semble en outre probable qu’il se soit profondément identifié à l’altercation inopinée de Tom Jones avec l’aristocrate Fitzpatrick dans le Livre 16 de l’Enfant trouvé. J’ai noté par ailleurs que la formulation de La Place dans ce chapitre est exceptionnellement semblable à Candide dans son chapitre 9[19] :

À ces mots, tirant son épée, M. Fitzpatrick se mit en défense, seule position des armes qu’il eût jamais connue. Jones, violemment ébranlé d’une attaque aussi imprévue, mit pourtant l’épée à la main et quoique absolument novice dans le métier des armes, tomba si vigoureusement sur l’Irlandais, qu’après avoir fait sauter sa garde en pièces, il passa son épée au travers du corps de ce gentilhomme qui, ayant chancelé quelques pas, s’écria en tombant,

— J’en ai assez … Je suis un homme mort !

— J’espère que non, s’écria Jones, en courant à lui, mais quoiqu’il en arrive, vous ne pouvez l’imputer qu’à vous-même.

ET, IV, p. 91

Dans l’Enfant trouvé comme plus tard dans Candide, le protagoniste est un escrimeur inexpérimenté qui commet un meurtre accidentellement. Après avoir tué trois hommes, Candide proclame son innocence d’une manière qui rappelle la formulation de Jones dans le passage cité précédemment : « je suis le meilleur homme du monde et voilà trois hommes que je tue » [C, p. 175]. Autres rapprochements. Jones clame son entière innocence, mais il est impuissant face à un aristocrate. Il semble par conséquent tout à fait plausible qu’en écrivant Candide, Voltaire reconnut des fragments de sa vie à travers le prisme des aventures fictives de Tom Jones.

Considérons à présent l’impact l’Enfant trouvé sur l’imagination de Voltaire après la publication de Candide. Au dernier chapitre du Livre 8 de l’Enfant trouvé Tom Jones et l’Homme de la Montagne passent une nuit d’hiver dehors à méditer diverses questions philosophiques et théologiques. Jones est tellement captivé par la conversation du vieil homme qu’il ne peut se résoudre à le quitter. L’Homme de la Montagne dans le rôle du mentor, invite le jeune homme à l’accompagner vers une colline voisine afin (espère-t-il) de contempler la gloire et la bonté de Dieu à la vue du lever de soleil : « L’aurore me paraît belle et je vais jouir du haut de ces montagnes d’un spectacle toujours aussi beau que nouveau pour mes yeux » [ET, II, p. 119].

Un épisode semblable – « l’aube sur le Jura » – fut publié par Lord Brougham en 1845 dans son Lives of Men of Letters[20]. D’après cette anecdote, en mai 1775 ou 1776, un Voltaire octogénaire se réveilla à trois heures du matin. Il mit sa perruque longue, revêtit ses plus beaux vêtements de cour et réveilla ses invités, les marquis de La Tour Du Pin Gouvernet et de Villette, qu’il escorta dans une excursion nocturne vers le sommet isolé d’une colline. Le patriarche souhaitait faire l’expérience de la splendeur de la création de Dieu en contemplant le lever du soleil sur la chaîne montagneuse du Jura. Les témoignages le disent triomphant. Il applaudit d’excitation, retira son chapeau et salua bien bas en s’exclamant : « Je crois, je crois en Toi ! Dieu puissant, je crois. Quant à Monsieur le Fils et à Madame sa Mère, c’est une autre affaire[21]. »

L’apologie déiste exprimée dans l’unique version de cet événement rappelle une profession de foi comparable que Voltaire aurait supposément prononcée au cours de l’épisode de la nuit d’hiver étoilée, notée par son secrétaire Longchamp et publiée en 1826[22]. Nous savons désormais que le manuscrit du texte de Longchamp ne contient absolument aucune apologie déiste et que ces superbes lignes, commençant par « Ravis du magnifique spectacle déployé au-dessus et autour d’eux » furent altérées par interpolation au dix-neuvième siècle dans les mémoires originaux de Longchamp par l’éditeur peu scrupuleux Decroix[23]. Que penser, dès lors, de l’histoire de Brougham, dont la source est inconnue et laquelle, de toute façon, fut publiée plus de soixante-dix ans après la mort de Voltaire ? Des biographes modernes nous disent que l’anecdote sonne vraie et à l’appui on peut citer le portrait par Huber de Voltaire en extase, les bras écartés comme s’il cherchait à embrasser la gloire de la Nature et, par inférence, Dieu.

À noter : qu’il soit vrai ou non, le motif du lever du soleil exige une explication littéraire plutôt que biographique. L’auteur anonyme de cette anecdote nous dit explicitement que la séquence de « l’aube sur le Jura » fut inspirée par les pages d’introduction du troisième livre de l’Emile de Rousseau (1762), un fragment écrit en 1757 connu sous le nom de La Profession de foi d’un vicaire Savoyard[24]. Selon Brougham, Voltaire déclara : « je sors pour voir un peu le lever du soleil : cette Profession de foi d’un vicaire Savoyard m’en a donné envie ». Nous observons ici Voltaire, d’après nature, interpréter un trait d’esprit puisé chez Rousseau. Nous ne saurons peut-être jamais si la scène du lever du soleil de Fielding inspira Rousseau, mais nous pouvons conjecturer que Voltaire décela la concordance quasi exacte de ces deux récits et qu’en dramatisant la Profession de Foi, il reconnaissait implicitement sa dette envers l’ermite de Fielding, un personnage dont la décrépitude et rappelle étrangement celle du patriarche lui-même. Notons aussi en passant que l’Homme de la Montagne est décrit comme un savant : « peu d’hommes [sont] plus savant que lui » [ET, II, p. 60]. À la lumière de cette description, il est aisé de voir que Voltaire eût été flatté de se percevoir, du moins en partie, comme un Homme de la Montagne grandeur nature. Mais bien avant d’atteindre ce vénérable statut, il est plus que probable qu’il intériorisa le personnage du vénérable ermite avant d’en transférer les éléments clé vers un intermédiaire fictionnel dont la voix est incontestablement celle de Voltaire lui-même. Le « plus savant homme du royaume » [C, p. 187] de l’Eldorado a de nombreux points communs avec le l’Homme de la Montagne de Fielding. Aussi est-il est possible d’avancer que, du berceau à la tombe, autrement dit, d’enfant trouvé à vieillard, l’Histoire de Tom Jones influença l’image profondément complexe et inconstante que Voltaire entretenait avec lui-même. Et c’est ainsi qu’une légende est née.

Nous pouvons affirmer que dans les années 1750 Voltaire était préoccupé par sa propre paternité. En découvrant l’Enfant trouvé quasiment dès son impression, il dut dresser des parallèles évidents entre la légende de sa propre naissance et celle de l’imaginaire Tom Jones. Cette identification fut-elle renforcée par des épisodes de l’Enfant trouvé qui correspondent à la propre vie de Voltaire ? La ressemblance entre Blifil et Armand Arouet est tout à fait frappante. Et que penser de la concordance quasi exacte de l’altercation fictive entre Fiztpatrick et Fellamar et la bastonnade du chevalier de Rohan ? L’excursion nocturne de Voltaire au sommet d’une colline isolée n’a peut-être jamais eu lieu. Si elle se produisit, ce que croient les critiques, il est certain que Voltaire aurait été conscient de mettre en scène l’épisode d’un roman dans lequel il endossait le rôle du sage et bienveillant Homme de la Montagne de Fielding. Ainsi la réaction profonde de Voltaire à l’Enfant trouvé montre que la fiction informe à la fois la vie et la fiction, et que dans le cas de Candide, l’art engendre l’art.