Corps de l’article

« Cinq cents ans après l’inauguration du Collège des Trois Langues à Leuven, se sont tenues à Louvain-la-Neuve, les 3-4 décembre 2018, des journées d’études consacrées au thème de “L’orientalisme à l’Université de Louvain depuis 1834 : hommes et réalisations” » (p. 14-15), dont le présent volume constitue les actes. En plus d’un avant-propos de Bernard Coulie et d’une introduction générale de Luc Courtois, ce volume regroupe dix-neuf contributions divisées en une première partie intitulée « Parcours historique » regroupant quatorze articles cherchant à dresser un tableau d’ensemble de l’enseignement et de la recherche dans le domaine des études orientales, et une seconde partie comprenant cinq autres textes apportant des « Éclairages particuliers », touchant certaines réalisations dont l’Université de Louvain peut à bon droit s’enorgueillir.

Cet ouvrage répond d’abord, il me semble, à un besoin de comprendre le milieu qui a permis l’éclosion de tant d’érudits de grande valeur autour d’une même institution. Peu importe son secteur spécifique d’activité scientifique, on connaît tous d’admirables spécialistes qui ont illustré l’Université de Louvain, mais sans toujours saisir exactement le contexte universitaire ayant permis la floraison de tels chercheurs et être capable de les situer à l’intérieur d’un ensemble de collègues moins connus ayant participé à leur formation et avec lesquels ils ont travaillé. Les diverses contributions réunies dans ce livre — qu’il s’agisse des études gravitant autour de l’Orient biblique, de l’indianisme, des études syriaques, égyptiennes, assyriologiques, arabes, iraniennes, chinoises et japonaises, éthiopiennes, arméniennes et géorgiennes, et même élamites — donnent toutes à voir comment certaines personnalités d’exception ont lentement permis à un secteur de se développer. Bernard Coulie ajoute avec raison que « ce sont toujours les cours de langues orientales qui ont servi de pierre angulaire de l’orientalisme à l’Université de Louvain » (p. 6), mais en précisant du même souffle : « Si l’étude de la langue a toujours été au centre de l’orientalisme louvaniste, il ne s’agit cependant pas de l’étude de la langue pour elle-même, mais de la langue en tant qu’outil nécessaire pour avoir un accès direct aux sources, et en particulier aux sources écrites, qu’elles soient littéraires, documentaires ou épigraphiques » (p. 7).

Au milieu de cette étourdissante enfilade de noms de spécialistes, certains font l’objet de courtes monographies, facilement repérables grâce à l’index final. Je note presque au hasard les noms de Jean-Théodore Beelen (1807-1884), un spécialiste de langues sémitiques qui a surtout mis son savoir au service des études bibliques ; Félix Nève (1816-1893), un des premiers orientalistes à nourrir une vive curiosité pour les études védiques, quoique son travail de pionnier ne semble pas toujours avoir été apprécié à sa juste valeur ; Charles de Harlez (1832-1899), qui a cultivé les études iraniennes et sanskrites et que le grand Louis de La Vallée Poussin (1869-1938, Université de Gand) considéra toujours comme son maître (p. 106) ; le grand spécialiste du bouddhisme mahāyāna Étienne Lamotte (1903-1983), que Louis de La Vallée Poussin contribua à former pendant sa retraite à son domicile de Bruxelles, mais qui bénéficia aussi du contact avec une pléiade de spécialistes comme l’indianiste et historien de l’art Alfred Foucher, Jean Przyluski pour le pāli, le sinologue Paul Demiéville et la tibétologue Marcelle Lalou. À partir de 1875, à la suite de J.-T. Beelen, les études syriaques se sont renouvelées grâce à Thomas-Joseph Lamy (1827-1907) et Jean-Baptiste Abbeloos (1836-1906) ; l’égyptologie n’aurait pas été ce qu’elle a été sans l’acharnement de Louis-Théophile Lefort (1879-1959), qui contribua aussi aux études coptes avec Gérard Garitte (1914-1990), Julien Ries (1920-2013) et bien d’autres ; l’assyriologie, et tout ce qui concerne le monde des langues à écriture cunéiforme, a bénéficié de l’apport considérable de René Lebrun (1943-) ; les études sud-arabiques ont profité de l’infatigable labeur de Gonzague Ryckmans (1887-1969) ; les études iraniennes ont débuté elles aussi avec C. de Harlez, mais se sont par la suite illustrées grâce aux travaux de savants comme Willi Bang (1869-1934), également turcologue, et Antoine Ghilain (1901-1947). Plusieurs chercheurs ont illustré les études éthiopiennes, dont Henri De Vis (1885-1949) et Victor Arras (1901-1996). Les études arméniennes et géorgiennes, puis les études byzantines, se sont développées grâce à Joseph Muyldermans (1891-1964), puis Gérard Garitte, également coptisant, et Bernard Coulie (1959-). Même les études élamites, « dernières-nées de la famille orientaliste » et toujours peu fréquentées, ont fasciné plus récemment plusieurs chercheurs, dont Jean Tavernier et Elynn Gorris.

Parmi les réalisations de l’Université de Louvain, on cite l’école d’édition de Louvain, plus précisément d’ecdotique, discipline qui concerne l’ensemble de problèmes touchant l’art d’éditer les textes d’après une méthode critique. Avec Adolphe Rome (1889-1971), Joseph Mogenet (1913-1980), Louvain s’est surtout illustrée dans l’édition de textes scientifiques anciens (mathématiques, astronomie, etc.). Louvain jouit aussi d’une réputation internationale en raison de sa revue Le Muséon. Revue internationale de linguistique, d’histoire et de religion (fondée en 1881, et qui s’est par la suite plusieurs fois transformée) et de sa collection de textes chrétiens orientaux (Corpus scriptorum christianorum orientalium), fondée par Jean-Baptiste Chabot en 1902 (voir p. 15). Concernant la naissance de ce Corpus, il est curieux de lire, documents à l’appui, la relation des disputes qui ont opposé J.-B. Chabot (1860-1948) à René Graffin (1858-1941) pendant plusieurs années concernant la pertinence de nourrir à la fois deux collections de textes de patrologie orientale, à Louvain avec le Corpus et à Paris avec la Patrologia orientalis (p. 385-440). La bibliothèque de Louvain a d’abord été presque entièrement détruite dans la nuit du 25 août 1914 à la suite d’un bombardement allemand, puis a subi d’autres pertes à la suite d’un autre bombardement en 1942. En 1914, environ 250 000 livres, incluant 950 manuscrits et 800 incunables, ont été détruits dans les flammes, aucun livre restant n’ayant été laissé intact (p. 258). Parmi les donateurs qui ont répondu avec enthousiasme à l’appel international lancé pour la reconstitution de cette bibliothèque figure en bonne place un comité représentant le Japon dont l’importante contribution est présentée en détail dans un article écrit par Willy F. Vande Walle (p. 253-279). Quant à la bibliothèque orientaliste de l’Université catholique de Louvain, Sophie Meunier raconte de son côté l’histoire de la façon dont elle s’est lentement constituée (p. 441-462). En complément, on trouvera un autre petit texte décrivant la campagne de numérisation menée au Musée L (Louvain-la-Neuve), utilisant un système ultramoderne et portant sur des pièces faisant partie des fonds anciens de l’Université (p. 463-471).

Ce magnifique livre, agrémenté de photos d’archives, prend à juste titre la forme d’un panégyrique auquel ont collaboré vingt-deux spécialistes dont la biographie figure en début de livre (p. 19-25). En filigrane, à la vérité fort discrètes, les ruptures entre deux zones linguistiques (Louvain-la-Neuve et Leuven) et certaines répartitions de responsabilités. Je ne peux pas également ne pas remarquer que ce livre prend aussi parfois à certains égards une allure dramatique. Dans une Université qui, comme toutes les autres, se gère maintenant surtout au rendement, on sent que les études orientales risquent de subir de profondes transformations. L’avant-propos (p. 7-8) dénonce en effet avec force la tentation d’évaluer la valeur des cours uniquement au nombre d’étudiants inscrits ou de forcer les professeurs à baisser les exigences d’un cours pour en hausser la valeur marchande… L’Université ne pourrait-elle pas aussi s’appuyer sur une nécessaire redistribution du financement pour que des secteurs plus courus puissent contribuer à soutenir d’autres secteurs très importants mais forcément moins fréquentés ? Christophe Vielle signale la même difficulté à propos de l’indianisme et du bouddhisme : « Pourtant, cette discipline qui connut son apogée au xxe siècle grâce à quelques figures scientifiques de premier plan telles à Louvain Étienne Lamotte, a aujourd’hui à peu près disparu du paysage académique fédéral, emportée là dans le naufrage des humanités dans leur ensemble » (p. 93).

Autrement dit, un livre qui mérite d’être lu et médité par tous, mais également par les gestionnaires des universités.