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Le 21 avril 2012, un signalement informe le commissariat de Noisy-le-Sec de la présence d’Amine Bentounsi, âgé de 29 ans, qui était détenu à la prison de Châteaudun et n’était pas rentré de sa permission de sortie. Une équipe de quatre membres de la police se rend en voiture au café où l’homme se trouve pour l’interpeller. Alors qu’Amine prend la fuite, la police se lance à sa poursuite, jusqu’à ce que le policier Damien Saboundjian tire quatre fois et le touche d’une balle dans le dos. Amine Bentounsi décède dans la nuit à l’hôpital. Dès le lendemain, les journaux — reprenant la version policière — parlent d’un « malfaiteur » qui décède à la suite du tir d’un agent de police, après que le premier a « brandi son arme vers le policier[1] ». Ce dernier revendique la légitime défense, mais des témoins contredisent sa version. Le 25 avril 2012, le juge d’instruction de Bobigny met le policier en examen pour « homicide volontaire avec arme par une personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner » et le place sous contrôle judiciaire. En pleine campagne présidentielle, le syndicat Alliance Police nationale proteste. Il interpelle les deux candidats, Nicolas Sarkozy et François Hollande, et réclame une « présomption de légitime défense » (Fessart, 2012). Comme Vanessa Codaccioni a pu l’observer pour des cas plus anciens (Codaccioni, 2018), l’affaire Saboundjian s’accompagne d’une mobilisation politique de reprise des revendications policières par le pouvoir en place (Nicolas Sarkozy est président de la République) et d’une criminalisation de la victime dans les médias, où Amine Bentounsi est présenté comme un « délinquant multirécidiviste », « un fugitif », « un caïd[2] ». Après la clôture de l’instruction en septembre 2013, la défense demande une contre-expertise balistique. C’est finalement le 19 septembre 2014 que le juge d’instruction renvoie Damien Saboundjian devant la cour d’assises de Bobigny pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » ; une requalification des charges qui écarte « l’intention » de tuer contenue dans le terme « homicide ». Du 11 au 14 janvier 2016, Damien Saboundjian comparaît devant la cour d’assises de Bobigny. L’avocat général requiert cinq ans de prison avec sursis, assortis de mesures de soins, cinq ans d’interdiction du port d’arme et l’interdiction d’exercer le métier de policier. Pourtant, Damien Saboundjian est acquitté le 15 janvier 2016 par le jury qui reconnaît la légitime défense. Mais, fait très rare en cas d’acquittement d’un membre de la police, l’avocat général de Bobigny fait appel de la décision. À la suite du procès en appel à la cour d’assises de Paris du 6 au 10 mars 2017, le jury suit cette fois les réquisitions de l’avocat général de Paris, ne reconnaît pas la légitime défense et condamne Damien Saboundjian à cinq ans de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction du port d’arme. Dès lors, notre article est conduit par la question suivante : comment cette condamnation exceptionnelle est-elle possible ? L’énigme sociologique prend tout son sens lorsqu’on replace cette affaire dans une compréhension historique des « homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières » (Codaccioni, 2018) pour lesquels la police revendique la légitime défense. Plus largement, elle prend place dans l’histoire longue des violences policières qui touchent principalement les groupes sociaux les plus marginalisés, et dont l’analyse amène des chercheurs à identifier en France une « arène des violences policières » (Jobard, 2002a) et un « public cible » (Gauthier, 2013) de la police : principalement des jeunes hommes, héritiers de l’immigration postcoloniale, appartenant aux classes populaires et vivant dans les cités. Ces violences étant rarement condamnées par la justice, les familles des victimes et des collectifs militants se mobilisent depuis des années pour les dénoncer. Ainsi, au-delà de la plainte déposée contre Damien Saboundjian, d’autres actions sont entreprises après la mort d’Amine Bentounsi. Amal Bentounsi, la soeur de la victime, organise des actions collectives avec le soutien de militantes et militants contre les violences policières, et avec d’autres familles de victimes, pour contrer la version policière et porter publiquement l’affaire. Avec des familles de victimes constituées en comités « Vérité et Justice[3] », elle crée le collectif et le site internet « Urgence notre police assassine ». Ces mobilisations s’inscrivent dans l’histoire longue des mobilisations contre les violences policières portées par des familles de victimes et des collectifs militants depuis les années 1970 (Jobard, 2002b ; Hajjat, 2013 ; Taharount, 2017 ; Pregnolato, 2017 ; Abdallah, 2012). En raison du peu de condamnation de membres de la police mis en cause pour usage déviant de la force publique (Jobard, 2002a ; Moreau de Bellaing, 2015 ; Codaccioni, 2018), ces collectifs dénoncent depuis de nombreuses années une « impunité » policière (Collectif Angles morts, 2014).

La condamnation de Damien Saboundjian apparaît alors comme une exception qui confirme la règle, au coeur des questionnements de cet article. Certes, le droit français prévoit la possibilité de porter plainte contre la police, et l’IGPN (Inspection générale de la Police nationale) est chargée de contrôler et de sanctionner administrativement les déviances policières. Cependant, des recherches sur l’IGS (Inspection Générale des Services)-IGPN ont montré que : « les dénonciations d’usage abusif de la force par la police aboutissent moins souvent à une sanction que celles de tout autre type d’atteintes ; et, lorsque ces cas de violences sont sanctionnés, ils le sont proportionnellement moins gravement que les autres formes de déviances policières » (Moreau de Bellaing, 2009 : 126). Cela s’explique en partie par le fait que remettre en question la légitimité d’actions violentes faites par des membres de la police dans le cadre de leurs fonctions reviendrait à remettre en question le monopole de l’usage de la violence physique légitime que l’État revendique (Weber, 2002). En dénonçant l’existence d’une « impunité » policière et d’un « permis de tuer », l’histoire des mobilisations contre les violences policières est aussi celle de la dénonciation d’une inégalité de traitement face à la justice. Elle renvoie à ce qu’Abdelmalek Sayad nomme une « justice de caste » (Sayad, 2006 : 42) à l’égard des immigré-es et des héritier-ères de l’immigration postcoloniale. Des travaux démontrent l’existence de discriminations pénales à l’encontre de groupes « maghrébins » ou « noirs » (Jobard et Névanen, 2007). Cela renvoie aussi à ce que Michel Foucault a défini comme une « opposition de classes » dans « l’économie des illégalismes » qui réserve, dans les « marges de la législation », des illégalismes tolérés pour les classes dominantes au détriment des classes dominées (Foucault, 1975 : 104). En ce sens, penser la police (en tant qu’institution étatique qui détient et revendique l’usage de la violence physique légitime) avec la démocratie (revendiquée par les États dits des « démocraties libérales »), c’est aussi les penser avec le droit, dans la mesure où le droit « consacre l’ordre établi en consacrant une vision de cet ordre qui est une vision d’État, garanti par l’État » (Bourdieu, 1986 : 13). En effet, lorsqu’il est sollicité, le droit est chargé de statuer sur la légitimité ou non de l’usage de la force par la police. L’étude du procès du policier Damien Saboundjian se révèle être un terrain sociologique pertinent pour interroger les logiques sociales de légitimation et de délégitimation de l’usage de la force par la police dans une démocratie représentative comme l’État français.

En étudiant les pratiques policières, des sociologues et politistes ont été amenés à questionner la relation entre la police, le droit et l’État en tant que forme d’organisation du pouvoir politique. D’une part, leurs travaux ont montré comment, à la fois, le droit encadre et contraint l’usage de la violence par la police. D’autre part, ceux-ci ont révélé comment ce même droit et le fonctionnement même des institutions policières, judiciaires et politiques fournissent à la police des marges de manoeuvre pour un usage de la violence pouvant être considéré comme déviant (Monjardet, 1996 ; Jobard, 2002a ; Moreau de Bellaing, 2015). Fabien Jobard a mis en avant trois conditions de la reconnaissance des violences policières : « l’atteinte exorbitante […], l’attestation matérielle des violences […], et la virginité pénale de la victime et des témoins » (Jobard et Maillard, 2015 : 163). Selon Moreau de Bellaing, la manière dont l’IGS-IGPN traite une plainte démontre que « toute violence résultant de l’application des techniques enseignées dans les écoles de police est en effet potentiellement justifiable par les nécessités de la situation » (Moreau de Bellaing, 2015 : 56). De plus, l’étude de Bugnon, qui interroge le rôle du constat médical dans les dénonciations de violences policières en prison, démontre que le seul « constat de lésions traumatiques » ne suffit pas à attester de violences policières (Bugnon, 2011). Ainsi, les conditions permettant la condamnation ou non de violences policières sont à rechercher dans un équilibre des rapports de force entre les membres des institutions chargés de statuer sur ce qui est une violence et/ou sur sa légitimité (expertises médicales, police, politique, justice). D’après Fabien Jobard, seules des « "infractions sociologiques" à la probabilité d’occurrence des violences » ou des « irrégularités qui confirment la règle ont quelque chance, lorsqu’elles sont déposées sur la table du juge, d’être considérées » (Jobard, 2002a : 260-261) et de permettre « la sanction judiciaire [qui] reste exceptionnelle » (Jobard, 2002a : 267). En ce sens, la condamnation exceptionnelle de Damien Saboundjian met notamment à jour des « irrégularités ».

Cependant, il ne s’agit pas dans cet article d’expliquer dans le détail les causes sociologiques de cette condamnation. Cela demanderait une étude comparée de plusieurs procès en interrogeant les contextes, les rapports de force structurels et conjoncturels des différents acteurs et actrices qui pèsent sur la décision, ainsi que leur trajectoire pour déceler les logiques sociales explicatives des décisions individuelles et collectives. En revanche, l’observation du procès permet de rapporter et d’analyser les pratiques et les discours des acteurs et actrices au sein du champ juridique qui « consacre l’effort de groupes dominants ou en ascension pour en imposer […] une représentation officielle du monde social et favorable à leurs intérêts » (Bourdieu, 1986 : 17). De plus, les échanges entre les locuteurs et locutrices au sein du procès donnent à voir « l’explicitation des principes [qui] rend possible la vérification explicite du consensus sur les principes du consensus (ou du dissensus) » (Bourdieu, 1986 : 17). De récentes ethnographies de procès montrent tout l’intérêt de rendre compte des rituels judiciaires et de leurs effets sur le procès (Spire, 2017 ; Mégie et Pawella, 2017), d’étudier la manière dont les catégorisations sociales travaillent les pratiques institutionnelles de jugement (Teillet, 2017), ainsi que le rôle de l’émotion qui ne peut se saisir que par la présence physique et par l’observation du non-dit et du non-écrit (Besnier, 2014). L’objet de notre article est double. Il interroge les discours et les « représentations officielles », au sein du tribunal, qui tendent à légitimer ou à délégitimer l’usage de la violence physique des fonctionnaires de police. Et il étudie aussi le caractère improbable de ce procès : la remise en question de la version policière et un usage de la violence jugé illégitime. Nous avançons ici l’hypothèse suivante : la condamnation, même exceptionnelle, repose sur la rupture d’un équilibre des rapports de force entre la justice et la police au sein d’une configuration spécifique qu’est le procès d’un membre de la police.

En étudiant ce qui se joue dans cette configuration exceptionnelle d’un membre de la police en procès pour un usage de la violence physique, une première partie interroge la manière dont la fonction policière a un impact sur la (non) reconnaissance de la responsabilité pénale du tireur. La deuxième partie analyse comment la mise à jour de procédures de falsifications de la scène, de dissimulations et de faux témoignages participe à une rupture des rapports de force entre police, justice et pouvoir politique, et permet cette condamnation exceptionnelle.

1. Un policier devant le juge : ce que la fonction policière fait à la (non) reconnaissance de la responsabilité pénale

Nos observations des procès nous ont permis de constater la récurrence du « renversement de la figure de la victime » (Codaccioni, 2018 : 167-194) dans les discours médiatiques et politiques qui traitent des affaires de violences policières. En effet, les routines professionnelles des institutions judiciaires et policières (Mouhanna, 2001) et le fait que les profils des victimes repris dans les procès-verbaux correspondent à ceux que la magistrature a l’habitude de juger et de condamner (Jobard, 2002a) favorisent des représentations criminalisantes de la victime face au « bon » policier. Nous allons voir en quoi les représentations de la fonction policière et les relations d’interdépendance entre justice et police contribuent à rendre improbable la remise en question de la parole policière.

Une inversion de la charge de la preuve

Le déroulé du procès et la manière dont les faits sont présentés au début de l’audience rendent compte du pouvoir de définition de la situation par la police (Jobard, 2002a ; Mouhanna, 2001) et de la difficulté de remettre en question la parole policière. En effet, dès l’ouverture du procès, les faits sont présentés à partir des éléments des procès-verbaux (PV) réalisés par des membres de police et de l’enquête de l’IGS :

Un appel anonyme signale un individu, braquage, armé. La police intervient, un policier tire, l’individu décède. Les policiers qui interviennent provenaient du commissariat de Noisy-le-Sec. Damien Saboundjian est celui qui a tiré. Amine Bentounsi était défavorablement connu des services de police. Il y a course poursuite. Damien Saboundjian sort du véhicule face à Amine Bentounsi qui le braque avec son arme. Damien Saboundjian se sent menacé par l’arme d’Amine Bentounsi, il tire. […] Damien Saboundjian juge son attaque nécessaire, simultanée et proportionnelle. Il dit que la balle dans le dos peut être expliquée par le fait qu’Amine Bentounsi ait pu se retourner au moment du tir[5].

En raison de cette présentation policière des faits, le tribunal ne se fait donc pas comme première représentation du procès une victime d’un tir, mais un policier qui poursuit un criminel. C’est seulement après cette présentation introductive des faits que le président du tribunal évoque les différents témoignages, les charges retenues contre Damien Saboundjian, le déroulement de l’enquête et de la procédure qui a précédé ce procès en appel. La version des proches qui portent plainte — ou de la victime elle-même lorsqu’elle est vivante et peut témoigner — est présentée dans un second temps.

Ce déroulement classique d’une audience — qui commence par la lecture des PV de la police pour introduire les faits — favorise le point de vue policier puisqu’une ou un juge a tendance à reprendre les termes des rapports de police. L’apparente neutralité de ce déroulé masque le fait que la justice est dépendante de la police pour le travail d’investigation (Jobard et Maillard, 2015 : 68-69) et que, lorsque l’inculpé-e est un membre de la police, cela crée inévitablement des tensions. Des acteurs et actrices qui sont habitués à travailler tous les jours ensemble changent de rôle. L’un-e est accusé-e, l’autre doit le ou la juger, ce qui ne va pas de soi. Bien que le membre de la police soit l’accusé, il ne semble pas y avoir de révision des pratiques face à la configuration exceptionnelle qui le place comme prévenu. Il y a une situation de conflit d’intérêts qui n’est pas pensée comme telle, où la parole qui témoigne des faits est aussi la parole de l’accusé-e. L’extrait d’entretien qui suit, avec un-e avocat-e de famille d’une victime de violences policières, témoigne de ces tensions et des effets sur le déroulement du procès :

Jamais t’as un prévenu qui a toujours raison. Au contraire, dans une affaire normale, le prévenu, il a toujours tort. Quand il a fait et qu’il s’excuse, c’est utilitaire, quand il a pas fait et qu’il le reconnaît pas, bah, c’est utilitaire aussi parce qu’en fait il a fait mais qu’il a pas dit qu’il l’a fait. Donc, un prévenu, et c’est souvent ce qu’on plaide, nous, les avocats de la défense, coupable ou innocent, faut déjà se sortir de la tête de le foutre systématiquement dans la posture de tout ce qu’il va dire, tout ce qu’il va faire, ça va pas. Parce que, de toute façon, il y a une manière d’être comme ça. Il s’excuse, ça va pas. Il pleure, ça va pas. Il vous regarde, ça va pas. Il se tait, ça va pas. Il parle, ça va pas. Ça va jamais, en fait. Bah ouais, parce qu’il a fait ce qu’il a fait, ou parce qu’il reconnaît pas ce qu’on pense qu’il a fait ce qu’il a fait. Enfin, on n’en sort jamais. Ça, c’est un prévenu normal. Le policier, c’est l’inverse. Il a raison sur tout. C’est lui qui va dire concrètement ce qu’est un dossier. Et ensuite, si vous avez le contraire, là vous pouvez éventuellement commencer à avoir un peu voix au chapitre si vous pouvez le prouver. Donc, tout le processus est dans le sens inverse.

Ce discours rend compte de la perception d’une transformation des pratiques routinières de la justice, en l’occurrence, d’une inversion de la charge de la preuve lorsqu’un membre de la police comparaît devant un tribunal. À l’inversion hiérarchique dans l’arène policière (Monjardet, 1996) correspondrait une inversion juridique dans l’arène judiciaire. Il revient alors aux parties civiles d’apporter les preuves de la dissimulation de la violence (Jobard, 2002a : 279) capables de briser la confiance des juges, procureurs envers les membres de la police. Avant d’étudier les conditions de possibilités d’un tel renversement, nous allons voir comment, durant ces procès, se donnent à voir des logiques sociales qui rendent difficile ou amoindrissent la possibilité d’une sanction pénale pour un usage déviant de la force publique.

Logiques de déresponsabilisations et de défense du policier accusé

En raison du statut de l’accusé, l’action d’un membre de la police n’est généralement pas perçue comme résultante d’une personne isolée, mais comme l’action d’un-e professionnel-le d’une institution qui forme ses membres, leur fournit des armes, leur donne des ordres et qui agit dans le sens de l’intérêt général. Au tribunal, ces représentations — invoquées implicitement ou explicitement, isolément ou collectivement — agissent sur les modes de reconnaissance ou non d’une responsabilité du ou de la fonctionnaire de police.

Par exemple, l’observation de ces procès tend à mettre en évidence des formes de transfert de responsabilités, même partiel, de l’individu qui a commis l’acte vers la hiérarchie qui a ordonné l’intervention ou qui, au contraire, n’a pas donné assez de directives pour assurer la bonne conduite des policiers et policières sur le terrain. L’avocat général demande ici à l’enquêteur de l’IGS si « c’étaient les bonnes forces de police qui sont intervenues ». Ce dernier répond qu’« il aurait fallu une unité mieux adaptée » à la situation. Il ajoute cependant qu’« il n’y a pas vraiment de processus particulier, c’est au cas par cas. Difficile de dire s’il a choisi la bonne option ». Autrement dit, cette éventuelle erreur d’appréciation de la situation par la hiérarchie policière est immédiatement relativisée par la difficulté à prendre une décision rapide. Dans le même sens, l’agent de la BAC (Brigade anti-criminalité) arrivé en renfort et la coéquipière de Damien Saboundjian concluent à la barre que c’était « à la BAC d’intervenir ». La BAC étant formée pour intervenir sur des territoires perçus comme des hauts lieux de criminalité (Gauthier, 2010), une telle description et représentation de la situation contribue à renforcer le caractère dangereux d’une intervention pour laquelle Damien Saboundjian n’était pas forcément préparé.

En appelant à la barre un formateur de tir, le juge interroge aussi la formation reçue par le policier (trois séances de tir annuelles obligatoires) et sa capacité à utiliser son arme à feu « en situation de stress ». Damien Saboundjian obtient une très bonne note (26/30) à sa formation de tir effectuée quelques jours avant l’intervention. Aux questions du juge, l’instructeur répond que « l’émotionnel » n’est pas travaillé et qu’il n’y a pas de « mise en situation » dans les formations. Comme dans d’autres procès observés — notamment dans ceux où il est question de l’usage de « flash-ball » —, la manière dont est interrogée la formation que reçoit le membre de la police s’appuie sur le fait qu’il ne fait qu’appliquer ce qu’il a appris. Selon ces représentations, si le policier bon tireur a commis l’erreur de tirer alors qu’il n’aurait pas dû le faire, c’est probablement en raison d’une anxiété qu’il n’a pas pu gérer ou, peut-être, à cause d’un défaut de formation. C’est d’ailleurs un élément de défense de Damien Saboundjian lorsqu’il affirme : « J’ai fait ce qu’on m’a appris ».

Enfin, les représentations positives du rôle du policier et de la policière au service de son métier pour protéger la population constituent l’un des socles des stratégies de défense de l’accusé-e, tout en s’appuyant sur la criminalisation de la victime. Dans sa plaidoirie, Maître Merchat (avocat de Damien Saboundjian) appuie ainsi l’action du policier en la jugeant nécessaire. Il insiste sur son « obligation [à] intervenir » et défend le fait « qu’il est inadmissible d’entendre dire qu’un policier aurait dû se cacher, se mettre à l’abri, rester derrière un camion ». Pour lui, « dire ça, ça veut dire que, à chaque fois qu’il y aura un homme armé dans la rue, les policiers vous laisseront seuls dans les rues, mesdames, messieurs les jurés, avec quelqu’un armé d’un revolver ou d’une kalachnikov ». Il ajoute qu’être policier « est un métier dangereux, c’est la première ligne ». L’évocation de la kalachnikov fait référence à des actes terroristes. En faisant ainsi appel à l’émotion collective et en rappelant le rôle protecteur de la police, l’avocat met en garde contre le danger de remettre en question leur droit d’utiliser leurs armes à feu pour défendre la population.

Ces « représentations officielles » qui s’expriment couramment dans ces procès, la confiance professionnelle que le siège et le parquet accordent à la police et l’image positive dont bénéficie le métier de policier ou policière contribuent à l’improbabilité de leur condamnation pour usage de la force dans l’exercice de leurs fonctions. Cependant, c’est aussi en raison de cette fonction policière que l’avocat général demande une condamnation pour « faute professionnelle ». Bien qu’elle semble aussi permettre l’atténuation de la peine.

La condamnation d’une « faute professionnelle »

Malgré les tendances à la déresponsabilisation d’un-e policier-ère accusé-e, l’avocat général demande la condamnation de Damien Saboundjian en ces termes :

J’instruis ce dossier comme celui d’un policier qui a agi dans le cadre de son métier, de son devoir, de sa déontologie. […] Damien Saboundjian a agi en panique et non en riposte. […] Un policier en mission, il y a une approche de technique policière. […] Mme Briole [une témoin] dit qu’il a eu du courage. Mais ce courage s’est transformé en témérité, car il a manqué de discernement. Et c’est cette erreur d’appréciation qui le conduit à une faute professionnelle. […] Il n’a pas l’intention de tuer. Il y a exercice de la violence qui se transforme en faute. Et cette erreur justifie qu’il soit déclaré coupable et il doit répondre de l’accusation qui pèse sur lui. Cet acte, je le qualifie de faute professionnelle. […] Je ne considère pas que Damien Saboundjian était en légitime défense. Et vous devez le déclarer coupable, car il était dans le cadre de son métier.

En faisant référence au Code de déontologie de la police, c’est un « manque de discernement » quant à l’usage de la violence physique de la part d’un fonctionnaire de police qui conduit, selon le parquet, à une « faute professionnelle » et qui motive une demande de condamnation. Le président du tribunal relève à plusieurs reprises que des témoins déclarent avoir vu Damien Saboundjian « l’air blême » ou « livide » pendant les faits. Durant les auditions, des experts psychiatres, les magistrates et magistrats insistent sur le décalage entre la fonction d’un policier et les « difficultés à gérer des situations stressantes » auxquelles ces expertises concluent. Or, les manques de « discernement » et de « maîtrise du sang-froid » apparaissent, pour l’institution policière, comme une faute devant être sanctionnée (Moreau de Bellaing, 2015) et comme l’une des conditions de la condamnation d’un membre de la police (Codaccioni, 2018). Et c’est sur ces manquements que l’avocat général insiste lorsqu’il interroge Damien Saboundjian au sujet des notes que ce dernier a obtenues. L’avocat relève le fait que le policier était bien noté en « courage, maîtrise et sang-froid » de 2008 à 2010, mais qu’il « régresse » à partir de 2011, avant de conclure : « il y a des appréciations qui ne sont pas celles d’un excellent policier. Pourquoi on vous a régressé sur courage, maîtrise et sang-froid ? ». Le magistrat fait un lien entre la baisse des notes du policier et les faits qui lui sont reprochés. C’est ici l’image du « bon » policier en tant que fonctionnaire « bon élève » qui est remis en question. L’avocat général opère à une « singularisation de la faute » (Moreau de Bellaing, 2015 : 115) et condamne plus une « [in]capacité à se comporter en professionnel » (Moreau de Bellaing, 2009 : 118) qu’un acte criminel.

Cependant, les réquisitions de l’avocat général (précitées) et le verdict amènent à interroger les principes selon lesquels le policier est condamné, ainsi que la signification sociologique de cette sanction. Rappelons que Damien Saboundjian est inculpé pour des « violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner » selon l’article 222-7 du Code pénal qui prévoit « quinze ans de réclusion criminelle ». Certes, le manque de « discernement » est prévu par l’article 122-1 du Code pénal comme circonstance atténuante. Or, pour sanctionner une infraction pénale, le parquet évoque le Code de déontologie de la police comme argument rhétorique en disant instruire ce dossier comme « celui d’un policier qui a agi dans le cadre de son métier, de son devoir, de sa déontologie », et en condamnant un manque de « discernement » et une « faute professionnelle ». Le jury suit les réquisitions du parquet en condamnant le policier à cinq ans d’interdiction de détenir ou de porter une arme, et à cinq ans de prison avec sursis. Cependant, l’article 222-8 du Code pénal prévoit que le statut de « personne dépositaire de l’autorité publique » constitue une circonstance aggravante qui élève la peine encourue à « vingt ans de réclusion criminelle ». Alors que la légitime défense n’est pas reconnue, le caractère « aggravant » de la fonction policière ne semble pas être retenu dans le verdict. Au sein de l’IGS-IGPN, l’usage déviant de la violence physique par un membre de la police dans le cadre de ses fonctions semble plus « toléré » que d’autres types de déviance (Moreau de Bellaing, 2015). De façon similaire, au sein du tribunal, c’est comme si la fonction policière amoindrissait la peine en cas de violence ayant entraîné la mort. Autrement dit, c’est comme si la fonction policière rendait possible une certaine « tolérance » dans cette « économie des illégalismes » (Foucault, 1975 : 104) en cas d’usage de la violence, et qu’elle plaçait ainsi le prévenu en « marge de la législation ». Mais alors, comment cette condamnation a-t-elle été possible ? Nous allons maintenant voir de quelle manière elle peut s’expliquer par une rupture des rapports de force entre police, justice et pouvoir politique. Elle constitue ainsi une exception qui confirme la règle.

2. L’exception qui confirme la règle : une rare remise en question de la version policière et de la légitimité de l’usage de la force publique

Ce procès apparaît exceptionnel dans la mesure où ces procédures de dissimulation (pressions syndicales et/ou politiques sur l’enquête, faux témoignages, falsification de la scène du crime, promotion et mutation internes du membre de la police pour le « bien des services »), procédures régulièrement dénoncées par les victimes de violences policières, ont été mises à jour et ont probablement rendu possible la condamnation du policier Saboundjian.

La révélation de procédures de dissimulation et du « faux »

Les récits de combats judiciaires contre les violences policières montrent que les accusations de faux témoignages et de falsification de la scène sont récurrentes dans ces affaires (Collectif Angles morts, 2014 ; Cases rebelles, 2017). Même si la partie civile n’a pas porté plainte pour « faux et usage de faux » contre Damien Saboundjian, l’enquête de l’IGS a révélé plusieurs procédures de dissimulation, prouvées et reconnues au cours du procès par le parquet et par le siège. Le policier Boursier (coéquipier de Damien Saboundjian) était présenté par la défense comme le principal témoin policier qui disait avoir vu la scène de tir. Il avait déclaré avoir vu Amine Bentounsi se retourner avec son revolver juste avant le tir de Damien Saboundjian. Or, il a été prouvé et reconnu qu’il n’a en réalité pas vu la scène de tir et qu’il a donc menti. Ensuite, le PV (procès-verbal), qui reprend la version de Damien Saboundjian justifiant un tir de légitime défense, a été rédigé le lendemain par les quatre membres de l’équipage. Si l’on sait que les PV sont parfois rédigés pour être conformes à ce qui est attendu d’un membre de la police (Lévy, 1985), la cour a soulevé à plusieurs reprises les possibilités de concertation et a dénoncé une faute. Enfin, il a été reconnu et prouvé, témoignages policiers à l’appui, que la scène de tir a été modifiée par d’autres policiers ou policières. De plus, le fait qu’une personne témoin de la scène s’est fait refuser sa demande de témoignage au commissariat de Noisy-le-Sec (celui où était affecté Damien Saboundjian) a mis le doute sur la possible volonté de la police de nuire à la révélation de la vérité. C’est probablement la légitimité dont bénéficie l’IGS auprès du tribunal — en tant que « tiers en position sociale ou pénale de pouvoir assumer le rôle de témoin » (Jobard, 2002a : 256) — qui rend possible la reconnaissance juridique de ces procédures de dissimulation et de faux témoignages. Mais sans ce gage de « crédibilité » pour la cour, les accusations de « mensonges » restent souvent non reconnues par les juges.

En effet, même si l’accusation de dissimulation apparaît de manière récurrente dans les affaires de violences policières (Jobard, 2002a), la confiance accordée par des magistrat-es à la parole policière (Mouhanna, 2001) est si forte que la reconnaissance publique de « mensonges » policiers paraît improbable. C’est ce qu’illustre le discours de l’avocat général s’adressant au policier Acari (chef d’équipe de l’intervention) :

Chaque année, il y a des centaines de personnes qui sont condamnées à partir des procès-verbaux des policiers. Est-ce que vous vous rendez compte de l’importance et de la confiance qu’on accorde aux procès-verbaux des policiers ? Il y a peu de policiers condamnés sur ces bases. […] Monsieur, vous êtes un fonctionnaire de police, vous appartenez à la police nationale. Il y a énormément de policiers qui sont morts, c’est la gloire de la France. Rattachez-vous à la République.

L’avocat général fait un sermon similaire au policier Boursier. Il compare ses réponses à celles d’un « délinquant » et l’accuse de ne pas avoir « un discours digne de la police nationale », avant de conclure : « vous êtes un témoin différent, vous êtes un fonctionnaire de police, rappelez-vous de ça ». En évoquant cette « confiance » accordée aux PV et à la parole de la police, le parquet rappelle la légitimité qui leur est accordée par les magistrates et magistrats. Il semble ici que la révélation du « faux » soit perçue comme une trahison de l’institution et, par extension, de la République que l’institution représente. L’image de « bon » fonctionnaire de la police en tant que représentant de l’État est alors remise en question par la mise en évidence du « faux », constituant pour ce magistrat du parquet une faute grave. De plus, il semble que la mise à jour des faux témoignages de ces membres de la police rend possible la remise en question du rapport d’expertise balistique qui conforte la version policière. En effet, le parquet et le siège vont dans le sens de l’avocat et de l’avocate de la partie civile qui remettent en question cette expertise, dans la mesure où cette dernière s’appuie sur les déclarations policières qui se révèlent être fausses et qu’elle ne prend pas en compte les déclarations d’autres témoins non policiers. Cela favorise aussi la remise en cause de la sincérité des déclarations de Damien Saboundjian, permet de douter de la version policière et, donc, de la légitimité du tir. Et cela rend probablement possible la condamnation du policier. Cependant, bien que le juge d’instruction ait eu la possibilité de décider d’une mise en examen pour « faux et usage de faux » (Articles 441-1 à 441-12 du Code pénal) avant la confirmation définitive du renvoi devant la cour d’appel des assises de Paris, les membres de la police en question n’ont pas été inquiétés. L’enquête de l’IGS a aussi permis de mettre en lumière des procédures de dissimulation qui semblent traduire et favoriser une rupture de confiance dans l’équilibre des relations entre police, justice et pouvoir politique.

Rupture de confiance entre la magistrature et la police

Dans cette affaire, l’IGS a pris soin de prendre au sérieux toutes les personnes témoins n’étant pas membres de la police, a réalisé plusieurs auditions contradictoires de l’ensemble des témoins et a mis Damien Saboundjian sur écoute téléphonique. Ces écoutes ont joué un rôle important dans la mise en évidence des « irrégularités » et des processus de dissimulation. En entretien, un-e avocat-e de la partie civile confie que ces écoutes ont été peu discutées en première instance, tout en reconnaissant une possible erreur stratégique de n’avoir pas un peu plus préparé leur évocation durant le procès. À sa surprise, pendant l’appel, le juge fait ce que celui de la première instance n’a pas fait : il s’attarde minutieusement sur ces écoutes. Le matin du jeudi 9 mars, le président de la cour d’appel ne cesse de confronter les déclarations des membres de la police avec des lectures des retranscriptions des écoutes téléphoniques. Elles révèlent la volonté de ces derniers de se conformer à la version de Damien Saboundjian à tout prix, d’écarter des témoins et d’effectuer des pressions sur l’enquête de l’IGS pour y mettre fin. Des extraits lus par le président de la cour en donnent un aperçu :

  • Damien Saboundjian à l’un de ses collègues : « Attends, ils vont le faire virer. Ils ont touché à un policier et, en plus, ils ont touché à un syndicaliste, le truc qu’il faut jamais faire ». Ou encore : « le témoin dit de la merde, ils vont l’écarter, attends deux secondes ».

  • Un policier à Damien Saboundjian : « Ça, quand t’as le préfet avec toi, tu sais que tu as l’administration avec toi, tu sais que tu as les politiques, là-haut, ceux qui ont du pouvoir, tu sais ceux qui sont bien qui nous protègent de la justice ».

Ces propos témoignent du sentiment de Damien Saboundjian d’être « intouchable », car protégé et soutenu par le syndicat Unité SGP Police (dont il fait partie), mais aussi par le syndicat de police Alliance et par le préfet proche de Nicolas Sarkozy au pouvoir. En effet, Damien Saboundjian affirme durant le procès avoir été reçu par ce dernier, qui lui aurait assuré son soutien et aurait rendu possible sa mutation à Grenoble pour « calmer » l’affaire. De plus, les écoutes révèlent une communication téléphonique intensive entre Damien Saboundjian et un responsable de son syndicat alors que les secours arrivaient tout juste sur les lieux. Durant l’appel, le parquet et le siège ne manquent pas de relever les pressions exercées sur l’IGS responsable de l’enquête et d’interroger cette proximité apparente entre un policier mis en examen pour un tir mortel, son syndicat de police et un préfet proche du président de la République. Le président de la cour rappelle que « la justice n’est pas contre les policiers, contre quiconque, la justice est là parce qu’il y a des règles ». Le parquet et le siège dénoncent alors ces tentatives de dissimulation comme des comportements individuels déviants et affirment explicitement une autorité judiciaire qui leur revient. Ce procès donne ainsi à voir ces « conflits entre policiers et magistrats [qui], quand ils rompent la routine des transactions collusives, mettent en lumière l’étendue des manoeuvres possibles par lesquelles les policiers consolident l’arène de leurs confrontations violentes et éclairent du même coup ce qu’il est possible de faire dans des circonstances inchangées de routine » (Jobard, 2002a : 256). Autrement dit, on assiste à une rupture de la confiance entre les magistrat-es et les membres de la police, rupture rendue possible par la mise en évidence de tentatives de dissimulation et de contournement de l’autorité judiciaire.

Cependant, ce propos doit être nuancé, car cette rupture ne pourrait à elle seule expliquer la condamnation du policier. En effet, en matière de relations entre la police et la justice, « chaque situation locale et chaque type de service mériteraient un examen particulier » (Mouhanna, 2014) pour expliquer précisément cette différence de jugement entre la première instance et l’appel. Une sociologie de l’action judiciaire nécessiterait de s’intéresser aussi aux propriétés sociales et aux valeurs des juges et des procureurs, ainsi qu’aux contraintes institutionnelles propres aux situations locales. De plus, la cour d’assises comprend un jury populaire dont l’étude sociologique se heurte à des contraintes d’accès empirique (Delpeuch, 2014). Nous pourrions cependant nous interroger sur les conséquences possibles du contexte médiatique et politique sur les représentations du comportement policier. La première instance a eu lieu début janvier 2016, moment de commémoration des attentats de Charlie Hebdo et presque deux mois après ceux du 13 novembre 2015. On peut supposer que cette période est propice à la prédominance de représentations positives de la police qui protège la population contre des terroristes. Au moment de l’appel en mars 2017, on peut se demander si la médiatisation et la politisation de contestations des violences policières durant l’année 2016 (Mouvement contre la « Loi travail », contestation de l’état d’urgence, mort d’Adama Traoré, graves blessures de Théo Luhaka) n’ont pas favorisé une remise en question de la légitimité de l’usage de la force par la police. Ces questionnements, bien que larges, constituent des pistes d’investigation possibles permettant la pleine compréhension des conditions de possibilités de cette condamnation. Mais, comme nous l’avons vu, cette remise en question de la parole policière durant le procès n’aurait sans doute pas été possible sans les conclusions de l’enquête de l’IGS. La rareté d’une telle investigation de la « police des polices » réside aussi peut-être dans une fissure de l’esprit de corps policier.

Une fissure dans l’esprit de corps policier

Les chances sont faibles pour qu’une enquête de l’IGS accuse et sanctionne un membre de la police ayant usé de la force dans le cadre de ses fonctions (Moreau de Bellaing, 2015). Pourtant, la condamnation de Damien Saboundjian n’aurait sans doute pas eu lieu sans les révélations de l’enquête de l’IGS qui ont permis de remettre en question la parole policière. Pour comprendre précisément les ressorts sociologiques d’une telle exception, il conviendrait de mener une enquête auprès des acteurs et actrices de l’IGS, des syndicats de police et des responsables politiques chargés de la sécurité comme le préfet. À défaut de telles données empiriques, l’entretien avec un-e avocat-e de la partie civile nous permet tout de même de prolonger l’hypothèse d’une rupture des rapports de l’équilibre des rapports de force entre police et politique, et au sein du corps policier lui-même :

Ouais, je crois qu’Alliance les a un peu chauffés. Justement. Mais là, c’est une petite logique de guéguerre. Vous imaginez si ça n’avait pas été le cas ? Je veux dire, la justice, ça tient sur un équilibre absolument imprévisible, et on peut pas… Et là oui, ce dossier-là, je pense qu’il a été pris par l’IGPN beaucoup parce qu’il y a un truc qui les a énervés. Je saurais pas vous dire quoi. […] Est-ce que c’est justement le côté politique qu’a voulu prendre Saboundjian en allant remonter Alliance et Sarkozy ? Tout ça, ça les a chauffés. Il en a fait trop, ça les a chauffés. Voilà, il fallait qu’il rampe un peu plus. Là, il a fanfaronné, et le fait qu’il fanfaronne, ça, ça les a chauffés.

Rappelons qu’en 2012 des membres de la police avaient manifesté, soutenus par Unité SGP Police et par Alliance, pour protester contre le chef d’inculpation à l’encontre de Damien Saboundjian en demandant à Nicolas Sarkozy une « présomption de légitime défense » (Jobard, 2016). Par « fanfaronner », l’avocat-e semble désigner ici une volonté d’Alliance et de Nicolas Sarkozy d’affirmer un pouvoir politique qui outrepasserait cet équilibre entre police, justice et politique. Cela semble avoir favorisé une rupture de l’esprit de corps policier (Monjardet, 1996) menant l’IGS à affirmer sa position et son autorité face aux syndicats policiers. Les raisons sociologiques explicatives de cette exception dans l’effectivité de l’enquête de l’IGS sont donc probablement à rechercher dans une « rupture des transactions collusives » (Dobry, 2009) et dans une transformation conjoncturelle des rapports de force entre le président de la République, le préfet, des syndicats de police, le parquet et les enquêteurs de l’IGS-IGPN.

Conclusion

Pour des collectifs militant contre les violences policières, cette condamnation apparaît « symbolique pour le policier » au regard de la peine jugée « dérisoire[6] ». Mais elle représente aussi pour eux une « victoire politique contre l’impunité policière[7] » en raison de la rareté des condamnations dans ces affaires, et parce que ce procès a révélé le « corporatisme des policiers[8] » selon les mots d’Amal Bentounsi — c’est-à-dire l’esprit de corps policier qui contraint la remise en question de l’usage déviant de la force publique. En somme, la révélation de ces procédures de dissimulation — régulièrement dénoncées par les militantes et militants contre les violences policières — dévoile le « texte caché » (Scott, 2009) et les « coulisses » des dominantes et dominants qui agissent pour la préservation du pouvoir et le maintien de l’institution. De plus, même lorsque la condamnation advient de manière exceptionnelle, la fonction policière semble placer l’accusé-e « en marge de la législation » et atténuer la sanction pénale. Ainsi, l’étude des dénonciations des violences policières au sein du tribunal montre comment ces mobilisations contribuent à rendre visibles et explicites les représentations dominantes qui tendent à légitimer l’usage de la force publique à l’encontre de groupes sociaux marginalisés et criminalisés. Cela permet la compréhension sociologique de ce sentiment d’« impunité » policière exprimé depuis de nombreuses années par les familles de victimes et les collectifs militants situés dans les quartiers populaires. L’étude met à jour certains éléments de ce que Abdelamalek Sayad nommait la « solidarité organique » entre police, justice et pouvoir politique et une « justice de caste » (Sayad, 2006 : 42), en miroir des inégalités vécues par les héritiers et héritières de l’immigration postcoloniale face aux institutions policières et judiciaires. Ce constat ne peut que renforcer l’interrogation sur la possibilité d’une égalité de droits et d’un fonctionnement « démocratique » de la police au sein des institutions étatiques, telles qu’elles ont été construites et telles qu’elles existent dans un État dit de « démocratie libérale ».