Corps de l’article

Quel parcours fascinant que celui de Pierre-Esprit Radisson. Entre son premier départ du pays natal en 1651 et sa mise à la retraite à Londres près de quarante ans plus tard, ce Français trouva le temps d’être : captif des Iroquois, serviteur des jésuites dans leur mission iroquoise, coureur de bois avant la lettre, l’un des two Frenchmen qui permirent aux Anglais de se lancer dans le commerce de la baie d’Hudson, garde-marine français aux Caraïbes, chef de poste de la Compagnie (française) du Nord, puis à nouveau de la Hudson’s Bay Company. De son vivant déjà, ce jeu de saute-frontières lui valut une réputation de vire-capot hors pair. Depuis longtemps, certains historiens — et une historienne, G. L. Nute — se sont employés à tracer un portrait plus favorable, mais c’est seulement de nos jours que l’inconstance de Radisson se transforme en mérite. Cette vie — ou ces vies pourrait-on dire — est en passe de devenir un cas limite de l’adaptabilité culturelle à l’époque moderne.

Cela s’explique en partie par la présence dans ce curriculum chargé d’une rubrique consacrée aux récits autobiographiques. L’explorateur les rédigea en deux temps, vers 1667 et en 1684-1685, en guise de cartes de visite qu’il adressa aux Anglais influents auxquels il proposait ses services. Dans ses écrits aussi, l’homme se montra peu respectueux des frontières. Frontières linguistiques d’abord : les premiers récits nous sont parvenus dans un franglais plutôt exubérant qui, s’il est bien de Radisson comme on le pense maintenant et non d’un traducteur inepte, marque à lui seul une étape de son itinéraire transculturel. Tout au long de son oeuvre écrite, l’explorateur voyagea également entre les genres. Ses récits tiennent du mémoire justificatif, de l’aventure picaresque, voire du roman d’apprentissage. Ce mélange original, à la chronologie parfois suspecte et enrichi de quelques aventures inventées, suscita pendant longtemps la méfiance des historiens. Aujourd’hui, alors qu’on s’intéresse davantage à l’histoire de la conscience des gens dits « ordinaires », il a tout pour séduire : au xviie siècle, un être singulier se raconte et un écrivain fruste mais rusé déploie ses artifices.

Dans la biographie où il dépeint ce personnage, première d’une certaine ampleur à paraître en français depuis soixante ans, Martin Fournier se montre un exégète attentif du texte radissonien. Dans un va-et-vient constant, il fait s’éclairer mutuellement les récits de Radisson et leurs contextes successifs. Guide généreux, il explore longuement les différents mondes traversés par Radisson, que ce soit l’Iroquoisie, le pays des Grands Lacs supérieurs, Londres ou les postes de la baie d’Hudson. Chemin faisant, il est particulièrement sensible au polymorphisme identitaire de son protagoniste et présente la vie de « cet extraordinaire Métis culturel » (p. 10) comme une série d’adaptations à des environnements culturels très variés. Il n’en fait pas un simple caméléon pour autant, car Radisson serait un homme ambitieux qui « se fixe des objectifs précis et élevés qu’il tente d’atteindre à tout prix » (p. 243). Toujours à l’affût d’occasions d’avancer, « ce coureur de bois qui voulait devenir aussi gros qu’un gentleman » (p. 290) serait parvenu à « [s’élever] au-dessus d’un simple aventurier » (p. 171).

Une grande adaptabilité, beaucoup de volonté, une certaine réussite : voilà qui résumerait assez bien cette vie hors du commun si M. Fournier n’avait pas tendance à en remettre. Dynamique et volontaire, son Radisson ne l’est pas à moitié. S’il « [passe] d’une culture à l’autre » (p. 285), ce n’est pas en visiteur, mais pour s’y engouffrer : il change « de langues et de mentalités, d’objectifs et de moeurs » (p. 47). Cela, il le fait « sans crise, sans difficulté, de façon quasi naturelle » (ibid.). Perspicace, il saisit l’essence du peuple qu’il fréquente et va jusqu’à choisir les influences qui lui permettront de modeler son personnage. C’est ainsi qu’il devient, par exemple, « prudent, sobre et industrieux » au contact des Anglais (p. 287). Bref, voici un self-made man au sens littéral du terme.

Pourtant, cette vie que documente dans le détail Martin Fournier fut-elle vraiment vécue avec tant de superbe (faisons ici abstraction du problème de l’existence et de la transmissibilité du caractère national) ? Homme intrépide, Radisson le fut sans doute, mais cela ne nous dispense pas d’explorer les limites de sa capacité d’agir sur les autres et sur lui-même. Radisson l’écrivain ayant à la fois les moyens et les motifs de mettre en lumière son audace et son adaptabilité, la méfiance est de mise. Cela vaut notamment pour le récit de captivité d’une invraisemblable richesse en rebondissements. À quels ajustements rétrospectifs Radisson a-t-il procédé afin d’étaler pour ses lecteurs intéressés ses connaissances en matière de relations avec les Amérindiens ? Impossible de le savoir, mais sa fuite finale d’Iroquoisie n’est-elle pas la preuve que, quoi qu’en pense son biographe, il n’était (et ne s’était) justement pas « bien intégré à la communauté iroquoise » (p. 18) ? On croirait plus facile l’intégration en Angleterre, et si Fournier semble considérer ce pays culturellement aussi éloigné de la France que l’est l’Iroquoisie, au moins le dépeint-il comme étant singulièrement prêt à récompenser la débrouillardise. Radisson triomphera en effet en Angleterre, mais Fournier le démontre bien : à la longue, son acceptation s’y avère aussi précaire que ses finances. Quant à la prudence, la sobriété et l’industrie, valeurs anglaises qu’il y aurait fait siennes, on se demande comment l’énergique explorateur et commerçant s’en était passé pendant la première moitié de sa vie.

Et voilà posé le problème des constantes de cette vie, des traits hérités ou développés tôt, en l’occurrence en France. La pénurie de sources concernant l’enfance et la jeunesse de Radisson exclut évidemment toute étude des influences précoces, mais elle ne justifie pas pour autant le poids énorme que le biographe accorde aux influences ultérieures mieux documentées. Parmi les traits qui renvoient aux origines, familiales et plus largement sociales d’abord, c’est la fierté de Radisson qui frappe. Fut-il jamais « simple aventurier » ? Cette fierté sous-tend sans doute l’opiniâtreté et l’opportunisme d’un homme prêt à changer de souverain si on le prive de son dû. On la voit se retourner contre Radisson au fur et à mesure que ses changements d’allégeance répétés exigent leur tribut en crédibilité et peut-être en souffrances. Chaque nouvelle traversée de la frontière ne ressemble-t-elle pas un peu plus à une fuite en avant ?

Pour M. Fournier, Radisson ne fuit pas, il s’évade. Enthousiaste et minutieux, le biographe rend hommage à un parcours singulier. Plane alors en filigrane la vieille figure du héros conquérant. Preuve si besoin était que Radisson n’a pas fini de séduire…