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Introduction

Depuis quelque temps, les catégories statistiques issues des appareils officiels de production de données sont analysées en lien avec les contextes idéologiques et historiques qui les sous-tendent[1]. Le cas du Québec, à travers l’histoire des rapports ethniques et linguistiques dans le contexte canadien, illustre bien le rôle politique et idéologique des statistiques ethniques et linguistiques dans les rapports de pouvoir et dans les stratégies de survie, en particulier celles du groupe minoritaire français. Le cas Canada/Québec est également intéressant en ce qu’il montre qu’à l’intérieur d’un même pays l’utilisation de ces statistiques peut varier selon les groupes. Si, dans le contexte du multiculturalisme canadien, les catégories ethniques de recensements sont actuellement justifiées sur la base des programmes antidiscriminatoires, elles servent aussi pour le groupe francophone[2] du Québec à suivre l’évolution du l’utilisation du français, suivi statistique dont les interprétations diffèrent certes mais qui demeure hautement dépendant de la disponibilité des données de recensements.

L’objectif de la présente note de recherche est de rapprocher trois champs de recherche généralement isolés les uns des autres : (1) l’histoire de l’immigration et de la diversité ethnique ; (2) l’histoire du nationalisme québécois et (3) l’utilisation politique et idéologique des catégories ethniques et linguistiques pour définir qui est québécois ou québécoise. En ce sens, ce n’est pas l’analyse des données de recensements qui nous intéresse ici[3], mais bien les interprétations des catégories dans le discours public et politique. Dans le cas du Québec, l’utilisation politique des catégories ethniques ne peut se dissocier de l’histoire du nationalisme (ou des nationalismes) et de l’immigration. Pour comprendre cette histoire, il faut d’abord faire la distinction entre le nationalisme ethnique basé sur la notion culturelle de la nation, donc de caractère exclusif, et le nationalisme civique basé sur la notion de communauté politique, donc de caractère davantage inclusif (Bouchard, 2001 ; Canet, 2003). La plupart des auteurs divisent l’histoire du nationalisme québécois en trois périodes : 1) 1800-1840, période où aurait dominé le nationalisme civique (inclusif) ; 2) 1840-1960, période par excellence du nationalisme ethnique basé sur la notion de survivance et 3) depuis 1960, où dominerait de nouveau le nationalisme civique et inclusif[4].

Tout en nous inspirant de cette périodisation, nous retiendrons quatre périodes, qui constituent autant de moments où l’utilisation des catégories ethniques et linguistiques va subir des changements importants. La première phase (avant 1860) est celle où l’on parle de peuples plutôt que d’ethnies. L’enjeu des nombres est très présent et il tourne autour des rapports majorité-minorité et de la lutte pour la représentation politique. Durant cette période, l’immigration au Canada s’effectue dans un contexte impérial et colonial, avec une forte entrée de Britanniques surtout à partir de 1815. Ce contexte impérial procure aux Britanniques des avantages spécifiques qui ne sont pas accessibles aux autres Européens. À ce titre, les Canadiens français sont exclus de la logique impériale (Ramirez, 2001). D’ailleurs, la catégorie « ethnique » n’apparaîtra en tant que telle que dans la phase suivante (en fait au recensement de 1871). Nous n’allons donc pas nous attarder sur cette première phase. Rappelons toutefois que cette période a été caractérisée comme relevant du nationalisme politique et civique (Balthazar, 1986 ; Canet, 2003). Cette caractérisation est importante dans le contexte des débats actuels qui opposent les tenants du nationalisme civique et ceux du nationalisme ethnique. Nous y reviendrons en conclusion.

Ce sont les trois phases qui suivent qui nous intéressent surtout dans le présent texte. En bref, la deuxième phase couvre approximativement les années 1860-1960 et correspond à la période où dominent le nationalisme ethnique et la notion de survivance. Durant la troisième période (1960-1990), des catégories linguistiques émergent au côté des catégories ethniques. La catégorie « francophone » s’élargit certes, mais elle reste encore basée sur des indicateurs proches des catégories ethniques comme la langue maternelle ou la langue du foyer. C’est également la période ou la catégorie « autre » (allophone) fait son apparition, non seulement d’un point de vue statistique, mais, comme on le verra, d’un point de vue politique, comme enjeu d’intégration entre les groupes francophone et anglophone. La dernière période (depuis 1990) se caractérise par les redéfinitions identitaires provoquées par la diversité croissante issue de l’immigration et le développement d’un certain consensus sur la nécessité de repenser le nationalisme sur des bases davantage civiques et inclusives. Dans ce contexte, les catégories linguistiques usuelles sont remplacées par une nouvelle catégorie, celle de la langue publique commune. Consensus et non unanimité, car de nombreuses voix revendiquent le retour au nationalisme ethnique. Le débat repose toujours sur les catégories linguistiques, mais cette fois « avec » ou « sans » contenu ethnique.

Catégories ethniques dans un contexte de survivance : 1860-1960

Durant toute cette période, l’utilisation politique des catégories ethniques est intimement liée au phénomène de l’immigration. Deux grands régimes caractérisent l’histoire de l’immigration au xxe siècle. Nous avons qualifié le premier régime, qui couvre la période qui nous intéresse ici, de raciste et d’assimilationniste (Piché, 2003). Du point de vue des nombres, l’immigration durant toute la période se caractérise par des hauts et des bas. Une première sous-période de forte immigration (1880-1920) constitue ce qui est considéré comme la première vague migratoire massive. Elle correspond à une reprise économique importante dans l’industrie manufacturière dont la production s’accroît jusqu’aux années 1930 (Elliott, 1979). Elle correspond également au projet national de colonisation agricole et de peuplement de l’Ouest (Burnet et Palmer, 1991 ; Labelle, Lemay et Painchaud, 1979).

Suite à des campagnes officielles de recrutement intense en dehors de la Grande-Bretagne visant l’Europe continentale, l’importance du groupe britannique diminue au profit des autres groupes européens. Au Québec, l’effet de cette politique de recrutement sur la composition ethnique est visible en observant les changements survenus entre les recensements de 1901 et 1921 : le groupe britannique passe de 18 % en 1901 à 15 % en 1921, alors que le groupe « autre que britannique et français » passe de 2 % à 5 % (Piché, 2003). On constate la présence nouvelle de plusieurs groupes de l’Europe continentale, mais leur poids demeure relativement faible au Québec, contrairement aux régions de l’ouest du Canada.

Suivent une sous-période de diminution (1921-1930) puis une autre d’arrêt quasi complet de l’immigration (1931-1950). La baisse des niveaux d’immigration est liée à trois facteurs : l’effet de la Première Guerre mondiale, le ralentissement de l’économie entre 1918 et 1922 et les fortes réactions anti-immigration de l’après-guerre en vogue partout au Canada. C’est l’époque où le courant « nativiste » s’exprime violemment. Pour certains, selon Burnet et Palmer (1991 : 43), le Canada est suffisamment peuplé, il n’a pas besoin d’immigrants et il ne pourrait en absorber davantage, en particulier les immigrants non britanniques. Certaines sectes religieuses, dont les mennonites, les huttérites et les doukhobors, se verront interdites de séjour au Canada (Burnet et Palmer, 1991 : 38). Pour d’autres raisons, les syndicats se mettront également de la partie, exigeant de meilleures conditions de travail en lieu et place du recrutement de main-d’oeuvre immigrante bon marché et briseuse de grève (Labelle, Lemay et Painchaud, 1979 : 20). Le gouvernement va donc restreindre l’immigration en établissant une liste des pays préférés et non préférés (Labelle, Larose et Piché, 1983). L’immigration noire et asiatique, chinoise en particulier, continue à être interdite.

Durant cette période, le Québec est peu intervenu en matière de politique d’immigration même si la Confédération canadienne prévoit en cette matière une juridiction partagée avec les provinces.

C’est une période où le Québec est plutôt défavorable à l’immigration pour des raisons historiques liées, entre autres, aux rapports conflictuels anglais-français. En effet, les perceptions en matière d’immigration sont négatives et empreintes de méfiance envers une politique d’immigration canadienne favorisant les Britanniques et perçue comme une stratégie de minorisation des Canadiens français (Labelle, Lemay et Painchaud, 1979 ; Linteau, Durocher et Robert, 1989, tome 1 : 44-45)[5]. Pendant toute cette période, l’État fédéral est perçu comme l’instrument de la majorité canadienne-anglaise et il occupe tout le champ de l’immigration. La politique fédérale jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale va voir à reproduire l’ordre social existant et à promouvoir l’anglo-conformité (Juteau, 1999 : 65-69).

Du point de vue de l’intégration, la solution assimilationniste adoptée par le Canada est mal vue au Québec où la présence d’une double majorité-minorité constitue un cas unique. La dualité ethnique rend problématique, voire impossible, l’assimilation à un seul groupe. Le modèle d’intégration qui s’est alors développé est axé sur une stratégie de développement séparé, caractérisé par un cloisonnement institutionnel sur la base de l’ethnie et de la religion (Linteau, Durocher et Robert, 1989, tome 1 : 63).

C’est l’âge d’or de la statistique ethnique au Canada et au Québec. Les données de recensements et les catégories ethniques servent à alimenter deux inquiétudes au Québec. D’une part, inquiétude quant à la proportion des Canadiens français au Canada. D’autre part, inquiétude par rapport à la proportion de Canadiens français au Québec même, préoccupation qui prendra toute sa place au cours des deux périodes suivantes. La première inquiétude se solde par un échec, dans la mesure où les Canadiens français deviennent fortement minoritaires au Canada et où le poids du Québec dans l’ensemble du Canada ne cesse de décroître pour atteindre moins de 30 % en 1961 (contre 34 % en 1861)[6]. La deuxième inquiétude est perçue comme une réussite relative, mise au compte de l’idéologie de la « revanche des berceaux »[7]. Les deux préoccupations sont nourries par un nationalisme ethnique définissant le « nous » comme le groupe canadien de souche française. Bref, c’est la période où les rapports ethniques sont essentiellement axés sur la notion de dualité ethnique.

Catégories ethniques et linguistiques dans un contexte de rattrapage : 1960-1990

Après la Deuxième Guerre mondiale, un nouveau régime d’immigration est mis en place pour faire face aux transformations économiques et politiques qui affectent la plupart des sociétés industrielles (Simmons, 1999). Deux principes de base demeurent néanmoins inchangés : un principe politique affirmant la souveraineté nationale en matière d’immigration et un principe économique liant de façon beaucoup plus systématique l’immigration aux besoins nationaux, en particulier les besoins en main-d’oeuvre. Ce qui change radicalement, ce sont les mécanismes permettant de combler ces besoins : les critères de préférence ethnique laissent place à des critères de qualification professionnelle (capital humain), et la politique de laissez-faire en matière d’intégration des immigrants est remplacée par une politique gouvernementale explicite d’intégration qui, au Canada, prendra le nom de multiculturalisme et, au Québec, celui d’interculturalisme (Juteau, McAndrew et Pietrantonio, 1998).

Comme par le passé, les changements dans les règlements amènent aussitôt des changements dans la provenance de l’immigration (Piché, 2003). C’est la période où débute la diversification de l’immigration au Canada et au Québec, diversification qui ira en s’accentuant jusqu’à aujourd’hui. Tous ces changements se reflètent dans la structure ethnique du Québec de cette période où la catégorie « autres » augmente de façon importante, passant de 5,8 % en 1951 à plus de 20 % en 1991 (Piché, 2007).

C’est au cours de cette période que le Québec commence à s’intéresser sérieusement à l’immigration. À partir des années 1950 et 1960, la démographie québécoise subit des changements considérables qui font que le mécanisme séculaire de reproduction du groupe francophone (une forte croissance naturelle) ne joue plus son rôle dans le maintien de l’équilibre démolinguistique jusque-là considéré comme acceptable, soit grosso modo 80 % de francophones et 20 % d’anglophones et d’allophones. Projections démolinguistiques à l’appui, l’importance relative des francophones risque de diminuer de façon importante si rien n’est fait pour inciter les immigrants à s’intégrer aux francophones (Charbonneau, Henripin et Légaré, 1970). Le recensement de 1961 avait également provoqué un choc au Québec puisque l’on y constatait de grandes inégalités socio-économiques entre les groupes linguistiques, le groupe francophone se retrouvant au bas de l’échelle socio-économique (Monière, 1977 : 327 ; Linteau, Durocher et Robert, 1989, tome 2 : 205-206). Cette convergence de la stratification économique et ethnique a d’ailleurs donné naissance à la notion de « classe ethnique » (Dofny et Rioux, 1962).

Quant au volet « intégration » de la politique d’immigration, le Québec se sent mal à l’aise avec l’approche multiculturelle du gouvernement fédéral mise en place au début des années 1970, modèle qu’il critique et tente de remplacer par des notions de convergence culturelle et d’interculturalisme (Helly, 2000). Le multiculturalisme continue à être perçu comme une stratégie du gouvernement fédéral visant à noyer le groupe canadien-français dans une la mosaïque canadienne. L’interculturalisme quant à lui insiste sur le caractère francophone du Québec et « invite toutes les composantes de la société québécoise à s’associer pleinement à ce projet collectif » (Rocher et collab., 2007 : 49).

Tant et aussi longtemps que les préoccupations demeuraient ethniques et que la question francophone se confondait avec la question ethnique, les indicateurs basés sur les catégories ethniques remplissaient leur fonction sociale et politique de suivi (monitoring) de l’évolution des rapports entre, d’une part, la majorité anglophone et la minorité francophone au Canada et, d’autre part, la majorité francophone et la minorité anglophone au Québec. Deux brèches vont affaiblir cette problématique quasiment séculaire. La première apparaît au cours des années 1960-1970 avec le projet de modernisation du Québec porté par de nouvelles classes dirigeantes, projet qui, par ses visées universalistes, s’accommode mal de la référence ethnique (Breton, 1988 ; Rudin, 2001). Mais, même si la nation canadienne-française devient québécoise francophone dans le discours nationaliste, plusieurs analystes continuent à voir dans cette nouvelle catégorie une référence au groupe canadien-français (Salée, 1996 ; Robin, 1996). La deuxième brèche viendra avec l’émergence du pluralisme et la nécessité de redéfinir le « nous québécois » pour tenir compte de la diversité croissante de la société québécoise, produit de l’immigration des trente dernières années (Piché, 2002). De plus, le Québec commence à intervenir de façon très proactive dans le champ de l’immigration par des politiques de sélection et d’intégration visant entre autres à maintenir l’importance du français. Plusieurs voix se font alors entendre préconisant la nécessité de dépasser le nationalisme ethnique par une approche plus civique de la citoyenneté (Bibeau, 2000 ; Bouchard, 2001).

En lien avec ce débat politique, les catégories ethniques issues des recensements deviennent de moins en moins pertinentes[8]. Lachapelle (1991 : 10) suggère que l’accent mis par la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme, dont les travaux se sont déroulés entre 1963 et 1970, a fait émerger les catégories linguistiques aux dépens des catégories ethniques. Par ailleurs, avec l’auto-identification, l’origine ethnique devient plus subjective et fluide. De plus, l’apparition de la catégorie « canadien » rend quasiment impossible l’utilisation de cette question pour l’analyse de l’évolution des groupes ethniques. Enfin, la possibilité d’enregistrer des origines ethniques multiples à partir de 1981 rend de plus en plus difficile la comparabilité des catégories avec les recensements antérieurs. D’une certaine façon, cela ne crée pas de remous important dans la mesure où de toute façon, à partir des années 1970, les catégories ethniques sont de plus en plus remplacées par les catégories linguistiques dans le discours nationaliste. Dorénavant, le « monitoring » porte sur l’état du français au Québec et plusieurs indicateurs linguistiques ont été proposés pour suivre l’évolution de l’utilisation du français. On passe donc d’une phase ethnique à une phase linguistique dans le développement des indicateurs. Deux indicateurs vont surtout dominer les débats démolinguistiques : ceux basés sur la langue maternelle et ceux basés sur la langue d’usage (langue le plus souvent parlée à la maison). Nous y reviendrons dans la prochaine section.

Depuis 1990 : nationalisme civique ou ethnique ?[9]

À partir des années 1990, une quatrième phase voit le jour : avec une nouvelle politique d’immigration et d’intégration mettant l’accent sur la francisation dans la sphère publique, de nouveaux besoins en matière d’indicateurs surgissent. En effet, les indicateurs linguistiques utilisés jusqu’alors relevaient davantage de la sphère privée et mesuraient en fait le processus d’assimilation linguistique à travers la notion de transfert linguistique (passer d’une langue maternelle « X » à une langue d’usage « Y »). Tout en reconnaissant l’intérêt sociologique d’étudier l’assimilation linguistique ainsi définie, plusieurs critiques ont tenté d’introduire de nouveaux indicateurs plus en lien avec la politique d’intégration du Québec (Béland, 2009)[10].

C’est dans ce contexte qu’il faut situer les débats actuels sur les indicateurs linguistiques, débats qui donnent l’impression qu’il s’agit d’une guerre de chiffres entre spécialistes. Dans ce qui suit, nous voulons montrer que les enjeux ne portent pas sur les chiffres eux-mêmes (ou les méthodes de calcul), mais sur le choix des indicateurs et sur leur interprétation politique et idéologique.

La question principale est la suivante : quels indicateurs pour quels objectifs ? Le débat linguistique au Québec repose en fait sur la poursuite de deux objectifs contradictoires. Le premier objectif, en lien direct avec les préoccupations de la période précédente axée sur la notion de survie « ethnique », vise à proposer un projet de société axé sur les intérêts du groupe francophone « de souche » définis par l’histoire commune patrimoniale. Cette vision de la société québécoise francophone, proche du projet politique souverainiste, relève, selon la terminologie en vogue, du nationalisme ethnique. Dans cette perspective, les catégories statistiques pertinentes font référence à la langue maternelle et à la langue la plus souvent parlée à la maison, deux indicateurs à fort contenu ethnique. Le choix de ces indicateurs n’est pas neutre politiquement et idéologiquement dans la mesure où justement ils permettent de suivre l’évolution de l’importance numérique du groupe francophone ainsi défini. C’est également les indicateurs qui, à intervalles réguliers, coïncidant avec les recensements quinquennaux, montrent le recul du français au Québec, et particulièrement sur l’île de Montréal.

Ainsi, en 2006 (dernier recensement disponible), il y avait moins de 80 % de personnes de langue maternelle francophone au Québec (80,9 % en 2001) et moins de 50 % sur l’île de Montréal. Quant à la langue parlée le plus souvent à la maison, on assiste également à une diminution, quoique minime : de 83,1 % en 2001 à 81,8 % en 2006. Sur l’île de Montréal, le pourcentage est de 54 % en 2006, alors qu’il était de 57,4 % en 1991 (Béland, 2008 : 6). Les projections utilisant la langue parlée à la maison (Termote et Thibeault, 2008) sont également l’occasion pour rappeler le « recul » du français, en particulier sur l’île de Montréal vouée à la minorisation du groupe francophone. Les statistiques touchant la Région métropolitaine de recensement montrent des pourcentages plus élevés (p. ex. 65 % de langue maternelle francophone en 2006), mais le choix de l’une ou l’autre définition géographique est lui aussi idéologique. La différence entre les « deux Montréal » tient au phénomène de l’étalement urbain, la proportion des francophones ayant quitté l’île pour la banlieue étant plus élevée que celle des autres groupes. Ici, c’est la mathématique qui joue : l’exode des francophones va automatiquement faire augmenter la proportion des allophones sur l’île de Montréal. De plus, l’immigration contribue à faire augmenter la proportion des personnes parlant leur langue d’origine à la maison, et, par le fait même, à faire diminuer la proportion de francophones surtout sur l’île de Montréal où se concentre le gros de l’immigration.

L’approche opposée soutient que les critères de pertinence pour les choix des indicateurs linguistiques ne peuvent que découler des objectifs politiques poursuivis. Ces derniers ont été d’abord définis dans le cadre de la Charte de la langue française en 1977, et précisés par la suite dans l’Énoncé de politique d’immigration et d’intégration du Québec adopté en 1992 (Gouvernement du Québec, 1990). Globalement, ces objectifs définissent deux orientations fondamentales : une première, qui adopte un modèle d’intégration pluraliste et non assimilationniste, et une seconde, qui vise la francisation des immigrants et des immigrantes dans la sphère publique. Ainsi, selon ces orientations, dans la mesure où la politique de francisation vise explicitement les communications dans le domaine public, la langue maternelle et la langue d’usage, qui relèvent de la vie privée, ne peuvent pas constituer des indicateurs pertinents de suivi de la situation du français (Piché, 2004a ; Béland, 2009). En fait, il faut pour cela des indicateurs de langue d’usage public[11].

En 1997, le Conseil de la langue française avait proposé un nouvel indicateur calculé à partir d’une série de questions (enquête par échantillon) sur l’utilisation de la langue dans divers domaines de la vie publique. À l’époque, c’était l’indicateur qui donnait le plus haut pourcentage de francophones tant au Québec (87 %) qu’à Montréal (78 % pour la RMR et 71 % pour l’île). Encore une fois, cela n’est pas surprenant dans la mesure où les deux premiers indicateurs (langue maternelle et langue d’usage) ne permettent pas de savoir quelle langue utilisent les allophones à l’extérieur du foyer. La sous-estimation des francophones sur l’île est particulièrement frappante, surtout avec les deux premiers indicateurs. Malheureusement, ce type d’indicateur a été calculé pour une seule année et les recensements antérieurs à 2001 ne fournissent pas d’information sur l’utilisation de la langue en dehors du foyer. Heureusement, depuis 2001, les recensements ont introduit certaines questions sur la langue de travail.

Par exemple, en 2006, 73 % des travailleurs utilisaient le plus souvent le français comme langue de travail dans le Montréal métropolitain (Béland, 2008). Une enquête de Statistique Canada sur la vitalité des minorités de langue officielle indique que les allophones du Québec utilisent à 43 % le français comme langue de communication publique et 22 % utilisent les deux langues officielles. Pour les immigrants plus récents (arrivés après 1986), 52 % utilisent surtout le français comme langue de communication publique (Béland, 2008 : 29).

Bref, quel que soit l’outil démographique utilisé (indicateur, transfert ou projection), la question du choix (et de sa pertinence) demeure au coeur des débats identitaires. Ce choix est en fait idéologique et politique. Ainsi, les catégories linguistiques proches de la notion de groupe ethnique nourrissent le nationalisme ethnique et, en se focalisant sur l’île de Montréal, celui-ci insiste sur la menace du fait français. Au contraire, les indicateurs de langue publique montrent une situation moins menaçante, y compris dans la grande région de Montréal, et confortent l’approche civique issue de la politique d’immigration et d’intégration québécoise ainsi que la perspective inclusive issue quant à elle de la diversité croissante de la population québécoise.

Conclusion

La production d’indicateurs est intimement liée au contexte politique et en cela répond à une demande sociale formulée selon des problématiques historiques. Outre une première phase où la problématique ethnique (en son sens actuel) est absente, nous avons suggéré trois autres phases dans la production de catégories et d’indicateurs. La première phase, la plus longue, fait écho à la question de la dualité ethnique au Canada, question qui a monopolisé les relations ethniques tout au long du xixe siècle et durant une bonne partie du xxe (Piché, 2004b). En effet, pendant longtemps au Québec, les rapports interethniques ont été analysés sous l’angle de la dualité Canadiens français/Canadiens anglais. On parlait alors des Canadiens français comme minorité nationale opprimée. Peu de place alors pour les autres minorités ethniques, tant la minorité nationale était préoccupée par sa propre survivance. Cette vision des rapports interethniques est d’ailleurs associée à la perception que la politique canadienne d’immigration, par son caractère assimilationniste, constitue une menace à la survie des Canadiens français. Cette vision dualiste allait se perpétuer jusqu’aux années 1960. Dans ce contexte, les indicateurs servent alors à suivre l’évolution des deux peuples fondateurs et mesurent en particulier l’assimilation des Canadiens français hors du Québec. C’est l’âge d’or de la statistique ethnique basée sur la question de l’origine ethnique issue des recensements.

Avec l’avènement du projet moderniste et universaliste mis en marche au cours de la deuxième moitié du xxe siècle, une deuxième phase voit le jour avec cette fois le besoin d’indicateurs linguistiques. Le Canadien français devient le Québécois francophone et la recherche de l’équilibre démolinguistique passe par la nécessité de suivre l’évolution du français comme langue nationale. Pendant cette période, les indicateurs, tout en étant linguistiques, demeurent fortement entachés d’ethnicité par leur recours à des critères de langue maternelle et de langue au foyer.

Même si le discours nationaliste en cours durant les années 1960 demeure en continuité avec l’approche ethnique, centrée sur la notion de nation québécoise, il change de caractère dans la mesure où les francophones du Québec ne se définissent plus comme une minorité nationale, mais plutôt comme une majorité visant à créer un pays souverain. Ce qui change, c’est l’intérêt porté aux « autres ». En fait, quand le discours s’intéresse aux autres « ethniques », c’est surtout pour « dénoncer » leurs choix linguistiques en faveur de la minorité anglophone du Québec. La notion d’« allophone » fait son apparition et va constituer la plaque tournante des nombreux conflits linguistiques au Québec (jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs). D’une vision dualiste, on passe à une vision triangulaire : francophone-anglophone-allophone (Piché, 2002).

La diversité croissante de la société québécoise rend ces critères de moins en moins légitimes étant donné leur visée assimilationniste. En effet, changer de langue maternelle ou adopter le français à la maison implique un degré d’assimilation relativement avancé. La politique d’intégration québécoise visant le domaine public (commerce, école, marché du travail, etc.), ce sont de nouveaux indicateurs qu’il faut produire. Apparaissent alors — et c’est la troisième phase — de nouveaux indicateurs d’utilisation du français comme langue publique.

Les débats linguistiques opposant les tenants du nationalisme ethnique et ceux du nationalisme civique continuent de traverser la société québécoise. D’un côté, plusieurs intellectuels se sont mis à rejeter le « vieux nationalisme » caractérisé par une lecture de l’histoire du Québec basée sur les conflits ethniques et linguistiques et sur une longue série d’humiliations subies par les Canadiens français suite à la conquête britannique, considérée comme le point de départ de ces humiliations. D’aucuns ont caractérisé ce nationalisme de « conquêtiste » (Lamoureux, 2000) ou de nationalisme de ressentiment (Maclure, 2000). En fait, ce nationalisme est considéré comme désuet parce qu’il est exclusif, présente une vision traumatisante du passé et véhicule une idéologie ethnicisante (Bibeau, 2000)[12].

Alors que le nationalisme ethnique est rejeté au nom de la diversité croissante de la société québécoise et au profit du nationalisme civique, ce dernier est accusé de vouloir évacuer la notion de culture dans la définition de la nation. Ainsi, plusieurs voix se font entendre pour rejeter l’approche civique et le courant pluraliste (Gagnon, 2000 ; Cantin, 2002). Le modèle civique a été particulièrement critiqué par Bock-Côté (2007), qui lui reproche d’évacuer l’histoire commune du peuple canadien-français, ce que Lisée (2007) appelle les repères majoritaires. Dans la mesure où les catégories ethniques et linguistiques continueront à alimenter le débat identitaire au Québec, il est important d’expliciter les bases politiques et idéologiques qui sous-tendent leur utilisation.