Corps de l’article

1. Introduction

1.1 La publicisation des débats scientifiques et les médias : un thème clé pour la recherche en sciences de l’information et de la communication (SIC)

Les médias, le quatrième pouvoir, exercent une influence considérable. Avec les médias sociaux, les flux d’information ont été multipliés dans l’espace public. Différents chercheurs issus des sciences de l’information et de la communication ont investi ce domaine, notamment pour ce qui concerne la communication scientifique (citons, par exemple, Jacobi, 1999 et Jeanneret, 1994). Jusqu’aux années 1970, la communication entre les milieux scientifiques et le grand public a relevé principalement d’une conception de la vulgarisation scientifique correspondant largement au modèle classique de communication mécanique, à sens unique, des experts vers le public (pour une analyse plus pointue de la vulgarisation scientifique, voir notamment Jacobi et Schiele, 1990, et Jacobi, 1999). De profonds changements ont marqué la communication scientifique depuis un demi-siècle, avec l’apparition de nouveaux modèles, et surtout depuis une quinzaine d’années. Nous nous intéresserons dans cet article à la publicisation de débats récents, le terme « publicisation » (que nous utiliserons sans guillemets) étant entendu au sens de Cefaï et Pasquier (2003), repris ensuite notamment par Bodin (2013) :

L’idée de « publicisation » implique que le « public » n’est pas un donné en soi […] il « se publicise » à travers la « publicisation » d’un problème social ou d’une mesure politique, d’une œuvre théâtrale ou d’un programme télévisuel […]. Il se « publicise » dans l’arène des multiples conflits sociaux, débats parlementaires et combats judiciaires, disputes philosophiques et controverses scientifiques, guerres de plume et batailles de mots que suscite un événement (Cefaï et Pasquier, 2003, p. 14).

Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, la publicisation des débats de toute nature a changé (Miège, 2010). L’essor des usages d’Internet et du Web a transformé la communication scientifique (Broudoux et Chartron, 2009), en particulier la communication en santé (Romeyer, 2012). Des interactions entre les experts, le public et les décideurs politiques se sont accrues et les réseaux sociaux ont favorisé l’amplification de certains débats. Plus généralement, des travaux en sciences de l’information et de la communication ont examiné d’une manière critique des formes de la publicisation scientifique que sont la vulgarisation, l’animation culturelle scientifique et certains débats publics (voir notamment Pailliart, 2008 ; Romeyer, 2010 ; Bodin, 2013).

Notre recherche vise à contribuer à la réflexion dans ce domaine, en particulier pour ce qui concerne le rôle des médias. La pandémie de la COVID-19 constitue un cas très intéressant pour étudier le rôle des médias dans la publicisation des débats scientifiques. Ceux-ci ont divisé les professionnels de la santé, mais aussi les hommes politiques comme les populations, et ce au niveau mondial. Des médecins et scientifiques ont étudié l’intérêt de certains médicaments, notamment des médicaments déjà présents sur le marché. C’est notamment le cas du professeur Didier Raoult, directeur de l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) en maladies infectieuses de Marseille, qui a présenté la chloroquine pour soigner les patients atteints du coronavirus, à la suite d'une étude menée par l'IHU Méditerranée-Infection en 2020. Diverses prises de position ont alors alimenté les contenus médiatiques. Or, le contexte de pleine pandémie change la perspective de ce qui est normal ou ne l’est pas (Seeger et Sellnow, 2016). Ainsi, le doute mène à des débats, controverses, polémiques. Cela conduit à une perte de sens et de confiance. Dans la suite de ce texte, nous utilisons les termes de débat et de polémique. Il y a bien eu en effet des débats scientifiques, au sens d’« échanges de confrontation », tels que définis par Charaudeau (2017), et ces débats ont été publicisés par les médias. Pour ce qui concerne les contenus médiatiques portant sur la chloroquine, nous utilisons le terme de « polémique », plutôt que celui de « controverse », pour insister sur le caractère d’affrontement qui a marqué les discours médiatiques pendant la période étudiée. Dans le dictionnaire de l’Académie française, une controverse est définie comme un « débat argumenté et suivi sur un fait, une opinion, une question », alors qu’une polémique est « une querelle, dispute qui s’élève sur des questions de théologie, de politique, de littérature, etc., donnant lieu à des échanges publics suivis, à la publication d’écrits » (Académie française, 2019). Charaudeau (2017) va plus loin pour ce qui concerne la définition d’une polémique, puisqu’il considère qu’une polémique est une attitude qui bloque l’argumentation. Si nous considérons les articles sur la chloroquine dans les médias, il y a eu des éléments relevant de la controverse dans des articles qui ont repris des arguments développés par des scientifiques, mais les discours médiatiques sont allés bien au-delà d’une controverse scientifique, au sens de l’Académie française, comme au sens défini par Charaudeau (2017) d’« échange contradictoire argumenté ». Au-delà d’une controverse propre à des milieux scientifiques et fondée sur des argumentations, se sont développés des discours dans les médias relevant d’une polémique avec des aspects agressifs et non centrés sur des arguments scientifiques. Nous reprendrons donc le terme de polémique, dans un sens moins restreint que celui indiqué par Charaudeau et par rapprochement avec le sens défini par l’Académie française qui repose sur l’idée de « querelle » incluant un ton parfois violent, mais aussi pouvant correspondre à un mélange d’argumentation et d’aspects non argumentés. Il faut noter qu’un contenu médiatique peut intégrer simultanément les trois dimensions de controverse, débat et polémique. Par exemple, un contenu peut s’appuyer sur une controverse scientifique, s’élargir en débat social et finir par la polémique. Bien entendu, notre objet n’a pas été de mesurer les degrés respectifs de chacune des composantes (débat/controverse/polémique). En revanche, ce qui relève de la polémique agressive, inutile pour le débat de fond, est un problème dans le domaine de la publicisation des débats scientifiques. Dans le contexte d’une pandémie de grande ampleur, comprendre les caractéristiques de la publicisation des débats est un enjeu majeur. En effet, la publicisation a un impact sur la maîtrise plus ou moins grande, plus ou moins rapide, de la pandémie. Notre objectif est donc d’étudier des contenus médiatiques pour comprendre la manière dont les médias ont publicisé les débats.

Cette thématique soulève des questions tant théoriques que méthodologiques. Nous nous appuierons sur les réflexions des SIC, notamment à partir des avancées sur la notion de publicisation. Différentes propositions seront faites à l’issue du présent article. Nous développerons des mesures quantitatives sur la base de premières analyses qualitatives. Il s’agit d’un exercice exploratoire, défrichant le domaine, en vue d’une écologie des médias, comme domaine possible des SIC.

1.2 Analyse d’« un fait médiatique total » : la polémique sur la chloroquine

Une polémique s’est déroulée entre février et juin 2020 dans les médias, dont la presse en ligne, sur la chloroquine et le professeur Raoult. Cette polémique est un cas d’étude particulièrement intéressant. L’objet de la recherche porte plus précisément sur des contenus diffusés en ligne par de grands journaux francophones dits « de référence ». Par souci de simplification, nous utilisons le plus souvent dans notre texte, et notamment dans le titre de notre recherche, le terme de chloroquine pour désigner plusieurs termes que l’on trouve dans les médias et que nous décrirons plus loin dans la présentation de la méthodologie.

L’analyse des contenus médiatiques se justifie d’abord par l’importance du traitement médiatique lors de la crise de la COVID-19 au premier semestre 2020. Le traitement médiatique de la crise de la COVID-19 entre février et juin 2020 est un « fait médiatique total », pour reprendre l’expression utilisée par Metzger à propos du traitement de la crise du chikungunya à La Réunion en 2005-2006, expression qui s’inspirait elle-même de la formule « fait social total » de Marcel Mauss (Metzger et al., 2009, p. 37 et 39). En effet, le traitement médiatique a été exceptionnel par sa durée, son intensité et il a concerné tous les médias, avec un flux continu non seulement d’informations scientifiques, mais aussi de prises de position diverses et de rumeurs. L’actualité médiatique a été polarisée sur la COVID-19, comme le montre, par exemple, une étude de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en France : le temps d’antenne consacré au coronavirus et à ses conséquences représentait, du 23 au 29 mars 2020, une part de 79,6 %, soit une durée cumulée moyenne de 14 heures 20 minutes d’antenne par jour, sur une durée totale de 18 heures d’antenne mesurée (Bayet et Hervé, 2020). Tous les médias sont concernés. Le volume de recherches consacrées au coronavirus sur Google, le volume des articles publiés en ligne, les mentions du coronavirus sur Twitter, etc. ont connu un essor exceptionnel entre le début de février et la mi-mars 2020 (EPFL/Le Temps, 2020). En Suisse, les articles sur le coronavirus ont même largement précédé le premier cas confirmé de la COVID-19, signalé le 25 février. Le battage médiatique (media hype, voir Vasterman, 2018) s’est accompagné, évidemment, de fausses informations. Dans le contexte particulier de la COVID-19, comme l’a rappelé Hélène Romeyer dans un interview, « [t]out est donc réuni pour favoriser la désinformation et les rumeurs : on ne maîtrise pas le virus, on ne le comprend pas complètement, il vient d'un pays qui n'est pas transparent et l’usage des réseaux sociaux est très développé » (Quinton, 2020). Dès lors, les médias dits « de référence » ont un rôle d’autant plus important pour trouver l’information fiable, la traiter, la diffuser. L’expression « médias de référence » (par souci de simplification, nous écrirons par la suite médias de référence sans guillemets) est utilisée depuis longtemps, notamment par des historiens, pour désigner surtout la presse de référence (en anglais, il est question de newspapers of record), c’est-à-dire des journaux « ayant la réputation de porter une attention constante à l'exactitude et la profondeur dans la couverture des nouvelles locales et internationales[1] » (Martin et Hansen, 1998, p. 6).

Pour approfondir les caractéristiques de la publicisation de cette polémique, nous proposons un exercice en comparant les articles de quatre journaux francophones de référence : Le Monde (en ligne : lemonde.fr), Le Figaro (lefigaro.fr), Le Temps (letemps.ch) et La Tribune de Genève (tdg.ch). L’application porte donc sur les débats à propos de la chloroquine dans les quatre journaux indiqués pendant la crise de la COVID-19 au premier semestre 2020, sans prétendre couvrir l’ensemble de la publicisation dans le contexte de la pandémie. Diverses pratiques communicationnelles se sont développées dans la période considérée, notamment de la part d’acteurs du domaine de la recherche. Par exemple, le professeur Raoult et l’IHU Méditerranée-Infection qu’il dirige à Marseille ont largement publié en ligne des vidéos et des tweets. Ces pratiques communicationnelles ne sont pas étudiées ici. Notre recherche empirique se concentre sur les contenus d’articles dans des journaux en ligne, ceux ayant traité des questions portant sur la chloroquine ou ayant cité le professeur Raoult.

1.3 Problématique et hypothèse : de l’importance d’une production d’informations de qualité

Notre problématique consiste donc à analyser des médias de référence afin d'observer s'ils ont une contribution indiscutable pour éclairer un débat public de première importance, tel que celui lié à la crise sanitaire du coronavirus. Noam Chomsky a depuis longtemps souligné les problèmes de fabrication de l’information (voir Chomsky et Herman, 2003), mais ses travaux prennent en compte en premier lieu des intérêts économiques et politiques, alors qu’ici nous nous centrons sur le terrain « scientifique » avec une méthodologie originale. Le sujet est d’autant plus intéressant qu’a priori il n’y a pas de dimension éditoriale préconçue (ou idéologique) ni par rapport à la maladie, ni par rapport au traitement. Bien entendu, on pourrait toujours objecter qu’il y a des intérêts divergents qui peuvent créer certaines tensions ou orienter certaines opinions. Cependant, nous ferons l'hypothèse que, face à une nouvelle maladie, les médias de référence ont pour objectif d’éclairer le débat public. Cette hypothèse apparaît d’autant plus raisonnable qu’il est établi, presque dès le début de la pandémie de la COVID-19, qu’il n’y aura pas de remède définitif à court terme. En tout cas, telle a été l’observation lors du premier semestre 2020. La chronologie des principaux événements, entre janvier 2020 et la mi-juin 2020, portant sur le coronavirus et la chloroquine est explicitée dans le tableau 1 de l’annexe.

Indiquons un écueil majeur pour l’exercice que nous proposons. Nous essayons ici d’analyser l’information dans un contexte d’extrême polémique entre les pro- et les anti- chloroquine/Raoult, et de très fortes incertitudes quant aux traitements possibles tout au long de la période étudiée. Les médias ont pu « naviguer » entre différentes informations scientifiques contradictoires et différentes prises de position d’acteurs. L’exercice que nous proposons ne vise nullement à un jugement sur les informations scientifiques, ni sur les opinions des acteurs cités par les médias. Et encore moins à nous situer dans un des camps. Nous cherchons à analyser dans quelle mesure l’information fournie par les médias étudiés satisfait notre hypothèse selon laquelle les médias de référence ont pour objectif d’éclairer le débat public, ce qui nous conduit à proposer une analyse de la qualité de l’information. Nous reviendrons sur la question de la qualité de l’information, d’une part quand nous présenterons des travaux reconnus sur le sujet (dans la section 2.2), d’autre part lorsque nous expliciterons la méthodologie qui permet une approche opérationnelle (section 3).

Il nous est apparu d’autant plus important d’étudier des médias de référence qu’il est clair aujourd’hui qu’une profusion d’information circule sur tous les sujets, alimentée notamment par les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux. Or, le mensonge, la rumeur et les infox (fake news) abondent. Plus précisément, prolifèrent diverses formes de « dis-information », « mis-information » et « mal-information », correspondant aux trois types de « désordre de l’information » distingués par Wardle et Derakhshan (2017) : le terme « dis-information » décrit « des informations qui sont fausses et délibérément créées pour nuire à une personne, un groupe social, une organisation ou un pays » ; le terme « mis-information » est utilisé pour « des informations qui sont fausses, mais non créées avec l’intention de causer du tort » ; et le terme « mal-information » définit « des informations qui sont fondées sur la réalité, utilisées pour infliger un préjudice à une personne, une organisation ou un pays[2] » (Wardle et Derakhshan, 2017, p. 20). Un manuel pour l’enseignement et la formation en matière de journalisme publié par l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) reprend les termes de Wardle et Derakhshan avec les traductions suivantes en français : « désinformation », « mésinformation » et « information malveillante » (Ireton et Posetti, 2019, p. 54-55). Face à tous les « désordres de l’information », un consensus existe pour considérer les médias de référence, et en particulier la presse écrite, comme l’un des derniers bastions susceptibles de défendre une information de qualité. Même si le débat peut être infini autour de la qualité de l’information, nous tentons dans le présent travail d’appréhender cette question de l’information diffusée par différents médias de référence. Les résultats sont de toutes les façons critiquables et relatifs. Toutefois, nous espérons faire une avancée dans le sens d’une contribution à l’écologie des médias (Postman, 2000 ; Lum, 2014) : nous proposons des premières mesures permettant d’observer la production d’information. Nous essayons de voir si l’information répond à certains principes éthiques, déontologiques. Rappelons qu’il est essentiel pour la démocratie de pouvoir compter sur des médias de référence de qualité. Si ces derniers appliquent avec rigueur les principes éthiques et déontologiques, les débats peuvent être fructueux pour l’ensemble de la société. Analyser la qualité de l’information produite par les médias de référence est donc très important. Peut-être plus encore que de chercher la multitude de « désinformations », « mésinformations » et « informations malveillantes ». En effet, si les médias de référence imposent leur qualité de l’information, alors les diverses mauvaises informations seront immédiatement décrédibilisées par la production de ces médias de référence. En revanche, si les médias de référence diffusent une information dont la qualité est éminemment discutable, alors le monde de l’« infobésité » et de l’« infodémie » (Zbienen, 2020) prend de l’ampleur. L’ensemble de la société est menacé, quel que soit le sujet, par une éventuelle baisse ou insuffisance de la qualité de l’information.

Aujourd'hui, plus que jamais, nous avons besoin d'un journalisme fiable, reposant sur les normes de l’éthique professionnelle, pour tenir le public informé et pour examiner les mesures prises en réponse à la menace sanitaire mondiale. Nous avons besoin d’informations précises, y compris de recherches approfondies par des journalistes scientifiques, pour contrer les rumeurs et la désinformation qui pourraient conduire à la panique (Conseil de l’Europe, 2020).

2. Fondements théoriques

Dans cette recherche, nous nous concentrons sur la manière dont les médias ont présenté les débats autour de la chloroquine et du professeur Raoult. Le cadre théorique général de notre approche est celui de la publicisation scientifique par les médias dans un contexte de crise sanitaire (section 2.1). Dans ce contexte, l’écologie des médias est une base qui nous paraît essentielle pour réfléchir aux aspects éthiques et déontologiques de la production médiatique. La vérité serait-elle menacée, en état de « suicide » ? (section 2.2)

2.1. Publicisation scientifique, médias et crise sanitaire

De multiples analyses ont été faites sur le concept d’espace public et le rôle des médias dans cet espace public (Lits, 2014). Habermas lui-même a évolué dans son analyse, notamment pour ce qui concerne les médias de masse (Habermas, 1978, 1992). Dans le domaine scientifique, le terme de publicisation a été utilisé de diverses manières dans des approches théoriques et appliquées : « La notion de publicisation se situe à la fois entre le domaine des pratiques communicationnelles observables empiriquement […] et le domaine des théories propres à l’objet espace public » (Bodin, 2013, p. 73). Trois modèles successifs de publicisation scientifique sont présentés par Bodin (2013), que nous synthétisons ici :

Le premier modèle [la vulgarisation] […] voit une pratique communicationnelle instaurant un rapport pédagogique informel […] selon une posture magistrale entre acteurs scientifiques et acteurs « profanes ». Le second modèle […] apparaît à partir des années 1970 […] repose bien plutôt sur un processus de co-construction des savoirs mis au service de la transmission des connaissances […]. Enfin, un troisième modèle de publicisation des sciences se développe institutionnellement à partir des années 1990 en France. Nous observons ainsi l’émergence et le rapide développement de dispositifs dialogiques (modèle que l’on peut rattacher aux dispositifs dits de « démocratie participative » et/ou de « démocratie délibérative », et en certains cas à ceux de « démocratie directe ») visant, toujours en théorie, à une mise en discussion publique de thématiques et préoccupations portant sur les sujets scientifiques entre une pluralité d’acteurs sociaux, et visant à produire une décision, sinon une concertation, engendrant des effets politiques. (Bodin, 2013, p. 13)

Les trois modèles de publicisation scientifique qui coexistent aujourd’hui se sont accompagnés de profonds changements des pratiques. Le journalisme scientifique dans les médias traditionnels a été affecté par la diminution des contenus scientifiques dans ceux-ci et l’essor d’autres sources en ligne (Brossard et Scheufele, 2013). En outre, les pratiques du journalisme en ligne sont spécifiques.

Pour ce qui concerne la santé, les relations qu’entretient le secteur de la santé avec le champ des médias sont complexes :

Le processus à l’œuvre est triple : la communication et les modalités de sa mise en œuvre bousculent la médiatisation traditionnelle des questions de santé ; inversement, la médiatisation de la santé provoque des ajustements de la communication par l’élargissement des thématiques et des acteurs ; et la prégnance médiatique et communicationnelle des questions de santé en fait la cible de multiples stratégies. (Pailliart et Romeyer, 2012, p. 13)

La crise sanitaire de la COVID-19 renforce cette complexité. Tous les manuels de communication de crise insistent en effet sur le rôle des médias qui peuvent amplifier la crise ou au contraire contribuer à sa résolution, rendre populaire ou décrédibiliser certains décideurs (voir, par exemple, Libaert, 2018 ; Coombs, 2013). Avant la pandémie de la COVID-19, plusieurs crises sanitaires avaient d’ailleurs mis en évidence l’importance des médias (voir, par exemple, Emmanuelli et al., 2008 ; Lee et Basnyat, 2013 ; Metzger et al., 2009). Dans le cadre de la crise liée à la pandémie de la COVID-19, les réseaux sociaux ont tenu une place considérable, avec des phénomènes qui ont conduit le Directeur général de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) à utiliser le terme d’« infodémie » (Zbienen, 2020) : « […] nous ne combattons pas seulement une épidémie ; nous luttons aussi contre une infodémie » (Tedros, 2020).

Dans ce contexte, le rôle des médias de référence, assurant une information de qualité, est plus que jamais essentiel pour le débat public. Mais, bien évidemment, la crise rend plus difficile le travail journalistique. Les médias traditionnels, et surtout la presse quotidienne, qui était déjà dans une situation économique préoccupante, sont face à des contraintes lourdes, alors même que le public est avide d’information. La collecte et le tri des informations sont compliqués, compte tenu des incertitudes multiples et des prises de position contrastées des « experts ». En outre, lors de la crise de la COVID-19, la plupart des journalistes ont dû travailler à distance. D’une manière générale, les médias ont modifié leurs priorités éditoriales pour tenir compte des besoins en information sur le coronavirus. Ainsi, plusieurs éditeurs de journaux ont rendu leurs contenus en ligne sur le coronavirus accessibles gratuitement. C’est le cas des journaux Le Monde (lemonde.fr), Le Figaro (lefigaro.fr) et Le Temps (letemps.ch) ; pour La Tribune de Genève (tdg.ch), tous les articles en ligne étaient gratuits pendant 14 jours. Dans le cas du journal Le Monde, cette politique semble avoir eu des effets, puisque les abonnements se sont accrus : « Jamais, au cours de ses soixante-quinze ans d’existence, Le Monde n’avait compté autant d’abonnés : nettement plus de 400 000 en cumulant papier et numérique, plus de 300 000 désormais — seuil franchi en mai — sur le seul numérique. » (Fenoglio et Dreyfus, 2020) Cependant, la crise de la COVID-19 a renforcé les difficultés économiques de nombreux médias, notamment en raison de la forte et brutale baisse de recettes publicitaires. C’est dans ce contexte économique difficile que les médias traditionnels ont assuré l’information sur le coronavirus.

Ajoutons que le processus de publicisation a même attiré l’attention sur les médias traditionnels, notamment les journaux dits de référence, en tant que participants aux débats et non seulement en tant qu’intermédiaires pour diffuser l’information. En effet, lors de la crise sanitaire liée à la pandémie de la COVID-19, au-delà des critiques faites envers les contenus sur des médias sociaux, certains médias dits de référence ont été l’objet de critiques. De plus, en France, la confiance des usagers dans l’information fournie par les médias traditionnels est habituellement limitée, et cela s’est confirmé pendant la crise de la COVID-19 : d’après un sondage Yougov pour Le HuffPost réalisé du 11 au 12 juin 2020, 54 % des Français interrogés ne faisaient pas vraiment ou pas du tout confiance aux médias pour les informer sur la crise de la COVID-19 (Wessbecher et Vaillant, 2020). A contrario, en Suisse, la confiance dans les médias traditionnels suisses est habituellement assez élevée et elle se serait même accrue pendant la crise de la COVID-19 : selon 87 % des experts en communication et médias interrogés dans une enquête menée du 3 au 19 avril 2020 par l’Institut Publicom, la confiance aurait augmentée pour les journaux suisses payants[3] (Marchand, 2020).

2.2 Écologie des médias, déontologie journalistique : le « suicide » de la vérité ?

L’écologie des médias, dont Postman est considéré comme l’un des fondateurs, est un domaine qui nous paraît fécond pour réfléchir aux caractéristiques de la publicisation. Postman définit quatre questions qui sont, selon lui, essentielles pour comprendre les médias :

Dans quelle mesure un medium contribue-t-il aux usages et au développement de la pensée rationnelle ? […] au développement de processus démocratiques ? […] Dans quelle mesure de nouveaux médias donnent-ils un plus grand accès à de l’information signifiante ? […] accroissent-ils ou diminuent-ils notre sens moral, notre capacité à faire le bien[4] ? (Postman, 2000, p. 13-15)

Pour la troisième question, Postman précise aussi que « la question de savoir ce qui est une information signifiante ou utile n’a pas été beaucoup discutée[5] » (Postman, 2000, p. 14). Dans le contexte actuel, dans ce que nous pouvons appeler des « pollutions informationnelles », il est fondamental de s’interroger sur la qualité de l’information et l’éthique de la production d’information. Dans une perspective normative, et du point de vue théorique, la qualité de l’information journalistique fait souvent référence, principalement dans des travaux anglo-saxons, aux fonctions des médias dans les sociétés démocratiques actuelles (McQuail, 1992). Les recherches empiriques déterminent ensuite des critères opérationnels. Par exemple, en partant des trois fonctions des médias, soit les fonctions d’intégration, de surveillance et de mise en relation, l’étude d’Eisenegger et al. (2018) considère quatre dimensions définissant la qualité des contenus médiatiques : la pertinence, la diversité, le professionnalisme et la contextualisation. À partir d’un bilan de la littérature sur le sujet, Urban et Schweiger (2014) présentent six dimensions de la qualité : la diversité, la pertinence, l’exactitude (accuracy), le caractère compréhensible, l’impartialité et le respect des normes éthiques. Dans une approche différente, nous avons fait de premières propositions pour mesurer la qualité perçue de l’information en mettant en évidence empiriquement quatre familles de critères qui se sont avérés correspondre très étroitement aux critères constituant l’agir communicationnel d’Habermas (1984, 1987), c’est-à-dire l’intelligibilité, la vérité, la sincérité ou véracité, et la justesse ou le caractère approprié (Badillo et al., 2010). Dans le présent travail, nous proposons des premières mesures, bien sûr critiquables, mais visant à contribuer à la réflexion, pour observer la production d’information par des médias de référence. Nous souhaitons indiquer succinctement ici la base éthique de notre approche. Nous nous référons notamment à Kant (2004), Aristote (2004), Ricoeur (2005), Lévinas (2007) (pour une présentation approfondie, voir Badillo, 2009).

Les approches éthiques inspirent les codes déontologiques définis par les journalistes. Certes, les pratiques journalistiques peuvent se référer à d’autres éléments que les codes déontologiques et a fortiori que les théories éthiques. Cependant, les codes et chartes sont une base essentielle pour le travail journalistique dans les médias de référence. La Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, qui a été adoptée en 1971 à Munich, réunit l’ensemble des syndicats de journalistes au niveau européen (FEJ, 1971). En France, la dernière version de la charte de déontologie est la Charte d’éthique professionnelle des journalistes , adoptée en 2011 par le Syndicat national des journalistes (SNJ) ; elle précise notamment : « Le journalisme consiste à rechercher, vérifier, situer dans son contexte, hiérarchiser, mettre en forme, commenter et publier une information de qualité. » (SNJ, 2011) En Suisse, la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste est complétée par des Directives (Conseil Suisse de la Presse, 2008). Le 12 juin 2019 a été adoptée la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019) qui « précise les lignes de conduite des journalistes dans la recherche, la mise en forme, la transmission, la diffusion et le commentaire des nouvelles et de l’information, et dans la description des événements, sur quelque support que ce soit » (FIJ, 2019). Bien que les textes insistent tous sur les devoirs des journalistes, il existe des différences. Concernant la Charte d’éthique mondiale des journalistes, Jean-Luc Martin-Lagardette écrit :

Désormais, selon le nouveau code déontologique mondial de la profession, le « devoir primordial » du journaliste n’est plus de « respecter la vérité et le droit que le public a de la connaître », mais de « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître ». […] Pour moi, cette modification sonne comme une abdication et un suicide. (Martin-Lagardette, 2020, p. D15)

On notera que « respecter la vérité » est le premier devoir du journaliste dans la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes de Munich (1971) et que le premier devoir indiqué dans la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste suisse est « la recherche de la vérité » qui est « au fondement de l’acte d’informer » (Directive 1.1), alors que le terme de « vérité » n’apparaît pas dans la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (2011) qui est en vigueur en France. D’autres termes sont utilisés dans le texte français : « l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité ». Sans aucun doute, les cultures journalistiques, notamment la plus ou moins grande place du journalisme dit d’opinion, influencent-elles l’élaboration des codes journalistiques. Les débats sur la question de la recherche de « vérité » sont loin d’être clos. L’article critique de Martin-Lagardette (2020) sur le texte de la Fédération internationale des journalistes insiste sur l’attente du public en matière de vérité et propose de conserver le terme de vérité comme concept régulateur :

[A]fficher, au nom de la recherche de la vérité, une politique rigoureuse et transparente d’accueil formel des critiques, de rectification exhaustive des erreurs et de veille sur les fautes déontologiques (y compris par des tiers, des médiateurs indépendants), serait un bon moyen pour la profession de se démarquer visiblement du reste des « informateurs ». (Martin-Lagardette, 2020, p. D20)

Lors de notre exercice appliqué, nous nous réfèrerons donc au cadre général de l’écologie des médias et aux codes déontologiques de façon plus pratique. En outre, il faut noter que les théories du biais médiatique et du cadrage sont intéressantes et cohérentes avec une approche en termes d’écologie des médias. D’un point de vue méthodologique, elles nous ont permis de préciser certains critères afin d’analyser la qualité de l’information. Nous indiquons dans la partie 3 les racines théoriques de ces derniers.

3. Terrain et méthodologie

Le processus de publicisation qui a eu lieu lors de la crise du coronavirus au premier semestre 2020 a été marqué par des débats multiples, auxquels ont participé certains professionnels de santé, des hommes politiques, mais aussi certains journalistes et intellectuels. Pour ce qui concerne l’utilisation de la chloroquine, les vidéos sur YouTube du professeur Raoult ont attiré l’attention publique dès fin février 2020 et surtout à partir de la mi-mars 2020. La chloroquine et Didier Raoult deviennent en effet l’un des principaux sujets médiatiques en France après la publication le 16 mars 2020 d’une vidéo de Didier Raoult sur la chaîne YouTube de l’IHU Méditerranée-Infection, suivie d’une prépublication le 20 mars des premiers résultats d’un traitement fondé sur l’utilisation de l’hydroxychloroquine. Bayet et Hervé (2020) soulignent notamment : « Sur la semaine du 23 au 29 mars, BFMTV n’a pas hésité à prononcer "chloroquine" jusqu'à 35 fois par heure ». Différents acteurs sont alors entrés en concurrence pour publiciser leur position et leurs arguments.

Notre recherche empirique porte sur des contenus de médias dans le cadre du processus de publicisation lors de la crise de la COVID-19. Nous n’étudierons pas les stratégies des acteurs, ni la dynamique de construction et de réception des contenus médiatiques. Nous cherchons à déterminer si les contenus médiatiques de certains médias dits de référence autour de la chloroquine et du professeur Raoult offrent aux individus une information fiable sur le sujet en s’appuyant sur des critères considérés comme fondamentaux en termes de déontologie journalistique. Le corpus est décrit ci-après, puis la méthodologie sera explicitée.

3.1 Le corpus

Nous avons analysé quatre journaux : deux journaux français (Le Monde et Le Figaro), ainsi que deux journaux francophones suisses (La Tribune de Genève et Le Temps). Nous nous sommes intéressés plus spécifiquement aux articles publiés en ligne sur les sites Web lemonde.fr, lefigaro.fr, letemps.ch et tdg.ch. L’utilisation d’un corpus d’articles en ligne se justifie par le fait qu’Internet est devenu le premier moyen d’information dans les pays concernés par notre étude. Un sondage en ligne a été mené en 2019 auprès de 1 200 français concernant le moyen d’information qu’ils utilisent le plus pour s’informer sur l’actualité : 64 % des personnes interrogées ont répondu Internet (Moyou, 2019). Les journaux choisis sont des journaux de référence dans les deux pays concernés. Même si certains médias gratuits en ligne peuvent être évidemment davantage utilisés, nous avons choisi des médias considérés comme des médias de qualité. On peut noter que l’étude d’Eisenegger et al. (2018) réalisée par des chercheurs des universités de Fribourg et de Zurich sur la qualité des principaux médias suisses a classé letemps.ch en seconde position parmi les quotidiens suisses en ligne (Eisenegger et al., 2018 ; La Tribune de Genève n’a pas été étudiée ; voir aussi les travaux du Forschungsinstitut Öffentlichkeit und Gesellschaft (Fög) sur les médias suisses [Eisenegger, 2019]). En 2018, lemonde.fr se classait en deuxième position et lefigaro.fr en cinquième position des médias d'information les plus utilisés par les Français (Gaudiaut, 2018). En Suisse romande, les sites Web des deux journaux choisis sont les plus importants médias payants d’information en ligne. L’entreprise éditrice du journal Le Temps est la propriété à 92,5 % de Ringier Axel Springer Suisse, deuxième plus grand groupe de presse suisse et la Tribune de Genève appartient à Tamedia qui fait partie de TX Group, premier groupe de presse suisse.

Du point de vue méthodologique, nous avons collecté les articles dont le contenu porte sur la chloroquine ou le professeur Didier Raoult. Plus précisément, nous avons collecté tous les articles dans lesquels les termes « chloroquine », « hydroxychloroquine », « plaquenil » et « Raoult » apparaissaient. Donnons quelques explications sur le choix de ces termes. Du point de vue des débats scientifiques, seuls les termes « hydroxychloroquine » ou « plaquenil » auraient dû apparaître dans les médias en relation avec le coronavirus. Cependant, les médias ont aussi utilisé largement le terme de chloroquine, y compris lorsque cela n’avait rien à voir avec un traitement en santé, ce qui pose d’ailleurs des questions sur la déontologie journalistique. Une illustration du problème peut être donnée avec certains titres d’articles portant sur un mort aux États-Unis ; lefigaro.fr titre le 24 mars 2020 : « Un Américain meurt après avoir ingéré un produit à base de chloroquine », et ce n’est qu’en lisant l’article que l’on comprend qu’il s’agit d’un produit pour poissons d’aquarium. Quant au journal lemonde.fr, il titre le 27 mars : « La surdose mortelle à la chloroquine, expliquée en sept questions » pour expliquer qu’il s’agit d’un danger de l’automédication. Il a été nécessaire de prendre en compte les trois termes que les médias ont utilisés à propos de la chloroquine pour décrypter correctement les contenus médiatiques. Nous avons aussi retenu le terme « Raoult » dans la collecte du corpus, car le professeur Raoult a été au cœur de la polémique sur l’utilisation de la chloroquine pour traiter les malades du coronavirus. Les journaux francophones ont ainsi consacré beaucoup d’articles non seulement à la chloroquine, mais aussi au professeur Raoult. Le processus de publicisation a été bien au-delà d’une présentation de faits et d’arguments scientifiques, puisqu’il a inclus des aspects émotionnels et des aspects de personnalisation, pouvant aller jusqu’à des contenus médiatiques du type de ceux qui concernent des célébrités. Ainsi, une première observation du processus de publicisation conduit à se questionner sur la qualité de l’information qui a été publicisée par les médias.

L’analyse porte sur la période du 1er février au 13 juin 2020 ; avant le 1er février, seuls quelques rares articles concernaient le coronavirus en Chine, mais aucun débat n’était encore apparu en France ou en Suisse sur la chloroquine ; il serait par ailleurs possible de poursuivre la recherche sur des articles au-delà du 13 juin, mais la période choisie couvre bien les principaux débats sur la chloroquine et le professeur Raoult, notamment pendant le pic de la crise du premier semestre 2020 : le nombre de morts en 24 heures a atteint un pic en Suisse le 3 avril (158 morts) et en France le 15 avril (1438 morts). Il y a eu notamment deux sous-périodes de débats intenses : l’une à la fin mars ou au début avril 2020 correspondant aux débats suite à des vidéos du professeur Raoult, mais aussi suite à une intervention du Président américain, Donald Trump, en faveur de l’hydroxychloroquine (point de presse du 19 mars et tweet du 21 mars) ; et l’autre à la fin mai début juin 2020, suite à une publication le 22 mai d’un article dans la revue The Lancet, suivie de critiques, puis de sa rétractation le 4 juin. La période choisie est d’autant plus pertinente que prévaut alors une incertitude totale quant à l’efficacité de la chloroquine : les interrogations sont récurrentes et les résultats « scientifiques » sont aussitôt contestés, comme l’article du Lancet dont on a cru un moment qu’il mettait un point final aux débats… La collecte de données a nécessité de recouper différentes sources. Nous avons procédé à la collecte d’articles relatifs à notre thématique grâce à l’outil de veille Mention, qu’il a fallu compléter par l’utilisation de la base de données Nexis et des archives en ligne des journaux concernés. Nous ne prétendons pas avoir un corpus parfaitement exhaustif, car la collecte d’articles a pu éventuellement ignorer certains articles ; cependant, le corpus est large et significatif : 142 articles ont été collectés dans lemonde.fr, 185 dans lefigaro.fr, 67 dans letemps.ch et 64 dans tdg.ch.

3.2 La méthodologie

Notre objectif étant de proposer une première approche pour examiner dans quelle mesure l’information diffusée est de qualité, au sens du respect de grands principes de la déontologie journalistique, nous avons d’abord défini des critères pour catégoriser les articles, puis nous avons procédé à une analyse du contenu de chaque article à partir des différents critères, avant de comparer les résultats obtenus pour les quatre journaux sur l’ensemble de la période.

Détails méthodologiques

Tout d’abord, une distinction a été faite pour tenir compte des contenus des articles : en effet, il est apparu que certains articles avaient des contenus extrêmement diversifiés sur la pandémie de coronavirus, les thématiques relatives à la chloroquine ou au professeur Raoult n’étaient mentionnées que très succinctement ; il s’agissait d’une phrase ou d’un petit paragraphe. D’autres articles étaient centrés sur le thème de la chloroquine ou du professeur Raoult. Nous avons donc distingué ces deux types d’articles : articles avec une simple mention et articles centrés sur la thématique choisie. Cette distinction est utile pour l’analyse, car il est clair qu’une simple mention au milieu d’un article abordant différents sujets développe peu d’arguments et n’est pas perçu de la même manière pour les lecteur qu'un article centré sur la thématique choisie.

Notre étude consiste alors à analyser les articles qui sont centrés sur le sujet. Dans cette perspective, nous avons introduit trois critères.

  • Le premier critère sera défini comme étant celui de « sélection ». Nous nous sommes notamment inspirés des travaux sur les biais des médias (voir, par exemple, Garz et al., 2020), et plus précisément, pour ce critère, sur le biais de sélection. Dans la littérature sur les biais médiatiques, le biais de sélection correspond au fait que les médias sélectionnent certains événements ou sujets et en ignorent d’autres. Notre critère sera plus précis, car tous les articles sont centrés sur la chloroquine ou Raoult. Explicitons le critère. Le journal choisit un sujet, le propose dans la mise à l'agenda (agenda setting) du lecteur. Nous évaluons cette sélection avec une échelle qui va de -3 à +3. Nous attribuons une note égale à +3 dès lors que le sujet nous paraît bien sélectionné, d’un point de vue scientifique, pour éclairer le débat autour de la chloroquine, éventuellement en liaison avec les prises de position du professeur Raoult. Prenons un exemple : lorsque l’étude du Lancet est publié, il nous paraît incontestable que le journal indique les résultats de cette étude, même si, par la suite, cette étude a été contestée. Au contraire, nous attribuons la note de -3 à un article ayant sélectionné un sujet très loin du débat scientifique, voire affaiblissant le débat scientifique ; c’est, par exemple, le cas d’un article intitulé « De "Yorarien" à "Yakekchose" : Didier Raoult, figure des forums de jeuxvideo.com ». Bien évidemment, nous ne discutons pas le fait que le journal puisse choisir de publier un tel article, qui a eu sans aucun doute des lecteurs, mais nous considérons que sa dimension scientifique est réduite, et, de surcroît, qu’un tel article ne contribue pas à éclairer le débat scientifique en présentant le virologue sous une forme ironique.

  • Le deuxième critère porte sur le cadrage appliqué pour décrire des faits ou des points de vue et les contextualiser. Quel que soit le sujet traité, un article journalistique peut, en effet, traiter de ce sujet sous différents angles et mettre l’accent sur différents aspects, ce cadrage pouvant influencer la façon dont la question est perçue par le public. Il existe dans la littérature académique différentes définitions du cadrage (framing) et différentes propositions pour rendre opérationnelles ces définitions (voir notamment Matthes 2009 ; de Vreese et Lecheler, 2016). Explicitons notre approche spécifique. L’échelle d’évaluation de notre critère concernant le cadrage se situe entre -3 à +3. Le score de +3 correspond à un cadre adéquat. Cela signifie que l’article respecte différents principes de la déontologie journalistique, notamment l’équité et la distinction entre les faits et les opinions. Sont ainsi prises en compte des bases déontologiques fondamentales dont fait écho, par exemple, le guide de la qualité de l’information proposé par le groupe Tamedia :

Les textes d’information sont équilibrés et équitables. […] Les faits et leur évaluation doivent être strictement séparés dans le journalisme indépendant. Cette règle empruntée au journalisme anglo-saxon s’applique rigoureusement au journalisme d’information (Supino et Strehle, 2017).

Lorsque nous donnons une note égale à +3, pour le cadrage, cela indique que l’article vise à proposer un éclairage avec des informations scientifiques. Au contraire, la note de -3 illustre un cadre contestable pour des raisons de non équité, ou encore pour le mélange des faits et des opinions, avec, par exemple, des amalgames. L’amalgame est donc évalué négativement. En ce sens, les références à Trump ou à Bolsonaro dans un article qui est censé traiter une question scientifique ne nous paraissent pas pertinentes. Le fait d’insister sur Raoult comme un « druide marseillais », notamment, n’est pas non plus, nous semble-t-il, un élément du débat scientifique. Des adjectifs ou expressions qui sont utilisés par un journaliste et qui distillent une information « subjective », qu’elle soit négative ou positive, indépendamment de critères scientifiques, seront considérés comme contribuant à un cadre contestable. Bien sûr, cela sera nuancé si l’article est simplement un interview (l’interviewé utilisant certaines expressions montrant son point de vue) ou un article clairement indiqué comme un article d’opinion. Nous considérons aussi que le cadre est contestable si l’article présente la chloroquine comme étant un médicament d’une extrême toxicité, sans aucune nuance ou commentaire. Certes, cela peut toujours être discuté, mais un tel cadre occulte des éléments importants. En effet, une étude de Lane et al. (2020) effectuée sur des patients ayant de la polyarthrite rhumatoïde (près de deux millions de personnes, dont près d’un million utilisant l’hydroxychloroquine seule) montre, dès avril 2020, l’absence de risque accru de l’hydroxychloroquine dans le court terme. En revanche, l’association avec l’azithromycine présente un risque accru, mais ce problème est prévenu par la procédure de traitement préconisée par le professeur Raoult ; cette procédure inclut une expertise et un suivi par des cardiologues, et a été mise en ligne le 1er avril 2020 sur le site de l’IHU Méditerranée-Infection.

En outre, nous avons pris en compte le contexte Web de chaque article en ligne, c’est-à-dire les éventuelles insertions au sein de l’article (lien Web, photo, vidéo), insertions qui peuvent avoir un effet sur le lecteur lorsqu’elles s’éloignent d’arguments scientifiques.

  • Le troisième critère concerne la « tonalité » : l’article peut être favorable, neutre ou défavorable vis-à-vis de la chloroquine ou de Raoult. Le terme de « tonalité » a été utilisé notamment dans des travaux universitaires menés dans le domaine politique sur le biais de tonalité (voir, par exemple, Eberl, Boomgaarden et Wagner, 2015), parfois appelé aussi biais de déclaration ou de présentation (statement bias). Explicitons notre critère. Nous attribuons une note de +1 si l’article apparaît favorable à la chloroquine ou à Raoult en le lisant, une note égale à -1 si l’article apparaît défavorable, et une note égale à 0 s’il est impossible au lecteur de dire dans quelle mesure quelle tonalité, favorable ou défavorable, domine. Même si les arguments présentés peuvent être divers, c’est la dominante en termes de tonalité qui sera retenue. à ce stade, au-delà des deux critères de sélection et de cadrage, c’est la tonalité dominante qui est évaluée. La tonalité peut s’appliquer à un article dans lequel les aspects relationnels sont plus développés que les arguments scientifiques : par exemple, il peut y avoir une tonalité favorable, défavorable ou neutre par rapport à Raoult.

Donc, nous avons trois critères différents pour l'évaluation de chaque article. Trois évaluations par article ont été effectuées, chacune de manière indépendante. Pour compléter l’approche méthodologique, les évaluateurs (les auteurs du présent article) ont eu la possibilité d’ajouter, pour chaque article, quelques commentaires d’ordre qualitatif. Ces commentaires ont pu être utiles pour mieux comprendre certaines évaluations d’articles. La confrontation des trois évaluations faites indépendamment a ensuite montré une concordance satisfaisante. Donnons un exemple de correction : deux évaluateurs donnent une tonalité positive, le troisième indique une tonalité négative sur un article consacré à Raoult, parce que certains termes utilisés étaient très spécifiques (« excentrique », « le "ponte" de la Canebière », etc.) ; mais l’ensemble du texte est favorable à Raoult et au traitement par l’hydroxychloroquine ; dans ce cas, les termes utilisés pouvaient être pris en compte dans le critère du cadrage, et non dans le critère de la tonalité. Finalement, pour ce cas de notations non-concordantes, après discussion collective et éventuellement des corrections, a été retenue la notation donnée par deux évaluateurs sur trois. Les résultats de l’analyse menée à partir de ces trois critères sur la période correspondant à la crise de la COVID-19 permettent d’éclairer certains positionnements médiatiques sur la base du corpus examiné.

Bien évidemment, rappelons que la liberté éditoriale est un principe indiscutable dans toute démocratie, mais notre objectif est ici de proposer une première approche de la qualité de l’information. Dans le cadre de la crise sanitaire majeure de la COVID-19, il est crucial que la publicisation des débats scientifiques soit fondée sur une bonne qualité de l’information produite par les médias.

4. Résultats et interprétation

4.1 Principaux résultats

Résultats concernant le journal Le Monde

Dans les graphiques 1 à 3 ci-après figurent les résultats pour les articles en ligne du journal Le Monde. Nous avons retenu 41 articles centrés sur la chloroquine ou Raoult. Pour chaque article, nous avons d’abord fait une évaluation des sujets sélectionnés avec des notes situées entre -3 et +3. Le graphique à barres 1 situé à gauche montre le grand nombre de sujets pour lesquels une note positive a été retenue, ce qui témoigne d’une sélection pertinente, voire très bonne, d’information. Nous avons aussi cumulé les points positifs et négatifs et nous avons établi la proportion respective. Le graphique 1 situé à droite explicite ainsi que, pour Le Monde, selon nos évaluations, les sujets sont pertinents à 81 % et sont « discutables » dans 19 % des cas. Au total, le score de sélection est donc très bon, en ce qui concerne le journal Le Monde.

Figure

Graphiques 1 : sélection des sujets dans lemonde.fr, articles centrés sur la chloroquine ou le Professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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Pour ce qui concerne le critère du cadrage, la situation est inverse : le journal Le Monde, selon nos évaluations, aurait un cadre contestable dans une majorité de cas (Graphiques 2). Rappelons que nous donnons une note élevée positive, égale à 3, lorsque le cadre est adéquat, sans amalgame, etc. Cela n’a rien à voir avec la position favorable ou défavorable de l’article, sur le fond, par rapport à la chloroquine ou au professeur Raoult. En guise d’exemple, nous avons attribué une note de +3 au niveau du cadre, comme au niveau de la sélection, pour un article développant des arguments scientifiques forts émanant d’un grand scientifique, Axel Kahn, explicitant son opposition à la chloroquine. Le calcul effectué de la même façon que précédemment, donne le résultat suivant : le graphique 2 situé à droite montre que le cadre adéquat est minoritaire avec un score de 31 %. Au contraire, daàns une large majorité d’articles se trouvent des amalgames ou des adjectifs et insertions qui distillent une information « subjective » et indépendamment de critères scientifiques. Le cadre est alors, selon nous, « contestable » (et cette appellation est évidemment discutable).

Figure

Graphiques 2 : cadrage dans lemonde.fr, articles centrés sur la chloroquine

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Enfin, nous avons élaboré un graphique qui nous indique la dynamique de la tonalité des articles en ligne du journal Le Monde centrés sur la thématique de la chloroquine ou de Raoult (Graphique 3). Si un article donne une vision favorable à la chloroquine ou à Raoult, nous lui attribuons la note de +1, dans le cas contraire la note de -1 est affectée. Le graphique 3 indique l’évolution de la somme des tonalités. On observe que, jusqu’au 27 mars, la dynamique reste positive, au-dessus de l’axe des abscisses, et, par la suite, quasiment tous les articles ont une tonalité négative. Le lecteur aura noté quelques exceptions pour lesquelles la note de zéro a été attribuée dans la mesure où on a considéré que l’article avait une tonalité qui n’était ni positive ni négative.

Figure

Graphique 3 : dynamique de la somme des tonalités dans lemonde.fr, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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La synthèse suivante peut être faite en ce qui concerne le journal Le Monde :

  • la sélection, le choix des sujets est pertinent ;

  • mais de nombreux articles se font dans un cadre où des informations, souvent extrascientifiques, viennent polluer la qualité de l’information (Raoult complotiste, Raoult et la folie de la chloroquine, amalgame avec Trump ou Bolsonaro…), ce qui décrédibilise d’entrée de jeu l’utilisation de la chloroquine ou le professeur Raoult ;

  • enfin, et corrélativement à ce cadre, les articles sont largement empreints d’une tonalité négative. Ici, nous sommes conduits à préciser notre position : il paraît évident qu’il n’y a eu en aucune façon, sur la période étudiée, démonstration scientifique quant à l’efficacité de la chloroquine, mais il n’apparaît pas non plus, nous semble-t-il, que des études randomisées ou autres aient pu démontrer son inefficacité et sa toxicité grave. Au-delà de la polémique et du cadre contestable quasi systématiquement développé dans Le Monde, nous nous sommes interrogés sur la question de la tonalité, très orientée de façon défavorable, comme nous l’avons vu. Bien évidemment, et nous ne le répéterons jamais assez, nous sommes ici sur le terrain de la définition d’indicateurs de qualité de l’information, dans le cadre d’une approche exploratoire qui se rattache à une écologie des médias. Les recherches sont donc dans leur phase de démarrage. Tout ce qui relève d’une opérationnalité est toujours difficile dans ce domaine. Nous ne doutons aucunement qu’un journaliste du Monde revendiquerait la haute qualité de son journal en soulignant que ce journal a, sans discontinuité, critiqué un traitement non fondé. Relativisme et prudence accompagnent donc nos résultats, même si nous soulignons l’impérieuse nécessité de développer des mesures fiables de la qualité de l’information.

Résultats concernant le journal Le Temps

La méthodologie a été également appliquée au journal Le Temps. La première série d’analyses concerne 21 articles (parfois publiés le même jour) centrés sur les thématiques « chloroquine ou Raoult ». La sélection des articles est validée dans 100 % des cas (graphique 4).

Figure

Graphique 4 : sélection des sujets dans letemps.ch, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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En ce qui concerne le cadre, les résultats sont illustrés dans le graphique 5 ci-après. Le cadre est généralement considéré comme étant adéquat selon nos critères. Contrairement au journal Le Monde qui avait une large majorité de cadres contestables, nous avons ici une situation légèrement en faveur des articles avec un cadrage adéquat.

Figure

Graphiques 5 : cadrage dans letemps.ch, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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La dynamique des tonalités commence à être vraiment négative beaucoup plus tardivement que pour Le Monde : le cumul des tonalités suit une courbe descendante négative à partir de la fin avril (Graphique 6).

Figure

Graphique 6 : dynamique de la somme des tonalités dans letemps.ch, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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En résumé, pour Le Temps, la sélection des sujets est excellente. Les résultats portant sur le cadrage apparaissent plus adéquats que ceux du journal Le Monde. La dynamique des tonalités est moins négative que pour Le Monde.

Résultats concernant le journal La Tribune de Genève

Pour La Tribune de Genève (18 articles centrés, parfois publiés le même jour), la sélection est pertinente à 100 % (Graphique 7) et il en est de même pour le cadrage (à l’exception d’un seul article), ce qui constitue le résultat le plus remarquable (Graphique 8). La dynamique des tonalités est également intéressante à observer tant elle contraste avec les deux journaux précédents. Le cumul reste autour de l’axe des abscisses (Graphique 9).

Figure

Graphique 7 : sélection des sujets dans tdg.ch, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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Figure

Graphique 8 : cadrage dans tdg.ch, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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Figure

Graphique 9 : dynamique de la somme des tonalités dans tdg.ch, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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Résultats concernant le journal Le Figaro

Pour Le Figaro, nous trouvons un titre qui a beaucoup publié sur le sujet : 107 publications sont centrées sur le sujet. La pertinence du choix des sujets est très élevée, compte tenu de ce nombre élevé d’articles (Graphiques 10). Pour le cadrage, nous constatons que nous sommes proches de 50 % (Graphiques 11). Enfin, la dynamique des tonalités montre une dynamique favorable pendant une longue période avant que cette dynamique ne s’écroule à partir du début mai (Graphique 12).

Figure

Graphiques 10 : sélection des sujets dans lefigaro.fr, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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Figure

Graphiques 11 : cadrage dans lefigaro.fr, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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Figure

Graphique 12 : dynamique de la somme des tonalités dans lefigaro.fr, articles centrés sur la chloroquine ou le professeur Raoult, période du 1er février au 13 juin 2020.

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In fine, nous pouvons proposer une synthèse de nos résultats selon les trois dimensions retenues :

  • la sélection des sujets, exprimée en pourcentage (% de sélection pertinente des sujets) ; le cadrage, exprimé en pourcentage (% d’articles ayant un cadre adéquat) et le cumul des tonalités (somme cumulée des tonalités positives et négatives). Cette synthèse se résume à travers l’histogramme ci-après (Graphique 13) : il apparaît que Le Monde est le titre dont les indicateurs sont les plus faibles, pour chacun des trois critères.

  • bien évidemment, la comparaison entre les titres à partir des critères choisis est un élément de réflexion qui est indicatif et ne prétend nullement prendre en compte tous les paramètres de la qualité des médias. En particulier, nous notons que le nombre d’articles évalués est très différent selon les journaux. Cela est lié, bien sûr, au marché de chaque journal (les titres suisses ont beaucoup moins de lecteurs que les titres français), mais aussi à la politique éditoriale. Le Figaro a ainsi publié un nombre très élevé d’articles sur la chloroquine ou Raoult, beaucoup plus que Le Monde.

Figure

Graphique 13 : synthèse des titres selon les trois critères de sélection, de cadrage et de tonalité

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4.2 Interprétation des résultats : contribution et limites de la recherche

Trois points limitent l’exercice et sont à noter :

  • la détermination du corpus peut être incomplète (oubli de certaines informations ; sur ce point notre marge d’erreur est probablement très faible). Il est à noter que les articles diversifiés incluant seulement une mention sur la chloroquine ou Raoult n’ont pas été examinés en détail ;

  • le codage est effectué manuellement, ce qui peut évidemment induire des erreurs, mais, en même temps, cela offre le plus de garanties, étant donnée la difficulté pour définir encore aujourd’hui des critères tels que le cadrage ou la tonalité par des logiciels (nous avons testé, lors d’un autre travail, Search ; ce logiciel évalue les « sentiments », mais ce n'est en aucun cas satisfaisant pour évaluer la tonalité). Pour limiter les effets négatifs du codage, nous avons fait trois codages indépendants, puis confronté les résultats et discuté les évaluations retenues. À ce stade, il pourrait, bien sûr, y avoir discussion autour de telle ou telle notation ;

  • évidemment, la sélection des sujets, le cadrage comme la tonalité dépendent en toute liberté des choix éditoriaux. Notre évaluation peut être sujette à discussion.

Cependant, l’exercice met en lumière des tendances et la méthodologie proposée ici pourrait être appliquée sur des thématiques différentes et ainsi donner une évaluation de la manière dont des médias publicisent des informations, notamment une évaluation de la pluralité (ou non) des points de vue et de la richesse (ou pauvreté) journalistique.

5. Synthèse et conclusion

Pour conclure, nous proposons une réflexion qui va au-delà du cas de publicisation examiné dans notre exercice relatif à la polémique sur la chloroquine. Un ensemble de questionnements sont, en effet, issus de nos résultats : dans quelle mesure les pratiques journalistiques peuvent-elles expliquer certains contenus médiatiques ? N’y a-t-il pas un risque d’idéologisation associé à certaines pratiques journalistiques ? Enfin, il apparaît essentiel de progresser dans l’analyse et nous indiquons quelques jalons de recherche en cours.

5.1 Quelles pratiques journalistiques ?

Les résultats concernant le journal Le Monde montrent notamment qu’il existe un écart entre une sélection appropriée des informations et un cadrage contestable. Pour comprendre les sources de cet écart, et, plus généralement, les différences de résultats entre les journaux étudiés, il faudrait étudier les pratiques des journalistes ayant rédigé les articles. Les contenus médiatiques sont évidemment liés à la ligne éditoriale d’un média ainsi qu’aux diverses caractéristiques organisationnelles du média, et notamment de la partie rédactionnelle, mais les compétences et les choix personnels de chaque journaliste sont aussi des éléments importants. De ce point de vue, les journalistes d’un média de référence sont recrutés sur une base sérieuse. En outre, les formations en journalisme donnent, bien sûr, des compétences pour collecter, sélectionner les informations et rédiger des articles. Ainsi, la sélection pertinente des sujets pour les quatre médias de référence étudiés correspond bien à ce qui peut être attendu de journalistes compétents. En revanche, les aspects qui influencent le processus de cadrage, et même le choix de la tonalité, sont difficiles à cerner : la culture personnelle d’un journaliste, sa connaissance d’un domaine, ses convictions politiques, ainsi que son environnement sont, parmi d’autres, des éléments qui peuvent intervenir. Le risque d’idéologisation, y compris lors de débats scientifiques, existe peut-être en liaison avec des formations relativement uniformes. Ce point serait évidemment à étudier et à démontrer.

5.2 Au-delà de la publicisation, un risque d’idéologisation ?

Dans un contexte tel que la pandémie du coronavirus, le rôle crucial, voire décisif, de la qualité de l’information diffusée est patent. Éviter les pollutions informationnelles, vérifier la qualité de l’information devient alors un objectif central pour nos démocraties. À la suite d’auteurs tels que Postman, nous avons posé quelques jalons en direction d’une approche en termes d’écologie des médias. Cet objectif nous paraît plus que jamais essentiel. Mais, pourtant, tous les jours d’évidentes pollution informationnelle interviennent et, comme nous l’avons souligné, « on se retrouve aujourd’hui dans la situation de l’ouvrier du XIXe siècle qui verrait de la fumée s’échapper des cheminées mais qui serait incapable de porter un diagnostic sur les effets de la pollution provoquée par cette fumée. » (Badillo, 2008, p. 67)

Dans le présent article, nous avons justement tenté de mesurer des éléments de la qualité de l’information en comparant la production de quatre médias de référence. L’un des titres apparaît dans une position « contestable ». Nous n’insisterons pas ici sur ce résultat qui doit être accompagné d’une nécessaire grande prudence. En effet, nous considérons avoir mené un exercice exploratoire qui a évidemment des limites. En revanche, sur le plan théorique de la publicisation, nous nous sommes demandés, à l’issue du travail empirique, si, au-delà de la thématique étudiée ici, il ne serait pas pertinent de parler du risque d’idéologisation des débats scientifiques. En ce qui concerne le terme « idéologie », nous ne rentrerons pas dans les débats sur sa définition. Ce terme renvoie notamment à l’ouvrage L’Idéologie allemande de Marx et Engels (rédigé en 1845-1846, publié en 1932). Pour notre part, nous entendons surtout mettre l’accent sur le risque d’éloignement par rapport à des faits réels, en l’occurrence une publicisation de débats scientifiques qui s’éloignerait d’arguments scientifiques. Cela rejoint le sens péjoratif de l’une des définitions du dictionnaire de l’Académie française : « Théorie vague et abstraite, pure spéculation sans rapport avec les faits réels ». Bien sûr, nous sommes conscients de la difficulté d’opposer ce qui relèverait de la science et ce qui n’en relèverait pas, comme cela a bien été souligné par certains philosophes (voir, par exemple, le passage sur le terme « idéologie » dans Raynaud et Rials, 2003, p. 339-343). Il nous semble qu’un principe essentiel pour apprécier un contenu médiatique serait d’appliquer le premier précepte du Discours de la méthode : « […] ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire […] éviter soigneusement la précipitation et la prévention » (Descartes, 2000, p. 49). La note de Laurence Renault, dans l’édition citée, précise : « La précipitation consiste à porter un jugement sur une chose avant que l’entendement ait atteint la connaissance évidente de cette chose ; la prévention c’est […] le poids de nos préjugés. » Rappelons que le titre complet de l’ouvrage de Descartes est Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Certes, on peut objecter que les controverses scientifiques récentes, une fois qu’elles sont médiatisées et publicisées, sont politisées et donc empreintes d’idéologie. Notre point de vue est qu’un enjeu sanitaire majeur, comme dans le cas de la COVID-19, doit au contraire exiger de « bien conduire sa raison et de chercher la vérité » (Descartes, 2020, p. 49) sans précipitation et sans préjugés. L’enjeu n’est pas de développer un débat théorique ou philosophique, mais, in fine, de trouver un traitement ou vaccin qui permettrait de sauver des millions de vies ! L’idéologisation pose un problème majeur si les faits réels et avérés ne sont pas au premier plan de l’analyse et que les préjugés imprègnent certaines pratiques journalistiques. Nous ne prétendons pas avoir démontré de façon indiscutable l’existence de cette idéologisation, tant « la moindre émotion ou la moindre passion trouble et altère la connaissance, [et] combien même tout penchant favorable ou contraire suffit à dénaturer, à colorer, à défigurer, non pas le seul jugement, mais encore et déjà la perception primitive des choses. » (Schopenhauer, 2010, p. 20-21) La difficulté de la tâche implique cependant de progresser dans l’analyse et donc d’observer, mesurer, autant que possible, des pratiques journalistiques qui seraient par « trop » empreintes d’une certaine idéologisation. Disposer d’une méthodologie de plus en plus robuste pour appréhender les contenus médiatiques est ainsi un enjeu important. Prenons un exemple : le fait que certains titres se soient référés de façon récurrente aux présidents Trump et Bolsonaro pour insinuer un amalgame entre leur prise de position politique et leur choix de médicaments est un problème majeur. D’autres amalgames ou énoncés non-scientifiques ont donné un cadre contestable à certains articles. C’est un problème majeur, car le cœur des débats, souvent, n’a pas été la démonstration scientifique, mais la recherche d’arguments pour conforter, semble-t-il, un préjugé a priori pour ou contre tel ou tel médicament. Nous considérons avoir effectué ici un exercice illustratif, et uniquement cela.

5.3 Prochains jalons de recherches

Les limites du travail exposé dans cet article nous ont conduits à prolonger la réflexion. En effet, dès lors que nous sélectionnons les articles, dès lors que nous donnons des évaluations, nous avons fait un grand pas en direction de la quantification, mais, bien entendu, les résultats pourront être indéfiniment contestés. Pour aller plus loin, et afin de disposer d’une méthodologie plus robuste, nous menons, au-delà du présent article, des recherches qualitatives et quantitatives approfondies dont les premiers résultats confortent nos analyses. Nous nous dirigeons progressivement vers une méthodologie reproductible, utile dans le cadre d’une approche en termes d’écologie des médias. Analyse qualitative et quantification approfondies sont donc les deux voies qui sont tracées à partir de la présente recherche. En définitive, il faut mettre en exergue toute l’importance des recherches sur la publicisation qui peuvent s’articuler de façon féconde avec l’approche en termes d’écologie des médias.