Perspectives inappropriées et significations inattendues. Corps, lieux et théories autochtones face à la colonialité du genreIntroduction[Notice]

  • Raphaël Preux

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  • Raphaël Preux
    Doctorant, Département d’anthropologie, Université de Montréal

Les textes présentés dans ce numéro sont issus du colloque du CIÉRA « Genres et identités : perspectives autochtones contemporaines » qui a eu lieu à Montréal les 29 et 30 avril 2019. Dans cette introduction, il m’importe de rendre hommage à la façon dont, sur la scène de l’amphithéâtre, l’idée de territoire non cédé a pris chair. L’auditoire du colloque se souviendra, avec une vive émotion, du récit des traumatismes intergénérationnels reliés aux expériences autochtones des pensionnats, des féminicides, des stigmatisations, du racisme systémique, de la violence de l’assimilation et du déracinement. Mais la scène de l’amphithéâtre a aussi été animée d’un esprit de résistance à l’entreprise coloniale, dont le mythe propre est de penser qu’elle rythme seule le cours de l’Histoire. Je pense aux gestes et aux postures que le passage à l’écrit efface mais qui transforment la réception des analyses et des récits : un wampum tendu en l’air à bout de bras comme un manifeste pour la guérison, une invitation à rire ensemble pour combattre l’asymétrie coloniale, une artiste refusant le seul échange intellectuel au profit d’un exercice de présence, à soi et aux autres. Les timidités aussi, et les hésitations, qui sont là pour nous rappeler la vulnérabilité persistante des paroles autochtones dans un espace public qui les rend encore largement inaudibles. Ma propre réception de ce colloque a été fortement marquée par la visite, à la même période, de l’exposition itinérante Honte et préjugés : une histoire de résilience, de l’artiste cri-métis Kent Monkman au musée McCord à Montréal. Conçue comme une contre-histoire autochtone dans le contexte du 150ème anniversaire de la Confédération canadienne en 2017, l’exposition proposait une déambulation à travers l’histoire de la colonisation, racontée depuis la perspective de Miss Chief Eagle Testickle, alter ego de l’artiste, icône transgenre et atemporelle, et « […] trickster, débusquant les vérités qui se cachent derrière les fausses histoires et les expériences cruelles » (Monkman 2017 : 28). En intervenant depuis cette identité queer autochtone, l’exposition renversait les mythes visuels établis et relayés par la peinture occidentale : les paysages vides du romantisme soutenant le mythe de la « découverte » d’un continent pourtant déjà peuplé, l’appropriation par le primitivisme des idiomes visuels tribaux « […] alors que les coutumes et les langues autochtones étaient expulsées, à force de coups, du corps des enfants autochtones dans les pensionnats », le « massacre [cubiste] du nu féminin » montré comme contemporain des violences faites aux femmes en Amérique du Nord (idem : 32). Le travail de Monkman s’attèle ainsi à cette question d’ordre historique et politique : comment faire sens de la colonisation depuis les expériences autochtones, de façon à en conserver la mémoire et à ouvrir en même temps leurs possibilités d’existence et d’actions futures ? Ce travail de renversement de perspective m’engage, en tant qu’acteur allochtone de la recherche académique, à chercher ce qui, dans les études du genre dans des contextes autochtones, traditionnellement réalisées à l’aide de concepts issus du système familial nucléaire de l’occident colonial (Oyewumi 2002), reproduit ce que l’on pourrait appeler le contrat représentationnel du regard colonial. Ce que j’appelle ici contrat représentationnel est le rapport entre ce que le regard colonial autorise à voir et ce qu’il cherche à effacer, entre ce qui devrait être considéré comme représentatif ou non de la colonisation (sa politique de représentation) ;ce qu’il tient pour un mode valide de représentation (son épistémologie) ; les métaphores qu’il tient pour vraies (ses projections ou son idéologie linguistique) ; et la nature du sujet qui se représente les choses ainsi que la nature des relations entre …

Parties annexes