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Alors que la crise climatique liée au réchauffement global pouvait paraître lointaine et évitable, il y a quelques décennies, nous y serions maintenant plongés, avec la multiplication des événements climatiques extrêmes. Les gestes posés, bien timides en regard de la sévérité du problème, nettement en deçà des objectifs, aux effets très limités, semblent n’avoir que repoussé l’échéance catastrophique. Comment contrer cette échéance ? L’injonction centrale est maintenant à l’adaptation ; à preuve, le sixième rapport du GIEC. Or, que signifie adaptation ? Pourquoi parler d’adaptation ? Et comment l’aménagement peut-il s’adapter ?

L’adaptation est une notion ambiguë, polysémique, ayant donné lieu à de nombreux avatars ou ayant été associée à une multitude de notions. Ce flou potentiel peut à prime abord susciter une appréhension : où réside la spécificité de l’adaptation ? Pour paraphraser le célèbre aphorisme de Wildawsky (1973)[1] en théorie de la planification, « if adaptation is everything, maybe it’s nothing? ». Or, ce qui émerge de l’ouvrage de Berdoulay et Soubeyran, c’est tout le contraire. Les deux auteurs s’emploient à cerner la notion d’adaptation à travers l’histoire de la pensée géographique et aménagiste, écologiste aussi, à la cadrer face à ses différents avatars et aux stratégies d’aménagement, à en dégager un cadre analytique et des dimensions opératoires. Et ce, de façon à éviter, dans l’utilisation qui pourrait en être faite, le recyclage de vieilles routines. Car l’adaptation, selon les deux auteurs, c’est une « opportunité », un défi autour duquel pourrait être refondé l’aménagement.

L’adaptation, selon leur définition de base, c’est l’ajustement entre les deux termes d’une équation : l’homme et la nature, la société et le milieu, la pensée aménagiste et la pensée écologiste. Quel est le sens de l’interaction ? Univoque ou réciproque ? Un processus ou un état ? Quelle place y ont les connaissances ? Où situer la prospective, le territoire, l’éthique même ? L’exploration de ces questions passe d’abord par un retour sur l’histoire du courant naturaliste ainsi que de la pensée de la géographie et de l’aménagement, en France principalement. Car la notion d’adaptation, au cours des deux derniers siècles, a été présente, puis occultée, avant d’effectuer un retour dans la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi, chez Lamarck, avec son transformisme, puis dans le courant néolamarckien qu’il inspira, l’adaptation homme-milieu est réciproque, un processus qui va dans les deux sens. En simplifiant l’interprétation, elle diffère de l’adaptation dans le darwinisme, où elle constitue un état davantage qu’un processus : une espèce est adaptée à son milieu, sinon sa survie est menacée et l’interaction est dans le sens d’un déterminisme du milieu sur l’espèce. De même dans le paradigme pastorien, l’interaction est à sens unique et le transformisme est disqualifié avec la vaccination qui va immuniser l’homme contre son milieu. Au sein du mouvement colonial, les deux perspectives se sont retrouvées : la colonie de peuplement qui se penche sur l’adaptation du groupe colonisateur à son milieu d’implantation, une adaptation réciproque, à l’inverse de la colonie de ressources préoccupée de l’exploitation du territoire d’accueil. En géographie, Vidal de la Blache s’est intéressé aux interactions dans les deux sens, avec une place faite aux contingences tant chez l’humain que dans le milieu. Mais plus tard, en ne retenant pas sa composante interactionniste et en rendant la nature passive face à l’action humaine, Lucien Febvre a réduit la portée du « possibilisme vidalien ». La notion d’adaptation a toutefois fait un retour, au XXe siècle, entre autres avec Jean Brunhes pour qui elle n’est plus un processus fonctionnaliste finalisé et tient compte des incertitudes.

La pensée aménagiste – les auteurs déploient les grandes phases qu’elle a connues principalement en France – n’est pas arrivée à concrétiser pleinement l’arrimage à l’écologie, si le lien avec la nature n’a jamais complètement disparu. Dans ce que Berdoulay et Soubeyran qualifieront même d’invariant, elle cherche à maîtriser nature et milieu, à les arraisonner en se rabattant sur le modèle rationnel et en privilégiant les solutions techniques. En cherchant à s’abstraire de ses contraintes, elle se déterritorialise, comme l’illustre l’urbanisme moderniste, avec les CIAM. Avec l’environnement, qui apparaît dans les années 1970 comme nouvel objet des politiques publiques, la planification va chercher à prendre en compte les conséquences des actions. Ces dernières, présumées prévisibles, sont d’abord analysées en fonction du concept d’impact, auquel succède celui de risque, pour faire place à la probabilité d’occurrence. Quand l’état des connaissances ne permet pas de les apprécier pleinement, le principe de précaution est invoqué pour repousser l’action dans l’attente de leur développement. Avec l’entrée en scène des effets du réchauffement climatique, les mesures mises de l’avant en aménagement restent essentiellement tributaires d’une logique d’atténuation, de réduction des vulnérabilités, de soustraction de certains lieux à ces effets. Ou quand les conséquences ou l’interaction avec le milieu ne peuvent être maîtrisées, on tente de les prévenir en s’en isolant, en limitant l’interaction : par exemple, les gated communities (enclaves résidentielles sécurisées) et les paquebots de croisière.

Toutefois, les effets de ces stratégies restent temporaires, limités. La notion de menace qui accompagne aujourd’hui celle de crise climatique impose de faire place à l’imprévisible, à la « non-prévisibilité de principe ». Et dans ce déplacement, un renversement s’opère au sein du sens de l’interaction : de l’action de la société sur la nature, on passe à celle de la nature sur la société. Le défi s’intensifie pour la pensée aménagiste car, ne sachant plus comment la nature influe sur la société, il s’agit de « penser l’impensable ». L’incertitude, quand ce n’est pas l’ignorance face à ce qui se produit et par rapport à ce que l’intervention provoque, devient une donnée structurante de la pensée planificatrice ou aménagiste.

Quelle posture Berdoulay et Soubyran préconisent-ils d’adopter maintenant en planification ? L’adaptation consiste à penser l’impensable, à prévoir l’imprévisible, dans un processus à double sens homme-milieu, un processus réciproque. La prospective doit faire une place aux contingences, aux conséquences non intentionnelles de l’action humaine, la planification passer d’un pilotage a priori de l’action à un pilotage par les conséquences, avec un rôle central à la réflexivité, pour apprendre des erreurs, ajuster le tir selon les résultats. Et le planificateur doit devenir ce « praticien réflexif intermédiaire », un pragmatiste qui instaure une conversation multiscalaire entre les acteurs, avec le milieu, qui improvise même, le recours aux solutions toutes faites, aux protocoles prédéterminés, n’étant plus possible.

Berdoulay et Soubeyran nous livrent ici, dans la foulée de leurs multiples travaux antérieurs, une réflexion dense, très fouillée. Elle s’adresse aux géographes-aménagistesurbanistes qui possèdent déjà une bonne connaissance des références et approches utilisées dans ces disciplines. Elle propose un cadrage critique de la pensée aménagiste. Mais cette réflexion suscite aussi plusieurs questions fondamentales et laisse entrevoir de grands défis pour l’action publique, déjà objet de scepticisme, sinon de discrédit : comment justifier des mesures qui devront être radicales, drastiques, mais à l’efficacité loin d›être évidente ? Comment arrimer le local et le global, ce vieil enjeu récurrent ? Et comment former les futurs professionnels à cette nouvelle posture, à l’improvisation, entre autres ? Cet ouvrage qui marquera sûrement les pensées aménagiste et géographique met la table pour d’exigeantes réflexions !