Corps de l’article

-> Voir la liste des figures

Bien que l’expression « ville intelligente » soit de plus en plus utilisée, il est difficile d’en trouver aujourd’hui une définition formelle qui soit largement acceptée d’un point de vue conceptuel. La notion de ville intelligente renvoie néanmoins à une idée où convergent différentes représentations de l’évolution urbaine en fonction du rôle, des besoins et des aspirations des acteurs qui font la ville. Même si des divergences subsistent à la marge, un corpus de caractéristiques de ce que sera la ville de demain émerge de plus en plus clairement, y compris à travers des initiatives qui offrent aujourd’hui des exemples réalistes et concrets du type de problématiques auxquelles les smart cities peuvent répondre (environnement, mobilité, gouvernance, etc.). En tant qu’objet d’étude, la ville intelligente n’en demeure pas moins largement appréhendée sous le prisme des technologies qui la sous-tendent, les autres dimensions – sociales, institutionnelles, etc.) – demeurant relativement négligées.

La contribution de Marion Trommenschlager, avec cet ouvrage, est donc intéressante, d’abord parce que l’auteure développe une analyse pertinente des questions ayant trait à la gouvernance des villes intelligentes, mais aussi parce qu’elle ouvre la voie à des réflexions qui tiennent compte du fait que les nouvelles technologies ne représentent qu’une partie de l’équation décrivant les « compositions et recompositions territoriales » contemporaines, observées dans différentes métropoles à travers le monde. Spécialiste des évolutions inhérentes aux effets de la mutation numérique sur la fabrique urbaine, Trommenschlager met en question l’impact du numérique sur les formes commerciales du centre-ville de Rennes, particulièrement dans leur dimension territoriale. Dans ce sens, elle accorde un intérêt particulier à la place du commerce traditionnel en tant que constituant fondamental des métropoles, ainsi qu’au devenir des centres-villes face à ces évolutions.

Faisant clairement écho à sa thèse de doctorat, soutenue à Rennes en 2019, l’auteure argue que les mutations numériques occasionnent l’émergence de nouvelles pratiques de consommation. Cela oblige, d’une part, les commerces classiques à se réinventer sous peine de sombrer dans l’obsolescence ; et génère, d’autre part, des dynamiques qui favorisent l’effritement du rôle des acteurs publics qui se voient concurrencés dans leurs prérogatives par les géants du numérique (GAFAM, NATU). Ces résultats découlent d’une exploration de l’idéologie de la technique où l’auteure explique notamment les phénomènes de « servicisation » et de rationalisation. Elle appuie également son analyse sur une lecture très fine des fondements des mutations numériques actuelles, allant jusqu’à en décortiquer les constituants les plus fondamentaux, à commencer par les configurations spatiales et temporelles.

Il est particulièrement intéressant de voir, dans l’ouvrage, pourquoi et comment les mutations en cours participent à la redéfinition de la place relative des métropoles, qui sont de plus en plus pensées en concurrence les unes avec les autres, mais aussi de voir comment le rôle du consommateur évolue à mesure que l’économie cognitive s’impose comme nouvelle norme structurante des interactions sociales. Trommenschlager questionne d’ailleurs, à juste titre, la nature profonde de ces réorganisations qui peuvent être perçues comme émancipatrices ou, au contraire, témoigner d’une nouvelle forme d’asservissement.

L’auteure, qui s’est par ailleurs appuyée sur des entretiens avec des acteurs du numérique, du commerce et des institutions territoriales rennaises, met surtout en exergue le clivage qui se creuse entre le secteur privé et les pouvoirs publics alors que l’essence même de la ville intelligente découle de la convergence entre ces deux parties autour de la donnée comme source de valeur à part entière. Dans ce sens, le décalage entre les institutions territoriales et les commerces devient d’autant plus dommageable qu’il ne s’apprécie plus en termes monétaires seulement ; il se mesure également en termes de temporalité. Ce type de décalage est alimenté et entretenu, au moins en partie, par les grands acteurs du numérique dont la capacité à externaliser une part du coût temporel, détourné en grande partie vers le consommateur, leur confère un avantage comparatif important. Cet avantage a tendance à se traduire en « agressivité » stratégique à l’encontre des commerces physiques et des institutions territoriales. Loin des discours alarmistes, Marion Trommenschlager évoque quelques pistes qui permettraient de répondre aux défis posés par le numérique, à commencer par l’idée de s’inspirer des éléments qui ont fait le succès des acteurs du numérique pour mieux mettre en valeur les avantages comparatifs des commerces classiques. L’ouvrage intéressera aussi bien les acteurs politiques et privés de la sphère urbaine que les technologues soucieux de dépasser la vision technologique de l’édification des villes intelligentes. Il s’avère d’autant plus intéressant que chaque métropole expérimente le numérique d’une manière qui lui est propre, les expériences en la matière étant rarement généralisables. Il appartient donc aux acteurs qui façonneront les métropoles de demain de développer leur propre lecture de l’impact des mutations numériques sur leur environnement, à l’image de ce qu’a pu faire l’auteure dans cet ouvrage.