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L’ouvrage s’attaque aux dogmes qui structurent, mais aussi stérilisent l’urbanisme et l’aménagement des territoires depuis une cinquantaine d’années, depuis le début des Trente Glorieuses, en fait. Ces dogmes, que l’auteur Jean-Marc Offner qualifie d’anachronismes urbains, englobent les paradigmes, les schémas cognitifs et aussi les divers outils méthodologiques qui y sont à l’oeuvre. Leur façon de problématiser les situations est obsolète, rivée à la ville, alors qu’elle devrait traiter de l’urbain ; les instruments mènent ainsi à des politiques inadaptées, mal ciblées. Bref, ces dogmes relèvent du mythe.

L’auteur est particulièrement bien qualifié pour cette dénonciation : ses productions antérieures se sont fréquemment caractérisées par leur posture réflexive et critique. Je pense ici, entre autres, à son article phare dénonçant le mythe de l’effet structurant du transport (Offner, 1993), à son excellent opuscule sur les plans de déplacements urbains (Offner, 2006). Et après avoir oeuvré pendant de nombreuses années comme chercheur sur les questions d’aménagement et de transport, en particulier comme directeur du laboratoire Techniques Territoires Sociétés (LATTS) de l’École des ponts, l’auteur est plongé depuis une dizaine d’années dans l’intervention, à titre de directeur général de l’agence d’urbanisme Bordeaux-Aquitaine, à titre aussi de président de l’intéressant programme de recherche POPSU (Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines).

Sept dogmes sont déconstruits un à un. Le premier, c’est l’accent sur les transports collectifs comme solution aux problèmes de mobilité. Non pas qu’il ne faille pas les prioriser, mais il faut sortir de la lorgnette trop étroite sous laquelle la mobilité est envisagée, avec accent sur la demande, les infrastructures et les innovations technologiques, et avec recours à l’outil inadéquat que sont les enquêtes origine-destination aux catégories trop imprécises et silencieuses sur les distances parcourues. La réflexion doit plutôt se faire en termes de mobilité plurielle, une mobilité faisant appel non seulement aux transports collectifs, mais aussi au transport actif – marche et vélo –, au transport à la demande et à l’autopartage. Une mobilité qui pourrait écrêter les pointes en incorporant des politiques temporelles. Une mobilité, enfin, pour laquelle une nouvelle gouvernance est à inventer.

Le second dogme et mythe auquel Offner s’attaque est celui du « tous propriétaires » comme solution aux problèmes du logement. Comme pour la mobilité, le cadrage politique est trop globalisant et les orientations sont peu diversifiées, les objectifs trop quantitatifs. Il faudrait réhabiliter la location. Plutôt que des politiques globales et quantitatives, il faudrait élaborer des solutions plus ciblées territorialement et socialement.

Le troisième dogme cloué au pilori nous est bien familier : la lutte contre l’étalement urbain et le gaspillage de l’espace. Non que l’injonction n’ait pas de sens, mais elle s’accompagne d’abord d’un flou dans la définition ; par exemple, s’agit-il de dispersion ou de consolidation ? D’un flou également dans la problématisation et la mesure du phénomène. Ainsi, en France, la perte des terres agricoles serait davantage liée à la déprise de l’agriculture, à leur mise en friche, une situation sans doute pas différente de celle du Québec. Enfin, ce n’est pas tant l’implantation des maisons individuelles en elle-même qu’il faudrait encadrer, mais leur implantation diffuse, les parcellisations incontrôlées du foncier. Pourtant, les politiques restent aveuglées par la dichotomie ville – campagne ; avec la densification au coeur du développement durable, la pensée magique devient le refuge. Or, plutôt que dans la dichotomie et l’injonction totalitaire, la solution est davantage à rechercher du côté d’interventions contextualisées, adaptées et basées sur une analyse rigoureuse, sur un urbanisme du résidentiel.

Les trois mythes suivants déboulonnés par Offner sont ceux de la mixité résidentielle (chap. IV) puis du localisme (chap. V) et, enfin, du territoire ou du périmètre pertinent des institutions et politiques (chap. VI). S’il existe différentes façons de faire de la mixité, les politiques structurées autour de cet objectif et de celui de la solidarité restent floues, caractérisées par une succession de dispositifs trop souvent vides de sens ; elles ont aussi des effets pervers, dont la création des ghettos à la française. Dans la même veine, la perspective du quartier comme producteur de lien social, dans l’approche des écoquartiers, par exemple, et la quête d’une ville à taille humaine constituent une impasse théorique : une ville grande et dense est requise pour trouver tout dans son quartier. De même, l’autosuffisance alimentaire par les circuits courts et l’agriculture urbaine est-elle une illusion. Enfin, assurer la justesse de l’action publique en trouvant le territoire d’intervention pertinent pour chacune des fonctions et activités, avec une imbrication de l’ensemble selon une logique de poupées russes ou, à l’inverse, en délimitant une maille universelle constitue un cul-de-sac pernicieux : le rythme actuel des changements nécessiterait un bouleversement continu des limites politico-administratives.

Or il faut – ce qui est une ligne de force dans les solutions de rechange mises de l’avant par l’auteur – modifier le regard sur les espaces aréolaires, les stocks et les solutions technologiques miracles, en faveur des flux et des réseaux. Plus que dans la cohabitation résidentielle, la mixité se développe dans les activités. Il faut articuler les échelles d’analyse, la métropolisation devant « se lire comme l’avènement de systèmes territoriaux multi-échelles » (p. 136) Il faut développer un nouvel urbanisme, un urbanisme qui s’occuperait davantage de mobilité que de localisations, de connexité que de proximité, de complémentarité que de substitution. Il faut aussi articuler les disciplines d’analyse et d’intervention, par exemple, allier l’architecture de paysage à ce nouvel urbanisme.

Cette idée de l’importance des paysages comme outil privilégié pour faciliter l’articulation des échelles, des vides et des pleins est élaborée au coeur du dernier mythe déboulonné, celui selon lequel « l’architecture fait la ville » (chap. VII). La ville ne se résume pas qu’aux productions de l’architecture. Ce rôle de « démiurge de l’urbain » que s’arroge souvent l’architecture reposerait sur une transposition homothétique de la maîtrise de la construction de la maison, des oeuvres d’art et des équipements à celle du quartier, de la ville et même de la métropole. Et la posture est aujourd’hui confortée par la séduction performative des grands projets urbains, par la dérive bâtisseuse dans les champs de l’action publique. Or, « changer d’échelle, c’est changer de système » (p. 151). Il faut s’intéresser à ce qui se passe entre les constructions, aux vides en tant que lieux, mais aussi aux liens. D’où la place des paysagistes. D’où un urbanisme des flux plutôt que des zones. D’où la pluridisciplinarité maintenant au coeur des agences d’urbanisme ; le changement de perspective commande un changement de lunettes.

En résumé, l’ouvrage Anachronismes urbains passe au crible une grande partie de l’arsenal conceptuel et méthodologique de l’urbanisme et de l’aménagement. Il prend un appui solide sur une abondante littérature scientifique et s’accompagne de nombreuses notes, ainsi que d’un lexique étoffé. D’où, une valeur pédagogique indéniable. Bien écrit, il est une lecture obligée, une référence incontournable pour tous les praticiens de l’urbanisme, tout comme pour les enseignants dans le domaine afin de susciter une féconde prise de recul, une « réflexivité » souhaitable, une humilité réaliste.

Toutefois, une interrogation m’a accompagné tout au long de sa lecture. Au regard de la grande inertie des dogmes dénoncés, dénonciations auxquelles je souscris, les mots d’ordre et injonctions fortes n’ont-ils pas leur utilité pour espérer un minimum d’effets ? Les urbanistes, les services d’urbanisme, les élus surtout, auraient-ils cette maturité sur laquelle l’auteur mise, la force et la rapidité de réaction – par exemple, Offner déplore le décalage dans la prise en compte par les autorités publiques du phénomène des hypermarchés – pour endiguer le déferlement des promoteurs, si une injonction comme « il faut stopper l’étalement urbain » était abandonnée ? Comment éviter de tomber alors dans le « tout va » ? La réponse à cette interrogation appelle, selon moi, une suite au présent ouvrage. Il sera intéressant que, lorsque ses mandats d’intervention seront terminés, Offner se penche sur les difficultés et obstacles rencontrés spécifiquement dans ces mandats pour implanter de nouvelles façons de faire, pour infléchir les façons de problématiser, puis d’élaborer les politiques, pour amener élus et professionnels sur le terrain de l’urbain, plutôt que de la ville. Bref, que le regard de l’auteur se déplace, cette fois, des concepts aux conditions d’action.