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En 1945 et en 1946, lorsqu’ont été créés, respectivement, le Tribunal militaire international (TMI) de Nuremberg (Tribunal de Nuremberg)[1] et le TMI de l’Extrême-Orient à Tokyo (Tribunal de Tokyo)[2], la place des victimes dans la procédure était réduite à celle de témoin[3]. Des décennies plus tard, à la suite du génocide rwandais et de l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie, la création, sur des fondements controversés[4], du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)[5] et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)[6], par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU), n’a qu’imparfaitement innové sur la question des victimes[7]. Malgré la reconnaissance explicite de leurs souffrances[8], la prise en considération de leurs préoccupations n’a servi qu’à fonder l’institution de ces juridictions dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL), institué plus tard, sur recommandation du Conseil de sécurité[9], ne prévoit pas non plus un rôle actif des victimes dans la procédure.

Avec la création de la Cour pénale internationale (CPI)[10] et des juridictions pénales internationalisées[11] que sont les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC)[12] et le Tribunal spécial pour le Liban (TSL)[13], les victimes ont acquis le statut de sujet du droit international pénal[14]. De l’obligation contenue en vertu de la justice des TMI de témoigner dans l’intérêt de la justice[15], elles ont conquis des droits spécifiques. Le procès pénal international voit ainsi leur participation se formaliser autour de dispositions juridiques pertinentes. Celles-ci énoncent des droits concrètement opposables. C’est la consécration internationale de leur droit à la justice[16].

Désormais, les victimes « ne se contentent plus d’un rôle passif de “personnes protégées”, mais revendiquent [également] le droit d’être entendues comme partie au procès[17] ». Maintenant, les statuts de victime et de témoin peuvent coïncider au besoin, mais pas nécessairement[18].

Les CETC et le tout nouveau TSL offrent également aux victimes de faire entendre leur voix au cours de procès internationaux. Avec ces tribunaux, la conception de la justice pénale internationale comme instrument de protection des seuls intérêts communs de l’humanité a changé. Lors de la création du TPIY et du TPIR, les motivations étaient d’ordre sécuritaire. L’impasse sur les droits des victimes a été mal accueillie[19]. Pour des raisons politiques et juridiques, le rôle des victimes s’est limité au soutien des enquêtes et à la preuve[20]. Cette dimension de leur prise en considération subsiste encore devant la CPI et les récentes juridictions internationalisées (1). L’innovation majeure se trouve cependant dans le droit que ces tribunaux reconnaissent aux victimes de faire valoir leurs intérêts et dans le pouvoir qu’ils ont d’ordonner la réparation des souffrances qu’elles ont endurées (2).

En nous limitant aux aspects procéduraux, nous préciserons en quoi l’innovation majeure donne lieu à une protection horizontale des droits de la personne au niveau international.

Tout d’abord, si nous nous situons sur le terrain de la garantie des droits fondamentaux, l’opposabilité des droits de la personne est principalement de caractère vertical. Elle l’est en ce sens que les États sont internationalement débiteurs de l’obligation de protection à l’égard de leurs ressortissants et citoyens. Pour cette raison, le système de plaintes et de communications individuelles des traités de l’ONU est construit autour d’un État accusé de porter atteinte aux droits d’un individu victime se trouvant sous sa juridiction. Le procès pénal international, qui concerne la violation systématique et généralisée des droits de la personne, en admettant la participation des victimes, donne lieu à une plainte individuelle internationale qui, déviant de la conception classique de l’opposabilité à un État, s’adresse à un autre individu. Ainsi, curieusement, en présence de violations de droits de la personne, qui impliquent très souvent la mobilisation de l’appareil étatique, il y a une déresponsabilisation des États au profit d’une responsabilité individuelle.

Enfin, du point de vue de la conduite du procès pénal international, la participation des victimes est susceptible d’aboutir à un contentieux de caractère civil. Comme nous le verrons en effet, il existe dans le procès devant la CPI, les CETC et le TSL un parallélisme caractérisé par la recherche de la culpabilité de l’accusé dans l’intérêt de la communauté internationale, d’une part, ainsi que par la recherche d’une réparation de caractère civil au profit des victimes, d’autre part. En conséquence, à une conception du procès pour crimes internationaux comme confrontation verticale entre la communauté internationale et les présumés responsables, s’ajoute l’opposition horizontale de l’accusé et de la victime. Devant cette double responsabilité de l’accusé, nous avons choisi d’insister ici sur les implications procédurales de la mise en oeuvre de la responsabilité qui touche les intérêts des victimes. Elle débutera en général par le déclenchement des poursuites.

1 La participation au déclenchement des poursuites

Le droit d’accès à un tribunal international n’est juridiquement pas un droit de la personne au sens strict[21]. En droit international public, la technique de la protection diplomatique constitue le seul recours des individus contre les torts causés par un État[22]. Vattel considérait ainsi que « [q]uiconque maltraite un Citoyen offense indirectement l’État, qui doit protéger ce Citoyen[23] ». Seul est reconnu à toute personne le « droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes[24] ». Les recours internationaux possibles ont été rendus viables dans le cadre de la protection internationale des droits de la personne[25]. Sans nous attarder sur leurs faiblesses, remarquons que, dans le contexte des crimes internationaux, le principe de la responsabilité pénale individuelle écarte la possibilité que les victimes dirigent leurs griefs contre les États. Il est donc nécessaire qu’une base de rapports s’établisse entre les présumés criminels et les victimes afin que le droit à la justice de celles-ci soit garanti.

Au TPIY, au TPIR et au TSSL[26], l’éventualité d’un tel rapport est expressément exclue. Les présumés criminels doivent faire face à la communauté internationale dans laquelle se dissolvent les intérêts des victimes. Les seuls bénéfices qu’elles peuvent tirer de ces poursuites sont, entre autres, la reconnaissance de leur souffrance, l’établissement des responsabilités et de la vérité, la dissuasion et l’effet éducatif des procès ainsi que la constitution d’une mémoire historique des atrocités endurées[27]. De ce fait, bien que les procureurs de ces tribunaux puissent appuyer leurs enquêtes sur des communications reçues des victimes (1.1), un véritable droit d’action ou locus standi continue de leur être méconnu (1.2).

1.1 La possibilité de fournir des renseignements

À la base du droit d’accès à un tribunal, se trouve celui de pouvoir le saisir d’une plainte ou d’une allégation d’atteinte à un droit protégé. Les victimes de crimes internationaux qui se retrouvent devant les juridictions ad hoc de l’ONU n’ont pas un tel droit de saisine. Elles peuvent cependant fournir des renseignements afin que le Procureur déclenche des enquêtes. En général, en raison de la difficulté d’agir directement (1.1.1), elles sont assistées par des organisations non gouvernementales (ONG) (1.1.2).

1.1.1 La difficulté des communications directes

Devant les tribunaux pénaux internationaux spéciaux, les procureurs sont seuls en mesure de déclencher une poursuite. C’est le cas du TPIY, du TPIR, du TSSL, des CETC et du TSL. À la CPI, en plus du Procureur, un État ou encore le Conseil de sécurité de l’ONU peut soumettre à celle-ci une situation dans laquelle est alléguée la commission des infractions relevant de sa compétence[28]. La situation est un spectre large matérialisé « en termes de paramètres temporels et territoriaux et peut inclure un grand nombre d’incidents, de coupables présumés et donc d’actes d’accusation potentiels[29] ». Elle n’implique pas le déclenchement d’une affaire qui relève exclusivement de la discrétion du Procureur et « désigne un incident avec un ou plusieurs suspects spécifiques, survenu dans une situation faisant l’objet d’une enquête et donnant lieu à des poursuites suite à la délivrance d’un mandat d’arrêt ou d’une citation à comparaître[30] ». Cette discrétion est en principe formée à partir d’éléments de preuves matérielles établissant la commission des crimes allégués. Par conséquent, en dépit de la nuance propre à la juridiction internationale permanente, la décision de mettre en branle l’action publique internationale demeure celle du Procureur, comme cela est caractéristique de la procédure pénale en général. Dans la mesure où il lui revient de soutenir l’accusation et de convaincre les juges de la culpabilité des personnes poursuivies au-delà de tout doute raisonnable, la contribution des victimes s’avère essentielle. Elle l’est à plus d’un titre : non seulement les victimes aident le Procureur à prouver son affaire en comparaissant comme témoins, mais en soumettant à ce dernier, à la phase initiale des enquêtes, des éléments de preuve, elles participent, même imparfaitement, à faire entendre leur cause.

Obtenir le témoignage des victimes est très souvent plus facile à réaliser. Le besoin des juridictions pénales internationales qu’elles comparaissent sera satisfait sans difficulté en raison de leur pouvoir de délivrer des ordres contraignants. Nous ne pouvons en dire autant de la possibilité que les mêmes juridictions leur reconnaissent de formuler des communications aux fins d’ouverture d’enquêtes. Il ne s’agit guère d’un droit de déclencher l’action publique, mais qu’importe la portée juridique d’une telle voie, elle est en général peu connue des victimes. Les facteurs qui limitent la possibilité qu’elles aient d’actionner ce moyen sont de plusieurs ordres. Les plus courants sont l’éloignement des tribunaux, l’ignorance de leur existence, la très grande technicité de leurs règles, le coût financier associé à la communication individuelle et personnelle avec elles ainsi que les craintes légitimes de représailles. Ces facteurs sont aggravés dans un contexte de violence généralisée marquée le plus souvent par la destruction des infrastructures de communication et de sécurité. Les ONG constituent en fin de compte les seules voies à la disposition des victimes pour porter leurs préoccupations auprès des tribunaux pénaux internationaux.

1.1.2 L’assistance des organisations non gouvernementales

Les ONG et les organisations intergouvernementales constituent le principal soutien pour la majorité des victimes devant les tribunaux pénaux internationaux. Les statuts de ces juridictions ne font pas explicitement référence aux victimes en ce qui concerne les sources sur lesquelles le Procureur peut se fonder pour ouvrir une enquête. Nul ne saurait cependant interpréter les dispositions y relatives comme excluant de façon péremptoire la possibilité qu’elles communiquent avec l’organe de poursuites. Voici ce qu’en disent les articles 17 (1) du Statut du Tribunal international pour le Rwanda[31] et 18 (1) du Statut du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie[32] : « Le Procureur ouvre une information d’office ou sur la foi des renseignements obtenus de toutes sources, notamment des gouvernements, des organes de l’Organisation des Nations Unies, et des organisations intergouvernementales et non gouvernementales. Il évalue les renseignements reçus ou obtenus et décide s’il y a lieu de poursuivre. »

De cette disposition, il faut conclure, pensons-nous, que les entités nommément désignées ne le sont qu’à titre indicatif. Le Procureur reste fondé de se prévaloir des « renseignements obtenus de toutes sources », celles-ci pouvant inclure des personnes physiques dont les victimes. En réalité, nous ne croyons pas possible, par cette interprétation, de conclure que les rédacteurs ont souhaité donner autre considération aux victimes ou aux sources désignées qu’une fonction utilitaire dans le processus d’enquête du Procureur. Dans un contexte de crime international et pour des juridictions situées en dehors du théâtre des évènements, le Procureur international et ses enquêteurs sont en général les derniers à arriver sur le terrain, étant précédés par les organisations humanitaires[33]. À preuve, l’absence de dispositions similaires dans les statuts des tribunaux pénaux internationalisés[34] qui, à l’exception du TSL, sont tous situés sur le territoire de commission des infractions. La motivation des rédacteurs est de croire que, dans pareil contexte, le recours aux sources externes au bureau du Procureur n’est pas indispensable en raison de la proximité de ce dernier avec le terrain des enquêtes. Dans ce cas, une approche directe prend en considération immédiatement les victimes au nombre de ceux qui vont servir à monter l’accusation.

Quoi qu’il en soit, au rebours de la pratique, les ONG n’ont pas fait qu’un usage parcimonieux de cette possibilité que leur offrent les statuts des tribunaux internationaux. Elles s’en servent pour un plaidoyer en faveur du droit des victimes à la parole dans les procès pour crimes internationaux. Non seulement leurs rapports détaillés sont à l’origine de l’ouverture de certaines poursuites, mais elles conduisent par ailleurs des activités de monitorage auprès des juridictions internationales afin que les droits des victimes obtiennent une attention spécifique des juges.

Dès mai 1994 en effet, l’organisation internationale de défense des droits de la personne Human Rights Watch publie un rapport poignant intitulé Génocide au Rwanda[35], sonnant l’alerte et rapportant la souffrance des victimes. En 1999, conjointement avec la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, elle publie de nouveau une enquête[36] qui va servir d’appui aux accusations du Procureur dans les procès ouverts après les premiers jugements Akayesu[37] et Kambanda[38]. Entre temps, en 1996, une attention particulière est accordée aux victimes de violences sexuelles, catégorie de crimes contre l’humanité ayant marqué le génocide au Rwanda. Précédant le rapporteur spécial de l’ONU qui établira que, pendant le génocide de 1994, au moins 250 000 femmes ont été violées[39], les deux organisations publient en janvier 1996 leurs enquêtes sur les violences subies par ces dernières et les conséquences sur leur réinsertion sociale[40]. Ces informations de première main sont en général obtenues des rencontres et des entretiens avec les victimes et les témoins. Pour les crimes aussi délicats que les violences sexuelles, les organisations humanitaires et de défense de droits de la personne jouissent non seulement de l’avantage de la connaissance du terrain, pour y être souvent présentes dès le déclenchement des crises, mais elles bénéficient bien encore de la confiance des victimes, alors que les contacts avec les enquêteurs des tribunaux internationaux suscitent des craintes de représailles[41].

À la CPI, les principales situations portées à sa connaissance sont des renvois des États. En dépit du fait, que dans la plupart de ces renvois, les motivations des États soient de profiter de la capacité de la CPI à favoriser la cessation des hostilités sur leur territoire, les victimes y voient également un intérêt de retrouver la paix et la sécurité. Plus encore, de tels renvois sont de nature, à certaines conditions, à leur ouvrir un accès à la juridiction internationale. Il n’en est pas toujours ainsi lorsque l’État sur le territoire duquel les infractions sont commises n’est pas partie au Statut de Rome[42]. Pour parer à cette éventualité, il existe divers procédés de saisine de la CPI, quoiqu’ils ne soient pas construits de prime abord pour les victimes.

En effet, en vertu du Statut de Rome, le Conseil de sécurité de l’ONU peut renvoyer à la CPI une situation impliquant un État membre et dans laquelle est alléguée la commission de crimes internationaux. Il en est de même de la possibilité d’accords ad hoc en vertu desquels un État non partie au Statut de Rome renverrait une situation existant sur son territoire à la CPI[43].

La situation qui est naturellement problématique est celle dans laquelle un État non partie au Statut de Rome et ne faisant pas l’objet d’un renvoi par le Conseil de sécurité de l’ONU, encore moins d’un accord ad hoc avec la CPI, fait face à une situation de violations des droits de la personne. Dans le contexte de la guerre en Iraq, au-delà du procès de Saddam Hussein destiné à juger ses actes passés[44], la responsabilité des soldats de la coalition internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité a été l’objet de plaintes d’organisations de défense des droits de la personne[45]. Cette possibilité prévue à l’article 15 du Statut de Rome[46] est le résultat d’une « longue bataille livrée par les États les plus favorables à la création de la Cour et par les O.N.G.[47] ». Le Procureur, après examen des communications, a pris la décision de n’ouvrir aucune enquête. Dans le cas des allégations contre les soldats américains, il n’avait aucune base de compétence, les États-Unis, État des suspects, autant que l’Irak, État des victimes, n’étant pas parties au Statut de Rome[48]. En dépit du fait que la Grande-Bretagne et d’autres membres de la coalition le sont et que le Procureur a abouti à la conclusion qu’il existait une base raisonnable de croire que des crimes relevant de la compétence de la CPI avaient été commis, à savoir l’homicide intentionnel et le traitement inhumain, le nombre de 12 à 20 victimes visées n’était pas de nature à satisfaire le critère prévu dans le Statut de Rome selon lequel l’affaire est recevable lorsque les infractions atteignent un certain seuil de gravité[49]. Cette solution, faut-il conclure, aurait été identique, quand bien même les communications seraient parvenues directement des victimes.

À cette étape, et particulièrement au TPIY, au TPIR et au TSSL, il convient de préciser que le droit des victimes de se voir rendre justice n’est qu’un droit symbolique qui s’exercera seulement par la double intermédiation des organisations de défense des droits de la personne et plus directement du Procureur. En dehors du fait de comparaître comme témoins et de se désigner comme victimes, ces dernières n’ont devant le prétoire aucun statut juridique.

1.2 La question du locus standi

L’expression latine locus standi signifie en common law avoir un intérêt à agir et pouvoir soumettre une réclamation à une juridiction lorsqu’une atteinte a été portée à un droit protégé. Un locus standi existe lorsqu’une personne détient dans la procédure le droit d’être considérée comme une partie à l’affaire. Dans ce cas, le locus standi signifie le droit d’agir ou d’être entendu. Il est compris en tant que partie que les deux éléments, le droit d’agir, ou capacité de déclencher l’affaire, et le droit d’être entendu ne peuvent aller séparément dès lors qu’il est acquis, par la détermination du juge, qu’une personne a un intérêt dans l’affaire. Cependant, une autre conception plus prosaïque de la notion est sa traduction littérale qui signifie « la place que l’on tient ».

Dans les procès pénaux internationaux tenus avant l’avènement de la CPI, des CETC et du TSL, il existe deux considérations relativement au locus standi des victimes : d’une part, son absence totale (1.2.1), que le rôle des amici curiae a tant bien que mal tenté de combler, d’autre part (1.2.2).

1.2.1 L’absence d’un locus standi

Tenir une place dans une procédure judiciaire est générateur d’effets juridiques en ce sens qu’une personne peut exercer une action, c’est-à-dire accomplir des actes de procédure, demander la réparation d’un préjudice subi ou la cessation de la violation d’un droit. Dans les procès pénaux internationaux, précisément devant le TPIY, le TPIR et le TSSL, le locus standi, en tant qu’élément essentiel du droit d’accès à la justice, n’est pas reconnu aux victimes. La place qui leur est accordée n’est pas susceptible de conduire à une modification de leur ordonnancement juridique. Si leur cause a pu, par l’intermédiaire du Procureur et l’aide des organisations de défense de droits de la personne, parvenir à la justice, elle ne fait cependant pas l’objet d’une individualisation, bien que certains considèrent que le droit d’accès à la justice est un droit subjectif de la personne.

De ce fait, la désignation par le TPIY, le TPIR et le TSSL de personnes comme étant des victimes n’induit pour elles aucune conséquence juridique majeure. Cela a permis toutefois de conforter un statut de témoin qui a largement eu préséance sur celui de victimes, celles-ci n’étant autrement considérées qu’en raison de l’utilité de leur témoignage. Même si, à terme, elles peuvent être entendues dans le prétoire, il ne s’agit guère de l’exercice d’un droit, mais de l’acquittement de l’obligation que la loi impose à toute personne de contribuer à ce que justice soit rendue sous peine d’obstruction ou d’outrage[50]. Les tribunaux internationaux déterminent dans ce sens qu’un témoin, dès qu’il est appelé par une partie à la barre, n’appartient plus à la défense ou à l’accusation, mais sert exclusivement les intérêts de la justice. Dans ce cas, une victime qui témoigne ne fait pas entendre sa cause. Elle doit d’ailleurs taire ses émotions afin que sa déposition soit la plus crédible possible et contribue à l’établissement des faits et de la vérité.

Pourtant, le sort des victimes n’a pas manqué d’émouvoir les présidents du TPIY et du TPIR. Au cours des années 2000, ils ont envisagé d’adapter les règlements de procédure et de preuve[51] pour que les victimes soient en mesure de participer activement à toute procédure et de prétendre à des réparations. À cet effet, ils ont soumis respectivement en octobre[52] et en décembre 2000[53], au Secrétaire général de l’ONU, la proposition de constituer un fonds d’indemnisation analogue à celui qui devait régler les questions résultant de la guerre du Golfe entre l’Iraq et le Koweït. L’initiative n’a pas connu une suite favorable en raison du fait que le fonctionnement des deux juridictions grevait déjà largement le budget de l’ONU. Les victimes ne peuvent ainsi faire entendre leur cause que par l’intervention limitée des amici curiae.

1.2.2 L’intervention limitée des amici curiae

Aux termes de l’article 74 du Règlement de procédure et de preuve du TPIR, une chambre « peut, si elle le juge souhaitable dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, inviter ou autoriser tout État, toute organisation ou toute personne à comparaître devant elle et lui présenter toute question spécifiée par la Chambre[54] ». L’intervention des amici curiae constitue des voies détournées[55] pour les victimes d’être actives dans le procès. Par une décision du 6 juin 1998, la Chambre de première instance II du TPIR acceptait, par exemple, que les autorités belges se constituent amicus curiae dans l’intérêt de leurs ressortissantes victimes[56].

De même, bien que les rapports aient établi de façon non équivoque que le viol a occupé une place centrale dans le génocide au Rwanda, les premiers actes d’accusation du TPIR ont manqué de le mettre en évidence. Dans la toute première affaire du TPIR, soit l’affaire Akayesu, l’ONG canadienne Coalition pour les droits des femmes en situation de conflit a introduit un mémoire d’amicus curiae, « relatif à la modification de l’acte d’accusation et au dépôt d’éléments de preuve supplémentaires pour que soient jugés les crimes de viol et d’autres formes de violence sexuelle relevant de la compétence du tribunal[57] ».

Dès juin 1997, le Procureur a introduit une requête devant la Chambre d’instance I sollicitant l’autorisation de modifier l’acte d’accusation pour inclure les chefs de viol et autres formes de violences sexuelles. Le 17 juin, il a obtenu cette autorisation. Bien qu’il se soit défendu plus tard d’avoir décidé de poursuivre ces actes sous la pression des ONG, la Chambre a indiqué, dans le jugement de condamnation de l’accusé en 1998, avoir pris note de la préoccupation des ONG et a affirmé que l’enquête et la production des preuves relatives aux violences sexuelles avaient été faites dans l’intérêt de la justice[58].

Le 1er mars 2001, dans l’affaire no ICTR-99-46 T, la Coalition formulait de nouveau une demande d’intervention pour apporter des arguments de fait et de droit relatifs à la nécessité d’amender l’acte d’accusation pour y inclure le chef de viol[59]. Elle sollicitait que le Procureur soit intimé par la Chambre d’opérer cette modification. En dépit du rejet de cette requête, aux motifs de l’indépendance et de la discrétion de l’accusation, le Procureur a décidé subséquemment de modifier l’acte d’accusation pour y inclure le chef de viol[60]. Dans l’affaire Miloevi au TPIY, la même organisation s’est contentée le 14 août 2001 d’alerter Mme Del Ponte, procureure, par une lettre[61]. La Coalition a obtenu ainsi la modification de l’acte d’accusation incluant des chefs de viol et de violences sexuelles. Les mêmes démarches ont eu lieu à l’occasion de l’arrestation de Radovan Karadži´c[62].

À la CPI, la question des enfants soldats a justifié une demande d’intervention à titre d’amicuscuriae de Mme Radhika Coomaraswamy, sous-secrétaire générale de l’ONU et représentante spéciale du Secrétaire général pour les enfants et les conflits armés dans l’affaire Lubanga. L’accusé étant poursuivi pour six charges, qui « concernent toutes des crimes qui seraient liés aux enfants soldats[63] », la représentante spéciale du Secrétaire général a sollicité et obtenu de la Chambre d’instance de produire des observations écrites sur la définition « [de] conscription ou [d’]enrôlement » d’enfants soldats et la bonne interprétation de l’expression « les faire participer activement à des hostilités »[64].

Toutefois, aussi fréquente que soit une intervention d’amicus curiae, il convient de souligner que cela demeure une assistance aléatoire[65]. Un amicus curiae ne défend pas nécessairement les intérêts d’une victime, encore moins d’une partie au procès. Il est l’ami de la cour. Sa contribution la plus aboutie est d’aider les juges à « assurer la “bonne administration de la justice”[66] ». En conséquence, il ne se prononce pas sur des questions de fait, mais il borne ses observations « exclusivement […] sur des questions légales[67] ». Ainsi, le fait que les amici curiae soumettent simplement des observations et ne participent guère à l’affaire est une limite fondamentale à leur rôle[68]. Ces limites ne sont cependant plus un obstacle à la participation des victimes à la CPI, dans les CETC et au TSL. Les règles de ces tribunaux prévoient qu’elles exercent des droits spécifiques.

2 La participation par l’exercice de droits procéduraux

La consécration de la participation des victimes aux procès pénaux internationaux a permis de résoudre une importante question de droit international général[69]. La justice internationale a admis timidement, à travers les mécanismes internationaux de droits de la personne, l’apparition de l’individu dans le prétoire international[70]. À la CPI, dans les CETC et au TSL, il peut faire entendre sa cause, défendre ses intérêts et réclamer la réparation du préjudice subi. Une dimension réparatrice s’est donc progressivement greffée à la répression des crimes internationaux[71]. Nous envisagerons, d’une part, le principe de la participation des victimes (2.1) et, d’autre part, les modalités d’exercice des droits qu’elle implique (2.2).

2.1 Le principe de la participation des victimes

Les textes qui créent les tribunaux internationalisés sont laconiques quant à la participation des victimes (2.1.1). Ce sont par contre leurs règles de procédure qui fixent le régime juridique détaillé (2.1.2).

2.1.1 Le laconisme des statuts

Dans l’accord en vigueur avec le gouvernement cambodgien, depuis le 6 juin 2003, sur les CETC, la disposition pertinente est relative aux préoccupations pour la sécurité et la vie privée des victimes et des témoins[72]. En la reprenant de façon identique, la loi relative à la création des CETC[73] donne plus de détails sur la participation des victimes. Cette disposition énonce ceci : « La Chambre extraordinaire de la Cour suprême se prononce sur les appels formés par les accusés, les victimes ou les co-procureurs, contre la décision de la Chambre extraordinaire de première instance[74]. » Notons que, dans l’accord, rien n’est dit de la nature des règles de procédure qui conduisent les victimes à former un tel appel. Il faut donc l’interpréter comme un appel à ce que les juges précisent le régime juridique de la participation des victimes.

En effet, le Règlement intérieur des CETC[75] a créé un organe chargé de gérer les questions relatives aux victimes. L’Unité des victimes, en plus du mandat de protection, est habilitée à faciliter leur participation aux procès. Elle assiste les avocats qui souhaitent les représenter, gère les demandes d’associations cambodgiennes et étrangères désireuses d’agir au nom des parties civiles, assiste les victimes dans le dépôt des plaintes et dans la constitution de la partie civile[76]. S’assurer que les victimes ont un tel rôle actif constitue un des principaux mandats de ce tribunal. Le Règlement intérieur fait de « la garantie des droits des victimes au cours de toute la procédure[77] » un des principes fondamentaux du procès au sein des CETC.

Pour marquer et concrétiser cette prise en considération des intérêts des victimes, le Règlement intérieur prévoit qu’une action civile des victimes peut être engagée en même temps que l’action publique du Procureur. Le principe de cette action civile est formulé à la Règle 23 (2) du Règlement intérieur en ces termes : « Le droit d’intenter une action civile peut être exercé par les victimes d’un crime relevant de la compétence des CETC, sans distinction aucune fondée sur des critères tels que la résidence actuelle ou la nationalité. Pour que l’action de la partie civile soit recevable, le préjudice subi doit être : a) Corporel, matériel ou moral ; b) La conséquence directe de l’infraction, personnel, né et actuel[78]. »

Cette disposition impose au juge d’avoir égard à la fois aux préoccupations des victimes, des accusés et de la poursuite. Ce triangle constitue le triptyque autour duquel s’articulent les objectifs du procès[79]. Un procès n’est équitable à cet effet que s’il satisfait la définition donnée par le TPIY dans l’affaire Tadić : « A fair trial means not only fair treatment to the defendant but also to the prosecution and to the witnesses[80]. » Il en résulte toutefois le risque d’une accusation à double tête. En effet, selon le double objectif de l’action civile devant les CETC, il s’agit pour les victimes de participer, en soutenant l’accusation, aux poursuites des personnes responsables d’un crime relevant de la compétence des CETC et de leur permettre de demander une réparation collective et morale[81].

Cependant, il n’est pas question d’une fusion absolue des rôles, car si les victimes soutiennent le Procureur, elles le font dans un cadre légal distinct de celui de l’accusation. Par exemple, dès lors que l’action civile est autorisée devant les CETC, les victimes ou les groupes de victimes deviennent parties au procès pénal. À partir de ce moment-là, la partie civile ne peut être entendue comme témoin dans la même affaire, quoiqu’elle puisse faire l’objet des mesures d’instruction comme le seraient les suspects ou les accusés[82]. Elle peut continuer de bénéficier des mesures de protection nécessaires à la garantie de sa sécurité, mais, plus important encore, le juge ne peut prononcer un jugement dans lequel l’action civile et l’action publique sont en contradiction[83]. Ces précisions devraient constituer les quelques spécificités qu’impliquera la participation des victimes aux procès des Khmers rouges. Le Cambodge étant un pays de droit civil, dans lequel les poursuites pénales et les poursuites civiles coexistent dans le même procès, il était inconcevable que les victimes ne fassent pas valoir leurs intérêts. L’originalité des procès, qui jugent des faits passés et concernent principalement des personnes accusées de crimes graves, justifiera une articulation de la procédure autour de la nécessité de concilier divers intérêts essentiels. La Directive pratique sur la participation des victimes jette les bases d’une éventuelle conciliation[84].

2.1.2 La précision des règles de procédure

Le Statut du Tribunal spécial pour le Liban[85] conclu entre l’ONU et le gouvernement libanais donne peu de détails sur le rôle des victimes. Cela semble être une démarche coutumière de l’ONU : ne pas prendre à sa charge le coût de la prise en considération des victimes. Des arguments budgétaires mais surtout la création des juridictions parrainées par elle dans le contexte du maintien de la paix et de la sécurité internationales justifient le peu de préoccupations accordées aux victimes[86]. Leur création, davantage pour punir que réparer, fait de ces tribunaux des sanctions politiques. Une autre explication, cette fois-ci juridique, est que ces tribunaux subissent fortement l’influence des règles de common law qui, en général, font du Procureur le défenseur de l’intérêt général et des intérêts des victimes.

Cependant, à la lecture du Statut du TSL, il existe une claire indication que ce tribunal, comme les CETC, devra prendre des mesures afin d’assurer la participation des victimes. L’article 17 précise ceci : « Lorsque les intérêts personnels des victimes sont concernés, le Tribunal permet que leurs vues et préoccupations soient exposées et examinées, aux stades de la procédure que le juge de la mise en état ou la Chambre estiment appropriés […] Ces vues et préoccupations peuvent être exposées par les représentants légaux des victimes lorsque le juge de la mise en l’état ou la Chambre l’estiment approprié[87]. »

Bien que le Secrétaire général de l’ONU se défende qu’une telle prise en considération des vues des victimes n’est pas égale à une constitution de partie civile[88], les règles de cette prise en considération devront être définies par le règlement intérieur du TSL, car il faudra articuler les intérêts des victimes et ceux de la défense. Il appartient donc aux juges, précise le Statut du TSL, d’envisager une participation des victimes conforme à l’idée de justice.

En effet, quoique le Secrétaire général relève, comme caractéristique du procès devant le TSL, l’absence des institutions de droit civil, dont le juge d’instruction et la constitution de la partie civile[89], le Liban est, par son passé colonial français, un système de droit continental. En plus, le TSL poursuit les auteurs de l’attentat terroriste du 14 février 2005 « qui a entraîné la mort de l’ancien Premier Ministre libanais Rafic Hariri et d’autres personnes et causé des blessures à d’autres personnes[90] ». Bien qu’il soit possible d’étendre la compétence du tribunal aux responsables d’attentats ayant un lien avec celui du 14 février 2005[91], et donc d’élargir le socle des victimes, il faut noter que, à l’opposé des crimes massifs jugés par les tribunaux ad hoc, les CETC, le TSL et la CPI, le nombre de victimes devant le TSL est relativement bas et justifierait qu’une place plus importante que le témoignage leur soit reconnue dans la procédure.

En ce qui concerne la CPI, l’article 68 (3) du Statut de Rome sur la participation des victimes a influé sur la rédaction du Statut du TSL :

Lorsque les intérêts personnels des victimes sont concernés, la Cour permet que leurs vues et préoccupations soient exposées et examinées, à des stades de la procédure qu’elle estime appropriés et d’une manière qui n’est ni préjudiciable ni contraire aux droits de la défense et aux exigences d’un procès équitable et impartial. Ces vues et préoccupations peuvent être exposées par les représentants légaux des victimes lorsque la Cour l’estime approprié, conformément au Règlement de procédure et de preuve[92].

Bien que la notion de partie civile ne figure pas effectivement dans le Statut de Rome, les dispositions sur la réparation au profit des victimes[93] seraient vides de sens si elle ne résultait pas d’une procédure au cours de laquelle les vues et préoccupations des victimes auraient été exposées et examinées[94]. C’est à cette fin que le Règlement de procédure et de preuve[95] se veut plus détaillé. Examinons les modalités de participation des victimes telle qu’elles sont reflétées par les textes et la pratique embryonnaires.

2.2 Les modalités de participation des victimes

En raison de l’absence d’une pratique du TSL, nous limiterons notre analyse aux CETC et à la CPI. Nous verrons ainsi, d’une part, l’introduction de la demande de participation (2.2.1) et, d’autre part, les droits procéduraux attachés au statut de victime (2.2.2).

2.2.1 L’introduction d’une demande de participation

C’est à partir du moment où une action est déjà engagée par l’organe de poursuite que les victimes peuvent s’y associer. Si elles contribuent à son déclenchement, il n’est pas approprié de faire une assimilation avec une introduction d’instance. Soumettre des communications ne leur garantit guère un quelconque droit dans la suite du procès. Comme le précise Maison, « [d]evant les tribunaux internationaux, la possibilité de déclencher l’action publique n’est pas reconnue aux victimes[96] ». Ainsi que l’a confirmé le TSSL, les juridictions résultant d’accords entre l’ONU et des gouvernements particuliers sont des tribunaux internationaux[97]. La CPI et les CETC semblent cependant s’en distinguer par le rôle actif qu’elles reconnaissent aux victimes.

2.2.1.1 La plainte et la constitution de la partie civile dans les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens

Il est possible pour les victimes de déclencher une instance par l’introduction d’une plainte ou de se joindre à une affaire déjà engagée par le Procureur. Il s’agit, dans un cas, de la plainte et, dans l’autre, de la constitution de la partie civile. La directive sur la participation des victimes aux procès devant les CETC assure un droit de former et de déposer une plainte auprès des Coprocureurs. Elle s’est voulue au départ généreuse, en prévoyant ce qui suit dans son ancien article 2.2 : « Les plaintes ou informations peuvent être transmises aux co-procureurs par toute personne, organisation, témoin, victime des crimes allégués, ou toute autre source ayant eu connaissance de ces crimes. Les associations de victimes et les avocats des victimes peuvent également déposer plainte au nom de leurs membres ou clients[98]. »

Cette formulation comportait une ambiguïté qui est désormais clarifiée. Certaines personnes se demandaient à quel titre agiraient les plaignants autres que les victimes si leurs demandes étaient accueillies. Car si la deuxième phrase disposait que les associations des victimes et les avocats agissent pour le compte de leurs membres ou clients, rien n’était dit des plaintes introduites par « toute personne, organisation, témoin ». Joueraient-ils un simple rôle de soutien au déclenchement de l’action publique ? La nécessité que les demandes comportent « l’indication du souhait […] de se constituer partie civile[99] » selon l’ancien article 2.3 (d) (iii) permettait de répondre par l’affirmative. La constitution de la partie civile se justifiant par l’intérêt à agir, il était possible de présumer que les seules à même de faire cette preuve soient les victimes. Le nouveau texte fait l’économie de cette ambiguïté en limitant explicitement le droit de plainte aux victimes des crimes allégués. En conséquence, l’exigence d’indiquer le souhait de se constituer partie civile est également supprimée.

En tout état de cause, les effets de la plainte sont relatifs et dépendent de la discrétion des Coprocureurs. Celle-ci ne garantit pas le déclenchement automatique de l’action publique. Les procureurs peuvent prendre à ce sujet quatre mesures possibles. Ils peuvent classer sans suite la plainte, joindre la plainte à une enquête préliminaire en cours, ouvrir une nouvelle enquête préliminaire ou transmettre la plainte directement aux juges d’instruction[100]. Cette décision, qui doit être prise au plus tard 60 jours après le dépôt de la plainte, peut faire l’objet d’une révision à tout moment[101].

Il y a par contre un double avantage à agir en tant que partie civile. Les victimes se joignent à une affaire déjà en cours, ce qui peut représenter une économie considérable[102]. Elles ont en outre la possibilité de faire réexaminer leur requête par une chambre d’appel en cas de rejet. Cependant, pour que cet appel ait lieu, il faut franchir des étapes incontournables. Bien que seules les victimes soient admises à agir, elles doivent, outre le fait de remplir les critères qui permettent de les reconnaître comme telles[103], se constituer partie civile lorsque l’affaire est soit en cours d’instruction, soit devant la Chambre de première instance[104]. Cette dernière condition peut se révéler plus inconvenante qu’avantageuse. La discrétion des procureurs et leur politique de sélection rigoureuse peuvent exclure les victimes qui ne sont pas qualifiées comme telles dans le contexte des affaires instruites.

Pour l’essentiel, à la suite de la demande de constitution de la partie civile auprès de juges d’instruction, ces derniers se prononcent sur sa recevabilité. Leur décision est susceptible d’appel devant la Chambre préliminaire ou la Chambre de la Cour suprême du Cambodge respectivement[105]. Cette procédure relativement simple est, par contre, plus complexe à la CPI.

2.2.1.2 La demande de participation à la Cour pénale internationale

Il n’existe dans le cas de la CPI ni un droit de plainte ni un droit de se constituer partie civile[106]. La participation des victimes aux procès, bien qu’elle soit codifiée et acceptée dans le Statut de Rome, est un régime plutôt permissif. L’appréciation de la recevabilité des demandes de participation est laissée à l’entière discrétion des juges[107]. Cette approche indulgente est illustrée par le langage tant des rédacteurs du Statut de Rome que du Règlement de procédure et de preuve de la CPI. Ainsi, selon l’article 15 (3) du Statut de Rome sur la saisine de la CPI, « [l]es victimes peuvent adresser des représentations à la Chambre préliminaire[108] ». Le même ton est utilisé dans l’article 19 (3) du Statut de Rome lorsqu’il leur est reconnu de participer aux audiences sur la compétence et la recevabilité d’une affaire : « Dans les procédures portant sur la compétence ou la recevabilité, les victimes peuvent également soumettre des observations à la Cour[109]. » De même, d’une façon générale, selon l’article 68 (3) du Statut de Rome, le caractère clément de la participation des victimes est souligné : « Lorsque [leurs] intérêts personnels […] sont concernés, la Cour permet que leurs vues et préoccupations soient exposées et examinées, à des stades de la procédure qu’elle estime appropriés[110]. »

Ces dispositions décrivent, selon Elisabeth Baumgartner, les deux systèmes de participation établis par le Statut de Rome et le Règlement de procédure et de preuve de la CPI : « la soumission de “représentations” et d’“observations” au chapitre II du Statut, et la participation stricto sensu, régie en général par l’article 68 (3) du Statut de Rome et la règle 89 du RPP[111] ».

De ce qui précède, bien qu’il semble que l’accès des victimes au procès devant la CPI relève de la générosité, les rédacteurs du Statut de Rome l’ont voulu le plus étendu possible.

À une étape initiale où le Procureur analyse le sérieux de l’information reçue pour engager des enquêtes proprio motu, il reçoit des renseignements provenant des victimes[112]. Selon les travaux préparatoires, l’Argentine avait insisté pour qu’il soit donné aux victimes de saisir directement le Procureur, mais les discussions ont abouti à la conclusion que les associations agiraient éventuellement en leur nom[113]. En conséquence, lorsqu’il examine les communications reçues, le Procureur peut rechercher de l’information additionnelle de source fiable[114]. Il est approprié qu’il reçoive des dépositions des acteurs de première main[115].

À cette étape encore préliminaire, il n’est pas question d’un droit de plainte des victimes. Toutefois, dans la pratique, les victimes sont la mesure du caractère approprié ou nécessaire de la décision du Procureur d’ouvrir une enquête[116]. C’est à partir du moment où il établit des bases raisonnables de poursuivre l’enquête qu’il peut demander l’autorisation de la Chambre préliminaire[117]. Cette demande devant être supportée par des éléments de preuve, les victimes peuvent s’y associer en adressant des « représentations[118] ». S’il est vrai qu’aucune demande de participation officielle n’est nécessaire à cette étape[119], les victimes sont cependant suspendues à un double aléa : celui que le Procureur ne souhaite pas ouvrir d’enquête et celui, lorsqu’il l’a décidé, que la Chambre préliminaire ne trouve pas qu’il existe des raisons valables d’ouvrir une enquête[120]. Dans le premier cas, le Procureur informe les victimes de sa décision ; dans le second cas, il peut reformuler sa demande à la lumière d’éléments nouveaux, ceux-ci pouvant provenir des mêmes victimes.

Il faut cependant relever que la possibilité d’adresser des représentations par les victimes à la Chambre préliminaire est limitée au seul cas où le Procureur doit solliciter l’autorisation d’enquêter. Lorsque des situations sont renvoyées à la CPI par un État ou le Conseil de sécurité, le Procureur peut pleinement commencer à enquêter[121]. Dans ce cas, il n’est plus nécessaire pour les victimes d’adresser des représentations. Les questions spécifiques qui se poseront seront relatives à la recevabilité et à la compétence. S’il y a contentieux à ce propos, les victimes sont admises à faire valoir leur point de vue sans au préalable formuler une requête aux fins de participation[122]. Par contre, lorsque leurs préoccupations sont plus générales, elles peuvent exercer un droit de participation fondé sur l’article 68 (3) du Statut de Rome. Cette forme de participation nécessite en principe l’introduction d’une demande. Il en a été ainsi dans la situation en République démocratique du Congo où des victimes ont été admises à participer à la procédure alors encore à la phase des enquêtes. Le Procureur leur contestait un tel droit. Pour lui, il ne pouvait être question de procédure au sens de l’article 68 (3) à cette étape de l’affaire. La Chambre préliminaire a adopté une solution contraire, en concluant qu’il est possible de considérer la phase des enquêtes comme une procédure et qu’en plus, en vertu du Statut de Rome, le Procureur peut décider d’ouvrir une enquête compte tenu de la « gravité du crime et des intérêts des victimes[123] ».

Ainsi, avant qu’une situation ou une affaire fasse l’objet d’un examen par la CPI, les victimes peuvent soumettre des communications afin que le Procureur ait des éléments de preuve lui permettant de solliciter des juges l’ouverture d’une enquête. Lorsque cette enquête s’ouvre effectivement, elles ne peuvent y participer que si, ayant formulé une demande en ce sens, une chambre les y autorise. C’est alors qu’elles pourraient exercer des droits dits procéduraux. Cependant, la complexité du régime de participation est telle que le fait d’être reconnu victime à une phase précise ne garantit pas le même statut à l’étape d’une enquête à l’égard d’un suspect précis. Dans la situation en République démocratique du Congo par exemple, les victimes désignées dans la situation[124] n’ont pas toutes démontré le lien de causalité suffisant avec les crimes de l’affaire Lubanga pour prétendre y participer[125]. Cette apparente contradiction ne peut être comprise que par un examen serré de l’exercice des droits procéduraux des victimes.

2.2.2 L’exercice des droits procéduraux

Les droits procéduraux des victimes devant les CETC empruntent largement au système de droit civil. Le TSL qui se met actuellement en place suivra ce système en raison de l’influence du droit français. Nous limitons donc la présente analyse aux CETC et à la CPI.

2.2.2.1 La situation devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens

La notion de droits procéduraux renvoie aux prérogatives et aux moyens juridiques auxquels les victimes sont en droit de prétendre au cours du procès. Le procès pénal est l’opposition entre l’accusation et la défense, le respect des droits de cette dernière partie étant central dans l’appréciation du caractère équitable de la procédure. Dans un système de droit civil, cette équité est appelée à se fractionner au prorata des parties. En effet, dès lors que sa demande est recevable sur la forme, la victime devient partie au procès. C’est ce que dispose précisément la Règle 23 (6) du Règlement intérieur des CETC[126]. Il en découle nécessairement des droits dits procéduraux. Ceux-ci, à quelques exceptions près, sont identiques à ceux de l’accusé[127].

Comme à la CPI, le problème s’est posé dans les CETC de savoir à partir de quel moment les victimes peuvent avoir un rôle actif dans le procès. Parce que cette juridiction applique principalement le droit interne, ne devant se référer au droit international qu’en cas d’ambiguïté ou de lacune, la Défense de l’accusée Nuon Chea a soutenu que les victimes ne peuvent participer qu’au débat au fond et non à la procédure préliminaire en vertu de la Règle 23 du Règlement intérieur et du Code de procédure pénale du Royaume du Cambodge. Les juges se sont prononcés en faveur des parties civiles en confirmant la pratique établie par la CPI. D’après la Chambre préliminaire, « les parties civiles peuvent participer à tous les stades de la procédure, y compris la procédure relative aux appels à l’encontre de la détention provisoire devant la Chambre préliminaire[128] ». Elles peuvent faire valoir leurs intérêts dès lors qu’une décision autorisant le Procureur à ouvrir une enquête est rendue[129].

Le Règlement intérieur des CETC prévoit que la personne admise comme victime a droit à l’assistance d’un avocat de son choix. Ce dernier peut être cambodgien ou étranger, à la seule condition, pour ce qui est de l’étranger, qu’il travaille en collaboration avec l’avocat cambodgien[130]. Cette restriction est dictée par un souci d’efficacité, la procédure suivant des règles pour la plupart cambodgiennes. En outre, dans la mesure où le choix libre d’un avocat ne constitue pas la garantie que la victime dispose des moyens de le rémunérer, le tribunal lui reconnaît expressément le droit à l’aide judiciaire (Règle 22 (b)). Cependant, en raison du coût que peut entraîner la représentation en nombre élevé de victimes des crimes jugés, les juges d’instruction ou les chambres ont le pouvoir d’ordonner des représentations communes dans l’intérêt de la justice (Règle 23 (8)). De même, les membres d’associations de victimes peuvent se faire représenter par les avocats desdites associations (Règle 23 (9)). Sur la représentation, la pratique des CETC démontre une étonnante sévérité et contradiction. Les règles internationales du procès équitable ainsi que la jurisprudence en la matière admettent la représentation personnelle d’une personne mise en accusation. Il devient ainsi possible d’inférer que les parties civiles peuvent également défendre elles-mêmes leur cause. Pourtant, la Règle 77 (10) du Règlement intérieur des CETC, confirmée par la Chambre préliminaire, indique qu’une partie civile n’est pas autorisée à parler en personne à l’audience[131]. La décision a par la suite été infléchie dans le cas de parties civiles n’ayant pas les moyens de s’offrir une représentation légale, et ce, compte tenu des considérations de vérité et de justice[132].

Au-delà de la représentation, en tant que partie, la victime a le droit de produire des écrits à l’instance. Il faut déduire par conséquent qu’elle se voit accorder un temps suffisant et nécessaire à la production de son mémoire. Elle peut à cet effet obtenir, sur demande, la prorogation des délais quant au dépôt des écrits (Règle 39). Pour garantir le caractère contradictoire du procès, les victimes présentent leur réquisitoire en premier et peuvent répliquer à la réponse de la défense (Règle 94). À cette étape, l’équilibre de la procédure est remise en cause à l’égard de la défense qui est chargée tant par l’accusation que par les victimes. Si elles peuvent soutenir les accusations du Procureur à l’ouverture des enquêtes, il n’existe théoriquement pas entre eux une solidarité d’objectifs dans le procès[133]. C’est en ce sens que les victimes peuvent faire appel de la plupart des décisions des juges d’instruction et des chambres d’instance[134]. À noter que cette possibilité extraordinaire n’est pas reconnue aux victimes dans le droit pénal des pays comme les Pays-Bas et les États-Unis[135].

Une précision mérite toutefois d’être faite sur la nature d’une procédure qui se poursuivrait à la suite d’une décision de non-lieu des juges d’instruction alors que les victimes auraient obtenu gain de cause de cet appel. L’action publique prendrait ainsi fin, laissant place à l’action civile qui porterait sur la détermination du préjudice souffert par les victimes et l’allocation des réparations nécessaires. Cela serait d’autant plus fondé qu’elles ne pourraient faire appel que des jugements rendus à l’égard de la partie civile. Cette solution heureuse pour les droits des victimes n’est pas sans poser des problèmes juridiques importants. En effet, dans la mesure où l’action pénale s’éteint, quel régime d’imputabilité de la responsabilité le juge devra-t-il suivre ? Sera-ce le régime de droit pénal, alors que le procès pénal a pris fin, ou le régime de droit civil à imputabilité souple ?

En tout état de cause, d’un autre côté, les victimes peuvent choisir de mettre fin à l’action civile. Celle-ci peut s’éteindre par renonciation ou désistement (Règle 23 (10)) ou par défaut de comparution. Ce dernier ne porte cependant pas préjudice à la demande de réparation qui peut être formulée séparément (Règle 82). La fin de l’action civile ne semble donc pas soulever les difficultés juridiques associées à la cessation des poursuites pénales. La question est encore plus complexe dans le cas de la CPI.

2.2.2.2 La situation devant la Cour pénale internationale

Les droits procéduraux des victimes sont déterminés en fonction du statut procédural qu’elles peuvent se voir reconnaître par une chambre. À la différence des CETC, la notion de partie à la procédure est étrangère à la CPI. Il y est question de « participant », ce qui implique conséquemment une limitation de droits. En outre, le statut de participant résulte d’une progression, car de demandeurs à participants effectifs, les victimes ne peuvent prétendre à des droits identiques. Cette différence est également fonction des étapes de la procédure. Les juges définissent au fur et à mesure que la procédure avance les modalités de participation des victimes.

Les droits dont peuvent se prévaloir les demandeurs sont essentiellement de nature protectrice. L’article 43 (6) du Statut de Rome relatif à la protection des victimes comparaissant devant la CPI a fait l’objet d’une interprétation à l’occasion de l’affaire Lubanga[136]. La CPI a considéré dans cette affaire que, dès lors qu’« une demande de participation dûment remplie est reçue par la Cour, cela constitue “une comparution”[137] ». Il résulte de cette décision qu’un accueil favorable à la demande importe peu[138]. Par ailleurs, en tant que demandeurs, les victimes ont accès à « une version publique du “résumé des éléments de preuve” présenté par l’Accusation », l’intégralité de ce dossier public n’étant réservée qu’à celles qui se sont déjà vu accorder le statut de participantes[139]. L’accès aux pièces de procédure est nécessaire dans la mesure où, dans une audience sur la recevabilité ou la compétence de la CPI, les victimes ont le droit de faire des observations[140]. Dans sa décision de janvier 2008, la Chambre préliminaire I a en outre refusé au Bureau du Conseil public pour les victimes, agissant comme représentant légal des victimes, le droit d’interjeter appel d’une décision rejetant les demandes de participation des victimes[141]. Cette règle s’applique aux décisions interlocutoires de la Chambre concernant d’éventuelles questions de procédure liées au processus de demande de participation. Cette restriction est justifiée par le fait que, en tant que demandeurs, les victimes n’ont pas encore de statut procédural. En plus, en vertu de la Règle 89 (2) du Règlement de procédure et de preuve de la CPI[142], elles peuvent soumettre de nouvelles demandes. La Chambre préliminaire I a cependant décidé qu’elles ne peuvent pas répondre aux observations de l’accusation et de la défense[143].

C’est en obtenant le statut de participant que les victimes acquièrent des droits spécifiques dont l’étendue est proportionnelle à l’atteinte à leurs intérêts. De ce fait, les modalités de participation sont définies au cas par cas. En vertu de la Règle 89 (1) du Règlement de procédure et de preuve de la CPI, la Chambre saisie par une demande de participation d’une victime « arrête les modalités de la participation des victimes à la procédure, modalités qui peuvent inclure la possibilité de faire des déclarations au début et à la fin des audiences devant la Cour[144] ». À chaque étape spécifique du procès, la Chambre compétente se prononce sur l’opportunité de laisser les victimes y participer. La décision de 2008 dans l’affaire Lubanga prévoit que « les victimes autorisées à participer au procès devront lui demander par écrit de participer à tout stade spécifique de la procédure en expliquant les raisons pour lesquelles leurs intérêts sont concernés par l’élément de preuve ou la question alors considérée en l’espèce, ainsi que la nature et l’ampleur de la participation souhaitée[145] ».

Avant d’énoncer les droits procéduraux du participant, les juges vérifient à chaque stade de la procédure qu’il continue d’être victime tel que cela est défini par la Règle 85 du Règlement de procédure et de preuve de la CPI[146]. La jurisprudence fondatrice a déduit de cette disposition quatre critères cumulatifs à remplir pour acquérir la qualité de victime : « la victime doit être une personne physique ; elle doit avoir subi un préjudice ; le crime dont découle le préjudice doit relever de la compétence de la Cour ; et il doit exister un lien de causalité entre le crime et le préjudice[147] ». Ces critères sont examinés suivant un seuil correspondant au stade de la procédure. À l’étape des enquêtes, la Chambre préliminaire a décidé qu’il serait relativement bas[148]. Il s’agit pour les demandeurs de démontrer qu’ils peuvent être prima facie considérés comme des victimes[149].

En vertu de la première décision sur la participation des victimes dans la situation en République démocratique du Congo, nous recensons à la phase préliminaire du procès devant la CPI quatre droits procéduraux : le droit de présenter des vues et des observations ou des pièces de procédure ; le droit de demander à la Chambre d’ordonner des mesures spéciales ; le droit de participer à des procédures spécifiques ; et le droit d’être informé[150].

Le premier droit des victimes dont l’exercice consiste à faire valoir leur vues et observations est inscrit dans l’article 68 (3) du Statut de Rome[151]. Ce texte, non plus que le Règlement de procédure et de preuve de la CPI, ne comporte pas de précisions en ce qui concerne le contenu d’un tel droit. La Chambre préliminaire le qualifie toutefois de droit fondamental d’être entendu[152]. Cependant, pour se faire entendre, les victimes, à la phase des enquêtes, n’ont pas les mêmes privilèges que la défense. Elles ne peuvent prétendre, pour la préparation de leurs observations, accéder au dossier de la poursuite[153]. Par contre, la Chambre préliminaire leur reconnaît le droit de déposer des pièces. Il serait tentant de croire que le fait de déposer les pièces est le sens à donner au droit de faire valoir les vues et les observations. Il n’en est rien toutefois puisque la Chambre, dans la décision de 2006, utilise le fait pour les victimes d’exposer leurs vues et de déposer des pièces de façon additionnelle. C’est donc bien un droit corollaire ou accessoire[154] duquel pourrait être inféré celui de déposer des éléments de preuve[155].

Le droit à des mesures spécifiques est également lié aux procédures spéciales qui peuvent avoir lieu à la phase des enquêtes. La Chambre préliminaire fait expressément mention de la procédure de l’article 56 du Statut de Rome relatif à l’occasion d’obtenir des renseignements qui ne se présentera plus. Les parties à la procédure peuvent saisir la Chambre afin que celle-ci prenne des mesures portant sur la préservation de la preuve ainsi que leurs droits, principalement ceux de la défense. Or, alors que la Chambre et les parties sont seules susceptibles de déclencher une telle procédure au sens de l’article 56, l’admission des victimes à la procédure fait en sorte que leurs droits doivent être défendus à tous les stades de la procédure si leurs intérêts sont en cause. La Chambre préliminaire a rétabli l’équilibre en prenant deux mesures. D’une part, qu’il s’agisse des procédures de l’article 56 déclenchées de son propre chef[156] ou à la demande des parties, les victimes pourront y participer afin d’exercer leur droit de l’article 68 (3). La Chambre impose cependant quelques restrictions. Les victimes ne participent pas, en principe, aux procédures confidentielles, sauf décision contraire de la Chambre. En plus, pour chaque participation, la Chambre doit être convaincue que les questions débattues au moment de la procédure auront une incidence sur les intérêts personnels des victimes[157]. Ensuite, la Chambre a créé au profit des personnes ayant la qualité de victime le droit de lui demander d’ordonner une procédure spécifique[158]. Cette dernière permettrait d’obtenir les garanties de protection qui peuvent consister en des mesures spéciales de tenue d’audience ex parte ou in camera ainsi qu’à l’assistance des témoins et des victimes par des personnes capables de leur apporter un soutien psychologique au cours de leurs dépositions[159].

Quant au droit d’être informé, la Chambre préliminaire dans sa décision de 2006, quoiqu’elle ait reconnu que cette obligation est énoncée officiellement à la Règle 92 du Règlement de procédure et de preuvede la CPI[160], l’a assorti d’une restriction liée principalement au secret de l’instruction. Ainsi, les victimes n’auraient pas accès au dossier non public de la situation faisant l’objet d’une enquête.

En réalité, les droits de la décision de janvier 2006 sont susceptibles d’être exercés aux phases ultérieures de la procédure. Cependant, rien n’est assuré, car les droits des victimes relèvent davantage de la discrétion des juges. En général, pour décider si les victimes ont le droit de participer, ils prennent en considération l’incidence de la procédure sur leurs intérêts personnels, le caractère approprié de la participation et, enfin, le préjudice d’une telle participation pour les droits de la défense[161]. Cela nécessite en principe une décision-cadre portant sur les modalités de participation des victimes.

Dans la décision du 22 septembre 2006, la Chambre préliminaire I a fixé l’étendue des droits des victimes à la phase de la confirmation des charges[162]. En dehors du droit de faire des déclarations au début et à la fin de chaque audience, les autres droits ne relèvent que de la possibilité dont décident les juges. De fait, le droit pour les victimes de répliquer aux réponses doit être autorisé par la Chambre, elles n’ont notification que des documents publics de l’affaire, ne participent qu’aux conférences de mise en état et aux audiences de confirmation des charges qui sont publiques comme conséquence de l’anonymat que la Chambre leur reconnaît[163]. Aussi, elles n’obtiennent autorisation d’intervenir au cours de l’audience qu’au cas par cas, ne peuvent pas ajouter des éléments de preuve lors de la confirmation des charges ni interroger les témoins[164].

Pour sa part, la Chambre de première instance I, dans la même affaire Lubanga, a adopté une position sur la participation des victimes à la phase du procès dans une décision du 18 janvier 2008[165]. Les principes gouvernant le droit des victimes quant à l’accès et à la consultation du dossier, pièces et écritures de l’affaire sont sensiblement les mêmes qu’à la phase préliminaire. Elles ne peuvent accéder aux documents confidentiels que s’il est établi un rapport substantiel entre leurs intérêts et les documents en question[166]. Il en est de même du droit d’être informé. La Chambre de première instance I ne rejette pas de façon péremptoire le droit des victimes à l’anonymat à la phase du procès. Elles pourront continuer de s’en prévaloir pour autant que les facteurs circonstanciels le justifient[167]. Quelques changements concernent les modalités de participation à la procédure. Les victimes ont désormais le droit d’inroduire les requêtes chaque fois qu’une question touche à leurs intérêts[168]. Elles participent par ailleurs aux audiences à huis clos et ex parte, selon les circonstances, de même qu’elles peuvent requérir leur tenue pour leurs propres intérêts, de la même manière que feraient les parties[169]. Se manifeste en réalité dans la décision de 2008 une volonté de la Chambre de première instance I de se départir d’une procédure pénale caractérisée par le privilège de la confrontation entre l’accusation et la défense. C’est ce qui explique, entre autres raisons, que, contrairement à ce qui se passe pour la Chambre préliminaire, le droit de produire des éléments de preuve ait été substantiellement modifié. La Chambre de première instance I considère de ce fait qu’on ne peut raisonnablement déduire de l’article 69 (3) du Statut de Rome que le droit de produire la preuve est réservé aux seules parties[170]. La Chambre remet en cause la bipolarité du système probatoire en permettant, quand elle les y autorise, que les victimes puissent citer et interroger des témoins, contester l’admissibilité et la pertinence des preuves produites par les parties et recevoir communication des éléments de preuve du Procureur[171]. Dans tous les cas, elles doivent faire la preuve d’un rapport avec leurs intérêts personnels pour convaincre la Chambre de première instance I. La Chambre d’appel dans sa décision du 11 juillet 2008 a confirmé les principes définis par la Chambre de première instance I concernant l’administration de la preuve[172]. Ceux-ci avaient déjà fait tache d’huile à la phase préliminaire dans l’affaire Procureur c. Katanga et Ngudjolo Chui[173].

Comme il faut s’en rendre compte, les droits procéduraux des victimes devant la CPI ne sont désormais plus loin d’être identiques à ceux de la défense. Elles ont droit, comme cette dernière, à l’aide judiciaire aux frais de la CPI. Les questions de désistement et de renonciation n’ont par contre pas été abordées par la jurisprudence. Les textes n’envisagent que le désistement d’une procédure d’appel[174]. Dans la mesure où seule la personne déclarée coupable a le droit de poursuivre l’appel si le Procureur s’en désiste[175], il en résulte la question des effets du désistement sur les droits des victimes. Pour savoir ce qu’il en est exactement, il conviendrait de déterminer au préalable si elles peuvent exercer un quelconque appel comme le font les parties civiles devant les CETC. La règle en la matière semble être la possibilité pour elles d’y participer si une chambre conclut que la question discutée touche à leurs intérêts personnels. C’est le cas des décisions portant sur la culpabilité de l’accusé ou la peine et des décisions de l’article 82 (1) du Statut de Rome[176]. Il est cependant tout à fait clair que les victimes peuvent former directement appel des ordonnances rendues sur les réparations[177]. Toutefois, si une chambre détermine qu’elles peuvent participer à un appel sur la culpabilité ou la peine et que le Procureur s’en désiste, les victimes ont-elles le droit de le continuer ? Le texte de la Règle 152 (2) du Règlement de procédure et de preuve de la CPI[178] impose une réponse négative à cette question, ce qui est contradictoire avec le fait de laisser participer les victimes à un tel appel. Une réponse appropriée à cette préoccupation nécessite de définir la portée des intérêts personnels des victimes. Au cas où ils ne se limiteraient pas aux seules réparations, mais par exemple à ce que la vérité soit établie et le criminel puni, l’action pénale devra subsister au désistement du Procureur. En dépit de cette compréhension, les textes de la CPI sont résolument orientés vers une conception qui n’accorderait aucun intérêt aux victimes à participer aux appels sur la culpabilité ou la peine. Les rédacteurs auraient ainsi envisagé une participation des victimes orientée à terme vers l’obtention d’une réparation des préjudices soufferts.

Conclusion

Avant la CPI, les CETC et le TSL, les intérêts des victimes dans les procès internationaux consistaient en un droit à la protection[179], à la restitution des biens[180] et à la réparation par renvoi aux tribunaux nationaux[181]. Aujourd’hui, il leur est conféré des droits procéduraux qui conduisent à un dédoublement de l’objet du procès pénal international. Les intérêts de la communauté internationale sont sur un même balancier que les droits subjectifs des victimes. Le rôle d’arbitre que le juge est appelé à jouer est sans doute faussé par la prépondérance des intérêts de la communauté internationale, mais la participation des victimes est une réalité. La pureté du système accusatoire, dans lequel le Procureur est seul porteur des intérêts des victimes[182], est corrompue alors que se formalisent les mécanismes de constitution de la partie civile.

Il s’agit sans aucun doute d’une évolution. La protection internationale des droits de la personne a révélé des limites à garantir aux victimes de crimes commis sur une large échelle la réparation du préjudice subi. La protection verticale des droits de la personne, se révèle ici d’une portée relative. Dans bien des cas, la souffrance des victimes sera méconnue pour des raisons indépendantes ou dépendantes de la volonté des États. Une telle situation n’est désormais plus acceptable aux yeux de la communauté internationale. Le préambule du Statut de Rome de la CPI affirme que ces crimes « ne sauraient rester impunis[183] », confirmant que les victimes sont « centrales à la notion de justice pénale internationale[184] ».

Il s’agit peut-être d’une dérive. Le droit répressif est, par essence, le droit de la protection de l’intérêt général, du maintien de l’ordre public. Par principe donc, il n’a qu’incidemment, notamment dans le système de droit civil, admis la constitution de la partie civile. Les premières générations de tribunaux internationaux se sont limitées à cette conception classique[185]. N’y a-t-il pas en effet un risque que, en s’étendant trop aux victimes, la justice pénale internationale s’écarte de sa fonction internationale d’ordre et de paix ?