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Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie : une autre vision du XXe siècle, Paris, Odile Jacob, 2017, 655 p.[Notice]

  • Gabriel Poirier

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  • Gabriel Poirier
    Candidat à la maîtrise en histoire, UQAM

Pierre Grosser opère un tour de force. Et atteint ses objectifs. L’histoire du monde se fait en Asie : une autre vision du XXesiècle secoue et redéfinit des récits canoniques d’histoire des relations internationales. L’auteur décentralise et mondialise le XXe siècle par l’Asie ; il met en scène les réalités asiatiques puis évalue leur rôle – souvent insoupçonné – à l’échelle mondiale. Il démontre également que la question de l’Extrême-Orient a orienté les relations internationales de façon déterminante depuis les origines de la Première Guerre mondiale et la guerre nippo-russe de 1904-1905. Le résultat plaira aux universitaires, qui apprécieront cette synthèse analytique à sa juste valeur. Historien français des relations internationales, l’auteur inscrit sa monographie en continuité des travaux de Jean-Baptiste Duroselle et de Pierre Renouvin. Il maîtrise la méthodologie des « forces profondes » et construit, ce faisant, un récit moins descriptif qu’analytique. Plus important : L’histoire du monde se fait en Asie rappelle, chapitre après chapitre, que l’étude du fait international et les récits diplomatiques et stratégiques conservent leur bien-fondé, malgré ce qu’en pensent certains. La thèse trouve appui dans un argumentaire détaillé et précis. Le lecteur y adhéra rapidement, en particulier dans les chapitres et sous-chapitres qui traitent des origines asiatiques des deux guerres mondiales et de l’influence des questions asiatiques dans la fixation géographique de la guerre froide. La bibliographie, particulièrement fouillée, dénote un effort de recherche rigoureux et diversifié. Elle se compose des travaux d’érudits chinois, japonais, coréens et vietnamiens, affiliés majoritairement à des universités anglo-saxonnes. La périodisation ancre le sujet. Elle est originale et relativement différente des coupures traditionnelles. Les chapitres six à neuf s’entament avec les balbutiements de la guerre froide en Asie. Contribution innovante, l’auteur démontre qu’elle y est tant née qu’en Europe en raison de la course au Japon et du « vide » (p. 260) créé par le démantèlement instantané de son empire – sans mentionner son argumentaire sur les guerres asiatiques (civiles et coloniales) qui l’entretiennent et lient le sort de l’Asie du Sud-Est et de l’Asie du Nord-Est à celui du continent européen. La guerre de Corée poursuit dès lors une « séquence de durcissement de la guerre froide » (p. 299), initiée en 1949 avec la bombe atomique soviétique et la victoire des communistes en Chine. Elle se militarise, en même temps que sa dimension idéologique se radicalise, amorçant sa phase de globalisation et les courses américano-soviétiques à l’Asie et au tiers-monde – et auquel se mêle la Chine. Beijing contribue d’ailleurs à rapprocher les deux superpuissances (ex. : la non-prolifération nucléaire), qu’elle compétitionne au sein des blocs afro-asiatiques et communistes, et harmonise ses rapports avec Washington au début des années 1970. Les chapitres dix à douze abordent la reconfiguration et la transformation des alliances en Asie. En ressortent les répercussions du rapprochement sino-américain et du retrait partiel des États-Unis de la région. La détente américano-soviétique, possible à cause, grâce et malgré les réalités asiatiques, précède une relance de la guerre froide, générée par l’Asie, même si les rivalités idéologiques s’y effacent. Un prélude aux événements de l’automne 1989 et à la fin de la guerre froide en Europe. P. Grosser édifie un regard inédit et véhicule une « autre vision du XXe siècle ». Son argumentaire, tout en nuance, convainc. Les reconstitutions diplomatiques sont d’autant plus appréciées qu’elles cernent les « ambiances » internationales – celles qui encadrent les rapports entre puissances – et mettent en lumière la contingence des temps présents.