Dossier : Le projet du bilinguisme canadien : histoire, utopie et réalisationArticles

De l’atteinte de l’égalité entre les « deux peuples fondateurs » : débats sur le bilinguisme à la commission Laurendeau-Dunton, 1963-1971[Notice]

  • Valérie Lapointe-Gagnon

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  • Valérie Lapointe-Gagnon
    Faculté Saint-Jean, University of Alberta

À la suite de plusieurs années de joutes oratoires, de rencontres douces-amères avec les citoyens et les responsables politiques, de soirées arrosées à repenser le pays, les dix commissaires de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme — commission Laurendeau-Dunton — en étaient venus à développer un sens de l’humour particulier. Lors d’une réunion en 1966, alors que les commissaires discutent des espaces bilingues à aménager, Royce Frith se met à imaginer un courrier du coeur de la commission : « Dear Abby : My husband and I are absolutely incompatible. He believes in bilingual signs in stations in a non-bilingual district near a bilingual district in a non-bilingual Province. I take the contrary view. What is your opinion ? » Cette anecdote dévoile la complexité du chantier de réflexion entrepris à la commission sur l’art d’échafauder le projet d’un pays bilingue. Elle révèle également la cacophonie et l’absurdité de certains débats tenus entre les murs de cette organisation mise sur pied pour penser un remède au mal canadien, caractérisé par des tensions entre le Canada français et le Canada anglais. Quelles provinces déclarer bilingues ? Comment renforcer le bilinguisme de la fonction publique fédérale ? Comment aborder le bilinguisme dans les milieux de travail, surtout au Québec où des iniquités linguistiques majeures sévissaient ? Quoi faire avec la constitution ? La repenser complètement ou faire des retouches cosmétiques à l’article 133, qui concerne spécifiquement le bilinguisme ? Voilà le genre de questions soulevées à la commission. Celle qui était surnommée la « super université du Canada » a joué un rôle majeur dans la façon de penser les enjeux linguistiques au pays. Initiée en 1963 par le gouvernement libéral de Lester B. Pearson à la demande de l’éditorialiste André Laurendeau, la commission Laurendeau-Dunton rassemblait dix commissaires, épaulés par des équipes administratives et de recherche imposantes et devait étaler au départ ses travaux sur deux années. Toutefois, devant la vastitude du mandat, qui était de « faire enquête sur l’état du bilinguisme et du biculturalisme et de recommander les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe d’après l’esprit des deux peuples fondateurs, tout en tenant compte de l’apport des autres groupes ethniques », la complexité des enjeux soulevés, le manque patent de recherches en sciences sociales pour nourrir les travaux, l’échéancier sera sans cesse étendu, la commission dura près de huit ans. Pour de multiples raisons, elle s’attire rapidement les foudres des journalistes et de la société civile. Les citoyens et les responsables politiques de l’Ouest, éloignés du coeur du problème, ne comprennent pas la pertinence de l’enquête. L’idée même d’étudier les relations entre les deux peuples fondateurs semble incongrue pour certains qui croient que cette théorie ne possède ni assise juridique ni enracinement historique. Le biculturalisme devient rapidement un champ de mines. Devant les débats sémantiques soulevés au sujet de ce néologisme, on aurait pu penser que le bilinguisme, terme déjà établi et défini, représentait un concept beaucoup moins litigieux. Pourtant, il n’en fut pas du tout ainsi. La commission Laurendeau-Dunton constitue un microcosme intéressant pour l’étude des résistances, des inquiétudes et des questionnements soulevés par le projet de bilinguisme officiel qui occupe les devants de la scène politique canadienne au cours des années 1960. Les objections de certaines provinces au bilinguisme en éducation ont déjà été abordées dans l’ouvrage Bilingual Today, United Tomorrow, où l’historien Matthew Hayday relate la façon dont le gouvernement fédéral a donné suite à certaines recommandations de la commission, devenant ainsi un acteur proéminent dans la promotion du bilinguisme officiel dans un contexte de discussions constitutionnelles intenses. …

Parties annexes