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INTRODUCTION

Selon le subjectivisme à propos du bien-être, quelque chose contribue au bonheur ou au bien-être[1] d’un individu dans la mesure où ce dernier a une certaine attitude positive envers cette chose, ou en faveur de cette chose, dans certaines conditions. Historiquement, les auteurs subjectivistes ont considéré que l’attitude favorable (je dirai désormais pro-attitude) était le désir (Sidgwick, 1907 ; Brandt, 1998 ; Railton 1986a, 1986b). Ces auteurs ont par ailleurs soutenu que les conditions pertinentes n’étaient pas les circonstances actuelles des individus mais des circonstances idéales. Ainsi, Sidgwick a soutenu qu’un objet contribue au bien-être d’une personne, ou est bon pour cette personne, si et seulement si cette personne parfaitement informée sur la nature de cet objet désirerait cet objet (Sidgwick, 1907, p. 111). Dans ce qui suit, je ne m’intéresse pas à ces circonstances ; je ne me demande pas, en particulier, si elles doivent être idéalisées ou non. Je ne m’intéresse pas non plus à plusieurs autres questions qu’on peut se poser à propos du subjectivisme, par exemple : à quel moment la réalisation du contenu d’une pro-attitude contribue-t-elle au bien-être de la personne qui possède cette pro-attitude ? En effet, je souhaite m’intéresser exclusivement à cette autre question : quelle est la pro-attitude que devrait adopter le subjectivisme dans sa définition du bien-être ? Avant les années 1980, cette question était implicitement mise de côté dans la mesure où le désir se présentait comme l’unique candidat, mais depuis, plusieurs autres propositions ont émergé. On a d’abord suggéré que la pro-attitude pertinente puisse être une attitude complexe impliquant des désirs de premier et deuxième ordre (Railton, 1986a ; Lewis, 1989), puis le champ des solutions s’est encore élargi lorsqu’on a proposé que la pro-attitude pertinente puisse être strictement cognitive (Dorsey, 2012) ou encore une attitude de valorisation sui generis (Helm, 2001 ; Rosati, 2006 ; Tiberius, 2018). Dans ce dernier cas, l’idée est que ce qui contribue à notre bien-être n’est pas de réaliser simplement nos désirs, mais d’obtenir ce à quoi nous attachons une valeur.

Dans le présent article, je souhaite montrer qu’un certain nombre de considérations devraient pousser le subjectivisme à adopter la pro-attitude sui generis de valorisation. Cependant, l’analyse que j’en propose est plus simple que celles qui ont été proposées jusqu’ici. Selon moi, la bonne analyse de cette pro-attitude ne doit faire appel qu’à des dispositions émotionnelles, hédoniques et motivationnelles.

L’article se divise en quatre parties. Dans une première, je présente et justifie trois desiderata qui contraignent le choix de la pro-attitude pertinente pour le subjectivisme. Dans la seconde partie, je montre que le désir ne satisfait pas tous ces desiderata, et que les tentatives qui ont été faites pour contourner ces difficultés échouent. Dans la troisième partie, je me tourne vers la thèse selon laquelle une certaine attitude de valorisation serait celle que devrait adopter le subjectivisme. Je commence par présenter une conception simple de la valorisation et la distingue de versions plus sophistiquées. Je montre alors que seule cette conception simple de la valorisation permet au subjectivisme de satisfaire les trois desiderata mis en avant. Dans la quatrième partie, je réfute l’objection selon laquelle le subjectivisme ne pourrait pas utiliser la notion de valorisation sans renoncer à lui-même.

1. TROIS DESIDERATA

Comme je l’ai dit plus haut, la version initiale[2] du subjectivisme à propos du bien-être a été une forme de satisfactionnisme. Selon celui-ci, le bonheur consiste à réaliser ses désirs, tout au moins ceux qui sont ou seraient bien informés sur leur objet. La discussion de cette théorie et de toutes ses variantes a souvent porté sur leur adéquation extensionnelle. Ce sera donc notre premier desideratum. Par exemple, considérant le satisfactionnisme, on peut se demander s’il est nécessaire, pour qu’un objet soit bon pour celui qui le désire, que ce désir soi bien informé sur l’objet. On peut aussi se demander si la possession d’un désir bien informé est suffisante pour qu’un objet soit bon pour celui qui le désire. Bien sûr, un tel desideratum n’est que partiellement pertinent puisque nous ne cherchons pas ici à fournir une théorie subjective qui précise dans quelles circonstances le fait qu’un individu ait une certaine pro-attitude envers un objet en fait un objet qui contribue à son bien-être. Et en effet, tant que nous n’avons pas une théorie complète qui précise à la fois la pro-attitude et les circonstances pertinentes, la question de l’adéquation extensionnelle ne peut être pleinement discutée. Il n’en reste pas moins que l’adoption d’un certain type de pro-attitude pourrait conduire à une inadéquation extensionnelle qui ne pourrait être corrigée en modifiant les circonstances. Autrement dit, une pro-attitude, de par sa nature même, ne doit pas nous empêcher de reconnaître qu’un objet, une situation, un événement contribue au bien d’une personne, quelle que soit la thèse que l’on pourrait adopter quant aux circonstances pertinentes. Nous avons donc là un premier desideratum : la pro-attitude jugée pertinente ne doit pas rendre impossible l’adéquation extensionnelle du subjectivisme. On notera ici au passage que le concept de bien-être doit aussi permettre, conformément à l’usage ordinaire, de comparer des bien-être plus ou moins grands — voire des mal-être. Comme on le verra, le défaut de certaines théories satisfactionnistes est de ne pas pouvoir rendre compte de certaines variations dans le bien-être.

Le second desideratum qui sera pertinent est le desideratum d’invariabilité. En effet, on peut se demander si la notion de bien-être, de ce qui est bon pour un individu, désigne toujours la même propriété, qu’on s’intéresse aux êtres humains, aux animaux, aux végétaux ou même à des choses dépourvues de toute forme de vie. On ne s’intéressera pas ici à la thèse radicale — et d’ailleurs la plupart du temps rejetée — selon laquelle c’est toujours la même propriété à laquelle on fait référence.[3] Ce que nous appellerons ici le desideratum d’invariabilité est la thèse beaucoup plus modeste selon laquelle la même définition du bien-être s’applique à tous les êtres humains indépendamment de leur âge.[4] Lin (2017, 2018) a bien montré la plausibilité de ce desideratum. On peut en saisir la portée en considérant un subjectivisme qui soutiendrait que le type de pro-attitude dont la satisfaction contribue au bien-être suppose des capacités cognitives complexes que ne possèdent pas les nourrissons. En effet, la définition même de ce subjectivisme implique soit que le bien-être pour les nourrissons qui ne possèdent pas ces capacités est différent, soit que les nourrissons n’ont pas de bien-être du tout — ce qui est une thèse absurde. Afin d’éviter cette dernière conclusion, ce subjectivisme doit donc rejeter la thèse de l’invariabilité : les pro-attitudes dont la réalisation contribue au bien-être ne sont pas du même type pour les adultes et les nourrissons. Or, comme l’a souligné Lin (2017), rejeter cette thèse a une conséquence inacceptable. En effet, elle implique que la satisfaction du type de pro-attitude qui contribue au bien-être du nourrisson ou du jeune enfant cesse complètement de contribuer à son bien-être dès qu’il acquiert les capacités plus sophistiquées qui impliquent qu’on lui applique la définition du bien-être des adultes. Or, il semble très difficile de comprendre ce qui pourrait expliquer une telle disparition. En effet, d’un point de vue métaphysique, si la satisfaction d’une certaine pro-attitude contribue au bien-être d’un individu, alors on ne comprend pas pourquoi la satisfaction de cette pro-attitude cesserait de contribuer au bien-être. Il semble qu’il faille alors soutenir que l’adulte ne possède plus ce type de pro-attitudes ou que celles-ci ne peuvent plus être satisfaites, ou enfin que les facultés sur lesquelles elles reposent sont détruites ou bloquées par l’apparition des capacités plus complexes. Cela est peut-être envisageable pour certaines pro-attitudes particulières, ou pour certaines facultés ou capacités, mais l’idée selon laquelle cela serait toujours le cas paraît très peu plausible, en particulier parce que le développement affectif et émotionnel de l’individu est progressif et n’implique pas de rupture totale et complète. Bref, il n’est pas plausible que, de toutes les pro-attitudes du type dont la satisfaction contribue au bien-être du nourrisson, aucune ne persiste ou ne puisse contribuer au bien-être de l’enfant plus âgé ou de l’adulte.[5] Notre second desideratum sera donc un desideratum d’invariabilité : la pro-attitude que le subjectivisme doit adopter doit offrir une définition du bien-être invariable au sens au moins où elle s’applique à tous les êtres humains.

Le troisième et dernier desideratum qui va nous intéresser est un desideratum d’existence. En effet, une théorie subjectiviste du bonheur ne peut pas faire appel à une pro-attitude que les humains ne possèderaient pas. Historiquement, cette question ne s’est pas posée dans la mesure où l’existence de désirs n’a jamais été sérieusement remise en question si ce n’est aux jours les plus fougueux du behaviorisme. Mais si un subjectivisme fait appel à une pro-attitude de valorisation, alors il doit montrer que cette valorisation n’est pas qu’une notion séduisante, mais bien une pro-attitude qui existe réellement.

Ainsi, le présent article s’efforce d’évaluer dans quelle mesure un subjectivisme faisant appel à tel ou tel type de pro-attitude est en mesure de satisfaire les trois desiderata que nous venons d’exposer. Avant d’en venir à cette tâche, je voudrais toutefois souligner que je ne soutiens pas ici que ces trois desiderata sont les seuls que devrait satisfaire la pro-attitude pertinente pour le subjectivisme. En réalité, je pense qu’il existe au moins un autre desideratum d’ordre explicatif : l’appel à la pro-attitude pertinente devrait nous expliquer pourquoi son objet contribue au bien d’une personne. Malheureusement, montrer quelle pro-attitude permet effectivement de réaliser ce desideratum nécessite une discussion qui ne peut être conduite dans le présent article.[6]

2. LE SUBJECTIVISME EN TERMES DE DÉSIRS ET AU-DELÀ

L’ambition de cette section est de montrer qu’un certain nombre de théories subjectives faisant appel à une pro-attitude conative plus ou moins sophistiquée ou cognitive n’arrivent pas à satisfaire les trois desiderata que nous avons mis en avant. Je m’intéresse d’abord à la théorie la plus simple en termes de désirs de premier ordre, puis je me tourne vers des théories plus complexes avant de considérer une approche strictement cognitive.

2.1 Comprendre le bien-être en termes de désirs satisfaits

Selon le satisfactionnisme, ce qui est bon pour une personne est ce qu’elle désire dans sa situation actuelle, ou dans des conditions idéales.[7] Conformément à l’orientation du présent article, je ne vais pas m’intéresser au débat entre les défenseurs d’une position actualiste et ceux qui au contraire militent en faveur de l’introduction d’une condition d’idéalisation. Je me concentre seulement sur la possibilité pour un satisfactionnisme en termes de désirs de satisfaire les trois desiderata que nous avons présentés.

Concernant le desideratum d’existence, on voit immédiatement qu’il est satisfait puisque, comme je l’ai déjà dit, l’existence des désirs n’est pas remise en question. Qu’en est-il alors du desideratum d’invariabilité. Est-il satisfait ? Il ne semble y avoir aucune raison de supposer qu’il ne l’est pas. En effet, s’il est admis que les choses qui sont bonnes pour une personne sont celles qui sont désirées par cette personne, alors le fait que les nourrissons comme les adultes possèdent des désirs permet de comprendre leur bonheur de la même manière et en continuité.[8]

Restent les objections concernant l’adéquation extensionnelle. Une première liste d’objections vise à montrer que la possession d’un désir envers un objet n’est pas une condition suffisante pour que cet objet contribue au bien-être de la personne qui possède ce désir. Par exemple, on a pu objecter que la réalisation de désirs que l’on éprouve comme des besoins irrépressibles mais vides de sens ne contribue pas au bien-être. Le défenseur d’un subjectivisme faisant appel aux désirs peut toutefois souvent répondre en précisant quels sont les désirs pertinents ou en introduisant une dose d’idéalisation. Il peut répondre avec Heathwood (2019) que les désirs pertinents sont seulement des désirs attractifs, c’est-à-dire ceux qui impliquent que l’on éprouve une attraction pour l’objet en question soit du fait d’éprouver des émotions relativement à la satisfaction de ce désir, soit d’envisager la réalisation de ces désirs comme nous apportant du plaisir. Une autre option sera de répondre que seuls les désirs que nous assumons ou auxquels nous nous identifions (Frankfurt, 1971 ; Bruckner, 2016) déterminent le bien-être. Enfin, une troisième réponse est de soutenir que ces désirs n’existent pas réellement et ne sont que des fictions philosophiques. Après tout, s’il est dur de résister à de telles impulsions, c’est parce que cette résistance a un certain coût qui les rend négativement attractifs au sens de Heathwood. Bref, on se débarrasserait du problème en disant tout simplement que les désirs qui constituent des contre-exemples en réalité n’existent pas et ne sont que des fictions philosophiques.

On a pu soutenir aussi que des désirs sadiques par exemple ne peuvent pas contribuer au bien-être. Mais à nouveau, le subjectiviste a de nombreuses options pour répondre. Il peut répondre soit que, bien que moralement mauvais, la satisfaction de ces désirs reste pro tanto bonne pour celui qui possède ces désirs (Heathwood, 2005), soit soutenir qu’il faut ajouter au moins pour certains désirs une condition objective (Wall et Sobel, 2021).

Bref, il ne semble pas que l’idée selon laquelle le désir serait la pro-attitude pertinente soit vraiment mise en danger par ces prétendus contre-exemples. La menace sur l’adéquation extensionnelle est par contre plus sérieuse si l’on se tourne vers des cas où la possession d’un désir à l’égard d’un événement ne semble pas nécessaire pour que ce dernier contribue au bien-être. Heathwood considère l’exemple suivant. Sa femme s’approche de lui et, sans qu’il l’anticipe, lui masse les épaules. Il éprouve alors un plaisir immédiat, une merveilleuse détente, laquelle contribue sûrement à son bien-être à ce moment-là. Pour autant, avoue-t-il, il n’avait pas le désir qu’elle lui masse les épaules avant qu’elle ne le fasse. Plus généralement, il semble indiscutable que de nombreuses activités, sensations, nous apportent du plaisir par surprise pour ainsi dire, et donc sans que nous ayons, au moins explicitement, désiré faire ces activités, ressentir ces sensations.

Afin d’éviter ces contre-exemples, Heathwood (2006, p. 558) propose la réponse suivante : celle-ci consiste à reconnaître en premier lieu qu’il n’avait certes pas de désir d’être massé avant de l’être. Néanmoins, un désir d’être massé s’est formé au moment même où il est massé. Dès lors, on peut expliquer selon le schéma subjectiviste standard la contribution au bien-être qui résulte du massage puisque, au moment où Heathwood est massé, il possède le désir d’être massé et il est massé.

Cette réponse me paraît toutefois insatisfaisante pour deux raisons. En premier lieu, si l’expérience initiale et agréable du massage engendre dès que je l’éprouve le désir que le massage se poursuive, il n’est pas plausible qu’à l’instant initial où je suis massé et en éprouve du plaisir, je possède un désir d’être massé à ce même instant précis. S’il est plausible que nous acquérions immédiatement un désir, le désir en question est bien plutôt que ce massage dure encore. Autrement dit, le désir qui apparaît au moment où le massage commence est un désir qui porte sur le futur, même s’il s’agit du futur le plus immédiat. De façon générale, s’il est plausible de dire que lorsque j’ai un désir, celui-ci perdure au moins une partie du temps de sa réalisation de telle sorte que pendant une certaine période je continue de posséder un désir alors qu’il est en train de se réaliser — considérez par exemple le désir de manger, ou de courir —, il est un peu curieux de dire que pourrait naître un désir qui porterait spécifiquement sur ce qui advient à l’instant présent au sens strict. En effet, dans la mesure où de tels désirs seraient toujours par définition satisfaits, on se demande bien à quoi ils serviraient si ce n’est à sauver la théorie de Heathwood. Pourquoi la nature nous aurait-elle dotés de tels désirs ?

En second lieu, il y a quelque chose d’insatisfaisant dans la réponse de Heathwood. En effet, le propre du subjectivisme est de présenter une pro-attitude relativement stable et de soutenir que lorsque l’objet de la pro-attitude est réalisé ou lorsque le sujet croit que cet objet est réalisé, alors cela contribue au bien-être de la personne qui possède cette pro-attitude. Mais la stratégie employée par Heathwood pour sauver sa théorie des cas de plaisir sans désir antérieur renonce à cette dimension explicative. Pour conserver la vertu explicative du subjectivisme, il faudrait expliquer à la fois le plaisir qui est éprouvé et le désir qui apparaît au même moment. Or, pour cela, il semble qu’il faille faire appel à un autre élément qui serait quelque chose comme une disposition à avoir ensemble le plaisir et le désir que celui-ci perdure. Mais si on fait appel à un tel état mental pour expliquer la co-occurrence du plaisir et du désir, ne faudrait-il pas suggérer que celui-ci constitue la pro-attitude que le subjectiviste devrait adopter ? En outre, si l’objection précédente est correcte, alors la seule pro-attitude dont la réalisation va de pair avec ces plaisirs non anticipés est précisément cette disposition sous-jacente, et non le désir. Bref, non seulement la stratégie de Heathwood échoue, mais, en outre, elle fait perdre au subjectivisme sa dimension explicative. Enfin, elle semble indiquer une autre pro-attitude que le subjectivisme pourrait adopter, qui lui éviterait le problème des plaisirs non anticipés et lui conserverait sa dimension explicative.

Cependant, une réponse plus prometteuse que celle d’Heathwood ne serait-elle pas d’avancer que nous avons le désir général d’avoir du plaisir, et donc que le massage étant plaisant, il satisfait ce désir ?[9] Mais avons-nous un tel désir général ? Pour le voir, on peut commencer par évaluer le cas partiellement symétrique de la douleur. Avons-nous le désir général d’éviter la douleur ? Est-ce que chaque fois que nous avons une expérience de douleur, nous cherchons à l’éviter en raison de ce désir général antérieur ? Cela semble extrêmement peu plausible et apparaît plutôt comme une façon inadéquate de décrire nos réactions à la douleur. Bien sûr, chaque fois que j’éprouve de la douleur, j’ai le désir que cette douleur cesse. Mais cela n’est pas parce que j’ai le désir général d’éviter la douleur, mais simplement parce que la douleur est ce type d’expérience qui engendre ou implique constitutivement le désir que cette douleur que j’éprouve cesse. Bien sûr, le fait d’éprouver une certaine douleur par exemple au genou peut engendrer un désir durable de ne pas vivre à nouveau cette douleur au genou et par conséquent de faire ce qu’il faut pour l’éviter. Mais toutes les douleurs ne supposent pas un tel désir, en particulier celles auxquelles je ne m’attends pas. En outre, je peux rechercher certaines douleurs, par masochisme ou parce qu’elles sont l’occasion d’épreuves auxquelles je souhaite me soumettre, ou que je souhaite traverser. Dans ce cas, il est loin d’être clair que j’ai aussi le désir antérieur de ne pas les éprouver.

Ces remarques se transposent au plaisir. Un plaisir engendre sans doute constitutivement un désir, mais la plupart d’entre nous ne désire pas le plaisir en général. En particulier, certains ne désirent pas éprouver certains plaisirs, parce qu’ils les jugent dégradants. Il n’est donc pas vrai que nous désirions le plaisir de façon générale. Et si certains peuvent dire qu’ils désirent tous les plaisirs, alors c’est une éthique de vie, un choix qui n’est pas nécessaire, et qui donc ne permet pas de conclure en général et pour tout être humain que le plaisir est toujours désiré par avance. Je conclus que cette réponse ne s’avère en réalité pas plus prometteuse, et ainsi que l’existence de plaisirs non anticipés pose un problème d’adéquation extensionnelle au satisfactionnisme, tout au moins tel que nous l’avons compris jusqu’ici.

2.2 Un satisfactionnisme plus sophistiqué ?

Pourrait-on sauver le satisfactionnisme en qualifiant les désirs qui contribueraient au bien-être ? Selon une suggestion qui est souvent considérée comme une amélioration substantielle du satisfactionnisme, un objet est bon pour un individu s’il est l’objet d’un désir assumé par cet individu dans certaines conditions, ou s’il possède un désir de second ordre à l’égard de son désir de premier ordre.[10] Comme on l’a vu plus haut, un avantage immédiat de cette suggestion est que l’on peut écarter les désirs irrépressibles mais dont la satisfaction nous est intuitivement indifférente, car, du fait même de concevoir leur satisfaction comme indifférente, voire étrangère, ces désirs ne seront pas assumés et ne seront pas l’objet d’un désir de second ordre.

Il y a toutefois deux raisons de rejeter ces satisfactionnismes sophistiqués. En premier lieu, ces versions du satisfactionnisme ne peuvent résoudre le problème posé par les plaisirs non anticipés puisqu’on ne peut pas assumer un désir qu’on ne possède pas. En outre, l’introduction de la condition d’assomption conduit à un autre problème d’adéquation extensionnelle important. Considérons l’exemple d’une personne homosexuelle, qui vit dans un environnement rejetant violemment l’homosexualité et qui, de ce fait, est amenée elle-même à rejeter violemment sa propre homosexualité. Dans ce cas, elle n’assume pas ses désirs homosexuels et il faudrait conclure que ni la satisfaction ni la frustration de ses désirs sexuels ne contribue, même pro tanto, à son bien-être. Mais cette conclusion est évidemment fausse. Dans les circonstances qui sont les siennes, il ne fait pas de doute que la satisfaction de son désir homosexuel va contribuer à son bien-être ; en réalité elle y contribue de deux manières : premièrement, de façon pro tanto positive ; deuxièmement, du fait de ne pas assumer son désir tout en l’ayant — et a fortiori en le satisfaisant — de façon pro tanto négative. Notons en outre que ces contributions pro tanto s’annuleront rarement si jamais cela advient. Bref, le bien-être de cette personne qui est homosexuelle tout en le rejetant et qui satisferait son désir homosexuel n’aura rien à voir avec celui d’une personne qui ne possèderait pas de désir homosexuel du tout.

Est-ce que ce problème pourrait être évité si on supposait que les désirs dont la satisfaction contribue au bien-être sont ceux qu’on assumerait à l’issue d’une réflexion idéale ? Dans l’exemple précédent, on pourrait supposer que le désir homosexuel serait alors assumé. Dans ce cas, sa réalisation contribuerait au bien-être. Mais par ailleurs, comme l’évaluation idéalisée aurait pour effet d’éliminer le désir de second ordre de ne pas avoir de désir homosexuel lié à son refus d’assumer son désir homosexuel, la possession de son désir homosexuel ne nuirait nullement à son bien-être. Or, cela est à nouveau incorrect. Si nous rejetons fortement un de nos désirs, alors sa simple existence nuit indiscutablement à notre bien-être, à notre paix avec nous-mêmes. Même si la satisfaction de notre désir de premier ordre contribue pro tanto à notre bien-être, l’évaluation de second ordre et le désir corrélé à cette évaluation continueront d’engendrer des émotions ou sentiments mêlés qui seront la marque d’une contribution négative à notre bien-être.

Pour finir, comme l’a montré Lin (2017, p. 361), le subjectivisme sophistiqué ne peut pas satisfaire le desideratum d’invariabilité. En effet, sa définition même implique que pour qu’un objet contribue au bien d’une personne, il est nécessaire que celle-ci possède des capacités cognitives lui permettant d’évaluer ses propres désirs ou qu’elle possède des désirs de second ordre. Or, les nourrissons ne possèdent pas de telles capacités cognitives ni non plus de désirs de second ordre. Dès lors, ils n’auraient pas de bien-être. Pour éviter cette conclusion absurde, le défenseur doit donc rejeter la thèse d’invariabilité. Mais nous avons montré que cette hypothèse n’est pas défendable.

En résumé, un satisfactionnisme plus sophistiqué introduisant une évaluation cognitive ou des désirs de second ordre, une forme d’approbation ou d’assomption de nos désirs ne nous fait pas progresser face aux problèmes des plaisirs et émotions non anticipés, et s’il résout le problème des désirs irrésistibles, ce n’est que pour faire apparaître un problème symétrique pour des désirs qu’on n’assumerait pas. En outre, ces satisfactionnismes sophistiqués ne satisfont pas le désideratum d’invariabilité.

2.3 Sauver le satisfactionnisme par l’idéalisation

Nous venons de voir qu’un satisfactionnisme qui introduit une évaluation des désirs ou des désirs de second ordre satisfait en réalité moins bien les desiderata d’adéquation extensionnelle et d’invariabilité que le satisfactionnisme actualiste tel qu’il est défendu par Heathwood par exemple. Pourrait-on envisager une autre façon de sauver le satisfactionnisme en introduisant des clauses idéalisantes ? On peut envisager deux types de clauses idéalisantes. Selon un premier type, les désirs dont la satisfaction est pertinente pour le bien-être sont les désirs qui sont centraux, ou ceux qui d’une façon ou d’une autre sont cohérents entre eux ou seraient cohérents à l’issue d’une procédure de mise en cohérence. Cependant, ce premier type de stratégie ne règle pas le problème des plaisirs non anticipés puisqu’il n’aura pas pour effet de faire émerger de façon systématique des désirs portant sur tous les plaisirs que nous n’anticipons pas. Selon le second type d’idéalisation, les désirs dont la satisfaction contribuerait au bien-être sont ceux qu’une personne aurait si elle était parfaitement informée et/ou si elle avait fait l’expérience de cette chose. L’avantage d’une telle clause idéalisante est qu’elle permet de résoudre le problème des plaisirs non anticipés. En effet, si Heathwood avait fait l’expérience du massage qu’il a reçu, alors il est plausible qu’il en aurait par avance le désir. Le problème serait résolu.

L’appel à une information idéale et/ou à une expérience maximale pose toutefois des problèmes importants qui ont été soulignés dans la littérature. Le premier, et le plus évident, est qu’on ne sait pas très bien quels seraient véritablement les désirs d’une personne ainsi informée (Gibbard, 1990 ; Arneson, 1999). Il se pourrait que l’appel à une information idéale ne débouche pas sur le résultat escompté. Peut-être que Heathwood ayant fait l’expérience de nombreux plaisirs sensuels serait assez déçu par le massage de son épouse. Ce point souligne que les plaisirs et émotions en particulier vis-à-vis de la nouveauté sont sensibles à l’ordre de présentation, et que la contribution d’un objet à notre vie va dépendre de sa relative nouveauté. Or, ce point est totalement perdu en faisant appel à une expérience idéalisée ou complète (Rosati, 1995 ; Sobel, 1994). Cet écart sera si considérable si on s’intéresse à ce qui contribuerait au bien-être d’un nourrisson qu’on se demande bien en quoi la réalisation de désirs qu’il aurait à l’issue d’une longue expérience et d’une pleine information pourrait effectivement affecter le nourrisson lui-même (Lin 2017, p. 365-367). En somme, si le satisfactionnisme introduit une idéalisation informationnelle forte, alors il ne satisfera pas la condition qu’on appelle parfois de résonance qui est si centrale à la défense du subjectivisme et selon laquelle un objet ne peut contribuer au bien-être d’un individu que si cet objet est susceptible d’affecter l’individu d’une manière ou d’une autre. Autrement dit, un satisfactionnisme avec une clause d’idéalisation informationnelle forte ne satisfait pas la condition de résonance et de ce fait la condition d’adéquation extensionnelle.[11] Mais, à l’inverse, si la clause informationnelle est faible et vise simplement à identifier les objets qui contribueront effectivement à notre bien-être (Sobel, 2009), alors le problème des plaisirs non anticipés montre que la pro-attitude pertinente ne saurait être le désir.

Afin d’éviter ces difficultés, une variante de cette dernière idée serait de voir l’individu idéalement informé non pas comme un modèle, mais comme un conseiller suggérant à la personne actuelle ce qui serait bon pour elle. On soutiendrait alors que les objets qui contribuent au bien-être d’une personne sont ceux que la personne qui serait omnisciente et rationnellement pratique conseillerait à la personne actuelle de désirer (Smith, 1995) ou désirerait que cette personne désire (Railton, 1986a). L’avantage de cette position est que la personne à propos de qui on évalue ce qui est bon pour elle n’est pas transformée par des expériences ou informations qu’on lui donne.

Cette dernière approche a toutefois le défaut d’être largement indéterminée. On ne sait pas ce qu’une personne idéalement informée conseillerait à son moi actuel tant qu’on n’a pas clarifié ce qui guiderait ses conseils à son moi actuel, ou désirerait que son moi actuel désire. En réalité même, la réponse la plus plausible est qu’elle conseillerait de réaliser les choses qui contribueront à leur bien-être. Bref, si l’idée d’un conseil fournit des analyses intéressantes, celles-ci restent circulaires. Elles ne déterminent pas ce qui ontologiquement contribuera au bien-être d’un individu du point de vue subjectiviste, mais servent au mieux d’aide du point de vue épistémique pour évaluer des réponses à la question ontologique (Rosati, 2006, p. 110).[12]

Bref, si l’avis d’un individu idéalement informé est pertinent, c’est d’abord, semble-t-il, parce que celui-ci est susceptible de savoir quelles sont les choses qui contribueront effectivement au bien-être d’une personne étant donné ses dispositions subjectives. Ainsi, cette personne saura — ce qu’Heathwood lui-même ne sait pas — qu’un massage à ce moment lui fera du bien. Mais comme nous l’avons vu, si l’état nous dispose à tirer du bien-être d’un massage n’est pas le désir de ce massage mais une autre pro-attitude, alors il faut conclure que derrière l’appel indirect à des conseils idéaux, le désir n’est pas ontologiquement ce qui constitue le bien-être. En d’autres termes, l’appel à un conseiller idéal ne ferait rien d’autre que cacher le fait qu’en fin de compte un satisfactionnisme ne peut pas être extensionnellement adéquat, notre premier desideratum.

2.3 Un subjectivisme cognitif ?

Si on doit rejeter les différentes versions de la thèse selon laquelle la pro-attitude pertinente pour le subjectivisme est le désir, alors ne peut-on envisager que cette pro-attitude soit plutôt d’ordre cognitif ? Pourquoi pas ? Cette suggestion suppose néanmoins qu’on identifie l’attitude cognitive que le subjectivisme pourrait adopter. La suggestion sans doute la plus plausible — et de fait la seule qui a été suggérée — est que cette pro-attitude soit le jugement ou la croyance qu’une certaine chose est bonne pour nous (Dorsey, 2017). En effet, si nous croyons qu’une chose est bonne pour nous, alors il est probable qu’elle le soit effectivement.

Un avantage de cette position est qu’elle évite certains des contre-exemples présentés plus haut. Par exemple, si nous avons une pulsion qui nous pousse à faire quelque chose sans que nous y trouvions le moindre sens, alors nous jugerons sans doute que sa réalisation n’est pas bonne pour nous. On peut ainsi se débarrasser d’un certain nombre de cas qui constituaient des contre-exemples au satisfactionnisme.

En outre, et dans le sens inverse, cette approche cognitiviste évite l’objection des plaisirs non anticipés. Même si je ne désire pas avoir un plaisir avant d’en faire l’expérience, je forme sûrement, ou suis disposé à former, au moment où je fais une expérience plaisante, le jugement que cette expérience est bonne pour moi.

L’approche cognitiviste ne satisfait malheureusement pas les desiderata d’invariabilité et d’adéquation extensionnelle pour des raisons que nous avons déjà vues. Comme Lin (2017) l’a souligné, le desiderata d’invariabilité est violé par le cognitivisme de Dorsey parce que cette définition du bien-être ne peut s’appliquer aux êtres qui n’ont pas les capacités cognitives pour former des jugements sur ce qui est bon pour eux. Dès lors, Dorsey doit soit admettre que les nouveau-nés n’ont pas de bien-être du tout, ce qui semble absurde, soit admettre que pour ces êtres une conception différente du bien-être doit s’appliquer et donc que le desiderata d’invariabilité n’est pas satisfait. En réponse à cette objection, Dorsey (2017) a soutenu que ce desideratum n’existe que pour autant qu’on ne peut pas justifier la variation de ce qui est désigné par ce qui est bon pour un individu et Dorsey s’efforce de justifier une telle variation. Cette stratégie est toutefois confrontée à une difficulté majeure. En effet, supposons qu’on l’adopte et considérons des objets qui contribuent au bien-être d’un individu avant et après que soit changée la définition du bien-être qu’il est pertinent de lui appliquer. On peut prendre pour exemple la satisfaction des besoins alimentaires ou affectifs. Dans de tels cas, l’explication de leur contribution au bien-être sera différente selon le moment auquel on se place. Mais, cela semble très bizarre. Pourquoi l’apparition de nouvelles facultés annule le rôle de celles qui expliquaient le bien-être avant leur apparition ?

En second lieu, la théorie cognitive est confrontée au même problème d’inadéquation extensionnel que les versions sophistiquées du satisfactionnisme. En effet, il est tout à fait clair que l’homosexuelle malgré elle jugera qu’avoir des relations homosexuelles n’est pas une bonne chose pour elle. Pourtant, il est assez indiscutable que ce serait au contraire une chose à la fois pro tanto bonne et pro tanto mauvaise pour elle si elle satisfaisait ce désir comme on l’a vu plus haut.[13]

Bien sûr, si aucune théorie subjectiviste ne pouvait éviter cette difficulté ou si son évitement conduisait toujours à d’autres difficultés, cela pourrait justifier qu’on adopte le cognitivisme ou une des approches qu’on a vues plus haut. Je voudrais toutefois essayer de montrer maintenant qu’un subjectivisme en termes de valorisation est capable de mieux satisfaire les trois desiderata que nous avons présentés.

3. VALORISER

Dans cette section, j’introduis la pro-attitude qui me paraît la plus à même de rendre plausible une approche subjectiviste du bonheur. Je propose que cette pro-attitude soit celle consistant à valoriser une chose, un événement, une situation, etc. Une pro-attitude de valorisation a été introduite dernièrement par différents auteurs avec des caractérisations différentes et avec des objectifs théoriques différents. Dans ce qui suit, je définis tout d’abord ce que j’appelle la conception simple de la valorisation au moyen d’un certain nombre de traits. Je montre ensuite que cette conception simple de la valorisation offre une forme de subjectivisme qui satisfait les trois desiderata que j’ai introduits alors que les subjectivismes qui s’appuient sur des conceptions plus sophistiquées de la valorisation échouent à satisfaire ces desiderata.

3.1 Valoriser : la conception simple et le desideratum d’existence

Je propose de concevoir la pro-attitude de valorisation de la façon suivante :

Conception simple de la valorisation :
Un individu valorise un objet (événement, état de choses, etc.) si et seulement s’il est disposé à éprouver des émotions ou du (dé)plaisir vis-à-vis de cet objet et s’il est disposé à avoir une motivation relativement à cet objet.

Cette conception constitue à mon sens la bonne façon de caractériser la valorisation, en tous les cas, lorsqu’il s’agit d’identifier la pro-attitude pertinente pour une approche subjectiviste du bien-être. L’attitude de valorisation en ce sens existe-t-elle bel et bien ? À mon sens, il existe au moins deux raisons en faveur de l’existence de valorisations conçues simplement.

En premier lieu, il faut noter que cette conception est implicite lorsqu’on dit ordinairement que l’on valorise quelque chose. Par exemple, si je dis que je valorise mes relations familiales, alors cela veut dire que je suis disposé à cultiver ces relations, que j’en tire du plaisir, des émotions positives, mais que je suis aussi inquiet si ces relations se dégradent d’une manière ou d’une autre, et que je suis corrélativement disposé à faire un certain nombre de choses pour qu’elles ne se dégradent pas et pour qu’elles perdurent. À l’inverse, en l’absence de ces dispositions, on dira certainement que je ne fais que prétendre les valoriser et que ce ne sont en réalité pas des valeurs pour moi. Ceci dit, ce à quoi on réfère ordinairement en parlant de ce qu’on valorise implique des traits qui vont au-delà de la conception simple. En particulier, un sujet qui valorise quelque chose va admettre qu’il assume ses dispositions motivationnelles et émotionnelles relativement à un objet ou reconnaît que l’objet de cette valorisation est bon pour lui ou bon simpliciter. Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la suggestion que l’on retienne, ce qui nous importe ici est que la valorisation ainsi comprise implique toujours des dispositions émotionnelles et motivationnelles vis-à-vis d’un objet. Autrement dit, l’usage ordinaire de la notion de valorisation fait appel implicitement à des valorisations conçues simplement puisque c’est à partir de ces dernières, une fois reconnues, que nous identifions ce qui est, au sens ordinaire, valorisé. Bref, même si la conception simple de la valorisation est dans une certaine mesure révisionniste, la notion ordinaire reconnaît implicitement son existence.

Une seconde raison d’admettre l’existence de valorisations (comprises selon la conception simple) repose sur l’explication de la forte corrélation que l’on trouve entre les émotions et les désirs. D’un côté, nous savons qu’une émotion implique toujours une motivation, soit que l’on considère que les émotions sont des états motivationnels (Frijda, 2007 ; Scarantino, 2014) soit qu’on considère que les motivations sont une composante des émotions,[14] soit que l’on considère enfin qu’il existe une relation causale étroite (Tappolet, 2016). À l’inverse, la possession d’un désir implique des dispositions émotionnelles relativement à la satisfaction ou la frustration de ce désir ou à leur anticipation. Comment expliquer ces corrélations étroites ? Une option serait de considérer que l’un de ces états est premier et nous dispose à être dans l’autre type d’état. Mais il est difficile de dire que les désirs sont plus fondamentaux dans la mesure où ils apparaissent souvent du fait d’une émotion. En outre, les cas de plaisirs et émotions non anticipés nous ont montré qu’il n’y avait pas alors de désir antérieur. Les émotions sont-elles plus fondamentales ? Cela semble tout aussi difficile à défendre dans la mesure où elles supposent au moins parfois un désir pour les expliquer. Par ailleurs, les théories des psychologues visant à expliquer nos émotions admettent pour la plupart que les émotions impliquent ou résultent de l’évaluation de circonstances relativement à ce qu’on pourrait appeler de façon générale des buts ou intérêts (Ellsworth et Scherer, 2001 ; Ortony, Clore et Collins, 1990 ; Frijda, 2007). Par exemple, la peur résulterait ou impliquerait systématiquement l’évaluation d’un objet comme une menace sur ce qui nous importe. Notez en outre que ces buts ne sont pas nécessairement des désirs puisque nous avons des émotions et plaisirs sans désir antérieur. Dès lors, il semble que la suggestion suivante se présente : si les buts postulés par les théoriciens des émotions expliquent nos dispositions émotionnelles, lesquelles impliquent aussi la co-occurrence de motivations, pourquoi ne pas identifier ces buts à des valorisations et les concevoir comme étant à la fois des dispositions émotionnelles et des dispositions à former des désirs ?

On pourrait s’opposer à cette thèse si nous pouvions avoir des désirs indépendamment de nos dispositions émotionnelles ou l’inverse. En effet, on pourrait alors plausiblement distinguer d’un côté nos dispositions émotionnelles et de l’autre nos dispositions à former des désirs. Mais de tels cas ne semblent pas exister. La formation de nouveaux désirs est liée systématiquement à des expériences émotionnelles. Ce par quoi je m’attribue un désir est souvent une émotion. Parfois cette émotion révèle le désir, mais en d’autres cas, le désir apparaît avec l’émotion. Si j’ai un désir, j’ai des dispositions émotionnelles, et si j’ai des dispositions émotionnelles, alors j’ai la disposition à avoir des désirs corrélés à ces émotions. Dès lors, il faut reconnaître que l’apparition de nouveaux désirs repose sur les mêmes mécanismes que ceux qui sont responsables de nos émotions et donc ultimement sur l’existence de buts ou d’intérêts. On notera d’ailleurs que parce que les désirs impliquent eux-mêmes des dispositions émotionnelles, ils doivent compter de ce fait parmi les intérêts qui expliquent nos émotions. Après tout, nous avons peur que notre désir ne se réalise pas, nous nous réjouissons qu’il se réalise, etc.

Il est donc plausible que nos émotions et motivations procèdent les unes et les autres des mêmes états mentaux sous-jacents, lesquels états mentaux se caractériseraient précisément du point de vue fonctionnel comme des dispositions à avoir à la fois des émotions et des désirs relativement à certains objets intentionnels.[15] C’est ainsi d’ailleurs que j’ai proposé de concevoir la valorisation.

Afin de clarifier cette conception simple de la valorisation, je voudrais pour finir m’attarder sur une objection qu’on pourrait lui faire. En effet, on pourrait être tenté de rejeter l’idée selon laquelle toutes les valorisations impliquent une disposition motivationnelle comme je le prétends. Après tout, il est tout à fait courant de valoriser ce qu’on a accompli dans le passé. Or, remarque plausiblement l’objecteur, on n’a pas de motivation vis-à-vis de ces accomplissements, et pas non plus de disposition à avoir de telles motivations.[16]

En réponse, il faut certainement concéder que nous n’acquérons pas de motivations vis-à-vis d’un passé valorisé car, dans la mesure où celui-ci, par nature, n’est pas modifiable, nous n’avons pas à nous inquiéter comme pour d’autres choses que nous valorisons de sa possible disparition. S’ensuit-il pour autant que nous ne sommes pas disposés à désirer que ce passé ne change pas s’il était possible qu’il change ? Il y a plusieurs raisons de répondre négativement. En premier lieu, même s’il est métaphysiquement impossible de changer le passé, nous pourrions être amenés à croire que c’est possible. Supposons ainsi que nous soyons amenés à penser qu’un certain passé valorisé pourrait être modifié de telle façon que nous n’aurions plus fait ce que nous valorisons tout en continuant de le valoriser. Il semble que dans ce cas nous désirerions que ce passé ne change pas. Autrement dit, contrairement à ce que prétend l’objection, nous avons des dispositions motivationnelles vis-à-vis de notre passé, même si elles n’ont de fait aucune raison de s’actualiser. Ce point se trouve renforcé par deux considérations supplémentaires. Tout d’abord, on peut considérer le cas symétrique dans lequel nous valorisons négativement, c’est-à-dire dévalorisons, ce que nous avons fait. Dans ce cas, il ne fait pas de doute que nous désirons ne pas avoir fait ce que nous avons fait. Par ailleurs, il est tout à fait possible de valoriser des actions que j’aurais pu faire dans le passé mais que je n’ai pas faites. Par exemple, je peux valoriser le fait d’avoir combattu dans la résistance et regretter de ne pas l’avoir fait. Or, regretter de ne pas l’avoir fait, c’est désirer ou être disposé à désirer l’avoir fait. Bref, le fait de valoriser un certain passé implique un désir, soit parce que cette valorisation est négative et que j’ai réalisé ce passé, soit parce que la valorisation est positive alors que je n’ai pas réalisé ce passé. Il en résulte plausiblement par parité que la valorisation positive d’un passé réalisé implique aussi une disposition à agir même si celle-ci n’a aucune raison de s’actualiser.

Supposons donc que la valorisation conçue simplement satisfasse le desideratum d’existence, la question qu’on peut dès lors se poser est celle-ci : une approche subjectiviste du bien-être devrait-elle faire appel à cette conception simple ou à une conception plus sophistiquée et par là même peut-être plus proche du sens commun ? Dans ce qui suit, je m’efforce de montrer que la conception simple de la valorisation l’emporte sur les conceptions plus sophistiquées qu’on pourrait en proposer au regard des desiderata d’adéquation extensionnelle et d’invariabilité.

3.2 Adéquation extensionnelle

En premier lieu, je voudrais souligner qu’un subjectivisme faisant appel à une conception simple de la valorisation est préférable à l’approche satisfactionniste parce qu’il est à même de répondre au problème des plaisirs non anticipés auquel le satisfactionniste ne pouvait répondre. En effet, même si certains désirs sont des valorisations ou impliquent de façon sous-jacente une valorisation, valoriser quelque chose n’implique pas nécessairement qu’on désire effectivement cette chose puisque le propre de la valorisation est d’être une disposition à désirer qui peut être réalisée ou ne pas l’être. Ainsi, l’appel à la valorisation permet de reconnaître que des plaisirs non anticipés, non désirés, contribuent à notre bien-être. Ils y contribuent parce que nous les valorisons. Nous avons de façon innée une disposition à apprécier le fait d’être touché, massé ou caressé, même si notre histoire nous conduit certainement à préférer l’être d’une façon plutôt que d’une autre et dans un contexte plutôt que dans un autre. De la même manière, les plaisirs esthétiques sont d’abord inattendus. Je peux écouter une musique que je ne connais pas — par exemple un raga indien — et m’apercevoir que je l’apprécie, parce que cette écoute me retient et m’est plaisante. On peut toutefois reconnaître qu’à ce moment, j’avais la ou les dispositions me permettant d’apprécier cette musique. Bref, je valorisais, au sens où j’emploie le terme, cette musique. Certes, je ne savais pas avant d’écouter cette musique que j’avais cette disposition et, bien sûr, du fait d’éprouver du plaisir en l’écoutant, je vais découvrir cette valorisation. En outre, la reconnaissance de cette valorisation va me permettre d’agir afin, par exemple, d’écouter plus cette musique. Mais rien de tout cela ne permet de réfuter que je la valorisais si l’on adopte la conception simple et donc strictement dispositionnelle de la valorisation. Un subjectivisme faisant appel à la conception simple de la valorisation fait donc mieux qu’une approche en termes de désirs.

Ce dernier point souligne au passage à quel point le caractère strictement dispositionnel de la conception simple de la valorisation la distingue de ce que la notion recouvre ordinairement. En effet, lorsque nous disons que nous valorisons quelque chose, alors cela implique que nous sachions ce qui est valorisé. Pourtant, dans le cas du massage et peut-être encore plus dans le cas du raga indien, nous ne savons pas que nous valorisons ces choses avant d’en faire l’expérience. Il s’ensuit que la valorisation entendue ordinairement subit comme le satisfactionnisme l’objection des plaisirs non anticipés. Mais, comme on vient de le remarquer au paragraphe précédent, le caractère strictement dispositionnel des valorisations selon la conception simple permet d’éviter cette objection et même d’y répondre.

Est-ce que cela rend douteuse ou mystérieuse la valorisation selon la conception simple ? Je ne le crois pas. Certes, il nous arrivera de ne pas savoir par avance ce qui sera susceptible de nous émouvoir et de nous apporter du plaisir, et donc ce qui sera susceptible de contribuer à notre bien-être. Mais cette difficulté épistémique n’enlève rien à la réalité ontologique de nos dispositions à apprécier telles ou telles choses. En outre, on peut parfois décrire, ne serait-ce qu’approximativement, le genre de choses qu’on est disposé à apprécier à un certain moment de sa vie. On notera en outre que l’appel au désir pose un problème équivalent. Il nous arrive de dire qu’on a envie de manger quelque chose de bon entendant par là quelque chose qu’on apprécierait. On peut dans une certaine mesure s’appuyer sur ce qu’on a aimé dans le passé, sur le genre de choses que nous apprécions, ce qu’on appelle parfois notre goût, pour éviter des déceptions trop importantes, mais nous restons incapables de savoir précisément quelles sont toutes les choses que nous pourrions aimer manger à ce moment. Il n’en reste pas moins que nous avons à ce moment des dispositions qui déterminent complètement ce qu’on pourrait aimer. Et la thèse défendue ici est que ce sont ces dispositions, inconnues ou partiellement connues, qui déterminent ce qui peut contribuer à notre bien-être. Le fait que nous ne connaissions pas complètement ces dispositions n’enlève rien à la thèse subjectiviste que je propose ici.

Revenons maintenant à l’adéquation extensionnelle d’un subjectivisme de la valorisation conçue simplement. Un tel subjectivisme offre-t-il une meilleure adéquation extensionnelle que des subjectivismes faisant appel à des valorisations comprises de façon plus complexe ? Considérons le subjectivisme proposé par Tiberius. Il s’agit bien là d’une théorie subjectiviste du bien-être en termes de valorisation, comme la première partie du titre de son livre l’indique : Well-being as value fulfillment : how we can help each other to live well (2018). La conception de la valorisation (to value) qu’elle propose intègre les traits de la conception simple. Elle écrit en effet : « valoriser quelque chose dans son sens le plus abouti, c’est avoir un pattern relativement stable de dispositions ou tendances émotionnelles, motivationnelles et cognitives vis-à-vis de ce qui est valorisé » (2018, p. 10). Sa conception de la valorisation est toutefois plus complexe que la conception simple, et ce, en vertu de sa dimension cognitive. Elle précise : « valoriser quelque chose n’est pas seulement préférer cette chose ou l’apprécier, mais c’est aussi juger que c’est le genre de chose qui est bon d’une certaine manière » (p. 37).[17] Plus loin, elle explique que cette condition cognitive revient finalement à introduire une condition d’assomption. Cependant, cette condition cognitive d’assomption soulève à nouveau l’objection posée par le cas de l’homosexuelle malgré elle.[18] En effet, son orientation sexuelle contribuera pro-tanto à son bien-être alors que celle-ci ne sera pas valorisée au sens où Tiberius entend cette notion.

Jaworska propose une autre analyse de la pro-attitude de valorisation (caring) dans le cadre d’une théorie de l’agentivité. Celle-ci rejette la condition cognitive proposée par Tiberius pour les raisons que nous venons d’évoquer (2007, p. 537). Jaworska affirme toutefois que seules certaines dispositions émotionnelles manifestent une valorisation. Selon elle, des émotions comme la peur ou le dégoût ou des émotions qui sont liées à des désirs simplement passagers ne manifestent pas l’identité d’une personne (Jaworska, 2007, p. 555). Cependant, dans la mesure où notre perspective ici n’est pas de comprendre à quelles conditions une action peut être légitimement attribuée à un agent, mais de comprendre ce qui contribue au bien-être d’un individu, rien ne justifie d’adopter cette restriction. En effet, la douleur que nous éprouvons en nous cognant la tête sur un placard dans la cuisine affecte certainement notre bien-être, au moins au moment où nous souffrons même si elle ne définit nullement notre identité.

En résumé, les conditions supplémentaires sur les valorisations que nous avons considérées, qu’elles soient cognitives ou conatives, conduisent à nier à tort que l’obtention de certaines choses contribue au bien-être. Le subjectivisme s’appuyant sur la valorisation conçue simplement est donc préférable du point de vue de l’adéquation extensionnelle aux subjectivismes sophistiqués, ou tout au moins ceux que nous avons considérés. Bien sûr, ceci n’est pas suffisant pour réfuter toutes les formes de subjectivismes qui pourraient faire appel à une valorisation comprise de façon plus complexe. Cependant, cela montre au moins les problèmes auxquels sont potentiellement soumises de telles versions du subjectivisme. Il en ressort que le subjectivisme faisant appel à une conception simple de la valorisation l’emporte au moins à ce stade de la discussion.

Notons au passage que cela laisse ouverte la possibilité pour le subjectivisme de la valorisation simple d’introduire une clause idéalisante. En effet, mon argument contre l’introduction d’une clause de cohérence ou de centralité dans le satisfactionnisme était que ces clauses ne permettent pas de régler l’objection des plaisirs non anticipés. Or, dans la mesure où le subjectivisme adoptant une conception simple de la valorisation évite cette objection, je n’ai rien dit jusqu’ici qui implique qu’il faudrait rejeter un subjectivisme de la valorisation simple avec une clause de cohérence ou de centralité. De façon similaire, dans la mesure où j’ai rejeté le satisfactionnisme avec une clause d’information idéale faible uniquement parce qu’il tombait sous l’objection des plaisirs non anticipés, rien n’interdit à première vue à un subjectivisme de la valorisation simple d’introduire une telle condition d’information idéale. Bref, la question de savoir si de telles clauses doivent ou non être introduites reste entière et ouverte. Il me faut toutefois la laisser de côté, car sa discussion m’entraînerait trop loin et m’écarterait de l’objet du présent article qui concerne uniquement la pro-attitude que le subjectivisme doit adopter.

3.3 Invariabilité

Il ne me reste donc plus qu’à évaluer dans quelle mesure un subjectivisme faisant appel à une pro-attitude de valorisation satisferait le desideratum d’invariabilité. En premier lieu, on peut noter à la suite de Lin qu’en faisant appel à une conception sophistiquée de la valorisation, le subjectivisme risque d’être incompatible avec le desideratum d’invariabilité. Cette critique s’applique pleinement à la conception de la valorisation adoptée par Tiberius. En effet, dans la mesure où la valorisation requiert qu’une personne possède des croyances sur ce qui est bon pour elle, il s’ensuit que les nourrissons ne valorisent rien ou qu’il faudrait leur appliquer une autre conception du bien-être.

L’introduction d’une condition strictement conative sur les valorisations pourra conduire à une objection semblable. Supposons que l’on utilise la conception de Jaworska de la valorisation pour soutenir que les objets valorisés simplement ne sont bons pour une personne que si, en outre, ces valorisations manifestent sa subjectivité particulière. Dans ce cas, parce que la valorisation négative des objets qui suscitent ordinairement la peur ou le dégoût ne manifeste pas une subjectivité particulière, il s’ensuit que ces valorisations ne contribuent pas au bien-être d’un individu. Pourtant, il est assez plausible que des nourrissons ne possèdent pas d’autres formes de valorisation. Il s’ensuit qu’un subjectivisme qui adopterait cette conception de la valorisation ne satisfera pas le desideratum d’invariabilité.

Par contre, il est aisé de voir qu’un subjectivisme faisant appel à la conception simple de la valorisation satisfait le desideratum d’invariabilité,[19] et ce, parce que la valorisation conçue simplement ne requiert aucune faculté qui ne serait pas possédée par un enfant à la naissance. Même si un nouveau-né ne possède pas la variété d’émotions d’un enfant plus âgé ou d’une personne adulte, il a indiscutablement des réactions émotionnelles, par exemple de peur, ou d’excitation, qui sont accompagnées de motivations, même si ces dernières sont très rudimentaires, comme le désir de téter le sein ou le biberon qu’il voit. Ainsi, pouvons-nous affirmer que l’enfant à la naissance valorise de nombreuses choses comme son alimentation, les soins qui lui sont prodigués, certains types d’environnements et d’interactions, etc. Un subjectivisme qui s’appuie sur la conception simple de valorisation satisfait donc le desideratum d’invariabilité. Un subjectivisme faisant appel à la conception simple de la valorisation est ainsi plus à même de satisfaire le desideratum d’invariabilité que des subjectivismes faisant appel à des conceptions plus sophistiquées de la valorisation. Mais bien sûr, il faut reconnaître que notre discussion ne permet pas d’exclure que des versions de la valorisation de sophistication intermédiaire puissent satisfaire le desideratum d’invariabilité.

J’en conclus qu’un subjectivisme qui ferait appel à la conception simple de la valorisation satisfait les trois desiderata que nous avons initialement défendus contrairement à au moins certaines formes de subjectivismes qui feraient appel à une notion de valorisation entendue en un sens plus riche. Comme la section 2 montrait que le subjectivisme satisfactionniste, qu’il soit simple, sophistiqué ou encore cognitif, échouait à satisfaire ces desiderata, il me semble que nous avons là un ensemble de raisons qui nous permettent d’affirmer que le subjectivisme devrait adopter la pro-attitude de valorisation comprise dans sa conception simple.

4. SUBJECTIVISME OU THÉORIE HYBRIDE ?

Pour finir, je voudrais évaluer dans quelle mesure l’appel à la pro-attitude de valorisation pourrait être une menace pour le subjectivisme et, à l’inverse, un argument en faveur d’une conception objective hybride du bien-être.

Une telle interrogation est motivée parce que de nombreux auteurs — tout au moins philosophes — jugent que les émotions sont par nature évaluables pour leur adéquation, ou, autrement dit, ont des conditions de correction. Ces auteurs soutiennent en effet que les émotions — comme les croyances — sont, du fait de leur nature, susceptibles d’être correctes ou incorrectes.[20] Or, s’il en est ainsi, alors les valorisations elles-mêmes semblent évaluables pour leur correction de façon indirecte. En effet, si une émotion est correcte, alors on peut soutenir que la valorisation qui nous dispose à avoir cette émotion est elle-même correcte.

La question que nous devons par conséquent nous poser est celle-ci : ne faudrait-il pas admettre que le bien-être d’une personne ne se mesure pas tant à l’obtention de ce qu’elle valorise qu’à l’obtention de ce qui est valorisé de façon appropriée ou adéquate ? Si c’était le cas, alors cette position serait de toute évidence une position objectiviste hybride. Rappelons-le, une telle position objectiviste hybride combine deux thèses. D’un côté, elle affirme qu’un objet ne peut être bon pour une personne que si cet objet est intrinsèquement bon. Par exemple, une activité ludique ne peut être bonne pour une personne que si l’activité est intrinsèquement bonne. Mais, d’un autre côté, cette même activité ne peut être bonne pour cette personne que si cette activité ne lui est pas indifférente, bref si elle possède une certaine pro-attitude pertinente à l’égard de cette activité (Fletcher, 2013).[21]

En un mot, la menace semble donc la suivante : si nous défendons un subjectivisme qui fait appel à la notion de valorisation et si les valorisations ont des conditions d’adéquation au moins indirectes, le subjectiviste ne serait-il pas acculé à renoncer à sa position pour une position hybride ? Dans le cadre du présent article, il ne nous sera malheureusement possible ni de bloquer complètement cette objection ni de montrer à l’inverse qu’elle réfute le subjectivisme. Je souhaite toutefois offrir quelques considérations préliminaires montrant que le subjectivisme de la valorisation peut résister à la pente qui le ramènerait à un objectivisme hybride.[22]

En premier lieu, le subjectivisme pourrait nier que les émotions ont des conditions d’adéquation (Kauppinen, 2014 ; Dokic et Lemaire, 2013, 2015 ; Schroeder, 2012). Après tout, la thèse selon laquelle le désir présente son objet comme bon et celle selon laquelle les désirs ont des conditions d’adéquation sont assez largement rejetées.[23] Pourquoi ne pourrait-on pas étendre cette thèse aux émotions ?

Une autre possibilité serait de soutenir que les émotions ont des conditions d’adéquation, mais que celles-ci sont relatives à nos valorisations.[24] Dans ce cas, l’émotion d’admiration qu’un individu éprouve face à un objet est adéquate relativement aux valorisations particulières de cet individu. Mais, dans la mesure où ses valorisations expliquent son admiration, la valorisation ne peut pas être inadéquate, puisqu’elle ne peut pas être inadéquate relativement à elle-même. Il s’ensuit que le théoricien qui soutiendrait que seules les valorisations adéquates en ce sens contribuent au bien-être, dirait en réalité que seules les valorisations d’un individu contribuent à son bien-être. Or ceci n’est rien d’autre que la position subjectiviste. Bref, les conditions d’adéquation des émotions n’introduiraient pas une contrainte objective sur les objets valorisés qui contribueraient au bien-être.

Une troisième option serait de soutenir que les émotions ont des conditions d’adéquation objectives, tout en niant que seuls les objets valorisés de façon adéquate sont bons pour une personne. Après tout, rien ne semble interdire de soutenir d’un côté que l’oeuvre de Bach est objectivement admirable, et que c’est là un fait objectif, tout en maintenant de l’autre qu’il ne s’ensuit pas que l’oeuvre de Bach contribue positivement à mon bien-être.[25] Même si on définit la valeur objective comme la réponse que des experts auraient dans telles ou telles circonstances plus ou moins idéales, il se pourrait, pour moi qui ne suis pas un expert, que d’autres oeuvres y contribuent même si les experts s’accordent à trouver médiocres ces autres oeuvres. Après tout, le concept de bien et celui de bien pour n’ont aucune raison d’être alignés, tout au moins faute d’argument supplémentaire.

En résumé, même si l’appel aux émotions peut éventuellement être le point de départ d’un argument en faveur d’une théorie hybride du bonheur, celui-ci ne nous conduit aucunement de façon nécessaire à une position hybride plutôt que strictement subjectiviste, et ceci même si les émotions ont des conditions d’adéquation. Bref, que le subjectivisme fasse appel à la valorisation comme pro-attitude pertinente ne le conduit pas malgré lui à une réfutation de sa propre théorie. Le débat qui oppose subjectivistes, objectivistes et théoriciens hybrides ne sera pas clos du fait d’adopter un subjectivisme de la valorisation et bien d’autres arguments devront être apportés pour le trancher.

5. CONCLUSION

J’ai initialement souligné que le désir a longtemps été considéré comme la seule pro-attitude permettant de défendre une approche subjectiviste du bien-être. Plus récemment, d’autres suggestions ont été faites. Dans le présent article, j’ai soutenu qu’au moins trois desiderata (celui d’adéquation extensionnelle, celui d’existence et celui d’invariabilité) contraignent le choix de la pro-attitude que le subjectivisme devrait adopter. L’hypothèse que je me suis efforcé de défendre est que seule une pro-attitude de valorisation conçue comme une disposition à éprouver des émotions ou du plaisir et à avoir des désirs relativement à un objet est capable de satisfaire ces desiderata. Le désir est un état trop transitoire pour expliquer les plaisirs et les émotions qui ne sont pas anticipés. Quant à la plupart des autres options, et en particulier les conceptions plus complexes de la valorisation, elles semblent conduire à une inadéquation extensionnelle qui ne peut être corrigée par l’introduction de conditions d’idéalisation. En outre, elles sont, au moins pour celles qui s’écartent le plus notablement de la valorisation conçue simplement, incapables de satisfaire le desideratum d’invariabilité. Il apparaît donc que si une pro-attitude est constitutive des objets qui contribuent au bien personnel, alors cette pro-attitude est plausiblement la valorisation selon la conception simple que j’en ai proposée.