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1. INTRODUCTION

La théorie de l’évolution fournit, selon certains, « l’ensemble de contraintes globales sous lequel toute théorie naturaliste de la morale doit être développée » (Heath, 2012, p. 93). Il est néanmoins étonnant de constater que la nature exacte des contraintes en question n’a pas fait à ce jour l’objet de recherches approfondies. Il est vrai que de nombreux métaéthiciens font régulièrement appel, d’une manière ou d’une autre, aux théories et aux données empiriques issues des sciences biologiques (et d’autres disciplines connexes). Ils se contentent toutefois le plus souvent de suggérer que leurs théories de prédilection sont bien soutenues par, ou à tout le moins compatibles avec, les données disponibles. Christine Clavien fait d’ailleurs remarquer qu’« à peu près toute la gamme des positions métaéthiques imaginables a été défendue à l’aide d’arguments évolutionnaires » (Clavien, 2011, p. 1269).

Cela soulève deux possibilités. Il est possible, d’une part, que presque toutes les positions métaéthiques soient effectivement compatibles avec la biologie de l’évolution. Si tel était le cas, on pourrait sans trop de problèmes ignorer les contraintes imposées par la biologie, celles-ci étant assez aisément satisfaites. Il semble que ce soit l’avenue à privilégier dans plusieurs autres domaines. Il n’est pas clair, par exemple, que l’on doive se soucier outre mesure de réconcilier notre compréhension d’entreprises théoriques telles que la métaphysique modale ou le dodécaphonisme avec l’évolution (FitzPatrick, 2016), et ce, même si les facultés qui nous permettent de nous y adonner en sont, en un sens, issues. Il pourrait bien en être de même de la métaéthique.[1] Il est possible, d’autre part, que certains fassent erreur. Peut-être minimisent-ils l’ampleur des contraintes à satisfaire ou omettent-ils des faits importants. C’est l’avenue qui me paraît la plus plausible.[2]

Depuis une douzaine d’années, les difficultés auxquelles feraient face les réalistes moraux ont été le principal centre d’attention des philosophes qui mobilisent des arguments évolutionnaires. Il semble en effet y avoir un consensus assez large parmi les auteurs antiréalistes (et quasi réalistes) voulant que les considérations évolutionnaires jouent en leur faveur et contre le réalisme moral.[3] Les auteurs réalistes ont généralement adopté une position défensive en tentant de montrer que leurs théories pouvaient échapper aux objections qui leur étaient soumises.[4] Récemment, quelques-uns d’entre eux ont toutefois opté pour la contre-attaque,[5] en soutenant que l’évolution a des implications tout aussi problématiques pour les théories antiréalistes (Graber, 2012; Berker, 2014, Tropman, 2014). Il s’agit d’un développement fort intéressant dans la mesure où les contraintes que les sciences biologiques imposent aux théories métaéthiques antiréalistes sont un territoire encore largement inexploré. Dans cet article, je m’intéresserai à une objection formulée par Selim Berker (2014) dont la cible est le constructivisme humien. Le choix de cette position métaéthique n’est pas anodin. En effet, elle a été développée avec le souci explicite d’éviter les difficultés, jugées insurmontables, que les considérations évolutionnaires feraient peser sur le réalisme moral.[6] Il serait donc significatif qu’elle échoue à surmonter des difficultés semblables. Cela soutiendrait à tout le moins l’idée, évoquée précédemment, selon laquelle les contraintes qu’exerce l’évolution ne sont pas aisément satisfaites.

Je présenterai d’abord brièvement le constructivisme humien (section 2), puis l’objection de Berker selon laquelle cette position implique que les jugements que nous formulons au sujet des raisons (morales) des autres ne sont pas fiables. J’exposerai ensuite une piste de solution à ce problème qui fait appel à des considérations évolutionnaires. L’idée centrale consiste à soutenir que l’évolution nous a façonnés de telle sorte que nos attitudes évaluatives – qui, d’un point de vue constructiviste, déterminent nos raisons – sont largement partagées. Ainsi, des facteurs évolutionnaires expliquent que nos propres raisons sont, dans l’ensemble, les mêmes que celles des autres.[7] Si les jugements au sujet des premières sont fiables, ce que concède Berker, les jugements au sujet des secondes le sont également (section 3). Berker mentionne deux problèmes majeurs auxquels fait face cette approche et qui, selon lui, ne peuvent être résolus. Je montrerai que les problèmes en question sont loin d’être insurmontables (section 4), mais qu’il y a néanmoins d’autres difficultés sérieuses qui se posent lorsque l’on considère de plus près ce que nous enseignent les sciences biologiques (section 5). Il y a, tout d’abord, un certain risque de « dérive adaptationniste » en ce sens que les constructivistes humiens pourraient être tentés de soutenir qu’un grand nombre d’attitudes évaluatives sont des adaptations. Or, cette thèse n’est pas aisément confirmée par la littérature pertinente. Même s’ils parviennent à éviter ce premier écueil, les constructivistes doivent également tenir compte de l’existence de polymorphismes. En effet, plusieurs traits, y compris des traits psychologiques, se présentent sous des formes multiples au sein d’une population. Si ce phénomène touche également nos attitudes évaluatives, on devra possiblement conclure que l’on ne peut savoir à l’avance de quel ensemble d’attitudes tel ou tel individu est doté, ce qui remet en question la fiabilité de nos jugements à propos des raisons d’autrui. Enfin, les constructivistes doivent tenir compte du fait que plusieurs traits psychologiques se situent sur un continuum. Pensons à la peur des araignées ou des serpents, qui peut aller du simple inconfort en leur présence à la phobie la plus extrême. Si les attitudes évaluatives ciblées par les constructivistes ont cette propriété, alors il est plausible que les individus ne valorisent pas tous les mêmes choses au même degré. En conjonction avec le proportionnalisme – la thèse selon laquelle le « poids » des raisons dépend de la force des valeurs ou désirs pertinents –, cela laisse croire que les agents risquent de diverger quant à leurs raisons. Compte tenu de ces difficultés, la solution envisagée n’est sans doute pas optimale. Je conclurai donc en proposant une version de la solution qui me semble plus prometteuse.

2. QU’EST-CE QUE LE CONSTRUCTIVISME HUMIEN ?

Des théoriciens de divers horizons, y compris bon nombre de constructivistes, estiment que le domaine normatif est, pour l’essentiel, celui des raisons. J’accepterai cette idée aux fins de la discussion et je parlerai en conséquence du constructivisme humien comme d’une forme de constructivisme des raisons (pratiques). Entendue de cette manière, la thèse centrale que défendent tous les constructivistes, qu’ils soient humiens ou non, est qu’il y a des « vérités à propos des raisons [qui] sont, d’une manière ou d’une autre, “construites” par nos capacités rationnelles » (Southwood, 2018, p. 342). Cela soulève au moins deux questions importantes, soit 1) celle de savoir quelles vérités sont construites de la sorte et 2) celle de savoir ce que signifie, au juste, pour une vérité normative,[8] le fait d’être « construite ».

À la première question, certains constructivistes répondent que seul un sous-ensemble donné de vérités normatives font l’objet d’une construction. Il peut s’agir des vérités à propos des principes de justice qui conviennent à une société libérale (Rawls, 2009) ou encore des vérités à propos de « ce que nous nous devons les uns les autres » (Scanlon, 1998), par exemple. Les positions de ce type peuvent être décrites comme des formes de constructivisme locales. D’autres auteurs soutiennent, de manière plus ambitieuse, que toutes les vérités à propos des raisons pratiques font l’objet d’une construction. Les positions que défendent ces auteurs peuvent être décrites comme des formes de constructivisme globales. C’est dans cette dernière catégorie que l’on peut ranger le constructivisme humien, dont on trouve les premières formulations explicites dans une série d’articles de Sharon Street publiés entre 2006 et 2012 (Street, 2006, 2008, 2010, 2012).

La seconde question, qui vise à savoir comment l’on doit comprendre la métaphore de la construction, admet deux principaux types de réponses.[9] La réponse la plus commune, voire canonique (Street, 2010, p. 365), fait appel à la notion de procédure. Affirmer que des vérités normatives sont construites, selon cette approche, c’est affirmer qu’elles sont le résultat d’une procédure bien menée. Certains philosophes, dont Street, rejettent toutefois cette caractérisation, notamment sous prétexte qu’elle masque ce qui fait l’attrait du constructivisme en tant que position métaéthique ou métanormative. La réponse offerte par Street fait plutôt appel à la notion de point de vue pratique. Ce qui détermine la vérité d’un jugement normatif, selon cette approche, ce n’est pas le fait d’être le résultat d’une procédure bien menée, comme le veut la caractérisation procédurale, mais plutôt le fait que le jugement en question découle, logiquement et instrumentalement, d’un point de vue pratique en combinaison avec les faits non normatifs. Deux notions centrales sont à l’oeuvre ici, soit celle de point de vue pratique et celle de « découler » d’un (ou d’être « impliqué » par un) tel point de vue. Voyons de quoi il s’agit.

La définition du point de vue pratique que propose Street, du moins initialement, se veut très inclusive. Il s’agit, nous dit-elle, du point de vue qu’occupe toute créature qui « traite au moins certaines choses dans le monde comme étant bonnes ou mauvaises, meilleures ou pires, requises ou optionnelles, de valeur ou sans valeur, et ainsi de suite – le point de vue d’un être qui juge, de manière réflexive ou non, que certaines choses demandent, exigent ou donnent des raisons pour d’autres choses » (Street, 2010, p. 366). Cette définition est inclusive en au moins trois sens. Premièrement, elle laisse ouverte la possibilité que les jeunes enfants et des animaux non humains puissent adopter le point de vue pratique ou, à tout le moins, une protoversion de celui-ci (ibid., note 14, p. 381). Deuxièmement, elle ne tranche pas la question de savoir s’il y a certaines choses en particulier que l’on doit forcément traiter comme étant bonnes ou mauvaises, meilleures ou pires, etc., si l’on occupe le point de vue pratique. Troisièmement, elle laisse ouverte la question de savoir quel type d’attitude est requis pour que l’on puisse à bon droit affirmer que l’on occupe ce point de vue. Il pourrait s’agir de désirs, de croyances ou encore d’une attitude sui generis de valorisation.[10] Il y a donc amplement d’espace pour que les théories constructivistes diffèrent quant aux détails. Néanmoins, ce qui est censé être commun à toute théorie constructiviste, c’est l’idée selon laquelle il n’existe aucune vérité normative indépendamment d’un point de vue pratique.[11] Les vérités normatives arrivent pour ainsi dire dans le monde en même temps que les créatures qui l’occupent et elles disparaîtront, éventuellement, en même temps qu’elles.

La notion d’« être impliqué par » ou de « découler d’ » un point de vue pratique mérite également que l’on s’y attarde. L’idée centrale est simplement que le fait d’accepter certains jugements normatifs, peu importe qu’ils soient vrais ou non, peut nous engager, que l’on en soit conscient ou non, à en accepter d’autres. Supposons que je juge que compter les pages des livres qui se trouvent dans ma bibliothèque soit de la plus haute importance. Ce jugement, tout étrange et erroné qu’il puisse être, implique entre autres que j’ai une raison de me procurer une calculatrice. Le fait que je ne sache pas ce qu’est une calculatrice ou que j’aie oublié à quoi sert un tel instrument, par exemple, n’y changerait rien.[12] Si l’on cherche à développer une forme de constructivisme globale, comme le font les constructivistes humiens, il s’avère essentiel que la notion d’implication (entailment) qui est mobilisée soit exempte de présupposés normatifs, et ce, afin d’éviter toute forme de circularité. Il s’agit alors, pour l’essentiel, de décrire ou d’analyser les règles qui gouvernent les « attitudes normatives »[13] pertinentes (Street, 2010, p. 366). Cela peut notamment inclure, comme le suggère l’exemple précédent, une version du principe familier exigeant la cohérence entre les moyens et les fins.[14]

Ainsi, selon les constructivistes globaux, un jugement normatif,[15] quel qu’il soit, n’est vrai que s’il découle, logiquement et instrumentalement, d’un point de vue pratique en combinaison avec les faits non normatifs (Street, 2010). Une question centrale qui demeure, et qui divise les constructivistes globaux, est celle de savoir si le simple fait d’occuper un point de vue pratique implique nécessairement certaines vérités normatives substantielles. Par contraste avec leurs homologues kantiens (Korsgaard, 1996; 2009), les constructivistes humiens estiment qu’aucun contenu particulier ne découle nécessairement de tout point de vue pratique. Pour connaître ses raisons, un agent doit s’efforcer d’atteindre l’équilibre réfléchi[16] à partir des points de départ évaluatifs contingents dont il est doté. Plus formellement, les constructivistes humiens acceptent la thèse suivante :

(G) : Si un agent A juge qu’il a une raison, tout bien considéré, de faire X et que X n’entre pas en conflit avec autre chose qu’il juge plus profondément avoir une raison de faire, alors A a une raison de faire X

Berker, 2014, p. 232

Cela implique entre autres qu’un Caligula parfaitement cohérent qui juge qu’il a le devoir de torturer son prochain pour le plaisir ne commet aucune erreur sur le plan normatif (Street, 2009).[17] Le constructivisme humien est une position relativiste dans la mesure où la vérité d’un jugement normatif dépend des attitudes évaluatives de l’agent concerné par ce jugement. Si le point de vue pratique d’un agent A implique p et que celui d’un agent B implique ¬ p, tous deux peuvent avoir raison.

3. LE PROBLÈME DE L’ASYMÉTRIE

Voyons maintenant en quoi consiste l’objection de Berker. Les constructivistes humiens et les réalistes s’accordent habituellement pour dire qu’une théorie métaéthique qui implique que nos jugements normatifs sont pour la plupart injustifiés ou faux perd des « points de plausibilité ».[18] Or, selon Street, le fait (s’il s’agit bien d’un fait) que l’évolution ait exercé une influence énorme sur le contenu de nos jugements moraux, lorsqu’il est conjugué à la thèse réaliste selon laquelle les vérités normatives sont indépendantes de l’esprit,[19] implique que nos jugements normatifs font généralement fausse route (Street, 2006). Le constructivisme humien, notamment parce qu’il conçoit les vérités normatives comme étant dépendantes de l’esprit, permet selon elle d’éviter ce résultat problématique. C’est ce que nie Berker.

Selon lui, il faut concéder que le constructivisme humien permet d’expliquer sans trop de difficulté le fait que les jugements d’un agent donné, disons Albert, « pistent » avec un assez grand succès les vérités au sujet de ses propres raisons. En effet, les vérités en question sont une fonction de ses propres points de départ évaluatifs, comme le suggère (G). Ainsi, même si les états mentaux d’Albert ne lui sont pas parfaitement transparents – il pourrait se duper lui-même à l’occasion, par exemple –, on peut croire qu’il est tout de même bien placé pour connaître ses propres valeurs et ce qui en découle. Cependant, il semble que l’on ne puisse en dire autant des jugements d’Albert au sujet des raisons des autres. En effet, il n’a pas forcément un accès privilégié à leurs points de départ évaluatifs qui, pourtant, déterminent les vérités à propos de leurs raisons. L’approche des constructivistes humiens implique donc, selon Berker, que les jugements d’Albert – ou de tout autre agent – au sujet des raisons d’agir d’autrui ne sont pas fiables. Appelons cela le problème de l’asymétrie. L’asymétrie entre les deux types de jugements est problématique dans la mesure où les jugements à propos des raisons d’autrui sont un sous-ensemble important des jugements normatifs que nous formulons. Le fait qu’un tel ensemble de jugements manque systématiquement de fiabilité suggère que les constructivistes ne sont pas vraiment, quoi qu’ils en disent, en meilleure position que les réalistes sur le plan épistémologique (Berker, 2014, p. 233-235). Dès lors, si nous avions des raisons suffisantes d’abandonner le réalisme sur cette base, peut-être devrions-nous réserver le même sort au constructivisme humien.

Il convient d’apporter quelques précisions supplémentaires, que ne fournit pas Berker, quant aux raisons qui sont visées par son objection. Notons que le simple fait qu’il y ait une asymétrie entre la fiabilité des deux types de jugements (raisons personnelles / raisons d’autrui) est, dans bien des cas, exactement ce à quoi l’on devrait s’attendre. Si Albert adore le basketball et qu’une partie est diffusée ce soir à 19 heures, Albert est sans doute bien placé pour savoir qu’il a une raison d’être devant son écran à 19 heures. Il n’y a toutefois rien d’étonnant à ce qu’il ignore si son voisin a aussi cette raison. Peut-être qu’il ne parle pas très souvent à son voisin et qu’il n’a donc pas la moindre idée si ce dernier apprécie ou non le basketball. Une certaine asymétrie dans la fiabilité de nos jugements à propos des raisons n’est donc pas problématique en soi. Le problème de l’asymétrie semble toutefois beaucoup plus sérieux lorsque l’on considère un domaine tel que la morale. Supposons qu’Albert se promène aux abords d’une rivière. Il constate alors qu’un enfant est en train de s’y noyer et que son voisin, qui se trouve tout près de l’enfant, est en position de le sauver sans encourir le moindre risque. Il ne connaît pas mieux son voisin que dans la situation précédente, mais n’est-il pas néanmoins en bonne position pour affirmer que celui-ci a une raison de, voire qu’il doit, sauver l’enfant? Faudrait-il vraiment qu’il en apprenne davantage au sujet des valeurs de son voisin, et de ce qui en découle logiquement et instrumentalement, avant de se prononcer? Intuitivement, il semble que non.

Pour un réaliste moral, cela peut s’expliquer sans trop de difficulté : la réalité morale est telle qu’il y a, pour tout agent qui se trouve dans une telle situation, une raison de secourir l’enfant. Puisque cette raison est « neutre par rapport à l’agent » (elle peut être entièrement spécifiée sans référence à un agent particulier) et externe (son existence ne dépend pas des états mentaux de qui que ce soit), Albert ne doit rien connaître de particulier au sujet de son voisin, outre peut-être le fait qu’il est un agent, pour savoir qu’il doit sauver l’enfant. Pour les constructivistes humiens, il est à première vue plus difficile d’expliquer que nous puissions connaître les raisons d’une personne sans considérer les caractéristiques particulières (valeurs, désirs, etc.) de cette personne. Le problème de l’asymétrie est particulièrement saillant dans un domaine comme la morale où l’on estime habituellement que les raisons sont largement partagées, voire universelles. Ce sont donc surtout les raisons morales qui m’intéresseront dans ce qui suit. Notons que si des théoriciens d’horizons très divers s’accordent sur le fait que les raisons morales ne sont pas strictement privées, ils s’accordent toutefois beaucoup moins quant au degré auquel ces raisons sont partagées. Le sont-elles par tous les êtres rationnels, par tous les humains, par la plupart d’entre eux? On peut dire que ces options représentent respectivement des ambitions kantiennes, aristotéliciennes et humiennes (Schroeder, 2007, p. 117-118). Je ne tenterai pas de trancher la question des ambitions qu’il convient d’avoir de manière définitive ici puisque le problème de l’asymétrie se pose, quoique sans doute de manière plus ou moins aiguë, dans chacun des cas. Et nous verrons que même les ambitions humiennes, qui sont les plus modestes parmi les trois options mentionnées, ne sont déjà pas si faciles à réaliser.

Les remarques qui précèdent permettent de se faire une idée du genre de solution que devraient rechercher les constructivistes humiens. Pour que des raisons soient largement partagées ou universelles, il faut que certains facteurs permettent d’expliquer que le point de vue pratique d’un agent donné a les mêmes implications que celui des autres agents. Berker considère très brièvement, et rejette de manière tout aussi expéditive, une solution de ce type que les constructivistes humiens pourraient développer afin de répondre à son objection. La solution est la suivante : il est possible que les facteurs évolutionnaires qui expliquent qu’Albert formule certains jugements au sujet de ses raisons morales expliquent également les jugements que Bernadette, Claude et David formulent à propos des leurs. Autrement dit, les constructivistes humiens pourraient soutenir que leur histoire évolutive a doté les humains d’un fonds d’attitudes évaluatives très largement partagées, ce qui assure que lorsqu’Albert détermine quelles sont ses raisons morales, il détermine en même temps celles des autres agents. À ce jour, aucun constructiviste n’a défendu en détail une solution de ce type, mais plusieurs remarques ponctuelles laissent croire que la plupart d’entre eux ont à l’esprit quelque chose de cet ordre. Voici quelques exemples représentatifs aux fins d’illustration :

- Selon les constructivistes humiens, les similarités entre les raisons des êtres humains – qui peuvent être nombreuses et très profondes – dépendent ultimement pour leur existence de similarités contingentes dans les points de départ évaluatifs et dans les circonstances où se trouvent les gens – sur l’existence d’une nature humaine partagée, par exemple, dans la mesure où une telle chose existe –

Street, 2010, p. 370

- La nature évaluative de l’humanité […] est conçue comme un fait empirique contingent concernant la manière dont les êtres humains sont vraiment dans notre monde : en tant qu’espèce, de manière contingente, nous partageons certaines valeurs. Et ces valeurs partagées aident à façonner notre paysage normatif

Dorsey, 2018, p. 586[20]

- Selon la position que je défends, nous faisons appel à des caractéristiques de la nature humaine, telles que notre capacité à sympathiser avec les autres, qui sous-tendent les normes du souci envers autrui. Ainsi, nos raisons découlent de nos attitudes, mais d’une manière « corrigée »

Driver, 2017, p. 177

Notons que la solution évoquée par Berker, si elle fonctionne, permet aux constructivistes humiens de faire d’une pierre deux coups. Le problème de l’asymétrie est avant tout un problème épistémologique. Il porte en effet sur les conditions auxquelles un agent est en position de connaître les raisons d’autrui. Cependant, comme l’illustre l’exemple de l’enfant qui se noie, le problème de l’asymétrie trouve sa source dans les « engagements ontologiques » des constructivistes humiens. C’est parce que les vérités morales sont déterminées, sur le plan métaphysique, par nos états mentaux (désirs, valeurs, etc.) que ceux-ci se trouvent être pertinents sur le plan épistémologique. Or, si des facteurs évolutionnaires expliquent que certaines attitudes évaluatives pertinentes sont partagées par (presque) tous les individus, on pourra, en principe, régler simultanément la question métaphysique de savoir comment certaines raisons peuvent être largement partagées et la question épistémologique de savoir comment nous sommes en position de connaître à la fois nos raisons et celles des autres.

4. DEUX OBSTACLES (SURMONTABLES) À LA MISE EN OeUVRE DE LA SOLUTION

Berker, comme je l’ai mentionné, rejette très rapidement la solution décrite précédemment. Il y a deux problèmes majeurs auxquels elle fait face qui, à son avis, ne peuvent être résolus. Premièrement, elle force les constructivistes à postuler « un degré de convergence dans nos jugements à propos des raisons qui semble incompatible avec l’existence de désaccords normatifs persistants » (Berker, 2014, p. 235). Deuxièmement, elle ne permet pas d’expliquer la fiabilité de nos jugements à propos des raisons d’agir qu’ont des personnes qui ne partagent pas notre histoire évolutive (ibid.). Berker évoque, en particulier, les personnages hypothétiques qui figurent dans divers scénarios imaginés par les philosophes. Ces problèmes doivent être pris au sérieux. J’estime toutefois que Berker est beaucoup trop prompt à rejeter la solution. L’objectif de la présente section est de montrer pourquoi les problèmes qu’il signale sont loin d’être insolubles.

4.1 Répondre à l’argument de la relativité comme un réaliste moral

Considérons d’abord le premier problème. À première vue, il est étonnant que l’existence de désaccords moraux soit envisagée comme un problème pour une théorie antiréaliste telle que le constructivisme humien. En effet, l’ubiquité des désaccords a traditionnellement été envisagée comme un problème pour le réalisme moral. L’« argument de la relativité », formulé par John L. Mackie, est sans doute la version la mieux connue de ce genre d’objection. Mackie faisait remarquer que « les différences radicales entre les jugements de premier degré rendent difficile d’envisager ces jugements comme étant le reflet de vérités objectives » (Mackie, 1977, p. 36). Il était d’avis que cela soutenait, quoiqu’indirectement, ce qu’il appelait le subjectivisme de second degré (ibid.). Au fil du temps, les réalistes ont développé plusieurs arguments afin de contrer ce genre d’objection. En principe, rien n’empêche les constructivistes humiens de mobiliser les ressources argumentatives auxquelles les réalistes moraux ont eux-mêmes si souvent fait appel.

Par exemple, les réalistes ont maintes fois insisté sur le fait que malgré l’existence évidente de désaccords, il y a aussi un degré considérable de consensus moral, tant à l’intérieur des sociétés qu’entre elles.[21] Il s’agit, bien entendu, d’une thèse empirique qui demande à être vérifiée. Cependant, si elle est juste, elle sert les intérêts des constructivistes tout autant que ceux des réalistes.

Il en va de même de l’idée selon laquelle les désaccords au sujet des faits non moraux sont la source de nombreux désaccords moraux. Il suffirait que les faits non moraux soient connus des agents pour que de nombreuses controverses morales se dissipent. Les auteurs les plus optimistes – certains diraient naïfs – ont même suggéré que si l’on parvenait à un accord complet au sujet des faits non moraux, presque tous les désaccords moraux seraient résolus.[22] Les constructivistes humiens considèrent que les vérités normatives sont les jugements qui découlent logiquement et instrumentalement du point de vue pratique des agents en combinaison avec les faits non normatifs (Street, 2010, p. 367). Ils peuvent donc, sans difficulté, reprendre à leur compte ce second argument.

Notons également que des facteurs tels que les émotions ou l’intérêt personnel peuvent à l’occasion perturber le jugement moral et ainsi être la source de désaccords moraux. David Enoch propose l’exemple des « immenses avantages psychologiques » que nous tirons du fait de refuser que la morale soit aussi exigeante que le veut l’utilitarisme. En effet, si nous admettions que des penseurs tels que Peter Singer et Peter Unger ont raison, il nous faudrait entre autres reconnaître que nous avons le devoir de donner presque tous nos biens et que nous sommes des personnes horribles sur le plan moral (Enoch, 2009, p. 26). Cet exemple, quoiqu’extrême, est assez représentatif du fait que les questions morales placent souvent en conflit notre intérêt personnel et diverses valeurs qui nous sont chères. Dans de tels cas, nous avons une forte motivation à rationaliser des jugements qui ne découlent pas véritablement de notre point de vue pratique.

Enfin, il est plausible que les agents commettent parfois, voire souvent, des erreurs de raisonnement en tentant de déterminer ce qui découle de leur point de vue pratique. C’est un point sur lequel il convient d’insister. En effet, les critiques du constructivisme humien laissent parfois entendre que la théorie permet d’obtenir la connaissance morale à rabais. Berker suggère, par exemple, non sans dérision, que les jugements d’un agent au sujet de ses propres raisons ont, selon les constructivistes, la « propriété magique d’assurer leur propre vérité » (Berker, 2014, p. 234, je souligne). Or, même en réfléchissant à des cas extrêmement simplifiés, on constate que les vérités morales ne sont pas si faciles d’accès. Imaginons un agent possédant une seule valeur : un grand respect pour toute vie humaine. Qu’est-ce qui découle de son point de vue pratique dans le cas standard du dilemme du tramway? Devrait-il laisser mourir les cinq travailleurs ou actionner le levier et causer la mort de celui qui s’affaire sur l’autre voie? Et dans la variante bien connue du même dilemme, devrait-il pousser le gros homme?[23] Il semble qu’il s’agisse, comme il se doit, de questions très difficiles. Imaginons maintenant que tous les agents n’aient que cette même valeur. Devrait-on s’attendre à ce qu’ils parviennent tous au même verdict dans les deux cas? Il semble que non. En ajoutant toutes les couches de complexité qui s’imposent à la psychologie de ces agents, on multipliera d’autant les risques de divergences entre les raisons d’agir qu’ils croient avoir.

Tout cela suffit à remettre en cause l’idée selon laquelle le degré de convergence que doivent postuler les constructivistes est incompatible avec l’existence de désaccords moraux persistants comme le soutient Berker. En effet, même si les humains possédaient un fonds d’attitudes évaluatives très largement partagées, on devrait s’attendre à ce qu’il y ait de tels désaccords.

4.2 Les raisons de personnages hypothétiques

Considérons maintenant le second problème que soulève Berker. Le problème, rappelons-le, est que l’hypothèse évolutionnaire selon laquelle les humains ont en commun plusieurs attitudes évaluatives, conjuguée à (G), ne permet pas d’expliquer que nos jugements à propos des raisons de personnes qui ne partagent pas notre histoire évolutive sont fiables. Berker ne précise pas qui sont les personnes auxquelles il fait référence, mais il évoque les personnages hypothétiques auxquels Street elle-même attribue des raisons au fil de ses arguments contre le réalisme et pour le constructivisme (Berker, 2014, p. 235). Cela inclut vraisemblablement les « excentriques idéalement cohérents (EIC) » que sont le compteur de brins d’herbe de Rawls, le Caligula qui cherche à maximiser la souffrance d’autrui, l’homme indifférent à la douleur qui lui sera infligée lors d’un mardi futur et l’anorexique disposée à mourir de faim pour avoir une silhouette mince (Street, 2009).

L’objection de Berker repose, me semble-t-il, sur un malentendu. (G) implique que tout personnage (réel ou fictif, qui partage ou non notre histoire évolutive, etc.), qui juge, tout bien considéré, qu’il a une raison de maximiser la souffrance des autres, et dont aucun autre jugement n’entre en conflit avec le premier, a effectivement une raison de maximiser la souffrance d’autrui. Il en va de même pour les jugements de l’anorexique, du compteur de brins d’herbe et de tout autre excentrique idéalement cohérent que l’on pourrait imaginer. Dès lors, il n’y a rien de bien mystérieux à ce que les jugements du théoricien qui stipule que l’un ou l’autre de ces personnages est idéalement cohérent soient fiables. En ce sens, le fait que Street attribue des raisons à des agents qui ne partagent pas notre histoire évolutive[24] dans le cadre de son argumentation ne requiert aucune explication particulière.

Notons également que cela n’implique pas que les constructivistes humiens soient tenus de soutenir que nos jugements seraient fiables si d’aventure nous rencontrions de tels personnages. En ce qui a trait aux humains actuels, les constructivistes humiens soutiennent que c’est le cas. En effet, comme il a été mentionné, les constructivistes s’accordent avec les réalistes pour dire que plusieurs de nos jugements moraux sont justifiés et vrais. Cependant, les constructivistes peuvent très bien soutenir que nos jugements au sujet des raisons des EIC manqueraient de fiabilité, soit parce que nous serions tentés de leur attribuer des erreurs (factuelles ou de raisonnement), soit parce que nous n’aurions pas d’intuitions claires au sujet des raisons de ces créatures étranges. Comme le souligne Street :

Il faut faire preuve de vigilance afin d’éviter l’écueil de présupposer que les EIC ressemblent pour l’essentiel à des êtres humains ordinaires ayant subi une ou deux modifications mineures. Dans plusieurs cas, un EIC imaginé adéquatement ressemblera davantage à un visiteur intrigant venu d’une autre planète qu’à un être humain. L’analogie du « visiteur extra-terrestre » mérite d’être conservée à l’esprit puisque les intuitions que l’on a au sujet des raisons de visiteurs extra-terrestres risquent d’être plus malléables que les intuitions au sujet d’un personnage que l’on présume (inconsciemment et peut-être erronément) être humain

Street, 2009, p. 281

Cette affirmation jouit d’ailleurs d’un certain soutien empirique. Sarkissian et ses collègues, par exemple, ont mené plusieurs études qui révèlent que les participants ont des intuitions morales fortement objectivistes lorsque les individus impliqués dans divers scénarios appartiennent à leur culture de référence. Cependant, lorsque les scénarios mettent en scène des individus ayant des modes de vie très différents (y compris des extraterrestres), leurs intuitions sont plus relativistes (Sarkissian et al., 2011).

Si les arguments avancés jusqu’ici sont justes, ni l’un ni l’autre des problèmes soulevés par Berker n’est décisif. Cela ne signifie pas pour autant que la tâche qui attend les constructivistes humiens soit simple. En effet, il leur faut encore étayer l’hypothèse évolutionnaire. C’est de ce côté, selon moi, que se trouvent les obstacles les plus sérieux à la mise en oeuvre de la solution.

5. TROIS OBSTACLES « SCIENTIFIQUES » À LA MISE EN OeUVRE DE LA SOLUTION

L’évolution a-t-elle doté les humains d’un nombre suffisant de tendances évaluatives communes pour assurer la fiabilité des jugements des uns au sujet des raisons morales des autres?[25] À moins que l’on présume tout simplement que c’est le cas, ce qui ne saurait être convaincant, cette suggestion doit inévitablement être confrontée à ce que nous enseignent les sciences biologiques. Porter attention à ces travaux permet de prendre la mesure du défi qui attend les constructivistes humiens. Je considérerai dans cette section trois difficultés importantes auxquelles ils sont confrontés.

5.1. Le risque de « dérive adaptationniste »

Il y a, tout d’abord, un certain risque de dérive adaptationniste dans la mesure où les constructivistes humiens pourraient être tentés de soutenir qu’un ensemble de tendances évaluatives pertinentes sont des adaptations. Des commentateurs (Deem, 2016) ont d’ailleurs reproché à Street d’adopter une position fortement adaptationniste au sujet des attitudes évaluatives basiques que sont censés partager les humains. Certains passages de ses travaux soutiennent une telle lecture. Elle insiste notamment sur l’« analogie profonde » entre les rôles fonctionnels de plusieurs attitudes évaluatives basiques et ceux de mécanismes physiques, tels que les réflexes, qui sont censés être programmés génétiquement (hard-wired). Dans les deux cas, le fait de les posséder forge des liens adaptatifs entre les individus et leur environnement (Street, 2006, p. 128).

Les mérites et les limites de l’adaptationnisme[26] ont fait l’objet de vifs débats parmi les biologistes et les philosophes de la biologie, en particulier depuis la célèbre critique du « programme adaptationniste » formulée par Stephen J. Gould et Richard C. Lewontin. Dans un article intitulé « The spandrels of San Marco and the panglossian paradigm: A critique of the adaptationist program », paru en 1979, ils dénonçaient la (fâcheuse) tendance à voir en tout trait fonctionnel une adaptation et les histoires ad hoc qui accompagnent souvent les hypothèses adaptationnistes. L’une des leçons durables qu’en ont retenues les biologistes contemporains est une grande « réticence à inventer des scénarios adaptatifs en l’absence de preuves tangibles indiquant que la sélection naturelle a agi sur les traits en question » (Nielsen, 2009, p. 2487). Cela ne signifie pas qu’il soit impossible de tirer des conclusions au sujet d’épisodes de sélection, seulement que le degré de preuve attendu est très élevé (ibid.). On peut très bien douter que ce degré de preuve soit atteint en ce qui concerne l’une ou l’autre des attitudes évaluatives basiques que les constructivistes humiens pourraient attribuer aux humains.

Le cas le mieux documenté est possiblement celui de l’évitement de l’inceste. Presque toutes les sociétés humaines ont un tabou entourant l’inceste et les avantages sélectifs qui en résultent sont assez évidents. Des travaux empiriques ont notamment permis de mettre en évidence les mécanismes proximaux qui seraient en jeu. Ainsi, certains signaux environnementaux, tels que le fait de cohabiter avec une personne durant l’enfance ou de voir ses parents s’en occuper, déclencheraient une aversion durable à l’idée d’avoir des relations sexuelles avec cette personne. Le fait que les mariages Shim-Pua pratiqués à Taïwan (où une fille adoptée durant l’enfance se marie plus tard avec son « frère ») aboutissent à un taux élevé de divorces et le fait que les enfants qui ont été élevés ensemble dans les kibboutz israéliens refusent de se marier même s’ils ne sont pas apparentés comptent parmi les résultats les plus probants en faveur de l’hypothèse selon laquelle l’évitement de l’inceste chez les humains est une adaptation. Cela dit, même ce cas lourdement documenté fait encore l’objet de controverse parmi les spécialistes et certains estiment que des explications non sélectionnistes doivent être préférées (Leavitt, 2013). C’est dire à quel point la tâche risque d’être ardue pour les constructivistes s’ils adoptent une perspective adaptationniste.

Notons qu’il n’est pas clair, quoi qu’en disent certains critiques, que Street défend un « pan-adaptationnisme fort ».[27] Elle reconnaît explicitement que des processus complexes, incluant des processus non sélectifs ou partiellement sélectifs, sont à l’oeuvre dans la nature et elle se réfère d’ailleurs aux travaux de Gould et Lewontin dont il a été question précédemment.[28] Il est tout à fait possible que de tels processus soient à l’origine de tendances évaluatives qui sont fréquentes chez les humains. En fait, la capacité qu’ont les humains de formuler des jugements moraux pourrait bien être elle-même un « sous-produit » ou une exaptation. On trouve déjà une telle hypothèse chez Darwin. Il soutenait en effet, dans La filiation de l’homme (1871), que toute créature dont les facultés mentales atteindraient le degré de développement qu’elles atteignent chez les humains se trouverait d’emblée pourvue d’un « sens moral ». Il envisageait donc le sens moral comme une conséquence naturelle de la présence de facultés cognitives ayant évolué pour d’autres raisons. Ce genre d’explication trouve encore des défenseurs de nos jours. Peter Singer et Katarzyna de Lazari-Radek, par exemple, suggèrent que le jugement moral est un sous-produit de la faculté de raison (de Lazari-Radek et Singer, 2012; Aubé Beaudoin, 2015). Le rôle que joue le dégoût dans la cognition morale se prête également à une explication de type « sous-produit ». Il en sera brièvement question dans la section 5.3. Quoi qu’il en soit, Street en dit très peu au sujet des processus non sélectifs pertinents dans ses travaux, invoquant notamment des raisons d’espace. S’il est tout à fait légitime de ne pas pouvoir présenter tous les détails requis dans le cadre d’un article, il n’en demeure pas moins que ces détails devront un jour ou l’autre être fournis si les constructivistes humiens adoptent la solution esquissée par Berker.

5.2. Les polymorphismes

Des difficultés importantes demeureraient toutefois même si l’on parvenait à établir qu’un grand nombre d’attitudes évaluatives basiques sont des produits de l’histoire évolutive de notre espèce. En effet, les processus évolutionnaires, incluant la sélection naturelle, favorisent souvent les polymorphismes. Tim Lewens mentionne l’exemple fascinant des stratégies de reproduction d’une espèce de crustacé, Paracerceis sculpta, dont les mâles peuvent avoir trois formes distinctes : les plus gros gardent les femelles dans un harem à l’intérieur d’éponges, les plus petits accèdent aux femelles en se faufilant dans ces éponges et les autres imitent les femelles afin de passer inaperçus (Lewens, 2012, p. 464). Il est plausible que de tels polymorphismes soient également fréquents en ce qui concerne les traits psychologiques des humains.[29] David Sloan Wilson, par exemple, a défendu la thèse selon laquelle la présence d’introvertis et d’extrovertis dans les populations humaines était un cas de polymorphisme adaptatif (Lewens, 2006, p. 92; Wilson, 1994). Ce n’est que récemment que l’on a entrepris d’étudier de manière systématique les effets que les polymorphismes pourraient avoir sur le jugement moral en particulier, mais il y a de bonnes raisons de croire qu’ils exercent bel et bien une influence notable. Une équipe de chercheurs (Bernhard et al., 2016) a notamment découvert qu’un polymorphisme du gène codant pour le récepteur de l’ocytocine (OXTR) était associé à une variation mesurable sur le plan des jugements moraux. Selon les allèles dont ils étaient porteurs, les participants formulaient un plus ou moins grand nombre de jugements typiquement déontologiques ou utilitaristes en réponse aux scénarios qui leur étaient présentés. Si ce genre de phénomène était très répandu, ce qui reste à établir, les constructivistes humiens feraient face à un problème de taille. Comment savoir qu’un humain particulier est doté d’un ensemble d’attitudes évaluatives plutôt qu’un autre ? Les jugements que nous formulons au sujet des raisons morales des autres, loin de s’appuyer sur des généralisations valables au sujet de la « nature humaine », seraient plus ou moins aléatoires.

5.3 La variation phénotypique

Une troisième difficulté notable est que les traits psychologiques se présentent souvent sur un continuum. Pensons à la peur des araignées ou des serpents, qui peut aller du simple inconfort en leur présence à la phobie la plus extrême. Il est tout à fait possible que la crainte de ces animaux soit une adaptation, mais que l’on observe un degré « normal » de variation phénotypique, certains étant plus sensibles que d’autres aux stimuli pertinents (Murphy, 2005). Un cas qui est plus près du domaine moral est celui du dégoût. Cette émotion pourrait bien être une adaptation visant à éviter la contamination, mais elle joue souvent un rôle important, pour le meilleur ou pour le pire, dans la cognition morale (Kelly, 2011). Des expériences ingénieuses démontrent entre autres que le fait d’éprouver du dégoût influence la sévérité des jugements moraux. Fait intéressant, les conservateurs seraient plus susceptibles que les libéraux d’être influencés de cette manière (Eskine, Kacinik et Prinz, 2009). Quoi qu’il en soit, il semble plausible que les attitudes évaluatives ciblées par les constructivistes puissent varier de la sorte. Certains individus pourraient ainsi accorder beaucoup plus de valeur que d’autres à leur propre survie, au bien-être de leur progéniture ou encore à l’importance de punir les tricheurs, pour ne nommer que quelques-unes des attitudes évaluatives que mentionne Street. Si le « poids » des raisons morales dépend de la force des valeurs ou des désirs pertinents – comme le veut la thèse du proportionnalisme –, le fait que les individus diffèrent à cet égard risque de faire diverger les raisons morales qui sont impliquées par leurs points de vue pratiques respectifs.

Or, comme le remarque Mark Schroeder, le proportionnalisme est une thèse que l’« on croit universellement aller de pair avec la théorie humienne des raisons » (Schroeder, 2007, p. 98), dont le constructivisme humien est l’une des déclinaisons possibles. À ma connaissance, aucun constructiviste humien n’a défendu en détail une théorie du poids des raisons. On trouve toutefois des remarques à saveur résolument « proportionnaliste » dans leurs travaux. Street, par exemple, écrit :

Lorsque nous demandons quelles raisons un agent donné possède tout bien considéré […] quel point de vue est prioritaire? La réponse, essentiellement, est que le point de vue qui détermine quelles raisons il possède est celui qui est le plus profondément le sien, où cela est une fonction de la force avec laquelle il adhère au jugement en question et de la proximité de celui-ci par rapport au centre de la toile complète de jugements dont il fait partie

Street, 2008

On constate que dans cet exemple, l’agent s’efforce de déterminer quelles sont ses propres raisons. On peut très bien admettre que cet agent est bien placé pour déterminer à quels jugements il adhère le plus fortement. Mais on peut très bien se demander ce qu’il en est des jugements des autres.

CONCLUSION

Les constructivistes humiens sont-ils contraints d’adopter la solution suggérée par Berker? Selon le constructivisme humien standard, (1) les vérités morales sont relatives au point de vue pratique de chaque agent et (2) les jugements moraux que nous formulons, incluant les jugements au sujet des raisons d’autrui, sont fiables. L’objection de Berker suggère que (2) est faux, à moins que certains facteurs n’expliquent l’existence d’un degré important[30] de convergence entre les points de vue pratiques de la plupart des agents. Or, bien qu’il ne mentionne que des facteurs évolutionnaires, on peut croire que d’autres facteurs feraient tout aussi bien l’affaire. Il peut très bien y avoir des « universaux culturels », par exemple. Le fait que la plupart, sinon toutes, les sociétés humaines soient confrontées à des problèmes similaires (assurer la coopération, répartir les ressources, etc.) peut notamment contribuer à expliquer l’existence de raisons morales largement partagées. Si l’adoption de certaines normes morales offre une solution particulièrement efficace aux problèmes en question (ou permet à tout le moins de les atténuer), il est tout à fait possible que les sociétés convergent de manière indépendante vers de telles normes. Pensons, par exemple, à l’interdiction du meurtre ou du vol dont les effets bénéfiques se font sans doute sentir dans une grande variété de contextes culturels (voir notamment Curry et al., 2017; Kitcher, 2011 et Hopster, 2019). De plus, comme le remarque à juste titre Jocelyn Maclure, « le développement continu de la morale est intimement lié à l’intersubjectivité historique, constituée non seulement par la délibération pratique, mais aussi par la praxis, par la multitude de luttes humaines menées au nom de la justice et du besoin de reconnaissance » (Maclure, 2018, p. 515). Cela met en évidence la nécessité, pour les partisans du constructivisme humien, de mesurer l’apport des revendications de droits et d’autres formes de résistance dans l’élaboration de points de vue pratiques communs.

Ainsi, la solution la plus prometteuse au problème de l’asymétrie consiste probablement à prendre en compte tous les facteurs, qu’ils soient biologiques ou culturels, qui permettraient d’expliquer la présence d’attitudes évaluatives largement partagées chez les humains. Les données issues de la biologie feront toujours partie de la solution. Il s’agit toutefois d’éviter de s’enfermer sans raison valable dans une perspective strictement évolutionnaire qui, nous l’avons vu, soulève de sérieux problèmes. Une solution adéquate devrait également, me semble-t-il, abandonner le proportionnalisme. En effet, que nos valeurs trouvent leur origine dans notre histoire évolutive ou ailleurs, il paraît improbable que tous les agents y accordent exactement la même importance. Si les raisons morales des uns et des autres varient en fonction de l’importance que chacun y accorde, alors ces raisons ne sont probablement pas largement partagées. D’autres théoriciens humiens ont proposé des solutions de rechange au proportionnalisme dont les constructivistes pourraient s’inspirer (Schroeder, 2007).

On peut conclure que la biologie de l’évolution impose de sérieuses contraintes à une théorie antiréaliste telle que le constructivisme humien. Quelques remarques ponctuelles évoquant notre « nature évaluative » sont loin de suffire à régler le problème de l’asymétrie. Si la version bonifiée de la solution que j’ai esquissée devait échouer, les constructivistes humiens devraient possiblement abandonner l’idée selon laquelle nos jugements moraux sont fiables. Ils se retrouveraient alors dans une position analogue à celle dans laquelle se trouvent les réalistes moraux selon Street. Or, elle estime qu’il s’agit d’une raison suffisante pour abandonner le réalisme moral. Cela montre bien l’importance de l’enjeu, soit la plausibilité du constructivisme humien.