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1. Aux origines étaient les démarches rationalistes et empiristes…

Traditionnellement, les deux modes fondamentaux d’accès à la connaissance et les deux façons de concevoir l’élaboration des connaissances sont rapportés aux épistémologies rationaliste d’un côté et empiriste de l’autre. De nombreux philosophes produiront des systèmes de pensée pour rendre compte de cette dualité, par exemple Platon et son opposition du monde sensible et du monde intelligible, ou Kant avec ses catégories de sensibilité et d’entendement. Dans la version classique du rationalisme, incarnée, entre autres à l’ère moderne par Descartes (1637) et Leibniz (1705/1990), tout savoir provient avant tout de la réflexion. Tout ce qui relève du domaine de l’expérience sensible doit être considéré avec méfiance, ce qui n’est pas sans rappeler l’allégorie platonicienne de la caverne dans laquelle des hommes enchaînés n’avaient qu’une connaissance très partielle et déformée de la « réalité ». Dans son Discours de la méthode, Descartes écrira même que le bon sens constitue la chose au monde la mieux partagée.

Au contraire, pour les empiristes, au nombre desquels figurent d’éminents penseurs comme Locke (1689/2002) et Hume (1748/2006), toutes les idées, définies comme étant l’objet de la pensée, tirent leur origine de l’expérience. Selon cette épistémologie, toute connaissance nous vient des sens et, par conséquent, il n’existe aucune vérité a priori puisque toutes sont acquises dans l’expérience que nous acquérons du monde. Dans sa version la plus radicale, la connaissance vraie découle donc exclusivement de l’expérience sensible et de l’usage empirique de la raison. Locke écrira d’ailleurs à ce sujet que l’esprit est une page blanche vide de tout caractère, une tabula rasa. Les sens sont par conséquent premiers par rapport à la raison.

Avec le développement des sciences dites de la nature, l’accent a été mis dans cette perspective sur la dimension expérimentale. Il s’agissait alors pour ces nouvelles disciplines de se construire par opposition au savoir issu de la philosophie, souvent accusée d’être excessivement spéculative, c’est-à-dire sans prise sur le monde réel. Le lieu emblématique est pour les sciences de la nature l’expérimentation et son lieu de prédilection, le laboratoire. On retrouvera la même tendance dans le cas des sciences humaines et sociales, notamment à leurs débuts. Pires (1997) nous rappelle qu’il s’est agi de « développer une connaissance “objective” de la “réalité” sur la base de découvertes empiriques (par opposition aux “spéculations”) » (Gulbekian, 1996 cité dans Pires, 1997, p. 10).

Ainsi que nous pouvons le constater, ce débat entre rationalisme et empirisme n’est pas nouveau et, dès l’Antiquité, il est possible dans une certaine mesure d’opposer Platon, déjà mentionné, et Aristote, dont le classement est assez difficile, mais dont la proximité avec les empiristes est relativement forte à certains égards. Locke s’inspirera de lui pour parler de tabula rasa. Cela dit, ce débat a pris des formes assez différentes au fil du développement des sciences, qu’il s’agisse des sciences de la nature ou des sciences humaines et sociales. Même s’il peut sembler un peu trop simpliste, le registre épistémologique opposant rationalisme et empirisme garde encore une certaine pertinence comme cadre de départ pour comprendre différents rapports à la connaissance, ainsi que nous allons le constater dans ce numéro d’Approches inductives consacré aux relations entre les perspectives critiques et les approches inductives. Toutefois, ce numéro sera aussi l’occasion de voir dans quelle mesure ces oppositions binaires ne correspondent pas plutôt à des positions idéales-typiques qu’à des modalités effectives du processus de production du savoir. Certaines démarches ne sont-elles pas plutôt teintées à la fois de rationalisme et d’empirisme? Ne peut-on pas penser que dans le cadre du développement des sciences, il apparaît de plus en plus difficile d’adopter des démarches clairement distinctes les unes des autres? La priorité des études critiques repose-t-elle vraiment principalement sur la pratique du raisonnement abstrait? Est-il possible d’envisager une pensée critique sans accorder à certains moments la priorité au terrain? Dans les lignes qui suivent, nous allons revenir sur ces éléments d’interrogation qui permettront de contextualiser les contributions rassemblées dans le présent numéro de la revue Approches inductives.

2. Des relations complexes entre critique et terrain

Définir en quoi consiste la pensée critique n’est guère aisé. Le terme même de critique est employé de diverses façons ainsi que nous avons pu le constater en 2012 à l’occasion d’un colloque organisé sur les études en communication à partir de cette interrogation édifiante qui fut le titre même de l’événement : où (en) est la critique en communication? (Kane & George, 2013). Cela dit, si l’on revient à Marx, construction théorique et analyse de la réalité apparaissent inextricablement mêlées. Ainsi, son propre travail de conceptualisation ne saurait être envisagé indépendamment du contexte sociohistorique dans lequel il se déploie, l’articulation entre les deux relevant de la dialectique; d’où par ailleurs la dimension fortement postmétaphysique et matérialiste de son propos. Marx écrit à ce sujet dans Contribution à la critique de l’économie politique (1859/1977) qu’il y a formation conjointe de la théorie et de l’histoire résultant d’une double construction permanente.

Ultérieurement, il sera possible de retrouver cette perspective chez d’autres penseurs critiques comme Lukács et Horkheimer, ce dernier faisant partie de ceux qui ont élaboré ladite Théorie critique en tant que membre de l’École de Francfort. Comme le rappelle Voirol,

Une théorie critique doit être conçue dans son lien indissoluble avec la pratique et la critique ne peut être effective que si elle rend possible ce passage à la pratique. Or, ce passage à la pratique n’est possible que si la théorie est en phase avec son époque et donc si elle entretient un rapport dialectique avec la pratique historique. L’idée de diagnostic implique donc un examen de l’état de la théorie dans son apport à la pratique, mais aussi celui du caractère émancipateur de cette pratique; enfin, elle suppose un examen méthodique des obstacles au déploiement de cette pratique émancipatoire

2014, p. 144

Les conséquences sont ici considérables, car cela signifie que toute pensée critique, du moins d’inspiration marxiste, repose fondamentalement et en permanence sur une articulation entre processus de conceptualisation d’une part et observation du « réel » d’autre part. Encore faut-il ici savoir comment appréhender le « réel ». Ici, logiquement, Horkheimer fait appel conjointement à la philosophie et aux sciences sociales et humaines :

il ne faut pas concevoir le rapport entre les disciplines philosophiques et les disciplines scientifiques particulières correspondantes en faisant comme si la philosophie traitait les problèmes décisifs et par là construisait des théories inattaquables par la science expérimentale, des concepts spécifiques de réalité, des systèmes embrassant la totalité, alors qu’au contraire la recherche empirique engagerait ses investigations longues et ennuyeuses qui se fragmentent en une myriade de questions partielles, pour se perdre en définitive dans le chaos de la spécialisation. […] Une telle conception est dépassée aujourd’hui par l’idée d’un développement dans lequel sont toujours dialectiquement imbriquées la théorie philosophique et la pratique scientifique spécialisée

1978, p. 63

Pourtant, les écrits mêmes de Horkheimer ainsi que ceux de son collègue Adorno, par exemple concernant les rapports des sujets à l’industrie culturelle, ont été accusés d’être éloignés de toute prise en compte des pratiques sociales elles-mêmes. Voirol mentionne à ce sujet que « la Théorie critique serait condamnée à adopter une position “de surplomb” par rapport à l’univers des pratiques sociales » (Voirol, 2010, p. 24). Puis, il écrit qu’en prenant position en faveur d’une dépossession des sujets, les théoriciens de l’Institut de recherche sociale de Francfort adopteraient ainsi une critique externe visant à dévoiler les conditions d’oppression dans lesquels seraient placés les acteurs sociaux avant de mentionner qu’en adoptant cette position, ils « se placeraient non seulement dans cette posture d’extériorité [mais] se défileraient aussi devant la nécessité de clarifier le point de vue à partir duquel s’énonce cette critique » (Voirol, 2010, p. 24). Il ajoute enfin que « ce qui est le plus souvent reproché à cette “Théorie critique” des médias, c’est son caractère “spéculatif”, éloigné de la recherche empirique et de la concrétude de l’enquête sur les pratiques culturelles et médiatiques » (Voirol, 2010, pp. 24-25).

Évidemment, Voirol, également rattaché à l’Institut de recherche sociale de Francfort, dément cette position de surplomb comme en atteste l’usage du conditionnel. Au contraire, dit-il, la critique francfortiste « part d’analyses concrètes menées sur les produits de la culture de masse » (Voirol, 2010, p. 26). Il développe son propos par la suite :

Les penseurs de Francfort défendent au contraire une conception selon laquelle il n’est possible de poser un constat critique sur une réalité sociale donnée que si l’on dispose d’un point de référence pré-théorique dans les pratiques sociales elles-mêmes. On est loin de l’idée selon laquelle ces penseurs se contenteraient de dénoncer de manière spéculative l’aliénation et la perte d’individualité des êtres humains dans le monde moderne sans jamais fournir le point de vue interne aux pratiques sociales à partir duquel cette critique s’énonce

Voirol, 2010, p. 30

L’argumentation de Voirol ne manque pas d’intérêt et nous aurions tendance à y souscrire, mais seulement partiellement. En effet, la lecture d’Adorno – sans doute plus que celle de Horkheimer – ne permet pas facilement d’adopter le même point de vue. Dans un article intitulé tout simplement L’industrie culturelle, faisant suite à une intervention radiophonique, Adorno écrit que « le consommateur n’est pas roi, comme l’industrie culturelle le voudrait, il n’est pas le sujet de celle-ci, mais son objet » (1964, p. 12), avant d’ajouter plus loin :

L’idée que le monde veut être trompé est devenue plus vraie qu’elle n’a sans doute jamais prétendu l’être. Non seulement les hommes tombent, comme on dit, dans le panneau, pourvu que cela leur apporte une satisfaction si fugace soit-elle, mais ils souhaitent même cette imposture tout conscients qu’ils en sont; [Ils] s’efforcent de fermer les yeux et approuvent dans une sorte de mépris de soi qu’ils subissent et donc ils savent pourquoi on le fabrique. Sans se l’avouer, ils pressentent que leur vie leur devient tout à fait intolérable sitôt qu’ils cessent de s’accrocher à des satisfactions qui, à proprement parler, n’en sont pas

p. 16

Pour apprécier la singularité du point de vue d’Adorno, il est intéressant de le lire en parallèle avec les écrits d’un autre penseur de la « culture populaire », à savoir Hoggart, précurseur d’un autre courant de recherche critique qui va se déployer au sein de l’École de Birmingham et qui va donner lieu par la suite au développement d’un domaine académique de recherche de plus en plus vaste, les Cultural Studies. Alors qu’Adorno accordait la priorité au contenu même de l’industrie culturelle, par exemple à la structure de la musique produite dans son analyse, Hoggart propose pour sa part d’adopter une analyse inspirée d’une démarche ethnographique. La véritable différence entre les deux, c’est que là où Adorno accorde la priorité au texte lui-même en tant que terrain, Hoggart s’intéresse aux « publics ». À ce sujet, il est même possible de parler d’autoethnographie étant donné qu’il est lui-même originaire d’un quartier ouvrier de la ville britannique de Leeds et qu’il parle, entre autres, de son propre milieu dans un ouvrage considéré comme fondateur et intitulé en anglais The Uses of Literacy (1957, traduit en français en 1970 par La culture du pauvre) . Dans celui-ci, il décrit la vie quotidienne avec une grande minutie, ainsi qu’en témoigne cet extrait :

Je pense à l’odeur si particulière du jour de lessive, faite d’un mélange de vapeur, de soude et de hachis; à l’odeur des vêtements qui sèchent près du feu; à la saveur du dimanche qui mêle l’odeur du papier imprimé de News of the World et celle de roastbeef; aux morceaux de vieux journaux qu’on lit par intermittence au cabinet; à l’ennui du dimanche après-midi parfois coupé par une visite à des parents ou au cimetière dont les grilles sont flanquées d’étals de fleuristes ou de boutiques de marbriers offrant des pierres tombales très coûteuses

Hoggart, 1957/1970, p. 73

Il apparaît clairement qu’une place importante, voire prépondérante, est accordée au terrain et à l’expérience vécue dans ses recherches. Ainsi, note-t-il que contrairement à ce que nous pourrions penser, les classes populaires ne peuvent pas être considérées comme une « gigantesque masse anonyme dotée de réponses conditionnées ». Ce genre d’analyse renverrait, nous dit-il plutôt à de la « sociologie-fiction » ou à de la « fantaisie littéraire ou apocalyptique » (Hoggart, 1957/1970, p. 64). Sans doute faut-il voir ici plus une critique adressée à certains penseurs behavioristes ou fonctionnalistes qu’aux « francfortistes ».

À travers cette évocation sommaire d’Adorno et de Hoggart, on voit se nouer le fil d’une opposition récurrente quant à l’appréhension de la culture dans le cadre de sociétés médiatisées technologiquement et où l’industrialisation a affecté de manière considérable la production, la diffusion et la consommation de ce que, selon l’appartenance, on qualifie soit de « culture de masse », soit de « culture populaire ». Dans ces joutes entre partisans de la « Théorie critique » d’une part et des Cultural Studies de l’autre, on retrouve un débat sous-jacent sur les rapports entre des perspectives qui mettraient l’accent soit sur le rationalisme, soit sur l’empirisme. À ce sujet, Modleski estime que

si plusieurs travaux de l’École de Francfort étaient marqués par le fait que ses membres adoptaient une position trop éloignée de la critique qu’ils étudiaient, les critiques contemporains semblent être confrontés au problème opposé : immergés dans la culture qu’ils étudient, à moitié tombés amoureux de leur sujet, ils sont parfois incapables de maintenir une distance critique[1] [traduction libre]

1986, p. xi

Autrement dit, certains travaux inscrits dans le cadre de la Théorie critique pourraient relever d’un positionnement très abstrait accordant peu de place ou alors une place très indirecte aux travaux empiriques. Dès lors, les recherches dites inductives se trouveraient considérablement éloignées de toute pensée d’inspiration francfortiste et, par ce biais, des travaux critiques inspirés par cette école. Les chercheurs et chercheures critiques se situant dans cette perspective adopteraient finalement une position très distante du terrain plus ou moins étudié, car dans le travail d’interprétation du social, la démarche visant l’abstraction demeurerait largement dominante, sinon exclusive. Du côté des recherches culturalistes, au contraire, la priorité serait accordée aux analyses de terrain, notamment dans la version qui privilégie les analyses de réception, et ce, quitte à abandonner en dernier lieu toute perspective critique. On voit bien à travers ces relations entre l’École de Francfort et celle de Birmingham que les relations entre critique et prise en compte des terrains ne sont pas simples.

3. Et pourtant, des relations si nécessaires

Toutefois, comme le rappelle Granjon (2015), si une dimension doit être partagée par l’ensemble des travaux qui se revendiquent de la critique, c’est bien celle voulant qu’il doit toujours être possible que le monde soit autrement qu’il n’est. En citant Lukács, Granjon souligne que la critique pose ainsi que toute réalité sociale est le fait d’un processus historico-social qui n’a rien d’une fatalité et dont la nécessaire dénaturalisation induit « la dissolution de toutes les objectivités réifiées de la vie économique et sociale en des relations interhumaines » (Lukács, 1960, p. 71, l’italique est de l’auteur). Certes, nous rappelle Granjon, il serait difficile de trouver un terrain d’entente concernant l’ensemble des aspects de toutes les recherches se voulant critiques. Toutefois, celles-ci partagent l’idée essentielle qu’un autre monde est possible. Le changement social, ou du moins sa possibilité, doit donc constituer une dimension majeure des recherches. En fait, le concept transversal, s’il devait y en avoir un, serait, selon Durand-Gasselin, auteur d’une synthèse sur l’École de Francfort, celui d’émancipation. Mais le concept ne se suffit pas à lui-même, loin de là. Selon les époques, il peut prendre des formes fort différentes. Ainsi, depuis la Deuxième Guerre mondiale a-t-il pu être question du « désert des vies dominées et écrasées », de « la perspective de la rédemption », de « l’esprit du dialogue démocratique », de « celui, plus identitaire, des mouvements sociaux » et enfin de la question de « la résistance démocratique aux nouvelles forces de domination » (Durand-Gasselin, 2012, p. 88). On pense ici à la globalisation du capitalisme financiarisé. Cette liste est évidemment trop courte, car il importerait d’ajouter notamment l’ensemble des luttes féministes ou postcoloniales, mais elle a le mérite de rappeler que toute recherche critique est forcément solidement ancrée dans sa sociohistoire et doit en faire un objet de sa propre réflexion.

En fait, un autre monde est toujours possible, car, ainsi que nous le rappelle Brohm, l’histoire humaine est celle « des hommes réels. […] Les hommes font leur histoire en tant que sujets concrets, en chair et en os, même si, à son tour, l’histoire fait les hommes dans un processus ininterrompu d’actions et d’interactions » (2003, p. 62). Le concept de possible introduit par Horkheimer apparaît comme intimement lié à toute perspective critique, selon Guéguen qui rappelle qu’il est impensable de penser la critique sans envisager le possible,

en vertu et à partir duquel il soit permis de contester ou au moins de questionner « ce qui est » (une certaine organisation du travail, un modèle de la socialité, un dispositif technique, etc.) selon la perspective de sa transformation. Le possible constitue en ce sens une catégorie fondamentale de la critique

2014, p. 265

Mais de quels possibles est-il question? Horkheimer considérait déjà que ce futur possible était toujours « déjà vivant dans le présent » (1974, p. 51). Employer le terme de possible au pluriel nous permet de considérer que ces futurs potentiels, ces possibles dépendent de… nous. En fait, plus précisément, ces possibles dépendent à la fois des caractéristiques du contexte sociohistorique, tant matérielles – nous renvoyons ici aux états de l’économie, de la politique, de la culture et de la technique – qu’immatérielles, idéologiques, et des rôles joués notamment, mais pas seulement, par les trois grands macro-acteurs sociaux – les institutions publiques et parapubliques, les entreprises privées et la société dite civile – la composition de chacun d’entre eux et leurs relations étant d’une grande complexité (George & Sénécal, 2002).

Plus précisément, parler des possibles, c’est écouter certains sujets, donc laisser parler le terrain, c’est-à-dire les acteurs sociaux car comme le dit Renault (2008), ils peuvent à la fois émettre des diagnostics de « ce qui ne va pas » dans notre présent historique et construire des situations potentiellement émancipatrices pour le futur. Les activités sociales s’inscrivent dans un « combat pour l’avenir » en partant du principe que « l’avenir que l’on veut construire est déjà vivant dans le présent », reprennent Renault et Sintomer (2003, p. 12) qui s’inspirent ici clairement de Horkheimer. Nous dirions même ici qu’il importe à certains moments de suspendre toute démarche de conceptualisation.

Par conséquent, une position critique est indissociable de l’adoption d’une perspective qui vise à prendre nos contemporains au sérieux et à partir du principe que leur savoir a la même valeur que celui des chercheurs et chercheures :

[Il est] impossible de contribuer à changer le monde sans s’intéresser de façon centrale aux pratiques et aux représentations des uns et des autres, sans considérer le monde comme une construction reposant sur la diversité des subjectivités. Mais [il est également impossible] d’adopter une position constructiviste sans reconnaître l’existence de structures objectives de domination même si celles-ci se présentent sous une forme subjective en nous

George, 2014, p. 101

Accorder une place importante aux acteurs sociaux devient ici central dans l’élaboration de toute pensée critique. Par conséquent, s’il convient de retenir de la rupture épistémologique (Bachelard, 1934/1968) que la démarche scientifique doit être distinguée par la recherche de la vérité, la quête de la preuve, l’élaboration des corpus de données, la mobilisation de méthodes d’enquête et… l’investissement en termes de réflexion d’ordre épistémologique (entre autres choses), il faut en revanche remettre en cause la définition traditionnelle qui vise à séparer de manière étanche le savoir scientifique d’une part et le sens commun de l’autre. Pires (1997) nous invite dans cette perspective à « construire un sens commun plus éclairé et une science plus modeste » (p. 42).

Cette articulation entre théorie et praxis s’avère d’autant plus importante que la praxis ne se résume pas aux pratiques sociales elles-mêmes, mais renvoie également aux enseignements que les praticiens tirent de leurs activités au quotidien. Avec une telle vision de la recherche critique, il apparaît dès lors très clair que les démarches dites inductives et dans lesquelles la prise en compte des dimensions pratiques de l’activité humaine est centrale peuvent sans mal se combiner avec une démarche critique. C’est à cette éventualité que nous vous convions dans ce numéro.

4. Trois interrogations pour conclure très provisoirement

Première interrogation : Fontan partage notre position selon laquelle le terrain a toute sa place dans la recherche critique. Toutefois, il envisage une séparation entre les tâches. Ainsi, pour lui importe-t-il de distinguer deux catégories de chercheurs et de chercheures :

  • une première catégorie qui s’intéresse avant tout à l’élaboration conceptuelle, travaillant souvent en solo ou en petite équipe. À ce sujet, il précise que « bien qu’une réflexion de ce type prête facilement le flanc à la critique, elle ne va pas de soi. Elle est très exigeante, puisqu’elle demande non seulement un effort de synthèse important, mais aussi une grande capacité d’abstraction pour s’approprier théoriquement la réalité qui nous entoure, pour être en mesure d’imaginer des solutions pour régler les divers problèmes » (Fontan, 2000, p. 97);

  • une seconde catégorie de « défricheurs des changements sociaux qui se vivent. Il s’agit d’intellectuels universitaires qui s’attellent à la tâche, avec les acteurs sur le terrain, pour débroussailler la réalité afin de mieux la comprendre et, surtout, pour renouveler les pratiques émancipatrices » (Fontan, 2000, p. 97).

En d’autres termes, d’un côté des théoriciens et des théoriciennes et de l’autre des chercheurs et chercheures qui peuvent par exemple mettre l’accent sur la recherche-action, sur la recherche-intervention, et donc largement laisser parler le terrain. Il reste à situer plus clairement la frontière entre les deux.

Deuxième interrogation : Si pour Horkheimer, cet advenir d’un futur possible est « déjà vivant dans le présent » (1974, p. 51), où se trouve-t-il? Où doit porter notre regard afin de pouvoir saisir empiriquement ces changements possibles qui contribueraient aux luttes sociales permanentes en faveur d’une plus grande émancipation? Voilà une question qui nous semble cruciale à deux titres. D’une part, elle est cruciale parce qu’elle permet de penser les relations entre les échelles d’analyse macro et micro. D’autre part, elle est cruciale parce qu’elle permet de penser ces possibles dans un monde profondément marqué par l’idéologie néolibérale depuis maintenant plusieurs décennies et où les forces éventuellement contre-hégémoniques apparaissent soit dispersées avec des objectifs souvent disparates, soit carrément opposées quant à leurs fins ou à leurs moyens.

Troisième interrogation : dans quelle mesure l’intérêt des chercheurs et chercheures critiques pour « laisser parler le terrain » n’est-il pas lié à la remise en cause même de la figure de l’intellectuel, l’intellectuelle avant-garde de la révolution à la suite de la chute du mur de Berlin? Ne retrouve-t-on pas ici la tension entre les deux Marx? Le Marx pensant le futur en tant que scientifique à partir de la succession capitalisme/socialisme/communisme, forcément logique et visant à s’imposer naturellement? Ou le Marx attentif aux pratiques sociales envisageant l’avenir du point de vue des possibles, donc des luttes sociales reposant sur une certaine indétermination?

5. Présentation des textes

Sept textes composent ce numéro thématique portant sur les perspectives critiques et les approches inductives. Plusieurs auteurs ont tenté de mieux définir la critique et l’induction et de questionner l’opposition entre les deux concepts, qui peut aisément être remise en question. Les chercheurs qui définissent leur démarche comme inductive considèrent qu’ils accordent la priorité au terrain, aux observations et à l’inattendu dans la perspective d’inscrire toutes les constructions de connaissances dans une démarche empirique. Mais en disant qu’ils accordent la priorité au terrain, ils n’induisent pas nécessairement une dichotomie. Les concepts théoriques peuvent être utilisés au départ de la recherche inductive pour orienter le regard : certains parlent de « concepts sensibilisateurs ». La démarche critique est souvent fondée sur un regard qui accorde une importance considérable à l’abstraction. Mais les chercheurs qui la voient ainsi ne tentent pas nécessairement d’opposer ce travail théorique au terrain. On a longtemps reproché aux théoriciens critiques de ne pas laisser suffisamment parler le terrain, mais les contributions regroupées dans ce numéro montrent qu’un rapprochement est non seulement possible, mais également souhaitable, comme en atteste le fait que certains chercheurs qui se revendiquent de l’École de Francfort contestent l’affirmation selon laquelle la recherche produite par les francfortistes serait d’ordre spéculatif et éloignée de toute empirie. Il s’agit là d’un signe fort que tant du côté des théoriciens critiques que de celui des défenseurs des approches inductives, une partie du chemin en vue d’un rapprochement est en passe d’être parcourue.

Les auteurs de ce numéro tentent de répondre à un certain nombre de questions qui ont été proposées par la revue Approches inductives : comment peut-on fonder épistémologiquement un rapprochement entre deux perspectives souvent présentées comme opposées et qui se sont historiquement construites l’une contre l’autre? Ce rapprochement doit-il obéir à une logique séquentielle aux fins d’ordonnancement entre les diverses étapes dans la recherche? Quel rapport le fait de travailler en équipe ou individuellement entretient-il avec un possible positionnement critique? Demeure-t-il pertinent de parler d’approches inductives à partir du moment où il y a un travail d’abstraction important? Quel est le rapport de différence ou d’opposition entre la dialectique critique et la démarche phénoménologique? Quelle parenté la méthode dialectique entretient-elle avec les démarches inductives? Le fait d’accorder une importance centrale à la perspective de laisser « parler le terrain » ne contribue-t-il pas à fonder une « autre » critique distincte de la critique traditionnelle?

Le premier texte du numéro est signé par Annick Madec, de l’Université de Bretagne occidentale. Elle propose un texte intitulé « Les ploucs, les bourgeoises et les filles comme nous. » Ethnosociographie d’un cours de yoga démocratique. Elle s’intéresse notamment à l’autonomie culturelle des classes populaires, ce qui l’amène à analyser les définitions de la culture et des classes populaires. Dans « la lutte des classes dans et pour la culture » (Hall, 2008, p. 123), le jeu des relations culturelles existe-t-il entre groupes sociaux ou à l’intérieur des individus? L’omnivorisme et l’éclectisme culturel tendent à remettre en question le déterminisme et la domination culturelle, héritée des travaux de Bourdieu. L’auteure s’intéresse au yoga en tant que pratique qui tend à se démocratiser, mais qui est toujours perçue comme élitiste et aux rapports construits par des femmes de différentes classes sociales lors des cours de yoga. Aucun entretien n’a été animé. La chercheure a posé des questions dans un échange ordinaire avec la professeure et les groupes et a noté les faits et propos. L’auteure considère que l’approche inductive « permet de voir une critique sociale en acte dans la définition des classements sociaux par les individus qui en sont l’objet » (p. 45).

Dans son texte intitulé La recherche qualitative critique : la synergie des approches inductives et des approches critiques en recherche sociale, Caroline Caron, de l’Université du Québec en Outaouais, propose un examen des rapports entre les approches inductives et les perspectives critiques en recherche sociale. Elle défend l’idée qu’il n’existe aucune antinomie fondamentale entre les approches inductives et les perspectives critiques en sciences sociales. La première partie de son article porte sur des difficultés terminologiques et la deuxième s’interroge sur la nécessité d’opposer induction et critique. Elle suggère que la problématisation de l’induction et de la critique passe par la précision des concepts pour éviter des généralisations qui nuisent aux nuances permettant d’éviter les malentendus. Elle invite notamment les chercheurs à éviter un certain purisme méthodologique en s’engageant plutôt dans des discussions approfondies sur le sens même de leur activité scientifique, s’éloignant de la perspective qui pousse la chercheure à considérer la méthodologie comme un simple ensemble de procédures d’extraction et d’analyse de données. Caroline Caron termine son article par d’importantes interrogations : dans quelle mesure le milieu conformiste que constitue l’université restreint-il la capacité des chercheurs des sciences sociales à imaginer une société et un avenir différents? Jusqu’à quel point les pratiques d’encadrement de la recherche et d’évaluation par les pairs sont-elles ouvertes ou réfractaires aux possibilités émancipatrices de la recherche qualitative critique? Quelles inspirations ou quelles inhibitions sont communiquées aux doctorants durant leur formation à la recherche à cet égard? La formation universitaire aux cycles supérieurs enseigne-t-elle à générer des savoirs non hégémoniques ou à reproduire un certain conformisme méthodologique?

Prudence Caldairou-Bessette de l’Université du Québec à Montréal, Janique Johnson-Lafleur de l’Université McGill, Lucie Nadeau de l’Université McGill, Mélanie Vachon de l’Université du Québec à Montréal et Cécile Rousseau de l’Université McGill ont mené deux projets de recherche qui portent sur les services publics en santé mentale et jeunesse. Le premier a été mené avec des familles de réfugiés et l’autre avec une population générale. Dans leur article Écouter les enfants dans la recherche en santé mentale jeunesse (SMJ) : une créativité éthique inspirée de la clinique, les auteures proposent une conception créative de la projection en recherche comme un espace de jeu participatif contribuant à l’éthique de la recherche. Elles proposent aussi de faire participer les enfants à l’élaboration des méthodologies. Finalement, elles soulignent la pertinence d’une démarche inductive pour développer une réflexion critique en recherche. Les auteurs considèrent qu’une démarche inductive favorise le développement d’une réflexion critique en recherche en raison notamment de la flexibilité que permet la démarche. Elles considèrent à cet effet qu’une démarche inductive permet de garder vivants les questionnements éthiques et favorise la réflexivité nécessaire à l’exploration et à l’étude des expériences sensibles ou difficiles.

Le couple déduction – induction a largement structuré l’histoire de la philosophie, comme nous le rappelle Estelle Berger de la Strate École de design en France. Dans son texte intitulé Rendre la critique créative. La démarche abductive et pragmatique du design, l’auteure affirme que les designers envisagent le monde sous un angle projectif et pragmatique. Elle pose la question à savoir comment ils se positionnent entre force critique et force créative. Elle s’interroge aussi sur les implications d’une telle démarche, en contexte de projet et en rapport avec les enjeux politiques qui s’y jouent. Finalement, elle se demande comment rendre la critique constructive et créative. L’abduction est présentée comme permettant d’évacuer l’opposition binaire entre induction et déduction. La critique, chez le designer, sert à enrichir l’expérience humaine. Elle est donc toujours en dialogue avec la créativité. Finalement, l’interdisciplinarité serait une condition nécessaire à une démarche à la fois abductive, critique et créative.

Fabien Dumais, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, livre un article intitulé Une phénoménologie dialectique à la fois critique et compréhensive dans lequel il pose un regard croisé sur la phénoménologie dialectique de Michel Freitag et sur le constructivisme social de Peter Berger et Thomas Luckman. Un de ses objectifs est de dépasser certains faux dilemmes en sciences humaines et sociales. Il propose notamment de lier la connaissance empirique, la synthèse théorique et la critique de la réalité sociale, comme le fait Freitag. Pour Fabien Dumais, il est possible de dépasser les dichotomies entre les démarches compréhensives et critiques. Il considère les démarches critiques et compréhensives comme deux pôles interdépendants. Il rappelle que de nombreux débats renvoient à des quiproquos et constituent, en ce sens, davantage des guerres de clochers que de véritables débats académiques. En effet, les chercheurs et chercheures qui ont expliqué qu’ils accordent la priorité au terrain n’ont jamais eu l’intention de dire qu’ils proposaient un choix entre le terrain ou la théorie. Il s’en est suivi une méprise durable et de nombreux chercheurs et chercheures ont tenté de corriger le tir dans des publications subséquentes, mais les positions polarisées sont demeurées dans la réception de ces textes.

Études qualitatives d’usages numériques et approche critique est une mise en perspective qui porte sur dix années d’études d’usages numériques dans le secteur muséal. Geneviève Vidal, de l’Université Paris 13 – Université Sorbonne Paris Cité, y propose une analyse de l’appropriation des technologies selon une conception non technodéterministe. Elle présente une approche interdisciplinaire qui intègre la communication, la sociologie et le génie, ce qui favorise une articulation particulière entre le terrain et la référence à des écrits scientifiques qui proviennent de différents cadres théoriques. Son articulation d’une démarche empirique et de l’approche critique est fondée sur une posture dialectique. Ainsi, l’empirie est articulée à une approche critique des usages. La perspective critique permet une ouverture sur une posture réflexive sur ce que fait le terrain aux théories et concepts.

Tom Berryman, de l’Université du Québec à Montréal, signe pour sa part un texte intitulé Relier l’induction et la critique en formation et en recherche : un parti-pris issu de la théorie et de la pratique. La première partie du texte porte sur la formation et la deuxième sur la recherche. L’auteur considère qu’il y a une grande pertinence éducative, sociale, écologique et scientifique à relier l’induction et la critique, autant en formation qu’en recherche. Il désire valoriser l’établissement de relations fortes entre l’induction et la critique. Pour ce faire, il revient sur les propositions de Mills (1959/2006) selon qui il appartient aux éducateurs « de traduire perpétuellement les épreuves personnelles en enjeux collectifs et de donner aux enjeux collectifs leur riche dimension humaine » (p. 192). Il nous rappelle que Mills invitait, dès 1959, à un certain recul critique sur le monde de la recherche universitaire et ses déterminants. Déjà, il critiquait la bureaucratie dans les universités et le statut d’entrepreneur accordé aux professeurs-chercheurs. Tom Berryman trouve plutôt inquiétant le manque de regard critique au sein des universités. Il identifie différents impératifs qui empêcheraient les professeurs d’exercer leur profession dans le respect de la liberté académique permettant d’adopter une authentique perspective critique.

Deux articles en hors thème sont aussi publiés au sein de ce numéro. Le premier porte sur les efforts de construction et les perspectives critiques qui animent les actes communicationnels des environnements numériques comme les blogues. L’auteure, Synda Ben Affana, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, montre qu’en se connectant à des espaces numériques, les professionnels et les parents partagent des points de vue critiques afin de mieux comprendre la pensée et la réalité des parents. Son article, Étude d’un savoir expérientiel opérationnel. Blogues Naître et grandir permet de mieux comprendre en quoi la perspective critique communiquée sur ces blogues favorise l’émancipation.

Le deuxième article est intitulé MTE et psychanalyse : Analyse en tandem et pensées associatives enracinées et a été rédigé par Laurent Castonguay et Raphaëlle Noël de l’Université du Québec à Montréal. Il porte sur la dimension critique présente dans les outils réflexifs qui peuvent être utilisés en recherche qualitative. Plus concrètement, les perspectives épistémologiques et théoriques qui ont guidé la pratique réflexive sont présentées. Ensuite, le processus méthodologique est décrit et la conceptualisation sont présentées.