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LA FIGURE DU PÈRE CLÉMENT CORMIER est bien connue en Acadie du Nouveau-Brunswick, et pour cause. Connue surtout pour son rôle primordial dans la création de l’Université de Moncton, en 1963. Plusieurs considèrent Cormier comme le principal fondateur de l’institution, lui qui en fut d’ailleurs le premier recteur, de 1963 à 1967. Il rédigea également l’histoire de l’Université en 1975[1]. Connue encore comme fondateur (avec d’autres) de la Société historique acadienne, en 1960, qui publie depuis plusieurs fois par année ses Cahiers. Des cahiers qu’il a, du moins dans les premières années, nourris considérablement, se trouvant souvent inspiré de l’histoire populaire acadienne. Cormier joua aussi un rôle important au sein de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme, dirigée par André Laurendeau et Davidson Dunton.

La présente étude entend se pencher sur un chapitre méconnu de l’œuvre du bâtisseur et historien qu’était le père Cormier : la période de la fondation de l’École des sciences sociales du Collège Saint-Joseph de Memramcook (ancêtre de l’Université de Moncton, fondé en 1864). Trop souvent, les études portant sur leur émergence en Acadie du Nouveau-Brunswick, si savantes soient-elles, offrent des sciences sociales un portrait où elles apparaissent en 1960, en même temps que Robichaud et la modernité. Plusieurs font coïncider l’émergence de la sociologie en Acadie avec l’arrivée du « premier sociologue acadien » qu’aurait été Camille-Antoine Richard. Sans rien vouloir enlever à ce dernier, il existe toutefois deux précédents à l’Université Laval de diplômés acadiens en sociologie (peut-être en existe-t-il d’autres ailleurs) : Adélard Savoie, licence en sociologie, 1946; Alphonse Deveau, maîtrise en sociologie, 1953. On pratiquait la sociologie bien avant l’arrivée de Richard et la fondation de l’Université de Moncton en Acadie; affirmer le contraire, comme l’ont fait la plupart des commentateurs, revient à reprendre à son compte le discours de légitimation de la modernisation institutionnelle acadienne des années 1960 et à l’appliquer à l’évolution d’un champ disciplinaire scientifique. Mais cela ne diffère guère de ce qui s’est produit au Québec durant bien des années, où trop souvent l’on refusait de croire qu’il ait existé ne serait-ce qu’une parcelle de pensée rationnelle et sociologique dans l’univers moyenâgeux de la Grande Noirceur et où l’on prétendait que la sociologie débute en même temps que l’an 1 de la Révolution tranquille. L’importation en Acadie de cette interprétation de la « société globale », comme on le disait à l’époque, illustre l’influence de la sociologie québécoise et le mimétisme de la sociologie en Acadie[2]. Les sciences sociales sont-elles totalement absentes de l’univers intellectuel acadien avant la décennie de 1960? Non : pendant au moins deux décennies précédant les années 1960, les sciences sociales se sont petit à petit institutionnalisées en Acadie. Le père Cormier en fut le maître d’œuvre[3].

Puisque, à ma connaissance, rien de substantiel n’a jamais été écrit sur l’état des sciences sociales en Acadie avant 1960[4], les visées de cette étude sont celles d’un humble débroussaillage. Ce texte s’appuie en grande partie sur le fonds d’archives Clément-Cormier du Centre d’études acadiennes, à Moncton. Je tenterai dans mon analyse, divisée en trois parties, de rendre compte dans un premier temps du contexte social qui précéda la fondation de l’École des sciences sociales de Moncton, de tracer dans un deuxième temps les grandes lignes de la formation, déterminante, de Cormier à l’Université Laval de Québec, puis j’aborderai, dans une troisième partie, la question du contenu des cours enseignés à Memramcook dans les années 1940.

La présente étude sera en bonne partie très impressionniste, puisqu’il n’existe aucune recherche s’attardant précisément à cette période de la carrière du père Cormier. Étant donné que je me fonderai presque uniquement sur le fonds d’archives du père Cormier (ainsi que d’autres sources, dont des articles de journaux et des monographies), et comme à notre connaissance il n’existe pas ailleurs de sources documentant l’activité de la jeune École des sciences sociales de Moncton, le portrait sera nécessairement fragmentaire et incomplet. Voici donc une première ébauche, une introduction à l’émergence de cette école des sciences sociales et des activés qui s’y sont déroulées.

1. Les conditions d’émergence d’une école des sciences sociales en Acadie du Nouveau-Brunswick

L’École des sciences sociales de l’Université Saint-Joseph[5] fut officiellement inaugurée le 8 novembre 1939. Cependant, certains individus, promoteurs d’un catholicisme social faisant une large part aux sciences sociales, avaient déjà préparé le terrain. Cette section trace un portrait du contexte et du lieu particuliers où apparut cette école, le Nouveau-Brunswick des années 1930. La province était alors un terreau propice à l’émergence d’une école des sciences sociales. Voyons pourquoi et comment.

1.1 Le Nouveau-Brunswick des années 1930

Le contexte social et économique des années 1930 au Nouveau-Brunswick fut marqué par une précarité généralisée éprouvée par de larges pans de la population. Comme ailleurs, l’impact de la crise économique se faisait sentir, mais plus qu’ailleurs, la région ayant déjà été, durant les années 1920, sujette à des difficultés économiques intenses[6].

Ces difficultés étaient largement tributaires d’une transformation de l’économie régionale, qui devait composer avec une modernisation et une industrialisation inévitables : en agriculture, dans le secteur des pêcheries, des mines, etc. L’urbanisation était croissante, la vie rurale en déclin. Les gens de ces milieux, loin de se complaire dans la nostalgie des époques révolues, appelaient à la mise à niveau de ces industries[7].

Dès la fin des années 1920, des mouvements souhaitant favoriser des conditions de vie plus justes apparurent au sein de la société civile. Les organisations d’agriculteurs étaient plutôt anidéologiques et pragmatiques, cherchant principalement des moyens d’améliorer leurs conditions de vie. On espérait voir l’aide gouvernementale contribuer au renforcement du rendement économique, notamment par la construction d’autoroutes et le soutien à la formation rigoureuse et scientifique des agriculteurs. Les nombreux mouvements coopératifs en éclosion au cours des années 1930, anglophones comme francophones, s’inspiraient considérablement d’un certain catholicisme social[8]. Du côté plus proprement acadien, c’est également vers la fin des années 1920 que s’organisaient, sous forme de coopératives, plusieurs regroupements de pêcheurs, comme en Nouvelle-Écosse. Le Social Gospel était déjà très présent au sein de ces efforts coopératifs datant des années 1920[9]. L’idéologie gagnerait plus officiellement les institutions dans les années 1930 avec le Mouvement d’Antigonish du père Moses Coady, de la St. Francis Xavier University, un mouvement prônant une réforme sociale généralisée fondée sur les grands principes du catholicisme social et préconisant, comme moyen d’y arriver, l’éducation populaire[10]. La première caisse populaire apparut en 1936. Bien qu’on ait fait plusieurs tentatives pour reproduire des modèles canadiens-français de caisses populaires, il semble que ce soit la venue du Mouvement d’Antigonish et de ses promoteurs acadiens qui donna un véritable souffle au coopératisme et à son discours social au sein des institutions[11]. Toute cette effervescence allait fortement teinter l’orientation originelle de l’École de sciences sociales, qui naîtrait à Memramcook en 1939.

Il serait utile de revenir en quelques lignes sur la pensée de Coady; elle allait influencer substantiellement celle de Cormier[12]. La vision sociale de Coady était claire : la société devait être changée en profondeur, et cela passerait nécessairement par l’éducation populaire. Un de ses slogans était d’ailleurs « to think, to learn, to do ».

L’une des premières expériences des fondateurs du Mouvement est révélatrice de son orientation : Jimmy Tompkins, cofondateur avec Coady du Mouvement, prêtre, professeur et administrateur à la St. Francis Xavier University, mit en place en 1922 un programme d’éducation nommé People’s School; la variété de cours offerts étonne. La gamme de sujets allait de l’entretien des sols et de l’administration de la ferme à la chimie et à l’économie, de l’enseignement du français et de l’anglais à la littérature et au grec ancien, de la santé publique à l’art oratoire[13]. On croyait fermement, au sein du Mouvement, que l’éducation agissait directement sur la condition économique des populations. L’éducation et la science devaient être des moyens pour sortir les gens de leurs conditions miséreuses. « Ignorance, like a dark cloud, hangs over the world and is the cause of most evils. From those on the lowest levels of intellectual development to the ranks of those who are actually running our country, we find an appalling ignorance. There are communities, in Canada and in the United States, with people so ignorant that they live in abject poverty and helplessness. [...] The ignorance that characterizes each level of society is due mainly to a lack of scientific thinking. The great secret of human progress has been scientific thinking[14]. » La promotion des sciences et de l’éducation populaire permettrait non seulement l’action et le relèvement économique des communautés aux prises avec des conditions matérielles précaires; elle rendrait également possible leur émancipation culturelle et spirituelle. L’éducation populaire et les sciences conduiraient autant vers les pratiques coopératives que vers les sommets de la littérature occidentale. « Education issues in economic group action and economic group action stimulates the people for further education and opens up to them new realms of thought and activity. We start with the simple material things that are vital to human living and move on up the scale to the more cultural and refining activities that make life whole and complete. This is not a trite statement. Through credit unions, cooperative stores, lobster factories, and sawmills, we are laying the foundation for an appreciation of Shakespeare and Grand opera[15]. »

Coady croyait que le coopératisme ainsi que les connaissances de l’économie rendraient possible une action démocratique élargie, du moins au sein de la région; qu’ils constitueraient un moyen d’amener la société sur la voie de la réforme. « The key principle of the Antigonish movement [...] [ :] starting social reform through economic activity[16]. » Une ambition réelle qui ne serait pas sans emprunter largement aux sciences du social. Le coopératisme et, surtout, l’idée d’éducation populaire rendaient accessibles à la population des connaissances qui serviraient d’outils d’action et de changement social. L’initiation et la formation aux sciences sociales, selon l’optique des leaders du Mouvement, y menaient aussi. « The democratic formula for a new society can only be based on the idea of social control. If democracy means the rule of the people, then the people somehow must get control of the social forces. Co-operation is the key to such control. The formula based on it is scientific. It is the inductive approach. It does not sin by being too precise[17]. » L’approche de Coady cherchait à rendre effective une prise de pouvoir réelle des communautés sur leurs conditions matérielles et économiques concrètes; la « formule démocratique » qu’il souhaitait voir advenir en était une où la participation sociale transcenderait les inégalités de classes. « The adequate, sane, democratic social formula must be such that all the people, including the poor and those of low-grade intelligence, may make their contributions in the reconstruction of society. It must permit every single man to hit his own blow[18]. » Coady envisageait la profondeur du changement social à venir en le mesurant à la violence de la révolution bolchevique; ce sont plutôt l’idéalisme catholique et les connaissances pointues en économique qui conduiraient la société vers le progrès. « The communists are right when they say we must use force. They are wrong, however, when they demand a bloody revolution. What we need is a curbing economic force which, fundamentally, comes from the idealism that is founded on religion[19]. »

1.2 Des sciences sociales naissantes en Acadie

Il existait au Nouveau-Brunswick à la même époque quelques individus qui se faisaient les promoteurs d’une vision de la société informée du catholicisme social alors en vogue. Le catholicisme, partout en Occident, était alors en redéfinition. Le sociologue E.-Martin Meunier écrit que « le contexte historique et social des années 1930 allait l’encourager à devenir le terreau d’une production idéologique positive; bref, à ne plus craindre de proposer des projets de société "chrétiennement inspirés" ». Il précise que la jeunesse constituait un enjeu important pour ce catholicisme désormais irrémédiablement social, peu importe qu’il s’agissait d’une perspective plus conservatrice, qui souhaitait la restauration d’un ordre chrétien plus traditionnel, ou personnaliste, qui voulait l’avènement d’une société épousant les valeurs progressistes d’un nouvel humanisme chrétien. Plusieurs au sein de l’Église avaient compris l’importance de la jeune génération; « avec l’Action catholique, [l’Église] encourage l’élite de chaque milieu de vie propre à la jeunesse (la J.E.C. pour le monde scolaire, la JOC pour le monde ouvrier, la JAC pour le monde rural) à "rechristianiser et transformer la vie des jeunes"[20] ». On notera malheureusement l’inexistence d’études se consacrant exclusivement aux mouvements catholiques des années 1930 en Acadie. On sait malgré tout que ces mouvements et ces cercles d’études étaient bien implantés, un peu partout dans les régions francophones des provinces Maritimes à partir des années 1930[21].

Cette présence se manifestait de multiples façons, au sein de différents milieux. Certains individus, avant la fondation de l’École des sciences sociales par le père Cormier, prônaient déjà, dans les années 1930, le catholicisme social, en souhaitant voir dans sa diffusion un moyen de transformer la société selon les impératifs de cette doctrine. Les pères François Daigle et Livain Chiasson étaient deux de ceux-là.

Le père François Daigle, docteur en théologie, mais également formé en sciences sociales à la Columbia University (notamment en psychologie), plus tard professeur à l’école du père Cormier (un peu malgré lui), discutait abondamment dans ses billets et éditoriaux dans L’Évangéline et L’Ordre social de thématiques liées à la doctrine sociale de l’Église[22]. On peut affirmer qu’il se faisait déjà à l’époque le promoteur de la sociologie de l’ordre, et plus largement qu’il traitait de sciences sociales dans ses chroniques, souvent en critiquant vertement les dérives du communisme et les misères engendrées par le capitalisme. La plupart du temps, Daigle s’en prenait aux penseurs communistes, socialistes ou anarchistes les plus populaires de son époque (Marx, Engels, Shaw, Proudhon, Bakounine, etc.), partant de la perspective du catholicisme social qui était sienne[23].

Le père Livain Chiasson, assistant et disciple de Moses Coady au sein de la mouvance antigonishienne, avait lui aussi quelques tribunes dans les médias écrits et s’en servait également pour promouvoir le catholicisme social et la sociologie de l’ordre, mais plus spécifiquement la coopération et le mouvement coopératif, lui aussi au début des années 1930. Il serait impliqué également plus tard dans le projet du père Cormier à titre de professeur de la doctrine coopérative. Il faut néanmoins souligner que l’œuvre de Chiasson focalisait essentiellement sur la propagation du projet coopératif, par une implication constante dans le milieu (acadien et maritimien) et par la publication de nombreux articles de journaux sur le sujet[24].

Voilà donc deux figures qui avaient déjà contribué à introduire et à implanter dans la culture acadienne le souci du social et son analyse. Non seulement on proposait des mesures d’action concrètes, mais on discutait sérieusement de la validité des thèses concurrentes, d’un point de vue à la fois sociologique et catholique. Ce rapide survol permet de retenir que le père Cormier ne construirait pas son entreprise sur un sol vierge : d’autres avant lui, tant du côté acadien que du côté anglophone, œuvraient déjà à la promotion et à la diffusion d’une certaine forme de sociologie catholique, une science qui jouerait un rôle clé dans les transformations sociales tant espérées.

2. À l’école du père Lévesque

L’entreprise à laquelle s’attela Cormier – celle de fonder, presque seul, une école de sciences sociales – n’est compréhensible que si l’on situe son projet dans la trame de son parcours particulier, dont les quelques années d’études à l’Université Laval, de Québec, marquèrent un épisode décisif. La rencontre du jeune Acadien avec le milieu dynamique que constituait l’école des sciences sociales du père Georges-Henri Lévesque allait lui permettre de tenter, à petite échelle, de reproduire un tel milieu au Nouveau-Brunswick.

Clément Cormier était issu d’un milieu relativement aisé, du moins pour un Acadien. Son père et homonyme pratiquait le journalisme à L’Acadien, puis à L’Évangéline; sa mère donnait dans la couture. Cormier lui-même étant enfant unique. Bien que ses années d’études à l’Université Laval et sa rencontre avec le père Lévesque aient été déterminantes, Cormier était déjà familiarisé avec l’univers des sciences sociales. Déjà, en 1936, alors que Cormier étudiait la théologie à l’Université de Montréal, on notait chez lui un caractère brillant et une sensibilité pour l’étude des phénomènes sociaux. « À sa sortie de l’Université Saint-Joseph, le Père Cormier reçut le degré de bachelier ès arts avec grande distinction et fut l’un des gagnants du concours bilingue. Il s’est intéressé activement aux questions sociales[25]. » L’idée générale que l’on se faisait du père Cormier à cette époque, et plus tard durant les années 1940, est celle d’un « entrepreneur social ». À Montréal comme à Québec, le père Cormier s’engagea dans différentes organisations catholiques à vocation sociale. C’est ainsi que le relate l’historien Régis Brun : « L’envergure du rôle de Clément Cormier ne se limite pas uniquement à l’enseignement et à l’administration universitaire. Dans la deuxième moitié des années 1930 au Québec, il s’implique dans divers mouvements sociaux, en particulier la Jeunesse étudiante catholique (J.E.C.) et le mouvement coopératif. Pendant cette époque à la J.E.C. on dénommait Clément Cormier, "le bâtisseur des plans" de cet organisme. Le mouvement coopératif conquit aussi Clément Cormier, alors qu’était fondé à Laval en 1939, le Conseil supérieur de la Coopération sous l’initiative de Père G.-H. Lévesque. Revenu en Acadie en 1940, Clément Cormier collabore par la suite de plain-pied, grâce à l’École des Sciences sociales et du Secrétariat social, dont il était responsable, à répandre ce mouvement chez les Acadiens[26]. »

Cormier débarqua à Québec en 1938 pour entreprendre des études de baccalauréat en sciences sociales, un programme d’une durée normale de trois ans. C’est une bourse décernée par le gouvernement du Québec qui lui permit d’entreprendre ces études[27]. Il y rencontra le père Lévesque. Notons que l’École des sciences sociales de l’Université Laval naquit en cette même année; Cormier serait de la toute première cohorte de 45 d’étudiants[28].

Il y régnait à l’époque une atmosphère intellectuelle bien particulière. La toute jeune école du père Lévesque se distanciait de la sociologie catholique de l’ordre alors en vogue au Québec; dès le début des années 1930, le père Lévesque était perçu comme un hérétique, un socialiste, un communiste par certains, dont le premier ministre Maurice Le Noblet Duplessis, avec qui les affronts sont légendaires[29]. Le père Lévesque pratiquait pourtant une sociologie proche de la doctrine sociale, et l’ensemble du département durant les premières années (la décennie des années 1930) en faisait autant. Ce que Cormier retint de ces cours le confirme. Mais il existait également déjà une volonté de connaître scientifiquement, empiriquement et qualitativement le réel, au-delà de ce que permettait l’usage des catégories catholiques (sans toutefois rompre totalement avec ces catégories). Jean-Charles Falardeau, influencé par l’école de Chicago, allait beaucoup alimenter cette tendance, qui a abouti à la « sociologie lavalloise »[30]. Le père Lévesque croyait en l’urgence que les institutions d’enseignement supérieur réalisent des études scientifiques de la réalité québécoise, afin de bien pouvoir participer aux nécessaires réformes sociales, tout en conservant l’essentiel des visées chrétiennes. Il confia dans ses mémoires avoir été motivé par « [...] l’urgente nécessité d’organiser chez nous un véritable enseignement scientifique valable des sciences sociales. Dans l’ordre économique, on remet en cause la "vocation" agricole traditionnelle de la province de Québec, on cherche à faire éclater les cadres classiques des professions libérales pour orienter également notre élite vers les grandes carrières d’hommes d’affaires et on tente de s’engager davantage dans le mouvement coopératif. En matières sociales, on commence à s’inquiéter sérieusement de l’évolution démographique de notre population et surtout de son urbanisation. Dans les organisations professionnelles, on réévalue leur orientation nationale ou confessionnelle, et on requiert plus de compétence chez leurs dirigeants. On s’intéresse davantage au nouvel équilibre du couple liberté-autorité résultant des réalignements sociaux en cours. Sur le plan académique, on exige une formation plus pédagogique, plus technique et plus scientifique, particulièrement en sciences sociales où l’on réclame au moins autant de vrais savants que de sincères apôtres sociaux[31]. »

Les premières années du département ne furent pas totalement imprégnées de l’esprit empirique lavallois. Revenons brièvement sur l’école du père Lévesque et attardons-nous sur la manière dont elle était marquée à l’époque par le catholicisme social et la sociologie de l’ordre. Cette sociologie se voyait imprégnée de la nécessité que règne dans la société un ordre social résolument inspiré du catholicisme comme doctrine sociale : on reconnaissait la hiérarchie sociale et les inégalités, on promouvait les institutions « naturelles » ou à vocation communautaire, comme la famille, on convenait de la nécessité de la collaboration et de la charité, on accordait de la légitimité à la notion de propriété privée, etc. L’Église était la principale institution de pouvoir et normative de cette société idéale. On prônait de même le modèle corporatif comme idéal d’organisation de la société, rendant possible (en théorie, évidemment...) harmonie et ordre collectif. À l’inverse, on abhorrait une conception du social où le conflit ouvert, idéologique ou « réel », pouvait occuper une place déterminante (d’où la tendance omniprésente à l’intérieur de ce courant à combattre la notion même de lutte des classes). L’action sociale et la volonté de justice n’étaient pas pour autant absentes de ce modèle, au contraire. Simplement, on inscrivait cette action dans un cadre de référence plus traditionaliste. La sociologie lavalloise, en contrepartie, investissait davantage l’action de l’État (ou, plus généralement, séculière) en se désintéressant progressivement du modèle corporatif au profit du coopératisme, en favorisant les revendications populaires aux dépens de l’ordre favorisant une bourgeoisie confortable, s’inspirant de la philosophie personnaliste aux dépens de la doctrine sociale catholique. Le père Lévesque n’appartenait-il pas à la congrégation dominicaine, celle-là même qui insistait, au moment de sa fondation au XIXe siècle, sur la nécessité de l’Église de s’adapter au monde moderne[32]?

Les ambitions du père Lévesque étaient claires au début de la vie départementale : offrir une bonne formation générale, une bonne culture scientifique du social, tout en inculquant l’instinct et les méthodes d’enquête. « Nous organisions une école de formation générale. Pas question, au début, de produire des spécialistes en sociologie ou en économique ou en sciences politiques ou en relations industrielles. Nous ne pouvions que fournir à nos premiers étudiants, dans chacune de ces branches, un bagage minimal de connaissances, en plus de les entraîner le plus sérieusement possible, bien sûr, aux méthodes de recherche, d’enquête, de statistique[33]. » La rupture avec la sociologie de l’ordre n’était pas pour autant consommée à la fin des années 1930; il importe de le noter pour mieux comprendre par la suite la position du père Cormier à la tête de sa propre école des sciences sociales.

Le père Lévesque dans ses mémoires évoque sa première cohorte et le jeune Cormier, qui s’y trouvait. « Le premier groupe d’étudiants de notre École en 1938 comprenait un religieux de la congrégation de Sainte-Croix, le père Clément Cormier, authentique fils de l’Acadie. Cet homme fut tellement enchanté de ses études à Laval, que, dès l’année suivante, il incitait l’université Saint-Joseph de Memramcook, plus tard partie de l’Université de Moncton, à fonder une école de sciences sociales et économiques. Non seulement la nouvelle institution s’inspirait-elle de celle de Québec, mais elle affichait encore carrément son étroite filiation spirituelle en annonçant qu’elle était fondée "avec la bienveillante collaboration de l’École des sciences sociales, politiques et économiques de l’Université Laval"[34]. » Effectivement, la filiation était bien présente, au point parfois d’une émulation sans équivoque (mais à petite échelle).

Il importe ici de souligner, pour la bonne compréhension des descriptions à venir, l’estime du père Lévesque pour le père Cormier. Il avait, mieux que quiconque sans doute, cerné le personnage comme un « fondateur dans l’âme », ce qu’il fut effectivement. « Clément Cormier, c’est d’abord un homme profondément social. Doué de toutes les qualités requises pour vivre en harmonie avec les autres et créer des liens tout aussi profonds que fructueux, il appartient de toutes ses fibres à son milieu et lui est dévoué entièrement. Son milieu de prédilection, c’est sa chère Acadie à laquelle il a consacré toutes ses énergies. Aussi y est-il devenu une sorte de symbole national. Clément Cormier, c’est un fondateur dans l’âme. Il dotera l’Acadie d’une université, dont il sera longtemps recteur; il lui offrira une société historique, pensée, organisée et dirigée par lui; enfin, il donnera un essor considérable au Centre d’études acadiennes qui possède maintenant la plus importante collection au monde de documents sur l’Acadie et les Acadiens[35]. » L’estime allait petit à petit céder sa place à l’admiration. Ayant été davantage un entrepreneur institutionnel qu’un savant proprement dit, laissant derrière lui davantage des lieux institutionnels de savoir que des théories ou des monographies, Lévesque fut à même de reconnaître un caractère semblable chez le père Cormier. Son étudiant ferait par ailleurs chez lui l’expérience d’un destin étonnamment similaire. Les deux fondèrent des écoles de sciences sociales, des universités (au Rwanda pour Lévesque, à Moncton pour Cormier, en ce la même année, en 1963); les deux participèrent à deux commissions capitales dans l’histoire politique canadienne du XXe siècle, soit la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, lettres et sciences au Canada pour Lévesque, et la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme pour Cormier; les deux allaient contribuer à former les élites politiques et intellectuelles à la source des réformes politiques et institutionnelles de leurs provinces respectives. Si aujourd’hui les résultats de recherches attribuent un rôle de premier plan au père Lévesque dans l’ensemble des transformations engendrées par la Révolution tranquille au Québec, l’analyse en Acadie met souvent beaucoup d’accent sur la personne et l’entourage de Louis Robichaud, en tenant peu compte du fait que la formation promulguée par Cormier, imprégnée qu’elle était de catholicisme social et de personnalisme, habitée par un désir de réforme et de changement, aurait un effet catalyseur et déterminant sur la suite des choses au Nouveau-Brunswick.

Les cours suivis par le père Cormier lors de son séjour d’études à Québec formaient un tout cohérent par la lecture catholique du social qu’ils proposaient. Quelques cours eurent une influence durable sur le jeune père Cormier. Il retint du cours de Philosophie politique, prodigué par le père Léo Pelland, plusieurs notions clés d’une sociologie chrétienne de l’ordre : la définition de la société comme un agrégat de familles, comme un ordre humain relevant de la morale, déterminé par la « loi universelle » selon laquelle chaque homme tendrait naturellement vers l’ordre. On y opposait les philosophies de Hobbes et de Rousseau aux décrets pontificaux; on y interprétait les lois selon la législation, mais en tenant bien compte des écrits de Saint-Thomas[36]. Le cours de sociologie et de philosophie sociale, donné par le père Ignatius Eschmann, était imprégné de pensée aristotélicienne, mais également, et dans une moindre mesure, de thomisme et d’augustinisme, sans toutefois exclure les théories de Locke, Hume et Rousseau. On y faisait référence implicitement au monde contemporain, on abordait le thème de la guerre, on associait Mussolini aux thèses de Machiavel, etc.[37] Le cours de l’abbé J.-B. Desrosiers, portant sur la doctrine sociale de l’Église, évoquait les bienfaits de la présence de l’Église au sein de la société en général, notamment dans le combat contre la montée du socialisme, mais également contre celle du « conservatisme cartésien » et du « libéralisme généralisé », en se fondant sur l’encyclique Quadragesimo Anno[38]. Le père Desrosiers insistait également dans son cours sur l’importance des « études sociales » et des spécialistes, en mettant un accent particulier sur l’économie[39]. Il est probable que les étudiants aient eu accès aux textes issus des Semaines sociales; Cormier en garda plusieurs de son séjour à Québec.

Malgré l’ascendant manifeste de plusieurs professeurs, la figure dominante et l’influence déterminante pour Cormier furent certainement celles du père Georges-Henri Lévesque, directeur de l’École de sciences sociales à l’époque. Non seulement il tira de ce mentor les bases qui lui serviraient pour la mise en chantier des fondements de sa propre école de sciences sociales, de son propre enseignement, de sa propre volonté de transformer le réel par la connaissance de la société, mais également les valeurs qui alimenteraient constamment cette volonté de changement social et de connaissance du réel.

Cormier fut sans doute familiarisé avec le personnalisme et l’humanisme chrétien lors de son séjour à Québec. On sait que les lectures de Cormier à cette époque, selon ce qu’indiquent ses notes, allaient du Monde sans âme, de Daniel Rops, à L’Anti-moderne, de Maritain, en passant par la Tempête sur le monde, de l’auteur antisémite Léon de Poncins, et L’homme, cet inconnu, texte d’Alexis Carrel faisant la promotion de l’eugénisme[40]. Il s’alimenta intellectuellement des Semaines sociales, dont il conserva les textes qu’il utilisa dans le cadre de ses propres cours[41].

On ne peut négliger l’importance de la formation suivie par le père Cormier à l’Université Laval. Un examen de ses propres notes de cours prises à Laval comparées à celles dont il se servait pour donner ses cours à Saint-Joseph démontre la grande influence qu’a pu avoir son séjour québécois sur son évolution intellectuelle. Le père Cormier, rappelons-le, n’avait suivi que deux ans de cours à Laval. Il ne possédait certes pas la même indépendance intellectuelle que ses professeurs de Québec. Néanmoins, il acquit pendant ses années d’études une discipline et un esprit scientifique, une armature théorique nourrie de sociologie chrétienne, mais encore et surtout une stature intellectuelle d’entrepreneur institutionnel similaire à celle de son maître Lévesque.

3. Clément Cormier et l’École des sciences sociales [42]

Afin de bien saisir la nature de l’institution qui vit le jour dans le sud-est du Nouveau-Brunswick au tournant des années 1940, il est nécessaire de revenir sur l’orientation générale de l’École à ses débuts, en insistant sur le contenu des cours qui y étaient donnés. L’influence de l’École des sciences sociales de l’Université Laval ne se limitait pas aux quelques cours qu’avait suivis Clément Cormier pendant deux ans à Québec, ou encore au modèle que représentait le père Lévesque. Dans les faits, l’empreinte de Laval fut encore plus déterminante. Non seulement l’orientation générale qu’insuffla Cormier à sa jeune institution s’inspirait directement de l’Université Laval, mais les réseaux qu’il avait établis au cours de ses études furent mis à contribution à plusieurs reprises.

3.1 La fondation et l’orientation

C’est en novembre 1939 que fut inaugurée l’École des sciences sociales de l’Université Saint-Joseph de Memramcook. Il n’est pas anodin de relever que la mise en place d’une école des sciences sociales à Memramcook ne fut pas l’affaire d’un seul homme. Mgr Melanson souhaitait la venue d’une école des sciences sociales à Moncton, et sa joie fut grande lorsque ce fut le cas[43]. Son appui et son autorité morale furent essentiels à la constitution de l’institution. L’historien Régis Brun décrit l’appui que reçut Cormier pour son projet : « Même avant son retour en Acadie, alors qu’il étudie à Laval, Clément Cormier apporte son soutien aux siens. S’inspirant de l’École des sciences sociales de Laval, il incite l’Université Saint-Joseph et Mgr Arthur Melanson, archevêque de Moncton, de fonder une institution similaire en Acadie. C’est ainsi qu’est inaugurée, en novembre 1939 à Moncton, l’École des sciences sociales et économiques. Les pères G.-H. Lévesque et Clément Cormier se déplacent alors de Laval pour figurer sur la courte liste des professeurs-pionniers[44]. » Par ailleurs, les sciences sociales, à l’époque, s’intégraient dans le catholicisme officiel tel que défini par l’encyclique Quadragesimo Anno, de Pie XI, et y tenaient une place de choix; rien de plus normal, donc, que le clergé local et Mgr Melanson aient offert leur plein appui à l’entreprise de Cormier[45].

Arthur Melanson, archevêque du diocèse de Moncton de 1937 à 1941 (l’année de son décès), était déjà versé sérieusement dans le catholicisme social. Il avait été nommé, au début des années 1930, évêque du diocèse de Gravelbourg (Saskatchewan). Il s’agissait là pour Melanson d’une occasion de se familiariser avec la propagation et l’organisation de mouvements d’action catholique divers, allant des cercles d’études au scoutisme. Dans une lettre circulaire rédigée en 1933, Melanson soulignait l’importance du mouvement d’action catholique : « Il serait à souhaiter que partout, dans les paroisses où se trouve[nt] des hommes de quelque instruction, se formassent des cercles d’études sur le (même) sujet. Ce serait un moyen pratique, il me semble, pour inculquer la vraie doctrine sur les questions sociales chez l’élite qui, elle, ensuite, se ferait un devoir de former, dans la masse, l’opinion saine et solide[46]. » Son arrivée quelques années plus tard dans le sud-est du Nouveau-Brunswick allait marquer un prolongement de ces efforts de propagation des idées du catholicisme social. Mgr Melanson percevait la future école des sciences sociales comme un lieu central dans la diffusion de l’action catholique. En février 1939, donc quelques mois avant l’ouverture officielle de l’École, Melanson demanda à son supérieur, le père Jules Poitras, sa bénédiction pour élargir le mandat de l’Université Saint-Joseph. « Nous faisons face, écrivit-il, bon gré mal gré à des besoins nouveaux, créés par tous ces problèmes d’ordre social, éducationnel et économique qui surgissent de toute part, au Nouveau-Brunswick comme ailleurs. » Melanson suggéra alors la mise en place de plusieurs réformes institutionnelles : « l’établissement d’une chaire d’action catholique et de Sciences sociales à l’Université : classe "junior" pour les élèves, "classe séniore" dont les cours pourraient alterner à St-Joseph et à Moncton, pour les prêtres, hommes de profession et pour toutes autres personnes de certaine culture ». Il émit également la suggestion de « [...] voir l’Université St-Joseph lancer un grand et puissant mouvement d’éducation professionnelle, sociale et économique chez notre population rurale[47] ».

Jean-Charles Falardeau, l’une des figures pionnières de l’école de Laval, en décrivant l’esprit et l’intention qui habitaient les pionniers de Laval, aurait pu tout aussi bien dépeindre l’école de Memramcook : « Une institution comme celle-ci, dévouée à la connaissance de la société humaine, pour le bien des hommes qui constituent cette société, dévouée à l’étude de l’humain collectif, dévouée à la science de l’homme et à son service, dévouée à l’édification de théories, dévouée à la construction de doctrines sociales, humanistes et chrétiennes, ne peut se concevoir, on l’a reconnu il y a vingt ans dans cette Faculté, sans la plus entière liberté intellectuelle[48]. » Le primat de l’étude et de la connaissance du social, accordé avec les visées d’une société juste et humaine, était aussi celui prôné par la jeune École des sciences sociales. Cormier, dans son cours d’ouverture, ainsi que le rapporte L’Évangéline, décrivit la jeune école comme un cercle d’étude où viendrait se former l’élite : « Cette école il la conçoit beaucoup moins comme une chaire doctrinale où un maître impose sa pensée, que comme un cercle d’étude où le travail se fait en collaboration. À l’élite qui suit ces cours et qui sont les chefs de la société acadienne le devoir de faire l’application pratique de la doctrine étudiée en commun. D’où l’importance pour eux de bien observer leur milieu, de bien le connaître, de le bien comprendre : de bien se renseigner en somme sur les besoins du peuple[49]. »

L’intention était la même qu’à Laval, même si l’on discerne dans les affirmations de Cormier des relents de sociologie de l’ordre dont sont davantage exempts les propos de Falardeau (qui était, il faut le dire, l’« empiriste » de cette école à l’époque), notamment concernant les notions d’élite et de chefs. Des concepts qui allaient tout de même imprégner les jeunes étudiants acadiens à Laval, dont Adélard Savoie[50]. Les visées d’enquêtes et de connaissances resteraient néanmoins premières, puisqu’elles pouvaient déboucher sur une amélioration significative des conditions sociales de la population, et spécifiquement des Acadiens. « Le but de cette école [...] est de procurer aux nôtres une meilleure connaissance des questions sociales, économiques, familiales et nationales qui sont d’un intérêt vital au Nouveau-Brunswick, et surtout de fournir à notre population l’occasion de mieux étudier les moyens pratiques de résoudre les problèmes d’actualité des divers domaines de notre vie sociale[51]. » Cormier voyait dans l’enseignement des sciences sociales à la jeunesse et aux élites acadiennes un moyen de préparer un avenir meilleur aux Acadiens; les transformations sociales étant imminentes, autant y jouer une part active. « Nous assisterons, nous disent les sociologues les plus avertis, à la formation d’un monde nouveau. Que sera-t-il? Ce que nous voudrions qu’il soit en réalité. D’où la mission pour tout le monde de se préparer à affronter les problèmes les plus variés et les plus complexes. Comprenons-nous tout de suite l’obligation de nous instruire et de nous préparer pour la grande tâche de demain? » Au cours de la première session, 50 étudiants étaient inscrits, pour la plupart des prêtres, hommes d’affaires, religieuses et professionnels[52].

3.2 Les cours : l’économie…

La science économique tenait une place de choix au sein de l’École des sciences sociales de l’Université Saint-Joseph de Memramcook. Si les autres disciplines faisaient tout de même acte de présence, la dimension économique traversait les conceptions qu’on avait de l’individu et de la société (pas toujours, mais souvent). Cette orientation liminaire pourrait s’expliquer en partie par la présence à Memramcook du père Lévesque lors des premières semaines d’activité de l’École, afin d’y prodiguer des cours sur l’économique et le coopératisme. Les grandes lignes de ces cours servirent de modèles au père Cormier, qui les enseigna subséquemment.

Le premier cours de Lévesque, « Science économique et vie économique », était offert à Moncton en novembre 1939. Lévesque y définissait la vie économique comme l’adaptation des biens matériels aux besoins humains, la science économique comme la science qui dirige cette adaptation. Cette définition en trois termes de l’activité économique (biens, besoins, adaptation), Cormier la retiendrait et l’appliquerait dans plusieurs de ses cours pendant ses années d’enseignement[53]. Lévesque présenta également aux étudiants « les grandes lignes de l’économique »; il insistait sur l’importance d’une connaissance scientifique de l’activité économique et de la société (celle-ci était pour Lévesque « un ensemble de relations qu’on met en ordre », qui se ramenait à la « communauté nationale »), tout comme sur la nécessité du progrès technique et économique, et sur l’importance de la notion de propriété. « Les sciences morales doivent donc aller prendre des bains de réalité positive. Si vous voulez être bon élève dans les sciences morales vous devez être observateur. Avoir un contact étroit avec la réalité[54]. » Dans une section de son cours intitulée « Digression sur les instruments d’observation : la statistique », le père Lévesque expliquait différentes techniques de cueillette de données, des méthodes d’enquête et d’analyse, de monographie, prenant en guise de modèles les études de Léon Gérin et de LePlay, faisant valoir la nécessité de la comparaison, etc.[55].

L’enseignement en Acadie du fondateur de l’école de Laval ne se borna pas aux notions théoriques de la philosophie économique, ni aux méthodes d’analyse empirique. Le père Lévesque attira l’attention des étudiants acadiens sur les développements historiques de l’économie canadienne, depuis l’année de la Confédération jusqu’à la commission Rowell-Sirois de 1937-1940 sur les relations fédérales-provinciales. Il condamnait les réalités économiques émergentes de l’époque, dont la consommation de masse. Selon lui, il était souhaitable de penser et de contrôler rationnellement la consommation en fonction des besoins. Or, ce à quoi il assistait renvoyait à une absence de rationalité, à une réalité sans ordre ou cohésion véritables, ni finalité authentique. Car l’analyse économique pour Lévesque relevait du normatif; « elle assume la tâche d’organiser l’économie pour l’avenir[56] ».

Au même moment, en 1939, le père Cormier donna un cours intitulé « Problèmes économiques en Acadie ». Il reprenait à son compte les postulats de son maître de Laval, délimitant par exemple la science économique comme « cette activité débordante, nécessaire, dans une société – appliquée à l’acquisition et à la répartition des biens – pour leur consommation[57] ». Le cours fut également pour Cormier l’occasion de procéder au procès du « machinisme », un procès dont il fut témoin à Laval lors de ses études[58]. On accusait le machinisme d’être à la source de nombreux maux affligeant la société occidentale dans son ensemble, l’Acadie n’y échappant pas : « division des classes, révolte du prolétariat, la famille en péril, la femme hors du foyer[59] ».

Le père Cormier percevait l’enseignement de l’économie, et des fondements théoriques et méthodologiques de la discipline, comme un moyen de transformer le réel selon les aspirations des personnes et des collectivités; en ce sens, l’économique est une morale ou, pour le dire comme le père Lévesque, une science normative. L’économie était perçue à la fois comme une discipline et champ central des transformations sociales auxquelles aspiraient Cormier et ses disciples, qui quelques décennies plus tard mèneraient de front la modernisation institutionnelle que l’on sait. Durant les années 1960, les sciences sociales auraient la fonction précise de permettre une compréhension juste de différents pans du réel pour mieux l’administrer à partir des sommets institutionnels; l’École des sciences sociales de Cormier constitua l’un des points de départ de ce mouvement vers des transformations substantielles de la collectivité acadienne et néo-brunswickoise. Cormier notait « l’importance que les études scientifiques en matière d’économie peuvent avoir pour notre bien-être personnel, national et social. [Ces études permettent de] 1) comprendre la structure de la vie économique, ce qu’elle a de complexe et de mouvant 2) nous rendre capables de dominer les faits et de les orienter dans le sens le plus apte à assurer notre bien-être – assurer le progrès, la prospérité[60]. » L’économie ne devait pas servir à asservir les humains aux diktats du consumérisme ou du « machinisme », mais permettre que s’actualise une « adaptation » des « biens » aux « besoins ».

Le sort de l’Acadie préoccupait aussi le père Cormier. La fondation et l’ouverture d’une école des sciences sociales dans le sud-est du Nouveau-Brunswick partaient d’objectifs clairs : permettre que se transforme le réel pour que les Acadiens s’extirpent d’une situation où clairement ils se percevaient (effectivement) désavantagés économiquement, politiquement et socialement. Cormier effectuait, dans le cadre de son cours, la contextualisation économique de la conjoncture acadienne. Il expliquait « que l’étude de l’économique est nécessaire aujourd’hui pour nous et pour deux raisons : 1-Si nous voulons améliorer notre situation économique – nous dégager de l’asservissement où nous avons été réduits depuis 1755. Les nôtres ne réussissent pas – de façon générale – aussi bien qu’ils pourraient le faire s’ils avaient plus de connaissance, et si comme peuple, nous avions une équipe d’hommes compétents, maîtres de la doctrine économique. 2-Si nous ne voulons pas devenir esclaves des pratiques économiques inhumaines – nous devons étudier l’économique[61]. » Il s’agissait de relever l’infériorité économique des Acadiens en leur insufflant des connaissances du social – un plan de longue haleine, dont la réalisation effective demanderait plusieurs décennies – à partir d’un postulat humaniste et d’une position savante. Connaître la société acadienne pour mieux la transformer.

Ce postulat, on l’a déjà vu partiellement, s’enracinait dans une critique de la déshumanisation qu’impliquait le progrès technique et économique; si la technicisation croissante du monde rendait possibles les avancées scientifiques et industrielles, c’était au prix des solidarités concrètes et familiales, selon Cormier. Dans la critique livrée dans le cadre de son cours, Cormier soulignait la régression morale qu’entraînait le progrès technique : « Il y a eu progrès économique depuis un siècle – mais il y a eu aussi régression morale et sociale – et cela –à cause de la façon dont s’est fait le progrès économique. 1) travail plus inhumain dans les usines 2) désagrégation de la famille [...] le progrès du machinisme [...] sort le père de la famille [...] sort la femme du foyer[62]. » Toute l’avancée technique de l’Occident était paradoxale pour Cormier, puisque fécondée à la fois par l’idéologie du progrès et une déshumanisation croissante du travail et un déclin du « spirituel ». « Le paradoxe du XXe siècle : le progrès inhumain », dit Cormier à ses étudiants dans le cadre d’un cours donné en 1939 sur la doctrine sociale de l’Église. « Tant de progrès – conquêtes – pas plus de bonheur, [de] prospérité », écrivit-il télégraphiquement dans ses notes de cours, en accusant les ravages du progrès technologique : « valeurs spirituelles sacrifiées », « homme esclave de la machine ». L’avenue sur laquelle débouchait ce triste constat, affirmait Cormier en s’inspirant de Maritain, était qu’il faille procéder à des « appels désespérés à la reconstruction d’un monde nouveau qui tiendra compte de ce qu’est l’homme, où l’homme pourra se développer intégralement[63] ». La réponse au machinisme se trouvait dans la doctrine coopérative. On sait l’importance des coopératives au Nouveau-Brunswick durant les années 30[64]. Cormier confrontait le projet coopératif, lié de près à l’époque au catholicisme social, à la concentration du capital par les grandes entreprises, en prenant l’exemple local d’Irving. Les caisses populaires avaient l’avantage d’offrir du crédit et du capital aux pêcheurs, aux fermiers et aux artisans. Le mouvement coopératif dans son ensemble se voulait essentiellement humaniste et pédagogique, selon le père Cormier; ce serait par l’entremise de ce régime coopératif que la population acadienne allait pouvoir redresser son économie, par les moyens de la connaissance (Cormier justifiant par la même occasion toute son entreprise pédagogique). « La coop d’épargne [...] élève l’esprit du travailleur et du cultivateur et [...] leur donne une meilleure conception de ce qu’ils doivent faire dans leur domaine respectif. » Cormier comparait les coopératives acadiennes avec celles d’ailleurs au Canada et aux États-Unis, ce qui lui faisait dire que « l’économique, ce n’est pas notre fort » et déplorer ainsi le gaspillage des Acadiens[65]. Pour lui, l’éducation populaire et le relèvement économique étaient intrinsèquement liés. S’inspirant des Semaines sociales, il encouragea les cultivateurs à se « mêler de leurs affaires ».

La situation économique acadienne comportait plusieurs dimensions; Cormier mettait l’accent sur les différentes lacunes de l’industrie acadienne. L’industrie était trop locale, la proportion de petits commerces acadiens était trop importante, celle des gros commerces pas assez; commerces et industries étaient concentrés dans les centres urbains, alors que le taux d’urbanisation des Acadiens était assez faible; la faiblesse des efforts économiques des Acadiens, qui s’expliquerait par le manque de capitaux et de discipline (Cormier nota un « mauvais esprit vis-à-vis du commerce »), etc. Selon Cormier, il fallait changer les mentalités et conquérir la ville. Il appuya ses analyses et conclusions sur un nombre impressionnant de données statistiques sur l’industrie acadienne. Il distingua également les différentes catégories d’entreprises acadiennes, le tout parsemé de détails chiffrés sur les différents secteurs de l’économie acadienne : pêcheries, forêts, etc., par ville et par région. Ainsi, les régions accueillant les entreprises acadiennes les plus prospères, c’est-à-dire dont la valeur totale des avoirs dépassait 30 000 $, se trouvaient principalement à Gloucester, au Restigouche et au Madawaska. Le père Cormier voyait dans la pêche une source importance d’entrepreneurship acadien, notant, à partir de son interprétation statistique, que la pêche au homard et à l’éperlan étaient pratiquement des monopoles acadiens.

Partager les connaissances économiques avec les étudiants acadiens demandait un passage obligé par les théories marxistes, ce que Cormier abordait dans la section de son « Introduction à l’économie » portant strictement sur la propriété. On y voyait les théories socialistes, l’importance de l’Internationale, la plus-value, l’histoire de la propriété, la lutte des classes, etc., de manière assez détachée, mais sans omettre toutefois de souligner le caractère violent et révolutionnaire (et non souhaitable du point de vue du catholicisme social) qui caractérisait les incarnations historiques des théories de Marx[66].

Les cours du père Cormier prônaient les avantages du régime corporatif, comme d’ailleurs cela se pratiquait alors au Canada français. On connaît l’importance de la doctrine corporatiste au sein du Canada français à l’époque, il n’est donc pas surprenant d’observer la présence de l’idéologie en Acadie. L’idéologie corporatiste (dont les variantes sont multiples) était perçue par plusieurs intellectuels canadiensfrançais contemporains de premier ordre, tels qu’Esdras Minville ou François-Albert Angers, comme une alternative viable entre le capitalisme et le socialisme, permettant l’établissement d’un ordre social chrétien à l’intérieur du cadre idéologique plus large de l’idéologie catholique de l’époque, dénonçant les dérives de l’Occident, où un rapide coup d’œil sur les conditions d’existence de larges segments de la population au temps de la crise suffisait à convaincre de la nécessité d’un changement. À partir de ce sombre constat, on chercha à mettre en œuvre un système d’organisation sociale de vague inspiration médiévale où la « division du travail social », pour emprunter à la terminologie durkheimienne, serait systématique, où l’économie serait décentralisée, où la solidarité nationale constituerait un bien commun, supérieur aux autres. Tout le discours autour des idées de bien commun, de coopératisme ou de planification économique peut être inclus dans un cadre idéologique corporatiste plus large[67]. Le père Cormier, dans le cadre d’un autre cours d’économie, rattachait la nécessité d’une connaissance scientifique des phénomènes économiques au XXe siècle à l’aménagement d’un nouvel ordre social à inclination corporatiste. La science économique était utile « au 20e siècle, pour travailler à remédier à certains désordres : a) misère au sein de l’abondance b) destruction des richesses alors que tant de gens en demandent [...] dictature économique ». Partant de ce constat, Cormier concevait que l’ordre social corporatiste régénérerait le rapport entre l’individu et la société : « la société part de la personne, non [...] de l’État ». Pour Cormier, il « faut qu’il y ait de l’Ordre [...] sans quoi la vie sociale est impossible », un ordre dans lequel toutes les « sociétés » (famille, nation, industrie, État, etc.) composant la société s’emboîtent les unes dans les autres pour former un ordre social qui « partirait de la personne et non de l’État[68] ».

Prolongeant ces réflexions sur le corporatisme, le père Cormier allait donner le cours sur le coopératisme, en reprenant les grandes lignes des thématiques présentées par le père Lévesque en 1939. Dans ce cours, Lévesque expliquait clairement sa conception de la formule coopérative et de l’activité économique en général : « Nous n’étudions ici les grandes lignes de l’économique que dans le but de savoir y insérer la COOPÉRATION comme formule à appliquer[69]. »

Il ne suffisait pas à Cormier de transmettre son savoir théorique sur les coopératives; il croyait que l’état des connaissances serait considérablement enrichi par la recherche concrète, et que de former ses étudiants à la recherche empirique et de les familiariser aux réalités de la société acadienne ne pouvait que bénéficier, à long terme, à l’ensemble de la communauté. Il avait donc construit à l’intention de ses étudiants un questionnaire pour se renseigner sur la réalité coopérative dans la province. Ces enquêtes furent menées par des équipes d’étudiants (en 1946 ou 1947) dont les tâches étaient clairement réparties (il existait deux versions du questionnaire pour chaque secteur coopératif visé par l’enquête). Alphonsine Després était responsable de l’enquête sur les « préludes du mouvement coopératif dans la paroisse », Antoinette Léger, de celle sur la Coopérative de fraises, Cécile Maillet, de celle de la Caisse populaire de Memramcook, Ramona Godbout, de celle portant sur la Coopération à Pré-d’en-Haut, Thérèse Richard, de celle de la « Lutte contre l’incendie », et Germaine Richard et Dorothée Saulnier, de celle sur la Fédération acadienne des Caisses populaires[70]. La première équipe cherchait à connaître « en détail l’histoire d’un magasin coopératif organisé »; la seconde s’intéressait davantage aux détails chiffrés de son administration; la troisième examinait les fondations, mais également l’effectif, et ainsi de suite.

Outre Cormier lui-même, ainsi que Lévesque dans les premiers temps, le corps professoral de l’École des sciences sociales de Saint-Joseph pouvait compter sur les pères François Daigle, Livain Chiasson, Raymond Boudreau, auxquels viendraient s’ajouter d’autres professeurs au cours des années 1940, comme Léopold Laplante, Aurèle Young et Jean Cadieux[71].

3.3 … et le reste

Si l’enseignement des doctrines économiques s’effectuait de manière structurée, et si son contenu était largement déterminé par le catholicisme social agissant alors à titre d’idéologie consensuelle, celui des autres sciences sociales s’effectuait davantage par bribes. Alors que les cours d’économiques permettaient l’étude empirique de la réalité, celle de l’Acadie ou d’ailleurs, les autres cours donnés à la Faculté des sciences sociales – philosophie sociale, doctrine sociale de l’Église, philosophie politique, cours sur la famille – tentaient d’aiguiller les étudiants à la fois vers des notions plus théoriques se rattachant au social, mais également d’élargir l’éventail de cours que pouvait offrir l’École. Ces cours permettaient aux étudiants de se familiariser avec les notions de société et de psychologie, de politique et de démographie, par exemple, le tout en respectant l’esprit catholique de la doctrine sociale. L’enseignement s’appliquait parfois à la réalité acadienne, en soulignant que les choses pourraient changer; on poursuivait en cela l’esprit de l’école de Laval.

Ce n’est pas sans raison que l’on nomme l’application sociologique du catholicisme social la « sociologie de l’ordre », puisque cette notion d’ordre y est évidemment centrale. Cormier affirmait, dans ses cours d’économie, que la société, c’est la mise en ordre des faits sociaux. Les notions d’ordre et d’autorité étaient omniprésentes dans la définition faite de la société et de la Cité. Il dit dans le cadre d’autres cours (le père Cormier donnait décidément beaucoup de cours pendant les premières années de l’École des sciences sociales de Memramcook) que « le travail essentiel du philosophe, c’est l’ordre[72] ». Son travail – du philosophe mais, extrapolons, de quiconque était en cette époque catholique et souhaitait réfléchir sur le social dans un langage catholique – est également la finalité à laquelle le collectif doit aspirer : « son objet : l’ORDRE que l’homme doit mettre dans ses actes, intelligents et libres[73] ». Un autre fondement théorique de la sociologie doctrinaire de Cormier est l’importance attachée à la notion d’autorité, notion s’accouplant sans complexe avec la précédente. Dans un autre cours de Philosophie (sociale), on affirma, en discourant autour des mérites et des manquements de différentes théories politiques, et ici précisément avec l’objectif de confronter la notion d’ordre à son contraire anarchique, que « l’anarchisme étant une théorie simple, tombe si on n’admet p[as] son postulat fondamental. Ce postulat est la bonté humaine dans laquelle les anarchistes ont une confiance touchante. En outre [les anarchistes] perdent de vue que même si les hommes étaient bons on aurait besoin d’autorité[74]. »

La notion de bien commun était également omniprésente au sein de l’école du père Cormier, une notion par ailleurs elle aussi centrale à la doctrine sociale catholique de l’époque, notion désignant une conception de la vie sociale qui dépasse la somme de ses parties, soit les actions et les biens individuels, et qui résulte dans l’accomplissement de valeurs auxquelles adhère l’humanisme chrétien : droits de la personne, liberté, bonne organisation de la vie collective, engagement, justice, etc. Le bien-être de la collectivité surpasse en importance celui de l’individu. Selon Cormier, le bien commun se résume comme étant « le fondement de toute réalité sociale. Là où il n’y a pas de Bien Commun, il n’y a pas de Société [...] cette notion de Bien commun est elle-même comprise dans la définition de la personne[75]. » La société est un construit social surgissant de la volonté individuelle et de « l’obligation morale » qui lui est propre, et non pas d’un déterminisme où la société serait imposée à l’individu : « Les sociétés sont une libre création de notre volonté. Nous en formerions entre nous, dès aujourd’hui, si nous le voulions. Les plus naturelles d’entre elles – la famille – reposent encore sur le "oui" – les conjoints. L’État même formé par les hommes[76]. »

Le cours de philosophie sociale devenait pour Cormier un prétexte pour examiner avec ses étudiants les notions de peuple, de nation, de patrie et d’État, en passant par les théories de Rousseau et de Hobbes. Il y traitait également des fondements sociaux de la famille. Dans un autre cours, portant sur la famille, Cormier abordait les thèmes du féminisme, de l’éducation. Cormier enseignait à ses étudiants que « la famille nombreuse [est l’] espoir du peuple acadien ». Il agrémentait son cours des doctrines natalistes, des théories de Malthus, abordait la crise de la natalité, traitait de l’eugénisme, du contrôle des naissances, de l’éducation sexuelle et de l’éducation chrétienne; il soulignait les avantages pour les parents de l’éducation sexuelle[77]. Il compara les taux de natalité des différentes provinces et du pays avec celui du Nouveau-Brunswick. Son cours sur la famille était également l’occasion de partager l’estrade avec G. Léger, le père Albert, le père François Daigle, le docteur A.-M. Sormany et Hector Léger[78]. Le partage du cours entre plusieurs professeurs faisait recette et fut reproduit souvent dans ce champ particulier d’enseignement, où la morale catholique tenait une place plus importante que le savoir concret et désintéressé. Les professeurs se partageaient différents thèmes portant sur le mariage, comme le père Albert (sur le mariage en général), le père Daigle (sur l’origine du mariage), le docteur Léger (l’hygiène du mariage), etc.[79]

L’élaboration et l’administration des cours demandaient certes une vision des choses bien définie, mais également des stratégies efficaces. Le père Cormier mesurait déjà à cette époque ses ambitions et les moyens pour atteindre ses objectifs. La collaboration deviendrait le principal de ces moyens. Il était au fait de ses propres forces et faiblesses; ses plus grands accomplissements seraient toujours le fruit de collaborations, qu’il s’agisse de l’Université de Moncton, de la Société historique acadienne, de la Commission Laurendeau-Dunton ou du Centre d’études acadiennes (néanmoins, l’École des sciences sociales de Memramcook lui doit plus qu’à n’importe qui). Sa démarche pédagogique était celle du généraliste, et non du spécialiste. « Moi-même personnellement, je ne vise pas à la "spécialité" en quelque matière que ce soit. Seulement, il me semble que j’aurai fait beaucoup si je réussis à acquérir l’art et la prudence de la "collaboration"[80]. » Notons en terminant que Cormier, s’il est clair qu’il élaborait ses cours à partir des enseignements reçus de Laval et de son maître Lévesque, tenait également à se tenir à jour au sujet des derniers développements dans les disciplines qu’il enseignait. Il se rendit, en 1946, à la Columbia University pour suivre des cours de psychologie et de sociologie[81].

3.4 Memramcook-Québec

Outre l’influence constante des sciences sociales de Laval sur le contenu des cours et l’orientation générale de l’École des sciences sociales de Memramcook durant les années 1940, les liens institutionnels entre les deux étaient également très soutenus. Le père Cormier entretenait une correspondance amicale avec son mentor, le père Lévesque, comme avec les anciens étudiants de la faculté devenus à leur tour professeurs. Ces liens étaient de deux natures : en plus d’entretenir l’amitié et la camaraderie, ils étaient institutionnels. Des professeurs de Laval venaient à l’occasion offrir des cours à Memramcook, de jeunes étudiants acadiens prometteurs se rendaient à Québec afin de se frotter aux sciences sociales lavalloises.

L’arrivée de Cormier à Québec marqua le début d’une longue relation entre les deux institutions. Il semble que Cormier avait déjà l’idée d’ériger une école des sciences sociales à Memramcook avant son arrivée à l’Université Laval en 1938[82]. Le père Lévesque, qui donnait l’impression de déjà connaître le père Cormier, bien qu’enthousiasmé par son arrivée à Laval, croyait peu probable la réalisation de son ambitieux projet[83]. Il contribua aux premiers pas de la jeune École des sciences sociales en y donnant quelques cours. Sa contribution toucha également au contenu de l’enseignement; en effet, il n’était pas rare que le père Lévesque fasse parvenir à Cormier des textes qu’il jugeait importants, comme son article controversé portant sur la neutralité confessionnelle des coopératives, publié en 1945[84].

Le père Cormier gardait contact avec ses anciens collègues étudiants et professeurs de l’Université Laval. Dans une lettre écrite en 1940, par exemple, Albert Faucher lui disait son bonheur de savoir qu’il était devenu professeur et qu’il l’avait appris sans étonnement[85]. La correspondance avec Faucher se maintint au fil des ans, ce dernier lui demandant souvent pourquoi il n’avait pas terminé son baccalauréat ou encore pourquoi il n’était pas revenu à Québec[86]. Ce qui ne l’empêchait pas de maintenir de manière tout aussi informelle ses contacts avec ses amis de Laval, par exemple lors d’un voyage des étudiants et professeurs de l’école de Laval au Saguenay et en Gaspésie, en juin 1940[87]. À l’abbé Gérard Dion, avec qui il entretint également une correspondance et qui l’invita à participer aux activités qu’organisait l’école de Laval, il confia le poids que représentait toute la charge de travail qui lui incombait à Memramcook à la fin des années 1940[88]. Il profitait également de ces liens pour se tenir à jour dans les derniers développements des connaissances. Outre les échanges d’information, il demanda par exemple à Dion de lui envoyer de la documentation sur le syndicalisme et les relations industrielles[89]. Au reste, le père Cormier demeurait toujours intéressé par l’actualité intellectuelle québécoise, y décelant parfois des enseignements utiles pour la réalité acadienne. C’est ainsi qu’il nourrissait le projet, avec d’autres professeurs de Saint-Joseph (comme le professeur de philosophie et futur journaliste à La Presse de Montréal Guy Cormier), de faire venir à Memramcook les penseurs québécois de l’heure, comme Claude Ryan, Gérard Pelletier et Pierre Trudeau, pour quelques cours ou conférences sur des sujets chauds, comme le syndicalisme, le communisme, la jeunesse et la politique[90].

Si les liens étaient bons entre Cormier et ses confrères de Laval, c’était dû notamment à un sentiment d’admiration réciproque. Le père Cormier était apprécié de ses pairs, en Acadie comme à Québec. N’eût été de ses supérieurs religieux, il aurait été possible que Cormier se retrouve à l’Université Laval. En 1946, alors que le père Cormier effectuait un séjour d’études à la Columbia University de New York, le père Lévesque demanda à Cormier, mais surtout à ses supérieurs (ne lâchant pas le morceau, à trois reprises!), de laisser ses fonctions à Memramcook et de venir à Québec[91]. Lévesque savait reconnaître assez vite le talent quand il se présentait, et aurait souhaité pouvoir profiter des qualités du père Cormier durant les années 1940. La réponse ne se fit pas attendre longtemps : Cormier « occupe un poste stratégique à l’Université St-Joseph comme préfet des études », et « à l’heure actuelle aucun d’entre eux [les jeunes prêtres acadiens] n’a les connaissances, ni l’envergure d’esprit suffisante pour [lui] succéder dignement[92] ». Si le refus ne semblait pas définitif pour Lévesque à ce moment particulier, il le deviendrait, à son grand désespoir, quelques mois plus tard [93].

Une lettre d’Adélard Savoie au père Cormier, envoyée de Québec en mars de l’année 1946, semble appuyer la thèse voulant que Cormier ait souhaité travailler à l’Université Laval aux côtés du père Lévesque. Dans une description détaillée de la vie départementale à Laval, Savoie soulignait les tentations de Cormier « de secouer le joug et d’appliquer aux Sciences sociales pour un gagne-pain. En fait c’est normal car je sais combien vous trouveriez la vie intéressante ici. » Au désir du père Lévesque de voir Cormier joindre les rangs de l’école de Laval, le jeune Martin Légère, étudiant lui aussi à Laval, lui aurait affirmé, mi-sérieux, que de « voler » le père Cormier aux Acadiens serait « un péché mortel »[94]. À la lumière de l’ensemble des accomplissements ultérieurs de Cormier, l’Université de Moncton étant probablement le plus monumental, il est bien difficile de donner tort aux jeunes Acadiens de l’Université Laval.

Puisque nous y sommes, penchons-nous davantage sur le cas des étudiants acadiens de l’école du père Lévesque. Le père Lévesque avait l’habitude de dépêcher à l’étranger ses meilleurs étudiants afin d’y être formés, aux États-Unis ou en Europe dans la majorité des cas. À une moindre échelle, le père Cormier faisait de même en envoyant ses jeunes disciples à Laval. Des étudiants qui deviendraient, quelques dizaines d’années plus tard, des acteurs importants de la modernisation institutionnelle et politique de l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Plusieurs allaient retrouver Cormier au sein de l’administration de l’Université de Moncton dans les années 1960 et 1970[95]. Des gens comme Gilbert Finn, Adélard Savoie, Martin Légère, Aurèle Young, Jean Cadieux et Louis Robichaud allaient aboutir à l’École des sciences sociales de l’Université Laval au cours des années 1940, à la suite des conseils et sous la supervision (à distance) du père Cormier. En 1941, c’est avec enthousiasme que, venant de recevoir son baccalauréat de l’Université Laval, Alphonse Deveau écrivait au père Cormier que « dans un avenir paisible et prospère je souhaite travailler avec vous au progrès de la cause acadienne ». Il ferait carrière comme écrivain, historien et sociologue; sa thèse à Laval portait sur les Acadiens de la Nouvelle-Écosse[96]. Un autre des étudiants de Cormier, Aurèle Young, allait retenir l’attention du père Lévesque. Satisfait du rendement du jeune étudiant, ce dernier soutenait que Young devait être orienté vers une carrière dans le mouvement coopératif; il décelait en lui un organisateur de talent, alors que Mgr Melanson, archevêque du diocèse de Moncton, finançait à l’origine ses études dans l’espoir qu’il deviendrait journaliste[97]. Sa formation d’économiste en poche, il deviendrait plutôt professeur dès 1946 à l’école du père Cormier. Adélard Savoie, qui allait écrire une thèse portant sur les Acadiens de Québec, percevait la formation reçue à l’école du père Lévesque comme un bagage utile pour contribuer au relèvement de « notre situation politique, économique et sociale[98] ». Un autre élève prometteur vers la fin des années 1940, Louis Robichaud, pensait devoir abandonner ses études faute d’argent. Lévesque le convainquit d’écrire à Cormier, qui lui obtint un prêt à la caisse populaire de Saint-Antoine[99]. Martin Légère, figure centrale du mouvement coopératif acadien, faisait également partie du groupe. Dans un échange épistolaire avec Cormier, il le remercierait de l’avoir encouragé à poursuivre des études en sciences sociales, des études qui lui permirent, comme d’autres, de poursuivre son engagement social en Acadie, notamment au sein des caisses populaires[100].

Le groupe d’étudiants acadiens à l’Université Laval allait finir par former une communauté d’appartenance, un groupe soudé par une initiation commune aux enseignements de l’école de Laval par le père Lévesque et les autres professeurs. Cormier, dans une missive envoyée au père Lévesque plusieurs années plus tard, se remémorait les souvenirs des jeunes Acadiens aux études à Québec, émerveillés qu’ils étaient de voir ainsi s’ouvrir à eux tout un univers de connaissances jusqu’alors inexploré. Lévesque fut pour ce groupe d’Acadiens un véritable catalyseur, un « prophète »[101]. Lévesque lui-même se sentait aussi proche de ses anciens étudiants acadiens, enthousiasmé par chaque possibilité de les revoir[102].

Les gens de Saint-Joseph et de Laval parvinrent au fil des années à créer entre eux un lien de respect et d’admiration réciproque. Si les années 1940 ont surtout été celles où les étudiants acadiens se firent former au Québec, les années 1950 ont été celles des honneurs échangés entre les deux institutions. En 1954, alors qu’il avait été invité à faire un discours sur la venue d’une station française de Radio-Canada à Moncton, on profita de l’occasion pour décerner un doctorat honoris causa au père Georges-Henri Lévesque. Quelques années plus tard, en 1957, ce fut au tour du père Clément Cormier de recevoir le même honneur de l’Université Laval.

Les liens institutionnels entre Moncton et Québec étaient tissés de services fournis et rendus. Les liens étaient serrés, et l’on n’hésitait pas à demander la collaboration de l’une et l’autre partie. Les services rendus par les professeurs de Laval étaient évidents : enseignement, suivi soutenu des étudiants acadiens, etc. Il arrivait que l’on demandait des services en contrepartie. Par exemple, Lévesque demanda à Cormier d’appuyer publiquement le rapport Massey, que Le Devoir et André Laurendeau critiquaient[103]. En 1954, Doris Lussier, de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, demanda à Cormier de se porter publiquement à la défense de Lévesque, attaqué dans un article de Pierre Laporte publié dans L’Action nationale[104]. Un autre exemple de collaboration entre les deux institutions se manifesta au moment de l’embauche en 1951, par l’Université Saint-Joseph, de Valier Savoie. Savoie fut mis au service de l’Université Saint-Joseph en tant que directeur des services extérieurs; auparavant étudiant à l’école de Laval, c’est par l’entremise de Lévesque et de Cormier qu’il fut embauché[105].

Conclusion : l’héritage du père Cormier

L’étude de la fondation et des premières orientations de l’École des sciences sociales de l’Université Saint-Joseph de Memramcook est importante et essentielle même pour comprendre l’essor politico-institutionnel de l’Acadie du Nouveau-Brunswick dans les années 1960 et la modernisation de l’État provincial. Cette composante est trop peu abordée par les analystes; trop souvent on considère la « modernité » acadienne comme née en 1960, alors que rien n’est plus faux. Dans ses mémoires, Lévesque disait de la modernisation rapide de la société québécoise : « N’a-t-on pas biaisé le sens de ce récent essor du Québec en le situant d’abord uniquement sur les plans politique et économique? Comme si les Églises, prêtres et laïcs, n’avaient pas, elles aussi, suivi ou favorisé le mouvement; comme si les arts, les lettres, les universités, la vie intellectuelle en général n’avaient pas épaulé le mouvement[106]. » Toute la trajectoire du père Cormier, comme celle de ses meilleurs étudiants, qui deviendraient tous ensemble les architectes de la modernisation néobrunswickoise, témoigne du même mouvement, mais enraciné dans le Nouveau-Brunswick acadien. Ces jeunes professeurs et étudiants s’inscrivaient dans une mouvance de progressisme chrétien plus large, le personnalisme, qui aspirait à une plus grande justice sociale, à l’atteinte de l’égalité et d’une vision humaniste de la société au moyen de la connaissance empirique du réel, une mouvance qui touchait également la province de Québec. L’Université Laval fut un foyer de diffusion de premier plan (mais pas l’unique) de cette vision du monde alliant scientificité, progressisme et humanisme, une vision par ailleurs répandue au Nouveau-Brunswick acadien. Si le Nouveau-Brunswick s’est donné des institutions efficaces et rationnelles au cours des années 1960, on peut affirmer sans crainte que cela est en lien direct avec l’école du père Cormier (et, par extension, celle du père Lévesque)[107].

Dans les pratiques discursives des élites acadiennes des années 60 - essentiellement les disciples de Cormier –, on retrouve beaucoup de traces des interprétations du social véhiculées à Memramcook et à Québec dans les années 1940. L’économisme dominant de l’école du père Cormier allait se retrouver à l’Université de Moncton; non seulement l’analyse économique permettait de percevoir des moyens de redressement de la communauté acadienne de la province, elle aboutissait également à une manière générale de compréhension de la société, orientée vers des visées plus humaines. Concernant les sciences sociales à l’Université de Moncton, rappelons ces quelques faits : elles tirent d’abord leurs origines de l’École de commerce, fondée en 1963; la revue de cette école, fondée la même année, s’intitulait Revue économique (l’ancêtre de la Revue de l’Université de Moncton, fondée en 1968); plus tard, c’est Aurèle Young, un économiste de formation, qui serait à la tête de la Faculté des sciences sociales. L’économisme de l’école du père Cormier s’était bien implanté à l’Université de Moncton. Même si l’on passa, avec la fondation de l’Université de Moncton, « des bons pères aux experts[108] », le souci d’expertise et de rationalité était déjà bien implanté à Saint-Joseph en 1940.

À côté de l’héritage assez clair de l’empirisme et du modernisme « socialisant » de Laval, on retrouve également celui de la sociologie de l’ordre, toujours présent chez les élites acadiennes. On a souvent reproché à ces élites (les classes cléricale et professionnelle, principalement) des années 1950 et 1960, associées de près à « la Patente », d’avoir conduit les destinées de la communauté acadienne à l’écart de tout débat public et politique. On se souvient des événements des années 1968 et 1969 au campus de l’Université de Moncton, où à maintes reprises la direction de l’Université et les mouvements étudiants entrèrent en conflit direct. Le conflit découlait d’une confrontation entre les pratiques issues de deux interprétations sociologiques de la situation acadienne radicalement opposées. La pratique des étudiants et des professeurs de sociologie correspondait très bien avec leur propre présupposé théorique sur la nature et l’idéal de ce que doit être la société (égalité, émancipation, liberté, débats politiques, etc.). La pratique de l’élite institutionnelle, et in extenso celle de l’administration de l’Université, des figures d’autorité de l’époque (et anciens étudiants des pères Cormier et Lévesque), comme Aurèle Young et Adélard Savoie, entres autres, découlait d’une interprétation sociologique de la communauté acadienne teintée des postulats de la sociologie doctrinaire, où importaient des principes tels que l’ordre, l’équilibre, l’unité, l’autorité.

Il faudra un jour reconnaître à sa juste valeur la contribution de ces Acadiens, prêtres et laïcs, qui ont réussi, en collaboration avec d’autres acteurs, à transformer la société à partir de leurs propres projets (quant à savoir si la suite des choses a répondu à leurs attentes, c’est une autre histoire, mais on peut en douter). Le catholicisme social et l’engagement sociologique ont permis la formation d’une intelligentsia informée moins d’histoire et d’héritage mémoriel, davantage d’une volonté de connaissances théoriques et empiriques bien ancrées, qui allait progressivement se dépouiller de son enrobage humaniste et chrétien quelques décennies plus tard. Il s’agit là néanmoins d’un héritage important de l’histoire acadienne récente, qui a contribué, dans une large mesure, aux transformations importantes survenues au cours des années 1960 au Nouveau-Brunswick.